Tertullien et le Montanisme

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Tertullien et le Montanisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 54 (p. 166-199).
TERTULLIEN
ET
LE MONTANISME

I. Antignosticus, Geist des Tertullianus und Einleitung in dessen Schriften (l’Antignostique, Esprit de tertullien et Introduction à ses écrits), par A. Neander, 2e édition. — II. Herzog’s Theologische Real-Encyclopœdie (Encyclopédie théologigue, dirigée par M. Herzog), article Tertullianus par le dr Philippe Schaff ; Gotha 1862.

Parmi les disciplines, d’aspect effrayant pour les profanes, que l’ancienne théologie avait inscrites sur son programme ordinaire, se trouvait la patristique, c’est-à-dire un certain genre d’études roulant sur les pères de l’église, leur biographie, leurs écrits et l’usage qu’il en fallait faire. Rien n’égalait en aridité cette branche de la science religieuse. Le factice, le convenu voilaient entièrement les côtés pittoresques de cette littérature pleine de vie et de passion, que le point de vue traditionnel changeait en une sorte de pétrification solennelle et grandiose, mais monotone et suintant l’ennui par toutes ses fissures. La controverse seule (et quelle controverse !) avait le courage de s’attaquer à ces blocs massifs et d’en extraire les pierres convenables aux édifices respectivement chers aux différens controversistes. Catholiques et protestans en effet, orthodoxes et sociniens, se figurant tous l’église des premiers siècles identique à l’église moderne de leur préférence, ne doutaient pas de trouver chez les pères la pleine confirmation de leurs vues particulières, et comme au fond chacun y trouvait quelque chose à son gré, chacun aussi se faisait illusion sur les élémens réfractaires qu’il rencontrait dans ses fouilles. Il en résulta une guerre de textes qui se brisèrent l’un contre l’autre en menue poussière, sous laquelle s’ensevelirent enfin de rares combattans exténués, qui moururent sans laisser de successeurs.

La patristique cependant devait revivre, mais sous d’autres formes et au souffle d’un esprit nouveau. La critique moderne, semblable à ce hardi pèlerin du conte arabe qui, sourd aux insultes et aux menaces des sombres djinns, marche sans se détourner à la conquête des trésors promis à son courage, voit, à mesure qu’elle avance, la vie revenir dans ces blocs énormes qu’on eût dits condamnés pour toujours à l’immobilité de la mort. Ce sont de nouveau des hommes qui respirent, qui parlent, qui vivent. Une seule chose a fait ce miracle, l’indépendance vis-à-vis des traditions dogmatiques, cette indépendance vraie qui n’est ni l’adoration, ni la haine, qui aime ces traditions sans s’y asservir et les critique sans les dénigrer, car on n’est vraiment indépendant ni de ce qu’on adore, ni de ce qu’on déteste. À sa suite, le sens historique est venu, et avec lui une nouvelle manière d’envisager les hommes et les choses d’autrefois, j’entends par là le besoin de les considérer dans leur originalité, dans leur vie propre, non plus comme des abstractions plus ou moins façonnées à notre image, et d’en saisir les élémens caractéristiques en faisant ressortir ce qui les distingue de nos idées et de nos sentimens modernes. C’est l’Allemagne qui nous a donné l’exemple ici comme sur tant d’autres domaines, de la science religieuse. Tertullien, l’une des figures les plus originales du panthéon ecclésiastique, peut nous servir de spécimen intéressant, donnant une idée de cette patristique renouvelée par les méthodes récentes[1]. Sa vie, ses œuvres, ses tendances personnelles, sa théologie particulière, ses ardentes sympathies pour ce curieux mouvement montaniste du second siècle, qui, lui aussi, s’éclaire d’un jour tout nouveau à la lueur des dernières recherches, tels sont les objets dont nous allons parler.


I

Quintus Septimius Florens Tertullianus naquit à Carthage vers l’an 160 de notre ère. Son père, un centurion romain au service du proconsul d’Afrique, lui fit donner une instruction soignée. On le voit, dans ses écrits, dont la liste est longue, faire preuve, sinon d’une critique judicieuse, du moins de connaissances nombreuses pour le temps en histoire, en jurisprudence, en philosophie et en sciences naturelles. Comme tous les jeunes gens qui aspiraient alors à se distinguer dans les carrières libérales, il apprit le grec et en vint à le posséder au point de pouvoir écrire dans cette langue plusieurs ouvrages qui malheureusement ne nous sont point parvenus. Son père le destinait à entrer dans l’administration impériale, et son étude de prédilection fut d’abord celle du droit romain. Sa réputation comme jurisconsulte était encore très grande au temps d’Eusèbe de Césarée (iv° siècle), et même on a parfois voulu reconnaître en lui ce Tertyllus ou Tertullianus auquel sont attribués quelques fragmens conservés dans les Pandectes. Ce qui est plus certain, c’est que bien des passages obscurs du droit romain trouvent dans ses écrits leur explication, et que dans son style, dans ses raisonnemens favoris, dans toute sa manière de comprendre et de discuter les choses religieuses, on discerne à chaque instant les défauts et les qualités de l’ancien avocat.

Ses parens étaient païens. Lui-même partagea jusqu’à son âge mûr leur préférence pour la croyance antique et leur dédain du christianisme ; hœc et nos risimus, « et moi aussi j’ai ri de tout cela, » dit-il dans son Apologie, adressée à ses anciens coreligionnaires. Quelques aveux, échappés dans la chaleur des controverses ultérieures, nous donnent même lieu d’ajouter que sa jeunesse se ressentit des mœurs relâchées, alors si générales au sein des familles que l’Évangile n’avait pas encore touchées de sa vertu régénératrice. Les calculs les plus plausibles placent la date de sa conversion entre sa trentième et sa quarantième année. Du reste, Tertullien est encore du nombre de ces écrivains chrétiens des temps primitifs dont les ouvrages furent nombreux, très répandus, très influens, dont le rôle fut très considérable, sans que l’histoire ni même la tradition aient conservé sur eux de ces données biographiques et chronologiques dont on pourrait se servir pour constituer avec quelque précision le récit de leur vie. On doit se contenter pour eux des conjectures que l’on peut induire de leurs ouvrages mêmes, et quand on a fixé la date de la conversion de Tertullien au christianisme aux environs de l’an 190, celle de son opposition déclarée à l’église catholique épiscopale vers l’an 200 et celle de sa mort vers l’an 230, on a dit tout ce qu’il est possible d’affirmer avec quelque sécurité. Le consciencieux Neander a même jugé plus prudent de s’abstenir de toute chronologie précise dans le livre qu’il lui a consacré.

