Terre d’ébène/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 128-136).
XV. Au pays du poussi-poussi

XV

AU PAYS DU POUSSI-POUSSI

Ouagadougou !

Tenez ! je préférerais ne pas vous parler de cette ville. Les hardis bâtisseurs à qui nous la devons ont supposé qu’il y aurait cent mille habitants, un jour, à Ouagadougou. Deux cent mille, peut-être ? Le Français voit petit ? En France, certainement ; en Afrique, il se rattrape.

Ce n’est pas une ville, c’est un champ de manœuvres. On l’imagine très bien en proie à des charges de cavalerie. Les chevaux, d’ailleurs, même coiffés d’un casque, n’arriveraient jamais au bout de l’avenue : ils s’abattraient au milieu, les flancs palpitant comme un soufflet.

C’est là-dedans que vous devez circuler.

Quand je dis que l’on circule à Ouagadougou, je me moque de vous. Trois cents Européens l’habitent, m’a-t-on dit. Où étaient-ils ?

Plus large, plus longue que les Champs-Élysées, une allée coupe en deux la brousse brûlante. De chaque côté, des bâtisses jumelles et noirâtres se répondent. Ce sont des palais… des palais de boue.

L’aspect est à ce point séduisant que l’on doit se retenir pour ne pas crier au secours

Ici, dans un coin, habite le dernier roi nègre, le Morho Naba, Empereur des Mossis.

En 1920, nous avons érigé le pays mossi en colonie indépendante. Nous avons tranché en deux le Haut-Sénégal et Niger. Ainsi sont nés le Soudan et la Haute-Volta.

L’amour de l’euphonie ne nous a pas uniquement guidés quand nous avons installé la capitale à Ouagadougou, mais aussi la présence du Morho Naba. Ouagadougou est une ville dans la lune. C’est sur la route de rien du tout. La capitale était marquée d’avance. Elle portait même un nom qui valait l’autre : Bobo-Dioulasso ! Nous avons préféré avoir le nez en l’air !

Reniflons donc. Le temps ne nous manquera pas, nous aurons le jour et la nuit. Ô nuits d’Ouagadougou ! Je logeais dans un palais, comme tout le monde, l’un de ces palais en boue toute neuve. Je me serais gardé d’envoyer la photographie de mon domicile à mes amis, ils auraient cru que j’avais fait fortune dans le coton ou le beurre de karité ! Ce n’était pas une maison de passage, un caravansérail, pollué, mal tenu, mais la demeure du secrétaire général, pas davantage ! Un voyageur ignorant m’aurait pris pour le second personnage du royaume, peut-être pour le grand eunuque !

Je rentrais pour me coucher. Immédiatement je comprenais ce que pouvait ressentir un poulet de grain que l’on mettait au four. Comme l’éponge boit l’eau, la boue boit la chaleur. Mes murs avaient bu toute la journée. Saturés, ils se dégageaient à l’intérieur de mon domicile. Bah ! disais-je, à Paris aussi il est un hammam ! Et je me couchais dans le kapok. Mais voilà que tout s’agitait entre la boue du plafond et la boue du plancher ; le grand tournoi des chauves-souris commençait. Je les tirais avec mon oreiller, mon traversin, mes souliers. J’en ai cassé des ailes ! Si vous avez besoin d’un chasseur de chauves-souris, envoyez-moi vos conditions ; vous ne trouverez pas un spécialiste mieux entraîné ! Il en faudrait moins pour réveiller un homme. Je m’asseyais alors dans une chaise coloniale et je lisais les derniers sans-fil. Vlan ! Des morceaux de plafond me tombaient sur la tête ! On a beau avoir la tête dure, on ne sait jamais si l’épaisseur de votre boîte crânienne est réglementaire, ainsi que dirent un jour les Anglais, en Égypte, au consul d’Italie, à propos d’un de leurs policiers qui avait assommé un transalpin ! Je me coiffais donc de mon casque. Sous les tropiques, je m’armais contre le soleil de minuit ! Mais là ? Quelle est la chose qui frémit ? C’est mon pantalon ! Il traînait sur le sol, les termites étaient en train d’en faire de la charpie, sans doute pour panser ma blessure ! Je luttais contre les termites. Si vous avez besoin d’un chasseur de termites… Enfin l’on finissait par s’habituer aux chauves-souris, aux termites, au bombardement. L’âme se rassérénait quand, soudain, un cri vous enlevait de votre chaise. C’était l’hyène de chaque nuit. Je sortais sous la véranda, et je lançais : « Je t’ai déjà dit hier qu’il n’y avait ni poule ni cadavre chez moi ; va voir ailleurs ! » Elle s’en allait. Le milicien qui dormait devant ma porte se réveillait. En riant, il me disait : « Crocuta ! » Au début, je croyais qu’il m’insultait. Plus savant que moi, il m’apprenait seulement que c’était l’hyène crocuta.

