Terre d’ébène/Chapitre XXIV

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Albin Michel (p. 197-207).
XXIV. Le roi de la nuit

XXIV

LE ROI DE LA NUIT

C’était au Dahomey, à Porto-Novo.

Avant nous, deux royaumes se partageaient le Dahomey. L’un avait son roi sur le plateau d’Abomey et l’autre sur la lagune, à Porto-Novo. Même, c’est le roi de la lagune qui nous appela au secours contre Behanzin, son « cousin » du plateau.

Depuis, les noix de coco se sont renouvelées dans les palmeraies. Behanzin est enterré et le successeur du souverain de la lagune ne se nomme plus que chef supérieur. Un roi, cependant, a résisté au raz de marée européen : c’est le Zounan, autrement dit le Roi de la Nuit.

Quelles sont ses fonctions ? Son titre seul nous indique qu’elles doivent être assez obscures. Du temps du royaume de Porto-Novo, le Zounan était chargé de faire respecter le bon ordre du coucher au lever du soleil. Gouvernant au grand jour, la France ne semble pas avoir dépossédé le représentant de la nuit. Quoi qu’il en soit, il règne encore.

Il convenait de faire sa connaissance.

— Quand voulez-vous le convoquer ? me demanda M. Fourn, non seulement gouverneur du Dahomey, mais un peu Dahoméen, puisque depuis trente ans il commandait dans le pays.

— Cet après-midi, à trois heures.

— Y pensez-vous ? Le Roi de la Nuit ne sort pas l’après-midi. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’arriver entre chien et loup.

On choisit six heures vingt-cinq.

Le soir même nous attendions Sa Majesté dans le jardin du gouvernement.

Un peu après six heures et quart, nous entendîmes un bruit de voix : un cortège montait la grande avenue de la capitale. Le gouverneur Fourn tirait sur sa moustache et me regardait du coin de l’œil. Le cortège se précisa. Sept nègres nus, des grands et des petits, étaient attelés à des brancards, faisant les chevaux. C’était un fiacre qui avançait. Sur le siège, remplaçant le cocher, deux petites noires, poitrine ferme et nue et tenant entre leurs seins l’une un vase d’argent, l’autre un brûle-parfums. À l’endroit où les collignons mettaient leur fouet, un drapeau français. À gauche, la lanterne aux verres peints en bleu était éclairée. Quelques parapluies abritaient le toit de la guimbarde. Tout autour et poussant au derrière, une nombreuse clientèle s’agitait.

La folle voiture fit crisser le gravier du jardin et s’arrêta.

Les stores des deux portières étaient tirés. On aurait dit le fiacre de l’adultère. Nous attendîmes. Rien ne bougeait dans le coffre.

— Il ne fait pas encore assez nuit, dit le gouverneur.

Un des clients se glissa sous le véhicule et frappa contre le plancher. J’ai pensé qu’il entendait signifier au roi que Sa Majesté était arrivée. Silence.

— Il doit se donner un coup de peigne ; il est très coquet.

Alors une toux impérative ébranla le « sapin ». Les gens se précipitèrent. Les parapluies accoururent. Une jeunesse qui portait le sabre royal horizontalement sur son ventre se rangea. La portière s’ouvrit : Zounon Mêdjé dit le Zounan, roi de la Nuit, apparut. La jeunesse au sabre et la jeunesse au brûle-parfum l’entourèrent ; l’une était sa fille, l’autre sa femme préférée. Ainsi flanqué, lentement, le vieillard s’avança entre deux séduisantes poitrines. Coiffé d’un bicoque à haute plume, revêtu d’une lourde robe de velours vert broché d’argent, l’épaule drapée d’une toge jaune, tout en regardant ses sandales argentées, il soufflait violemment du nez dans sa courte barbe blanche à deux pointes.

— Bonsoir ! Zounan, dit le gouverneur.

Il fallait bien se garder de lui dire bonjour !

Et l’on pénétra dans un salon particulier.

Le premier contact n’allait être, pour ainsi dire, que visuel. C’était la visite protocolaire.

— Comment va le pays ? lui demanda le gouverneur.

— Il va bien, très bien.

— Et ta santé, Zounan ?

— Je souhaite chaque soir qu’elle vaille la tienne.

On échangea quelques autres petits propos du même genre. Puis un boy passa les coupes de champagne. Le roi sortit un grand mouchoir, s’en voila le visage et, derrière ce paravent, il but. Quand il s’abreuve ou se nourrit, personne ne doit contempler la royale face. Son gosier était moins discret, de sorte qu’on l’entendait si l’on ne le voyait.