En revanche, il est peu d’écrivains dont il soit plus facile de retracer la physionomie morale d’après ce que leurs ouvrages révèlent de leur caractère et de leur génie individuel. Ainsi l’on peut affirmer que son passage au christianisme fut déterminé par l’ascendant qu’exerça sur son esprit mécontent des hommes, des choses et surtout de lui-même, le spectacle de la sainteté chrétienne aux prises avec les persécutions et les séductions du vieux paganisme. Tertullien est, après l’apôtre Paul et avant son compatriote Augustin, dans la grande lignée des penseurs chrétiens pour qui la délivrance du péché et de ses conséquences est l’essence même du bienfait apporté au monde par l’Évangile, et dont par conséquent la théologie tout entière est dominée par ce point de vue où la conscience bourrelée d’angoisses par le aisément plus haut que la froide raison et souvent même que le cœur.

C’était une nature impétueuse et ardente que celle de ce Romain d’Afrique, chez qui l’esprit positif et dominateur de sa race se mêlait au génie sombre et violent qui semble indigène sur la vieille terre punique. Ce ne fut pas le christianisme doux et miséricordieux, celui de la mansuétude infinie et de l’activité joyeuse et confiante, qui l’attira. Ce ne fut pas non plus ce christianisme spéculatif, philosophie non moins que religion, qui avait déjà de son temps son type canonique dans le quatrième évangile et allait avoir sa théologie dans la savante Alexandrie. Ce fut le christianisme de l’austérité surhumaine, de la guerre acharnée au monde et à l’erreur, de la haine inextinguible contre les ennemis du règne de Dieu. Sous ce rapport, Tertullien est un homme de l’Ancien Testament plutôt que du Nouveau. C’est là aussi ce qui fit sa puissance au sein d’une société décrépite, énervée, dont la civilisation, presque uniquement extérieure, ne servait plus qu’à farder le servilisme et la hideuse corruption. Quand on compare les mâles accens de Tertullien au langage froid et compassé qui s’étale chez les rhéteurs et les panégyristes de la même époque, on comprend qu’il faut à l’éloquence non moins qu’à la poésie des indignations sincères. Une âme fortement trempée devait dans ce temps-là facilement devenir chrétienne. L’église rompait seule la monotonie désespérante de la vie qu’on menait sous le régime impérial. Seule elle pouvait attirer les esprits vigoureux, incapables de supporter la servitude continue et de se contenter des jouissances vulgaires de la sensualité. Et puis elle était alors vraiment militante. Elle avait beau se faire pacifique et soumise dans le domaine politique, elle n’en était pas moins une protestation sourde, chaque jour grandissante, contre la société, dont elle ne pouvait faire autrement que de ruiner les maximes, et dont, par sa seule existence, elle condamnait les souillures et les hontes. La grande éloquence, celle qui vit de passions et de convictions généreuses, devait donc être chrétienne, et ce n’est pas faire tort à la sincérité de Tertullien, c’est uniquement démêler un des motifs secrets, ignorés probablement de lui-même, qui le décidèrent à se faire chrétien, que de dire qu’en lui le génie oratoire s’unit aux besoins de la conscience pour lui inspirer le désir d’entrer dans l’église.

En effet, s’il était possible de résumer une âme humaine dans une définition comme une substance chimique, nous dirions que Tertullien fut un théologien-orateur. Dans ses luttes continuelles avec ses adversaires païens, hérétiques et catholiques, on le voit toujours préoccupé, non sans doute du point de vue qui se prêterait le mieux au développement oratoire, — ce serait d’un rhéteur plutôt que d’un théologien, — mais de la manière dont il faut présenter ce qu’il croit être la vérité pour qu’elle subjugue plus aisément son auditoire ou son lecteur. C’est oratoirement qu’il conçoit et qu’il raisonne les choses religieuses. Il discute, si j’ose ainsi dire, à l’emporte-pièce, cherchant à vaincre son adversaire plus qu’à le réfuter logiquement. Il va même jusqu’à affecter une certaine incorrection de langage, évidemment volontaire sous sa plume. Il aime les tournures imprévues qui déconcertent, les expressions triviales qui portent coup. Il ne craint ni les provincialismes de son pays natal, ni les expressions de carrefour, débris de la vieille latinité, qu’il a ramassées dans les rues et dans les bouges de Rome ; mais il sait bien que cette rudesse archaïque plaît à ses lecteurs blasés, et elle est d’ailleurs en harmonie avec le tour austère, plébéien, de son esprit. On l’a désigné, non sans raison, comme le plus éloquent des pères latins. Il est de fait qu’il atteint souvent au sublime. Rappelons seulement sa foudroyante apostrophe aux païens de son temps[2]. Ceux-ci, comme font tous les partisans des vieilles croyances attaquées par une religion nouvelle, reprochaient aux chrétiens la nouveauté de leur apparition dans l’histoire, et se vantaient de leur imposante majorité, sans s’apercevoir toujours de la diminution continue de cette majorité dont ils étaient si fiers. « Oui, nous sommes d’hier, hestemi sumus, riposte le fougueux apologiste, et déjà nous remplissons vos cités, vos îles, vos châteaux, vos municipes, vos marchés, vos camps, vos tribus, vos curies, le palais, le sénat, le Forum : nous ne vous avons laissé que vos temples ! » En somme, l’Apologie de Tertullien est un chef-d’œuvre oratoire, et, toute réserve faite sur la valeur des raisonnemens souvent étranges qu’on y rencontre, on peut mesurer sa puissance à ce seul fait, qu’elle fixa pour bien des siècles les conditions essentielles du genre. Citons encore ce spécimen d’un talent qui cherche à frapper en orateur tout en raisonnant en théologien. Il veut prouver[3] que la mort est toujours un mal redoutable, qu’il est insensé de parler d’une mort douce, puisque, survenant au milieu des scènes les plus riantes, elle détruit alors la félicité que l’on savourait. « La mort, dit-il, est toujours violente. Voyez sur ce navire ces passagers qui ont laissé derrière eux les rochers de l’Eubée : pas de tourbillon à combattre, pas de flots qui les secouent, la brise est caressante, la traversée va finir, l’équipage est en fête… Un choc soudain survient, et les voilà qui sombrent avec toute leur sécurité, cum tota securitate decidunt. » Je serais même tenté d’attribuer à ce goût pour l’effet oratoire certains passages qui dénoteraient au premier moment une grande humilité chrétienne et qui contrastent singulièrement avec ses allures si hautaines et si impérieuses, ou plutôt je dirais qu’ici encore la conscience du chrétien et le goût de l’orateur trouvent également leur compte. Il sait bien que le prédicateur ne risque jamais rien en s’accusant lui-même du défaut qu’il reproche aux autres. C’est ainsi qu’en commençant son traité sur la Patience il avoue qu’il en va parler comme un malade parle de la santé. Nous avons déjà mentionné certaines confessions relatives aux péchés de sa jeunesse. Quand il termine son allocution sur le Baptême, il demande seulement aux catéchumènes de se souvenir de lui dans leurs prières : tantum oro ut, cum petitis, etiam Terlulliani peccatoris memineritis.