Ainsi arrivait le matin. Pauvres colons, mes frères !


Le Mossi ! Royaume peu ordinaire. Qui prétendra connaître un pays où les habitants soient plus polis ? Voilà deux indigènes portant une charge lourde et fragile sur la tête ; ils vont se croiser ; soudain, ils se reconnaissent ; chacun dépose immédiatement sa charge au milieu de la rue ; le plus jeune se jette à terre, l’autre l’imite. Face à face, ils frottent leur front dans la poussière, puis, les coudes écartés et les pouces en l’air, ils frappent le sol de leurs avant-bras, non par trois fois, comme on a voulu me le faire croire, mais pendant une minute, montre en main ! Ils font poussi-poussi !

Et les mariages ? Il en est de toutes les sortes.

Il y a le mariage des filles nées chez un naba. Elles sont les propriétés de ce dernier. Enlevées à leurs parents, dès qu’elles peuvent rendre un service, le naba les confie à ses femmes. Ce sont les fiancées du chef, sa petite monnaie, si l’on peut dire, qu’il distribue comme pourboire aux passants sympathiques.

Il y a le mariage de la fille donnée par ses parents, tout comme les fermiers chez nous donnent des poulets à leur propriétaire. Dans toute l’Afrique, la femme n’a d’autre valeur que celle d’un objet. On ne lui reconnaît aucune volonté. Elle est promise dès sa naissance et même avant. Une hospitalité reçue, une dette à rembourser, une soirée où le père a bu trop de dolo (bière de mil) décident de son avenir. À douze ans, elle est envoyée sans autre forme au domicile de celui qui l’a gagnée. Il est parfois plus vieux que le père.

Il y a le mariage par succession. Le chef de famille meurt, ses femmes suivent le sort de ses autres biens. Elles vont à qui vont les vaches. Si ce sont à ses enfants, la mère devient la femme de ses enfants.

Il y a le mariage régulier. Comme chez nous, le fiancé envoie un intermédiaire. La réponse est-elle favorable ? Nous offrons, nous, une bague de fiançailles. Le nègre, lui, apporte une poule, un secco (un store), un fagot de bois. Les visites continuent ; il n’envoie pas de fleurs, mais du mil germé. Malheur ! quand sa promise est l’aînée de la famille, il doit en plus un mouton, une pioche, une pintade…

Il y a les filles condamnées au célibat par ordre du devin. Pour obéir aux dieux, les parents ne la fiancent pas, ils s’entendent avec l’amoureux. La fille, un soir, va au puits, un soir qu’il fait bien noir. L’amoureux et trois de ses camarades les plus forts sont tapis comme des panthères. Dès que paraît la fille, ils lui sautent dessus.

Tant pis s’ils l’assomment ! Ravie, elle est emmenée chez l’homme qui la veut. C’est fini. Les dieux n’ont rien à dire.

