Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte V

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 438-452).
◄  Acte IV


ACTE V


Scène 1

Orgon, Cléante.


Cléante
Où voulez-vous courir ?


Orgon
Où voulez-vous courir ? Las ! que sais-je ?


Cléante
Où voulez-vous courir ? Las ! que sais-je ? Il me semble

Que l’on doit commencer par consulter ensemble
1575Les choses qu’on peut faire en cet événement.

Orgon
Cette cassette-là me trouble entièrement.

Plus que le reste encore elle me désespère.

Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?


Orgon
C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,

1580Lui-même en grand secret m’a mis entre les mains.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés[1].

Cléante
Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?


Orgon
1585Ce fut par un motif de cas de conscience.

J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,

1590J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité[2].

Cléante
Vous voilà mal, au moins, si j’en crois l’apparence :

Et la donation et cette confidence,
1595Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
1600Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

Orgon
Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante

Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
1605J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.

Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !

Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
1610Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
1615Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
1620Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,

Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
1625Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.



Scène 2

Orgon, Cléante, Damis.


Damis
Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?

1630Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

Orgon
Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs nonpareilles.


Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.

1635Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.

Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.

Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
1640Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.



Scène 3

Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Madame Pernelle
Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères !


Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,

Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
1645Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
1650Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et, non content encor de ces lâches essais,
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,

Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
1655Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.

Dorine
Le pauvre homme !


Madame Pernelle
Le pauvre homme ! Mon fils, je ne puis du tout croire

Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon
Comment ?


Madame Pernelle
Comment ? Les gens de bien sont enviés toujours.


Orgon
1660Que voulez-vous donc dire avec votre discours,

Ma mère ?

Madame Pernelle
Ma mère ? Que chez vous on vit d’étrange sorte,

Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.

Orgon
Qu’a cette haine à faire avec ce qu’on vous dit ?


Madame Pernelle
Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit :

1665La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie[3].

Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?


Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.


Orgon
Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.


Madame Pernelle
1670Des esprits médisants la malice est extrême.


Orgon
Vous me feriez damner, ma mère ! Je vous di

Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,

Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.

Orgon
1675C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

Madame Pernelle
Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :

1680Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.

Orgon
J’enrage !


Madame Pernelle
J’enrage ! Aux faux soupçons la nature est sujette,

Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.

Orgon
Je dois interpréter à charitable soin

Le désir d’embrasser ma femme !

Madame Pernelle
Le désir d’embrasser ma femme ! Il est besoin,

1685Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon
Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?

Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.

Madame Pernelle
1690Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise,

Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.

Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère,

Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

Dorine, à Orgon.
1695Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ;

Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.

Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,

Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

Damis
1700Quoi ! son effronterie irait jusqu’à ce point ?


Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,

Et son ingratitude est ici trop visible.

Cléante, à Orgon.
Ne vous y fiez pas ; il aura des ressorts

Pour donner contre vous raison à ses efforts,
1705Et sur moins que cela le poids d’une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.

Orgon
Il est vrai ; mais qu’y faire ? À l’orgueil de ce traître,

1710De mes ressentiments je n’ai pas été maître.

Cléante
Je voudrais de bon cœur qu’on pût entre vous deux

De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

Elmire
Si j’avais su qu’en main il a de telles armes,

Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
1715Et mes…

Orgon, à Dorine, voyant entrer monsieur Loyal.
Et mes… Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir,

Je suis bien en état que l’on me vienne voir !



Scène 4

Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Mariane, Cléante, Damis, Dorine, Monsieur Loyal.


Monsieur Loyal, à Dorine, dans le fond du théâtre.
Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,

Que je parle à monsieur.

Dorine
Que je parle à Monsieur. Il est en compagnie ;

Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.

Monsieur Loyal
1720Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.

Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

Dorine
Votre nom ?


Monsieur Loyal
Votre nom ? Dites-lui seulement que je viens

De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.

Dorine, à Orgon.
1725C’est un homme qui vient, avec douce manière,

De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.

Cléante, à Orgon.
Dont vous serez, dit-il, bien aise. Il vous faut voir

Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.

Orgon, à Cléante.
Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :

1730Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître[4] ?

Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;

Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.

Monsieur Loyal, à Orgon.
Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,

Et vous soit favorable autant que je désire[5] !