Mais ne vous fiez pas trop à ces accens d’humilité superlative. Qu’un adversaire seulement se montre, et aussitôt le démon de la dispute s’empare de ce pénitent contrit. Il devient âpre, insolent, ferrailleur ; c’est un soldat qui ne songe qu’à se battre, et qui oublie, tout en se battant, qu’il faut aussi respecter son ennemi. Dialecticien subtil et rusé, il excelle dans l’art de ridiculiser son adversaire. L’injure, le sarcasme, une effronterie d’affirmation dans les momens de faiblesse qui frise et atteint même de temps en temps la mauvaise foi, voilà ses armes de prédilection. Il rappelle à chaque instant la dureté de Calvin, la verve injurieuse de Luther, mais sans avoir la dignité magistrale du premier, ni la charmante bonhomie du second. Il n’hésite pas à forger des mots risibles pour en décorer les objets de sa malveillance passionnée. Il faut qu’Hercule reçoive le nom de Scytalosagittipalliger, portant peau, flèche et massue. La terminologie gnostique lui fournit à chaque instant matière à des plaisanteries dans lesquelles on voit qu’il se délecte. Représentez-vous un Joseph de Maistre plaisantant avec le vocabulaire hégélien. C’est lui qui est le vrai père du fameux paradoxe je crois, parce que c’est absurde, credo quia ineptum, si souvent attribué à Augustin, boutade de controversiste embarrassé et colérique, dont on a eu le tort de faire un principe sérieux, ce à quoi le véritable auteur n’a pas songé un moment. Les catholiques trouvent-ils exagérés les jeûnes des montanistes, « c’est tout naturel, s’écrie-t-il en s’adressant à un catholique ; ton dieu, c’est l’on ventre ; ton temple, c’est ton gosier ; ton prêtre, c’est le cuisinier, et ructus prophetia[4]. « Il faut ici, sans nul doute, tenir compte de l’époque. Le respect des adversaires est une vertu chrétienne, mais en réalité une vertu moderne quant à l’application. Pourtant, au point de vue de son temps lui-même, Tertullien réalise l’idéal de l’intolérance théologique. Ni Cyprien ni les alexandrins ne tombent dans de pareils excès de plume. Le sens foncièrement intolérant de Tertullien se révèle clairement dans son interprétation d’un psaume où il ne craint pas de mettre dans la bouche même de Jésus une prière demandant à Dieu l’extermination de ses ennemis. Je n’oublie pas que dans ses œuvres on trouve aussi sur les droits sacrés de la conscience religieuse, sur la liberté des cultes, sur l’illégitimité de la violence en matière de foi, des déclarations qui satisferaient pleinement le libéralisme moderne le plus avancé. C’est de lui cette belle parole : non est religionis cogere religionem, il n’est pas religieux de forcer la religion. Mais quoi ! Tertullien était dans la minorité, persécuté, et à quel principe peuvent en appeler de nos jours, en Chine ou au Japon, les missionnaires imbus des idées ultramontaines, si ce n’est à ce principe de liberté qu’ils s’empressent de renier si complètement dès qu’ils sont les maîtres ? Le libéralisme n’est réel et sûr de lui-même que lorsqu’il est proclamé et mis en pratique par ceux qui ont pour eux le nombre et la force. Pour ma part, je ne mets pas en doute que, si Tertullien eût vécu quelques siècles plus tard, obéissant aux mêmes tendances, partant des mêmes principes, il eût été persécuteur sans le moindre scrupule, et qu’il eût tiré toutes les conséquences, possibles du compelle intrare. « Les hérétiques, dit-il quelque part, il faut les contraindre et non les attirer ; l’endurcissement, il faut le vaincre et non le persuader. » Dira-t-on que je calomnie Tertullien en insistant plus que de raison sur quelques sorties échappées dans le feu des controverses ? Qu’on lise un morceau écrit à tête reposée, et où son caractère vindicatif et haineux ne se révèle pas moins dans toute son intolérance. Ce morceau termine le traite De Spectaculis, dans lequel il exhortait les chrétiens à s’abstenir de ces représentations théâtrales où si souvent alors l’obscénité donnait la main à la cruauté. Les raisons qu’il allègue ne sont pas toutes de la même force ; mais ce qui dépasse toute idée, c’est le. dédommagement qu’il promet aux fidèles ayant su s’abstenir de ces plaisirs coupables.