Puis il y a la femme nomade, qui va de village en village, demandant l’hospitalité. La bonne nouvelle se répand : une femme libre est chez Un Tel ! Les jeunes gens accourent avec des cadeaux. Elle désigne le vainqueur.

Les cérémonies accomplies, la femme devient une bête de somme. Elle n’a plus droit qu’aux coups de bâton. Son mari l’envoie taper les routes à sa place. Elle porte le mobilier, tandis que le mâle, sur son cheval, s’en va, casse-tête sur l’épaule et arc en main. Le mari ne lui reconnaît qu’un droit : celui de crier. « La bouche de la femme, dit-il, est son seul carquois. Elle ne possède rien d’autre pour se défendre. » Ce doit être pour cette raison que j’entendais souvent des plaintes ?


Féticheurs, magiciens, sorciers, envoûteurs font une belle carrière dans ce pays. L’homme se composant de trois éléments : du corps, du sega (âme) et du kima (revenant), vous pouvez penser si les joyeux prestidigitateurs jouent du revenant ! Je l’ai bien vu un après-midi que je voulais me faire conduire chez un nommé Jacob, qui sculptait, paraît-il, de petits sujets tout juste convenables. L’interprète non diplômé me montrait le chemin, mais ne voulait pas m’accompagner. « Je te paierai du dolo, lui disais-je ; viens avec moi, je ne trouverai jamais tout seul la case à Jacob. » Alors il me parla du kima de son père. Le sorcier l’avait averti que le revenant de son papa était dans le quartier de Jacob. « N’aie pas peur, insistais-je, moi, je suis un grand guerrier ; si le revenant approche, je l’occis. » Il me dit que le kima lui ferait dresser les cheveux sur « son » tête et lui donnerait de grands frissons. « J’ai de la quinine, répondis-je, et j’aplatirai ta tignasse ; viens avec moi. » Il me dit que son père était si méchant, que certainement son revenant lui arracherait son sega (son âme). « Ce n’est pas ce qui t’empêchera de boire du dolo. Viens donc ! » Il me répondit qu’il pourrait vivre, en effet, plusieurs jours sans son âme ; mais que si son absence se prolongeait, il en mourrait. « Tu sais bien que je dois voir demain le Morho Naba ; je lui dirai qu’il te fasse rendre ton âme si le kima te la prend. »

Il sembla convaincu. Pendant deux cents mètres, il m’accompagna. Soudain, il détala, ses cheveux dressés sur la tête. Il m’a dit plus tard que c’était l’effet du kima. J’ai supposé que c’était celui du vent de la fuite !

Et les enterrements ?

Un jour, un mort déjà tout raide était debout contre un arbre, les deux pieds dans un canari. Les deux pieds dans le canari m’intriguaient. C’était une coutume lobi. Il paraît que la chaleur animale persiste plus longtemps quand on a les deux pieds dans un canari ! Des membres de la famille émouchaient le macchabée avec des queues de bœuf. Les copains dansaient, les femmes chantaient. On apporta deux poulets, qui poussèrent eux aussi des cris déchirants, vu qu’on leur coupa le cou.

Le sort des poulets me fit réfléchir. Je m’en allai.

Une autre fois je vis un mort, mais couché dans une fosse. C’était un enterrement mossi. Les parents jetaient des cauris sur le cadavre pour lui permettre de s’acheter de l’eau quand il aurait soif et de payer les droits de passage sur la route de l’éternité. Le laghda (le fossoyeur) combla la fosse. Le travail achevé, il prit la parole. D’un mouvement de tête, la famille approuvait le discours.

— Accepte ces cauris, disait-il au mort, ne les gaspille pas. Sois sobre, raisonnable. Que ton kima ne rôde pas, qu’il aille rejoindre tout de suite tes ancêtres à Pilimpikou (village où l’on rencontre les parents morts). Tu as assez marché. Surtout ne reviens pas, car ce que tu laisses sur la terre profite à tes héritiers.

Tranquillisés, les héritiers partirent.