Il nous dit qu’il serait très honoré de nous recevoir en son domicile.

— Eh bien ! c’est entendu, Zounan, fit le gouverneur. Nous irons te voir demain matin à dix heures.

Une joie orgueilleuse éclaira son visage. On le reconduisit à son fiacre, et, cahotant, geignant, la vieille chose roulante s’éloigna, aux flambeaux.


Je descendis dans Porto-Novo. Aucune autre ville d’Afrique ne peut être comparée à celle-là. Ce n’est ni un amas de cases ni une cité européenne. De tous les noirs les Dahoméens sont les plus civilisés. Les premiers, il y a de cela bien des siècles, ils furent au contact des blancs. Leur côte, qui s’appelle côte des Esclaves, dit par son nom même qu’elle fut l’endroit où les traitants avaient d’abord installé leur marché. Le voyage des aïeux dans les Amériques ouvrit l’esprit des fils. De la vie primitive ils s’élevèrent peu à peu jusqu’à la vie de société. Ils se découvrirent le goût du commerce. Le commerce créant des obligations, ils bâtirent des villes. Porto-Novo fut tracée et construite par eux. Les Dahoméens sont les seuls indigènes de l’Afrique Française qui se soient mis dans leurs meubles.

Le marché de nuit battait son plein. Le goût du négoce est, ici, poussé si loin qu’achats et ventes ne s’arrêtent pas au coucher du soleil. Les trafiquants tiennent boutique en plein air jusqu’à onze heures du soir. Des centaines de veilleuses, de lampes à pétrole ou de chandelles brillent au ras de terre. De loin on croirait un champ de grosses mouches à feu. C’est très joli. Je regardais ce spectacle quand une poussée du peuple se produisit. Aux parapluies et aux flambeaux je reconnus le cortège du Roi de la Nuit. Sa Majesté rentrait chez elle. Je me rangeai. Justement le Zounan sortait du fiacre. Nous étions à vingt pas, mais le souverain m’avait vu. Alors, au lieu de pénétrer dans son logis, il me fit face. Et dans le grand espace vide que la déférence populaire avait laissé devant lui, m’ayant salué du torse, il ramassa sa robe et se mit à danser. Trois petits pas d’abord du pied droit, puis trois du pied gauche. Après il étendit le bras et sa toge battit à son côté comme une grande aile. Une nouvelle fois il s’inclina et ce vieillard tournoya sur lui-même. La plume de son bicorne balayait l’espace ; sa barbe, certainement, devait trembler. Je demeurais immobile. Il dansa plus de trois minutes. Puis il enleva son chapeau et, d’un geste large, sous les yeux de la foule et à la lueur des flambeaux, il me salua comme de l’épée. Ensuite, me laissant figé sur place, il disparut dans sa maison.

— C’est un grand honneur qu’il vous a fait, m’apprit plus tard M. Fourn. « Regarde, vous a-t-il dit à sa manière, le roi danse pour toi, noble voyageur ; il n’est que ton histrion. »


Le lendemain matin nous étions à l’heure. Le Zounan nous attendait, non dehors, mais dans sa cour. Il lui est permis de voir le jour entre ses murs. Il avait arboré une robe à carreaux. Des médailles cuirassaient sa poitrine. Son chef était couvert d’une véritable casquette de jockey. L’ensemble donnait : toque rouge, casaque orange.

Femmes, serviteurs, clientèle, chienlit grouillaient autour de nous.

Lui, nous précédait, frappant de la canne comme d’une hallebarde. On gravit un escalier de bois. La chambre qui nous reçut suait le velours et le satin. Une table ronde portait déjà et les mets que nous allions manger et les bouteilles promises à notre soif. Il y avait du champagne, de l’alcool de menthe et du kikrini, médicament anglais contre la fièvre, les coliques, la chair de poule et les démangeaisons du cuir chevelu !

Le roi reniflait d’aise. Gouverneur, administrateur, chef de la police, toute l’autorité blanche assise en ses fauteuils !

Une statue de Notre-Dame de Lourdes, sous une cloche de verre, trônait à la meilleure place. Comme je la regardais, le roi dit :

— Marie ! C’est Marie !

— Votre Majesté est catholique ? fis-je.