« D’autres spectacles nous sont réservés. Nous en jouirons dans ce jour suprême du jugement où tout ce vieux et nouveau monde sera consumé du même feu. Quel spectacle grandiose ! Comme j’admirerai ! comme je rirai ! comme je me réjouirai ! comme je sauterai de joie en voyant tant et de si grands rois, que l’on nous disait reçus dans le ciel, gémir au fond des ténèbres, en compagnie de Jupiter et de leurs témoins ! Et puis ces magistrats, persécuteurs du nom du Seigneur, qui se liquéfieront dans des flammes plus cruelles que celles qu’ils ont infligées aux chrétiens ! Et ces sages, ces philosophes, qui rougiront dans une même fournaise avec leurs disciples, auxquels ils persuadaient que Dieu était indifférent à tout, ou bien que l’âme n’existait pas, ou bien qu’elle ne revenait pas dans un corps terrestre ! Et ces poètes qui palpiteront de peur, non pas devant Rhadamanthe ou Minos, mais devant le tribunal inattendu de Jésus-Christ ! C’est alors surtout qu’il faudra entendre les tragédiens : ils seront bien plus tragiques dans l’expression de leurs propres tourmens ; c’est alors qu’il sera facile d’apprécier l’agilité des histrions se démenant dans les flammes, alors qu’il faudra voir le conducteur de chars tout cramoisi sur la route ardente et contempler les athlètes se débattant, non dans le gymnase, mais dans le feu ! A moins pourtant que je ne me lasse de regarder ces gens-là, et qu’il me plaise mieux de tourner les regards vers un spectacle qui ne puisse pas me fatiguer, celui que m’offriront les assassins du Seigneur. Le voici, leur dirai-je, le voici, le fils de l’ouvrier et de la mercenaire, le destructeur du sabbat et le démoniaque ! Le voici, celui que Judas vous a vendu, que vous avez bâtonné et souffleté, souillé de vos crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre ! Voici celui que ses disciples ont enlevé en secret pour que l’on crût à sa résurrection, ou que le jardinier a ôté, de peur que l’affluence des allans et venans ne fît du tort à ses laitues[5] ! Et toi (continue-t-il en revenant à son lecteur), pour voir de pareilles choses, pour goûter de tels plaisirs, de quel préteur ou consul, ou questeur, ou pontife, attends-tu les libéralités ? Et pourtant nous possédons déjà en quelque sorte ces joies futures que notre foi nous permet de nous représenter en esprit. Que seront ces choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont point montées au cœur de l’homme ? Certes elles seront plus agréables que tous les cirques, tous les amphithéâtres, tous les stades ! »


Après ce ricanement de démon, après ce rêve d’inquisiteur enragé, tout le monde avouera qu’il n’aurait pas fallu mettre à l’épreuve la tolérance d’un homme tel que Tertullien. S’il en avait eu le pouvoir, il aurait eu bien de la peine à ne pas se procurer, en torturant les mal-pensans, un avant-goût des célestes béatitudes. Tout ce qu’on peut dire à sa décharge, et la même observation doit s’appliquer à plusieurs de ceux à qui l’on a pu reprocher de démentir par leur intolérance politique ou religieuse les principes de liberté qu’ils avaient eux-mêmes proclamés, c’est qu’aux époques de grandes révolutions l’homme devient aisément dur pour les autres, comme les autres le sont pour lui. Tertullien vécut dans un temps de persécutions tyranniques, souvent atroces. Dans de pareils temps, on apprend à faire peu de cas de la douleur pour soi-même, d’autre part on risque de n’en pas tenir grand compte pour autrui ; mais du reste on peut voir que chez lui l’intolérance s’alliait très naturellement à l’ensemble de ses vues théologiques. Ainsi nous devons signaler sa profonde antipathie pour toute hérésie. Le caractère remuant, inquiet, des hérésies contemporaines, l’exaspérait. Leur amour des problèmes métaphysiques, posés bien plus que résolus par le christianisme, lui était odieux, et Neander a bien défini sa tendance en lui donnant le surnom d’antignosticus. Seulement cette définition aurait besoin d’être élargie. Le Romain, amateur de la règle et de la discipline, ne pouvait souffrir ces sectes qui, disait-il, ne savaient que détruire et n’avaient que le schisme pour unité. En même temps son goût prononcé pour les sévérités ascétiques l’amenait à ne voir qu’une immoralité latente ou avouée dans les maximes de prudence ou de tolérance pour les coutumes païennes que les diverses écoles gnostiques propageaient autour de lui. Tertullien reproche amèrement aux païens les persécutions qu’ils faisaient subir aux chrétiens. Je crois qu’il eût été bien désappointé, si les païens, le prenant au mot, eussent mis fin à toute mesure hostile à la nouvelle religion. Subir la persécution, c’était à ses yeux un des élémens de la vie même du chrétien. Il fallait non-seulement endurer le martyre, mais encore ne pas le fuir quand on l’aurait pu sans renier sa foi. On ne peut qu’admirer le talent d’ergoteur qu’il déploie pour se soustraire à l’application que l’on faisait, contre cette soif immodérée du martyre, d’un passage de l’Évangile où Jésus recommande à ses disciples persécutés dans une ville de se retirer dans une autre.

Il en résulte que Tertullien, après avoir rompu avec les traditions de son enfance, parce que le paganisme avait révolté en lui le sens moral, devint dans l’église chrétienne un catholique ardent, un partisan déterminé de la tradition reçue contre l’esprit novateur ou critique des partis religieux qui refusaient d’en reconnaître l’autorité. C’est Tertullien qui, le premier, a tracé, dans un livre intitulé De la Prescription des hérétiques, la théorie de la soumission absolue à la tradition ecclésiastique antérieurement à toute investigation et à toute discussion. Ni la raison, ni l’Écriture, selon lui, ne doivent être alléguées contre l’hérésie. On n’arrive à rien par là. Il faut tout simplement refuser le débat avec elle en lui opposant le fait qu’elle est la dernière venue, et que la doctrine catholique a pour elle la prescription de l’antériorité. Voilà un vrai raisonnement d’avocat transporté dans la théologie. Que si on lui demande comment le simple fidèle peut s’assurer de l’antiquité plus grande de la doctrine catholique, Tertullien répond qu’il lui suffit de savoir si la société chrétienne dont il est membre est en communion avec quelqu’une de ces illustres églises dont la fondation remonte aux temps apostoliques, et qui, toujours d’accord sur l’objet de la foi, l’ont transmis régulièrement, et par une succession continué, à leurs membres actuels. Ce sera, par exemple ; Antioche ou Éphèse en Orient, Corinthe en Grèce, Rome en Occident. On peut voir par là quelles ténèbres recouvraient dès la fin du IIe siècle les origines réelles de l’église chrétienne. Tertullien n’a pas même souvenance des luttes intestines, des déchiremens profonds de la période apostolique, et ne songé pas un moment que la simple application de sa théorie ecclésiastique à la personne de saint Paul ferait de ce grand apôtre le premier des hérésiarques.