Orgon, bas, à Cléante.
1735Ce doux début s’accorde avec mon jugement

Et présage déjà quelque accommodement.

Monsieur Loyal
Toute votre maison m’a toujours été chère,

Et j’étais serviteur de monsieur votre père.

Orgon
Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon

1740D’être sans vous connaître ou savoir votre nom.

Monsieur Loyal
Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,

Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
1745Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l’exploit de certaine ordonnance…

Orgon
Quoi ! vous êtes ici…


Monsieur Loyal
Quoi ! vous êtes ici… Monsieur, sans passion.

Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
1750Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

Orgon
Moi ! sortir de céans ?


Monsieur Loyal
Moi ! sortir de céans ? Oui, monsieur, s’il vous plaît.

La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
1755De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.

Damis, à M. Loyal.
Certes cette impudence est grande, et je l’admire !


Monsieur Loyal, à Damis.
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;

(Montrant Orgon.)
1760C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.

Orgon
Mais…


Monsieur Loyal
Mais… Oui, monsieur, je sais que pour un million

Vous ne voudriez pas faire rébellion,
1765Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.

Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,

Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.

Monsieur Loyal, à Orgon.
Faites que votre fils se taise ou se retire,

1770Monsieur. J’aurais regret d’être obligé d’écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

Dorine, à part.
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal.


Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses,

Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
1775Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auraient pu procéder d’une façon moins douce.

Orgon
Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens

1780De sortir de chez eux ?

Monsieur Loyal
De sortir de chez eux ? On vous donne du temps ;

Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
1785Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
1790À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
1795Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

Orgon, à part.
Du meilleur de mon cœur je donnerais, sur l’heure

Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
1800Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Cléante, bas, à Orgon.
Laissez, ne gâtons rien.


Damis
Laissez, ne gâtons rien. À cette audace étrange

J’ai peine à me tenir, et la main me démange.

Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,

Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.


Monsieur Loyal
1805On pourrait bien punir ces paroles infâmes,

Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.

Cléante, à monsieur Loyal.
Finissons tout cela, monsieur ; c’en est assez.

Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

Monsieur Loyal
Jusqu’au revoir. Le ciel vous tienne tous en joie !


Orgon
1810Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !



Scène 5

Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Orgon
Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;

Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !


Dorine, à Orgon.
1815Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,

Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
1820Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver[6].

Orgon
Taisez-vous. C’est le mot qu’il vous faut toujours dire.


Cléante, à Orgon.
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.


Elmire
Allez faire éclater l’audace de l’ingrat.

Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
1825Et sa déloyauté va paraître trop noire,
Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.



Scène 6

Valère, Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.


Valère
Avec regret, monsieur, je viens vous affliger ;

Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
1830Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
1835Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
D’un criminel d’État l’importante cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
1840Vous avez conservé le coupable secret.
J’ignore le détail du crime qu’on vous donne[7] ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
D’accompagner celui qui vous doit arrêter.

Cléante
1845Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître

De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.

Orgon
L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal !


Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.

J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
1850Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.


Orgon
1855Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !

Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres.

Cléante
Adieu,: prenez le soin, vous autres. Allez tôt.

1860Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.



Scène 7

Tartuffe, un Exempt, Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Valère, Damis, Dorine.


Tartuffe, arrêtant Orgon.
Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si vite :

Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.

Orgon
Traître ! tu me gardais ce trait pour le dernier :

1865C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
Et voilà couronner toutes tes perfidies.

Tartuffe
Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir ;

Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.

Cléante
La modération est grande, je l’avoue.


Damis
1870Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !


Tartuffe
Tous vos emportements ne sauraient m’émouvoir ;

Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.

Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;

Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

Tartuffe
1875Un emploi ne saurait être que glorieux

Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.

Orgon
Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable,

Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?


Tartuffe
Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ;

1880Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir.
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.

Elmire
1885L’imposteur !


Dorine
L’imposteur ! Comme il sait, de traîtresse manière,

Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

Cléante
Mais, s’il est si parfait que vous le déclarez,

Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
1890Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire[8],
Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
1895Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

Tartuffe, à l’Exempt
Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;

Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

L’Exempt
Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;

1900Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.

Tartuffe
Qui ? moi, monsieur ?


L’Exempt
Qui ? moi, Monsieur ? Oui, vous.
Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ? Oui, vous. Pourquoi donc la prison ?