— Je l’étais avant d’être roi. Depuis, mon peuple étant fétichiste, j’ai dû lui faire la politesse de croire à ses fétiches. Mais j’aime tout de même bien Marie. Ah ! Marie !

Le Zounan lançait un regard dur au chef de la police. Il y avait de quoi ! La dernière épouse du roi, naguère, avait fui le palais. Ému considérablement, Zounan avait confié sa peine à notre détective. Le détective n’avait pas mis grande ardeur à retrouver cette jeunesse. Je crois même qu’il avait conseillé à Sa Majesté de laisser l’enfant de quinze ans suivre le chemin de son cœur.

— Alors, vous êtes toujours fâché contre moi ? lui dit le blanc.

Le roi lui répondit simplement :

— Une fille jeune est l’alcool du vieillard.

— Zounan ! dit le gouverneur, tu sais combien nous sommes grands amis. Nous pouvons parler en toute confiance. Eh bien ! ton peuple n’est pas très encourageant. On a beau faire beaucoup pour lui, il ne vous dit jamais merci.

— C’est vrai ! on ne te dit jamais merci, mais quand tu fais quelque chose de bien, on prie pour toi les fétiches dans les maisons.

Là-dessus, sous le prétexte de boire, il cacha ses yeux moqueurs derrière son mouchoir.

S’étant dévoilé, il reprit :

— Je vais te dire : les gens d’ici sont comme les femmes qui ont deux poches, l’une devant, l’autre derrière. Dans la poche de devant, qui est percée, elles mettent la reconnaissance pour le bien qu’on leur a fait ; dans la poche de derrière, qui est en peau de rhinocéros, elles mettent le souvenir des mauvais traitements et la rancune, et cela ne se perd jamais.

Un air de phonographe s’éleva. L’une des femmes de Zounan, s’étant introduite à quatre pattes dans le salon, avait remonté la machine. Zounan chassa l’épouse d’un coup de mouchoir, ainsi que toute la clientèle qui, bouchant portes et fenêtres, empêchait le zéphir de nous caresser.

— Écoute, gouverneur, reprit-il, ce n’est que lorsqu’une femme va vers un autre mari qu’elle reconnaît que son premier était bon. Ainsi mon peuple fera-t-il pour toi. Les femmes du roi même ne sont pas contentes de lui. Écoute bien, mon gouverneur, mon z’ami, un grand chef ne doit avoir ni z’amis ni frères. Un grand chef ne doit pas compter sur la reconnaissance de la foule parce qu’il ne peut avoir deux bouches, l’une qui dira blanc à l’un pour lui faire plaisir et l’autre noir au second pour lui faire aussi plaisir. Écoute, gouverneur, un grand chef n’a pas à tenir compte des histoires du marché.

Il se voila de nouveau la face, et, derrière son mouchoir de soie, on entendit :

— La reconnaissance est une grande affaire seulement pour les petites gens.

Le peintre Rouquayrol le dessinait à la dérobée. Le Zounan glissa vers lui un œil amical et complice qui signifiait : « Ça va, la peinture ? »

Il fallut goûter aux tartes. Le roi en coupa lui-même les parts. L’assiette dans laquelle il me présenta le morceau était ornée d’un portrait d’Édouard VII.

— Mon bon confrère ! dit-il, non sans souligner d’un sourire l’audace d’un tel rapprochement.

Il chassa de nouveau femmes, enfants et serviteurs.

— Étant Roi de la Nuit, il m’est interdit de découcher. Je ne puis donc m’offrir de voyages. Je ne connais que Porto-Novo. Dites-moi, très honorable voyageur, dites-moi un peu ce qu’est le monde.

— Chère Majesté, dis-je, ce n’est autre chose que Porto-Novo, tantôt plus grand, tantôt plus petit.

— Je m’en doutais, fit-il.

Il nous offrit du kikrini, de l’asti, de l’alcool de menthe et une boisson purgative.

— Si j’avais su, ajouta-t-il, je vous aurais fait cuire un dindon.

Il voulait dire par là que le plaisir qu’il éprouvait de notre visite dépassait celui qu’il en avait escompté.

On prit congé. Tout en nous accompagnant, il disait :

— Où il y a de l’argent il y a de la paix.

Au moment de saluer le gouverneur Fourn, il proclama :

— Dans mon pays, tant qu’on est grand chef on ne vous félicite pas.

Puis il enleva sa casquette de jockey.

Il n’eut pas le crâne découvert pour cela.

Même le jour, le roi était en bonnet de nuit !