Cet effroi de tout mouvement intellectuel indépendant nous explique pourquoi Tertullien fait partie de ces auteurs chrétiens des premiers siècles qui enveloppèrent la littérature et la philosophie dans la condamnation prononcée sur la religion païenne. On sait qu’au contraire les pères grecs en général, et surtout les docteurs d’Alexandrie, reconnurent que le Verbe divin avait disséminé les germes de l’éternelle vérité chez les poètes et les philosophes, frayant ainsi la voie à l’Évangile par leur intermédiaire chez les Grecs comme chez les Hébreux par le ministère des prophètes. Cette belle et grande idée n’est nullement du goût de Tertullien. Pour lui, la philosophie n’est qu’une misérable singerie de la vérité, comme ces parcelles de vérité religieuse qu’on peut discerner au sein des traditions et des cérémonies païennes. Pour mieux séduire les hommes, le diable a mêlé quelque peu de choses bonnes et vraies dans l’amas d’erreurs et de corruptions dont il a rempli l’esprit humain. Il ne faut pas s’interdire l’étude des lettres païennes, parce que C’est seulement par elles que l’on apprend à bien connaître et à bien combattre l’idolâtrie ; mais voilà tout, et, quant aux philosophes, ils ont fait sciemment ce que la multitude a fait sans le savoir sous l’inspiration du démon. Le philosophe n’est qu’un « animal glorieux, » gloriœ animal, « interpolateur de l’erreur, » c’est-à-dire glissant dans l’amas de faussetés qu’il enseigne quelques bribes de vérités dérobées aux prophètes de l’Ancien Testament. Socrate lui-même, « bien qu’animé d’un certain souffle de vérité, » n’échappe pas à la condamnation générale. Le seul philosophe pour lequel Tertullien se sente une certaine sympathie, c’est Sénèque, Seneca sœpe noster, sans doute à cause de sa rigidité stoïcienne ; mais il ne pardonne pas à Platon sa mielleuse faconde, mella facundiœ. Nous avons vu plus haut quelle joie il se promettait de savourer dans les deux quand il verrait les poètes et les philosophes griller éternellement en compagnie des histrions, des persécuteurs et des juifs incrédules. C’est qu’aussi ces malheureux philosophes ont l’air d’être venus tout exprès pour fournir à l’hérésie ses approvisionnemens. Ce sont vraiment les « patriarches des hérétiques. » Ce sont eux qui leur ont communiqué le mal de la recherche, cette inquiétude malsaine qui trouble l’intelligence et la pousse sans cesse à se poser de nouvelles questions. « Hérétiques et philosophes ressassent les mêmes sujets, s’embarrassent dans les mêmes détours. D’où vient le mal, et pourquoi ? Et d’où vient l’homme, et comment ?… Misérable Aristote, toi qui leur as institué cette dialectique artificieuse à construire et rusée à détruire, aux sentences étroites, aux conjectures pénibles, aux argumentations laborieuses, désagréable à elle-même, soulevant toutes les questions de peur d’en résoudre une seule !… Tant pis pour ceux qui ont produit un christianisme stoïcien, platonicien ou dialectique ! Nous n’avons plus besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni d’investigation après l’Évangile[6]. »

Pourtant, s’il eût ressenti moins d’antipathie contre le platonisme, Tertullien aurait pu se défaire du matérialisme passablement grossier qui donne à sa théologie une couleur si étrange. On a souvent voulu laver sa mémoire du reproche que nous lui adressons ici. Ses admirateurs, et il en a eu de tout temps, ont soutenu que, lorsqu’il attribuait par exemple un corps à Dieu lui-même, c’était seulement dans le sens où nous dirions aussi qu’il y a une substance divine constituant l’Être divin. — Que de fois, disait-on, Tertullien ne proclame-t-il pas que Dieu est esprit et invisible aux yeux de la chair ! — L’objection serait plus spécieuse, si Tertullien lui-même ne l’avait pas prévenue. L’esprit pour lui n’est pas autre chose qu’une sorte de corps très subtil. Il n’y a d’incorporel que ce qui n’existe pas, dit-il catégoriquement. Si nous ne voyons pas le corps de Dieu, c’est que nos sens actuels ne sont pas assez fins pour cela. Si l’eau est l’élément du baptême, c’est qu’au commencement l’esprit de Dieu, porté sur les eaux, leur a communiqué la sainteté de son essence. Si Jean-Baptiste, après avoir proclamé la mission divine de Jésus, a plus tard douté de lui, c’est que la portion d’esprit divin qui lui avait été accordée pour l’accomplissement de son ministère prophétique s’est retirée de lui une fois ce ministère achevé, parce que toute la substance de l’esprit divin a dû se ramasser dans la personne du Christ. En vertu de la même tendance, Tertullien se représente la vie future sous la forme la plus charnelle : c’est la résurrection du corps actuel, moins les infirmités qui ont pu l’affliger dans cette vie, qui en est la condition indispensable, et si l’on demande à quoi pourront servir des organes désormais inutiles, Tertullien a réponse à tout : la bouche et la langue serviront toujours à parler et à célébrer les louanges de Dieu ; les dents couronneront le rire éternel ; les organes de la digestion et de la génération ne seront plus à charge : déjà sur la terre les ascètes ont réussi à se délivrer presque entièrement de ce joug. Les damnés brûleront éternellement sans être jamais consumés, car il sait que le feu qui les tourmentera est doué de la merveilleuse propriété de rétablir ce qu’il dévore. Les volcans ne nous montrent-ils pas que cela n’a rien que de très possible ? Montes uruntur et durant ; quid nocentes et Dei hostes ! Joies et peines corporelles, Tertullien n’admet pas qu’il puisse y en avoir d’autres. La négation de la résurrection de la chair est à ses yeux la plus pernicieuse des hérésies. « Sans elle, dit-il, toute rémunération future s’évapore dans des notions vagues qui ôtent à la religion toute, sa vertu sur nos cœurs. » Qu’on ne vienne pas lui parler des misères nécessairement inhérentes à notre nature charnelle : cette guenille-là lui est chère.

