Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte V
ACTE V
Scène 1
Que l’on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu’on peut faire en cet événement.
Plus que le reste encore elle me désespère.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés[1].
J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
À faire des serments contre la vérité[2].
Et la donation et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.
Scène 2
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.
Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.
Scène 3
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et, non content encor de ces lâches essais,
Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.
Ma mère ?
Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.
Les envieux mourront, mais non jamais l’envie[3].
Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.
Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.
Le désir d’embrasser ma femme !
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.
Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.
Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.
Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.
Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
Et son ingratitude est ici trop visible.
Pour donner contre vous raison à ses efforts,
Et sur moins que cela le poids d’une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
Et mes…
Je suis bien en état que l’on me vienne voir !
Scène 4
Que je parle à monsieur.
Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.
Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.
De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.
De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.
Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.
[4] ?
Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.
Et vous soit favorable autant que je désire[5] !
Et présage déjà quelque accommodement.
Et j’étais serviteur de monsieur votre père.
Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
Signifier l’exploit de certaine ordonnance…
Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.
(Montrant Orgon.)
C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.
Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.
Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auraient pu procéder d’une façon moins douce.
Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
J’ai peine à me tenir, et la main me démange.
Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.
Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.
Scène 5
Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?
Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver[6].
Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paraître trop noire,
Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.
Scène 6
Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
D’un criminel d’État l’importante cassette,
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J’ignore le détail du crime qu’on vous donne[7] ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
D’accompagner celui qui vous doit arrêter.
De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.
J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.
Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres.
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.
Scène 7
Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.
Et voilà couronner toutes tes perfidies.
Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.
Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.
Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.
Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?
De ce devoir sacré la juste violence
Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.
Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire[8],
Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.
(À Orgon.)
Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
À ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.
Scène 8
Et ne descendez point à des indignités.
À son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
Rendre ce que demande un traitement si doux.
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.
- ↑ Les mémoires du temps sont pleins d’aventures semblables à celle d’Orgon. Nous en rapporterons une que Voltaire a mise au théâtre. En 1661, c’est-à-dire à peu près à l’époque où Molière commençait le Tartuffe, Gourville, obligé de fuir pour ne pas être pendu en personne comme il le fut en effigie, laissa deux cassettes précieuses, l’une à Ninon, l’autre à un dévot hypocrite. À son retour, Ninon lui rendit sa cassette en fort bon état, mais il n’en fut pas de même de l’hypocrite ; celui-ci avait employé le dépôt en œuvres pies, préférant, disait-il, le salut de l’âme de Gourville à un argent qui sûrement l’aurait damné.
(Aimé Martin.) - ↑ C’est ici la doctrine des restrictions mentales, que Tartuffe a enseignée à Orgon, de même qu’il a voulu enseigner à Elmire celle de la direction d’intention. Voir sur les restrictions mentales la neuvième Provinciale.
- ↑ Vers emprunté à un proverbe : L’envie ne mourra jamais, mais les envieux mourront ; cette phrase se trouve dans la comédie des Proverbes d’Adrien de Montluc, imprimée en 1616.
- ↑ Dans l’édition de 1682, ce verbe est écrit, tantôt par un o, tantôt par un a, tantôt par un e, suivant les besoins de la rime.
- ↑ C’est faute d’avoir pénétré les intentions du poète que les commentateurs ont blâmé ce rôle. « M. Loyal, est-il dit dans la Lettre sur l’Imposteur, fait voir qu’il y a des faux dévots dans toutes les professions, et qu’ils sont tous liés ensemble, ce qui est le caractère de la cabale. » C’est donc pour montrer l’union des faux dévots de toutes les classes que Molière a fait de M. Loyal un saint de la même étoffe que Tartuffe.
(Aimé Martin.) - ↑ Cette Dorine, qui fait un rôle si animé, si essentiel dans le Tartuffe, et qui en est le boute-en-train, me personnifie à merveille la verve même du poète, ce qu’on oserait appeler le gros de sa muse, un peu comme chez Rubens ces Sirènes poissonneuses et charnues, les favorites du peintre. Ainsi cette Dorine, si provocante, si drue, servirait très-bien à figurer la muse comique de Molière en ce qu’elle a de tout à fait à part et d’invincible, et de détaché d’une observation plus réfléchie, — l’humeur comique dans sa pure veine courante, qui l’assaillait, qui le distrayait, comme la servante du logis, même en ses plus sombres heures, et faisait remue-ménage à travers sa mélancolie habituelle, dans la profondeur ne s’en ébranlait pas.
(Sainte-Beuve.) - ↑ Qu’on vous attribue. C’est un latinisme, dare crimen alicui.
- ↑ Pour devoir en distraire, signifie probablement pour avoir dû vous détourner d’une telle action. Il serait difficile d’être plus obscur. Ce passage, et bien d’autres, font voir que Molière suivait en versifiant la méthode de Boileau, de commencer par le second vers, et d’y renfermer toute l’énergie de la pensée dans les termes les plus propres. Le premier se faisant ensuite du mieux qu’on pouvait, ajusté sur le second. Molière a dû, comme Virgile, laisser souvent des hémistiches vides, qu’il remplissait à la hâte au dernier moment.
(F. Génin.)