L’Exempt
Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.

(À Orgon.)
1905Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
1910Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
1915Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés
1920Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
1925Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
À ses autres horreurs il a joint cette suite,
1930Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
1935D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
1940On vous vit témoigner en appuyant ses droits,

Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.

Dorine
1945Que le ciel soit loué !


Madame Pernelle
Que le Ciel soit loué ! Maintenant je respire.


Elmire
Favorable succès !


Mariane
Favorable succès ! Qui l’aurait osé dire ?


Orgon, à Tartuffe, que l’exempt emmène.
Hé bien ! te voilà, traître !…



Scène 8

Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Valère, Damis, Dorine.


Cléante
Hé bien, te voilà, traître… Ah ! mon frère, arrêtez,

Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable,
1950Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
1955Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.

Orgon
Oui, c’est bien dit. Allons à ses pieds avec joie

Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
1960Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.


Fin du Tartuffe

  1. Les mémoires du temps sont pleins d’aventures semblables à celle d’Orgon. Nous en rapporterons une que Voltaire a mise au théâtre. En 1661, c’est-à-dire à peu près à l’époque Molière commençait le Tartuffe, Gourville, obligé de fuir pour ne pas être pendu en personne comme il le fut en effigie, laissa deux cassettes précieuses, l’une à Ninon, l’autre à un dévot hypocrite. À son retour, Ninon lui rendit sa cassette en fort bon état, mais il n’en fut pas de même de l’hypocrite ; celui-ci avait employé le dépôt en œuvres pies, préférant, disait-il, le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné.
    (Aimé Martin.)
  2. C’est ici la doctrine des restrictions mentales, que Tartuffe a enseignée à Orgon, de même qu’il a voulu enseigner à Elmire celle de la direction d’intention. Voir sur les restrictions mentales la neuvième Provinciale.
  3. Vers emprunté à un proverbe : L’envie ne mourra jamais, mais les envieux mourront ; cette phrase se trouve dans la comédie des Proverbes d’Adrien de Montluc, imprimée en 1616.
  4. Dans l’édition de 1682, ce verbe est écrit, tantôt par un o, tantôt par un a, tantôt par un e, suivant les besoins de la rime.
  5. C’est faute d’avoir pénétré les intentions du poète que les commentateurs ont blâmé ce rôle. « M. Loyal, est-il dit dans la Lettre sur l’Imposteur, fait voir qu’il y a des faux dévots dans toutes les professions, et qu’ils sont tous liés ensemble, ce qui est le caractère de la cabale. » C’est donc pour montrer l’union des faux dévots de toutes les classes que Molière a fait de M. Loyal un saint de la même étoffe que Tartuffe.
    (Aimé Martin.)
  6. Cette Dorine, qui fait un rôle si animé, si essentiel dans le Tartuffe, et qui en est le boute-en-train, me personnifie à merveille la verve même du poète, ce qu’on oserait appeler le gros de sa muse, un peu comme chez Rubens ces Sirènes poissonneuses et charnues, les favorites du peintre. Ainsi cette Dorine, si provocante, si drue, servirait très-bien à figurer la muse comique de Molière en ce qu’elle a de tout à fait à part et d’invincible, et de détaché d’une observation plus réfléchie, — l’humeur comique dans sa pure veine courante, qui l’assaillait, qui le distrayait, comme la servante du logis, même en ses plus sombres heures, et faisait remue-ménage à travers sa mélancolie habituelle, dans la profondeur ne s’en ébranlait pas.
    (Sainte-Beuve.)
  7. Qu’on vous attribue. C’est un latinisme, dare crimen alicui.
  8. Pour devoir en distraire, signifie probablement pour avoir dû vous détourner d’une telle action. Il serait difficile d’être plus obscur. Ce passage, et bien d’autres, font voir que Molière suivait en versifiant la méthode de Boileau, de commencer par le second vers, et d’y renfermer toute l’énergie de la pensée dans les termes les plus propres. Le premier se faisant ensuite du mieux qu’on pouvait, ajusté sur le second. Molière a dû, comme Virgile, laisser souvent des hémistiches vides, qu’il remplissait à la hâte au dernier moment.
    (F. Génin.)