Comment donc se fait-il qu’un théologien aussi effrayé de tout ce qui peut s’appeler individualisme et spiritualisme, qu’un catholique aussi soumis à l’autorité de la tradition ecclésiastique de son temps ait fini par tomber dans l’hérésie et soit mort brouillé avec l’église ? C’est là un problème dont la difficulté a souvent désespéré les commentateurs de Tertullien. On sait, et d’ailleurs ses écrits en font foi, qu’il se déclara ouvertement montaniste malgré la réprobation croissante dont l’hérésie phrygienne était l’objet de la part du corps épiscopal, et en particulier de ces grandes églises apostoliques dont il opposait si volontiers aux autres sectes la doctrine concordante et continue. Nous reviendrons plus en détail sur cet étrange mouvement religieux, qui faillit emporter toute l’église du IIe siècle dans la voie d’une réaction à outrance : pour le moment, qu’il nous suffise de dire en deux mots qu’il fut essentiellement une tentative désespérée de restaurer et même de renforcer l’ancienne discipline chrétienne en vue de la fin prochaine du monde. Ce fut un long revival de saints des derniers jours. L’adhésion de Tertullien au montanisme fut d’autant plus grave qu’elle valut à ce mouvement, plus remarquable jusqu’alors par la ferveur que par la valeur individuelle de ses partisans, un représentant éminent et un défenseur d’une rare puissance. Jérôme prétend que ce fut pendant son séjour à Rome, et lorsqu’il était déjà presbytre de l’église, c’est-à-dire revêtu des fonctions du saint ministère, que les mauvais procédés du clergé romain le poussèrent dans le schisme ; mais Jérôme avait ses raisons à lui pour insinuer l’idée que le clergé de Rome s’était montré plus d’une fois jaloux, persécuteur même, des hommes doués d’un talent supérieur, et avec Neander nous croyons plutôt que le montanisme de Tertullien fut le résultat naturel de ses tendances personnelles. Ce qui le prouve, c’est que, d’un bout à l’autre de ses écrits, on peut discerner les principes et les dispositions qui devaient faire de lui un montaniste. Un de ses commentateurs a dit avec beaucoup de justesse que, si Tertullien n’a pas toujours été montanista, il a toujours été montanizans. Ce fut son goût prononcé pour l’ascétisme le plus rigide et son besoin d’autorité immédiate, coupant court à toute inquiétude d’esprit, qui d’avance le porta à bien accueillir ce mouvement montaniste, dont les effets furent d’une si grande importance pour la constitution de l’église au IIIe siècle. Le montanisme en effet prétendit réformer l’église du IIe siècle en ramenant la discipline à sa sévérité première, en dépassant même les anciennes prescriptions, et à l’autorité encore mal assise des évêques et des traditions épiscopales il opposa les oracles immédiatement inspirés d’en haut à ses prophètes et à ses prophétesses. C’était venir au-devant de tout ce qui avait fait de Tertullien un chrétien et un catholique. Aussi ne faut-il attacher qu’une médiocre valeur aux recherches ayant pour but de déterminer quels sont, parmi les nombreux écrits de Tertullien, ceux qui appartiennent à sa période catholique et ceux qui furent écrits depuis son passage au montanisme. Si plusieurs d’entre eux peuvent être rapportés avec certitude à l’une ou à l’autre période, il en est d’autres qui sont déjà montanistes par l’esprit, le point de vue, les doctrines, et qui pourtant pourraient fort bien avoir été écrits avant sa rupture avec l’église[7].

Ce qui toutefois pourrait donner quelque consistance à l’assertion de Jérôme, c’est que la tendance montaniste, d’abord favorisée à Rome sous l’épiscopat d’Éleuthère (171-192), se vit complètement refoulée sous ses successeurs. Nous savons pertinemment aujourd’hui qu’à la fin du IIe siècle un grand relâchement disciplinaire et moral s’était introduit dans la communauté chrétienne de Rome. Les évêques romains Zéphyrin et Calliste prêtèrent les mains à une foule d’indulgences, et révoltèrent par là les partisans de l’ancienne rigidité. C’est même sur cette politique, plus habile qu’austère, que fut basée l’omnipotence épiscopale aux dépens de l’ancien républicanisme presbytéral. Il est donc naturel d’admettre que Tertullien, témoin très scandalisé de ce relâchement, finit par se séparer d’un épiscopat qui cherchait à le régulariser bien plus qu’à le combattre.

On a prétendu qu’à la fin de sa vie il était rentré dans le sein de l’église catholique. Cette supposition ne s’appuie sur rien. Elle est au contraire démentie par l’irritation croissante dont ses écrits montanistes font preuve, et par l’existence, prolongée jusqu’au Ve siècle, de communautés tertullianistes qui s’obstinèrent longtemps à vivre à côté de la grande église. Il ne paraît pourtant pas que Tertullien ait lui-même organisé ces communautés ; tout porte plutôt à croire que, tant qu’il vécut, le montanisme eut la haute main dans l’église chrétienne d’Afrique, sans faire positivement schisme. Ce fut seulement lorsque le montanisme eut disparu, là comme ailleurs, sous l’action de causes générales et irrésistibles, que les admirateurs de Tertullien purent songer à former des sociétés reproduisant mieux son idéal d’église chrétienne que ne pouvait le faire l’église épiscopale. En tout cas, leur formation est incompatible avec l’idée que Tertullien ait abjuré son montanisme avant de mourir.


II

Ce que nous avons dit jusqu’à présent n’expliquerait pas l’immense réputation ni la haute influence de Tertullien, le plus grand nom, sans contredit, de l’église latine jusqu’à Augustin. Comment un écrivain brouillé finalement avec l’église, et dont la biographie pourrait se résumer en ceci, qu’il mit une fougueuse éloquence au service d’une théologie étroite et d’un rigorisme absurde, aurait-il été l’un des auteurs les plus consultés et les plus appréciés par les pères, celui dont Cyprien se faisait apporter les œuvres, dans les momens où il était embarrassé, en disant à l’un de ses disciples préposé à ses manuscrits : Du magistrum, celui dont encore aujourd’hui les théologiens orthodoxes de toutes les communions cherchent à atténuer autant que possible les erreurs et les défauts, pour ne pas perdre le droit de le citer à l’appui de leurs propres thèses ? Sans doute il faut tenir compte ici de la pénurie en fait de penseurs et d’écrivains qui, pendant les premiers siècles, distingue tristement l’église occidentale comparée à l’église d’Orient ; puis il faut savoir que le crime d’hérésie n’était pas alors aussi clair, surtout pas encore aussi blâmé qu’il le fut plus tard, après la constitution définitive de l’orthodoxie catholique. En Afrique surtout, on lui pardonna d’autant plus aisément son montanisme que cette province fut, jusqu’aux invasions, fort disposée à regimber contre les décisions de l’autorité ultra-marine (c’est ainsi qu’elle désignait l’autorité du siège romain) ; mais ce qui explique surtout le grand ascendant de Tertullien, c’est qu’il fut le premier, et en Occident longtemps le seul, qui eût élaboré pour l’enseignement chrétien traditionnel un système compacte, logiquement disposé, assez profond pour attirer tous ceux qui aimaient à raisonner leurs croyances, assez populaire pour n’effrayer aucune intelligence. En d’autres termes, ce fut lui qui donna à l’Occident sa première grande théologie.

C’est ici l’un des exemples frappans de la facilité avec laquelle l’orthodoxie d’un temps donné croit se retrouver dans celle d’une époque antérieure. Tertullien, par la puissance de sa pensée théologique, est sans doute l’un des fondateurs de l’orthodoxie chrétienne, et pourtant son système n’est orthodoxe à aucun de nos points de vue modernes. Sa théologie est dans le grand courant qui mène de l’indécision dogmatique des premiers temps de l’église à la constitution officielle et détaillée du dogme chrétien tel qu’il fut défini par les grands conciles du IVe au VIIe siècle. Elle contribua même très fortement à lui imprimer la direction qui demeura prépondérante ; cependant elle est remplie d’assertions émises en toute sécurité, et qui plus tard eussent fait de celui qui les exprime un affreux hérétique. On voit clairement, en lisant Tertullien, que le dogme de l’église est encore dans son devenir, comme on dit aujourd’hui ; mais ajoutons, en continuant d’user du même vocabulaire, que Tertullien marque un des momens les plus saillans de ce développement séculaire dont le dogme catholique fut l’épanouissement.

Et d’abord quels furent les principes dirigeais de sa théologie ? Tout ennemi qu’il fût des philosophes, Tertullien fit comme tous les penseurs : il philosopha, c’est-à-dire que, non content de saisir les choses telles qu’elles se présentent à la surface et en masse confuse, il voulut en chercher l’essence, la loi et l’unité. À son horreur pour les subtilités métaphysiques correspondait en lui un goût prononcé pour ce qui est simple, primitif, sorti tout frais éclos, si l’on peut ainsi dire, du sein de la nature ou des mains de Dieu. « Tout ce qui naît est de Dieu ; tout ce qui est fabriqué ou artificiel (quod fingitur) est du diable. » — « La nature est notre première école à tous : ce qui est contre nature est monstrueux. » Ce goût du primitif et du simple se retrouve partout dans ses écrits et sur tous les sujets, aussi bien dans les livres qu’il oppose aux spéculations bizarres du gnosticisme que dans son idée favorite que la doctrine la plus ancienne est nécessairement la plus vraie, aussi bien dans l’éloquent appel qu’il fait au christianisme naturel de l’âme humaine (anima naturaliter christiana) que dans ses furieux anathèmes contre la parure des jeunes filles et des femmes. « Si Dieu, dit-il, avait voulu qu’elles portassent des vêtemens de couleur brillante, n’aurait-il pas pu ordonner aux moutons de produire des laines écarlates ou bleu d’azur ? »

À ce principe de simplicité Tertullien en joint un autre qui doit le mener de la révélation primitive de Dieu dans toute conscience humaine à la révélation bien autrement complexe que contiennent les livres saints et la tradition chrétienne. Ce second principe est celui de la continuité des choses. C’est le point où le génie de Tertullien devient vraiment spéculatif et conforme, sous bien des rapports, à l’idée-mère de notre philosophie moderne. « Rien de brusque, rien de subit n’est de Dieu, dit-il aux marcionites, parce que rien n’apparaît qui n’ait été prédisposé par Dieu. » Cette continuité est régulière, symétrique, elle est la loi immanente des choses, et comme Tertullien croit vivre à la fin des temps, il définit l’essence de cette loi en disant qu’en tout la fin est identique au commencement, quels que soient les écarts intermédiaires du développement parcouru. Les choses dévient donc graduellement de leur simplicité première, mais gravitent ensuite vers leur reconstitution. Ce développement s’accélère au commencement et à la fin. — Il ne faut donc pas s’étonner, dit-il, si dans les derniers temps les révélations et les événemens majeurs se succèdent coup sur coup. Le temps est comme une grande circonférence où les points qui s’écartaient le plus d’une des extrémités du diamètre semblent ensuite se précipiter pour rejoindre l’autre. Donc, pour connaître la vérité, il faut partir de la nature primitive et suivre la ligne courbe, mais continue, qui mène peu à peu du commencement à une fin qui lui soit identique. Jésus-Christ est le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga, parce qu’il rétablira bientôt l’humanité et le reste de la création dans l’état supposé par la perfection édénesque. Et comme les écritures saintes des Hébreux, les plus anciennes de toutes, croit-il, mènent sans interruption du premier homme aux derniers temps, éclaircissant, développant, amenant à maturité les germes contenus dans l’âme, ce sont elles, ainsi que les toutes récentes manifestations de l’Esprit saint dans l’église chrétienne, qu’il faut prendre pour guide dans la recherche de la vérité.

Tout ceci ne manque certainement ni d’originalité, ni de profondeur. Seulement on aura pu remarquer le salto mortale de cette théorie lorsqu’elle passe inopinément de la nature simple et primitive aux livres de l’Ancien Testament. Le manque absolu de critique se fait sentir ici comme partout chez Tertullien, toujours prêt à croire à l’antiquité incomparable des livres qui lui plaisent, admettant même l’authenticité d’une apocalypse composée sous le nom d’Enoch, le patriarche anté-diluvien. Il aurait dû se dire aussi qu’il y avait un cercle vicieux dans le raisonnement sur lequel il fondait à priori la supériorité des livres saints sur les enseignemens du paganisme. Évidemment les mystagogues d’Isis ou de telle autre divinité orientale affirmaient aussi l’antiquité sans rivale de leurs révélations ; mais Tertullien n’eût pas consenti à les comparer un seul moment avec les écritures juives, pas même à titre provisoire et hypothétique. Il était évident à ses yeux que toute doctrine païenne n’était qu’un enseignement forgé par le démon, et l’évhémérisme, cette méthode qui ramenait les divinités mythiques à de simples personnages divinisés après leur mort par l’imagination populaire, lui suffisait, comme à la plupart de ses contemporains, pour expliquer l’origine des croyances païennes. Il sait, par exemple, que Moïse a vécu quatre-vingt-dix ans environ avant Saturne.

Après la nature, l’Écriture. Celle-ci est littéralement, d’un bout à l’autre, inspirée de Dieu, de telle sorte que tout en elle doit être pesé, jusqu’à ses indications les plus vagues, jusqu’à son silence même ; mais il ne faut pas s’attendre à trouver chez Tertullien des principes fixes d’interprétation. Tantôt il énonce des règles fort sensées, tout à fait d’accord avec ce que nous entendons aujourd’hui par l’exégèse grammaticale-historique ; tantôt il donne libre carrière à sa subtilité et à sa passion de controversiste sans se préoccuper aucunement du sens réel des textes qu’il allègue ; tantôt il se livre sans mesure et sans goût aux interprétations allégoriques les plus arbitraires. Ne va-t-il pas jusqu’à voir une préfiguration de la croix dans le passage d’Ezéchiel (IX, 4) où le prophète reçoit l’ordre de marquer d’un thau ou t hébreu le front des justes protestant contre les abominations qui souillent Jérusalem ? Ne connaissant pas les formes arrondies de la lettre hébraïque, il ne mit pas en doute que le signe indiqué par ce texte d’Ezéchiel ne fût notre T grec et latin, qui en effet ressemble à une croix.

Il faut toutefois se souvenir que pour lui l’Écriture n’était pas la dernière instance à laquelle on dût en appeler. L’incohérence et l’arbitraire de ses interprétations tenaient en grande partie à ce qu’il subordonnait d’avance les enseignemens scripturaires à la tradition catholique de son temps, laquelle était condensée, dans son entourage, en une règle de foi (regula fidei) où l’on peut déjà reconnaître les linéamens de ce qui fut plus tard admis dans l’église chrétienne sous le titre de symbole des Apôtres ou credo. C’est surtout contre le gnosticisme que le premier catholicisme avait dirigé cette règle de foi où l’on affirmait l’unité du Dieu créateur, ainsi que la réalité de la naissance, de la crucifixion et de la résurrection du Christ. L’omission de tout article relatif à la rédemption et aux rapports de l’Évangile avec la loi prouve combien, à la fin du IIe siècle, la doctrine particulière de Paul était tombée dans l’oubli. Aussi, pour Tertullien, fort peu enclin par tempérament à la miséricorde, ne trouvant jamais Dieu trop exigeant ni trop sévère, le christianisme n’est-il autre chose qu’une loi plus stricte, plus difficile à observer que l’ancienne[8]. Les passages abondent dans ses écrits où ce point de vue est exposé avec une insistance qui ne laisse aucun doute sur sa pensée. On comprend dès lors pourquoi il attache tant d’importance à la discipline ecclésiastique. Et comme tous ces principes nous le montrent sur la grande route qui mène droit au montanisme, nous ne serons plus surpris de le voir si enthousiaste pour un mouvement qui enchérissait encore sur la discipline de l’église, et si pieusement docile aux oracles des illuminés des deux sexes qui passaient alors pour les derniers prophètes. Ils furent pour lui l’anneau suprême de cette chaîne continue des révélations divines qui allait des premiers aux derniers jours du monde. C’est l’unité de croissance d’un seul et même être. La nature, dit-il, c’est l’état embryonnaire ; la loi et les prophètes, c’est l’enfance ; l’Évangile est l’effervescence de la jeunesse (efferbuit in juventutem) ; le Paraclet ou le Saint-Esprit, communiqué aux saints des derniers jours, donne la maturité.


III

On peut maintenant résumer la théologie proprement dite de Tertullien. La tradition catholique de son temps affirme l’unité du Dieu créateur contre le polythéisme païen et contre le gnosticisme, qui scinde les deux idées de Dieu et de créateur pour expliquer l’origine du mal. En même temps elle est toujours plus unanime à reconnaître un Verbe divin, instrument ou coopérateur dans l’œuvre de la création, s’étant manifesté aux hommes à diverses reprises, mais tout spécialement et d’une manière excellente en Jésus-Christ. Il s’en faut encore de beaucoup pourtant que la doctrine de l’église soit fixée sous ce dernier rapport. Il en est, par exemple, qui ne voient dans le Verbe divin qu’un mode, une manière d’être de la Divinité, non pas une personne, et telle est encore la liberté qui règne sur ce point rigoureusement défini plus tard, que Praxéas, presbytre d’Asie, représentant de l’opinion modaliste, put être fort bien accueilli par l’évêque et le clergé de Rome. Même on peut voir que la thèse de la monarchie divine, ce que nous appellerions aujourd’hui l’unitarisme, est en très grande faveur auprès de la multitude chrétienne.

C’est ici que Tertullien prend position. Il a défendu vigoureusement contre Hermogène la doctrine de la création et repoussé avec énergie toute idée d’une matière informe, préexistante, dont plusieurs pères platoniciens de cette époque n’étaient pas éloignés. Il explique le mal par l’existence et l’activité du diable, sans se demander si ce n’est pas reculer la difficulté au lieu de la résoudre. Rien de bien saillant dans tout cela ; mais pour la première fois le mot de trinité apparaît dans l’église occidentale. Tertullien en effet croit en une trinité divine bien différente de la trinité de l’orthodoxie ultérieure. Le mot est lancé toutefois, et l’idée fera son chemin. Ce qui le sépare foncièrement du dogme devenu plus tard officiel, c’est qu’il n’admet pas la personnalité éternelle du Fils. Antérieurement à la création, qui a un commencement déterminé, Dieu était seul avec lui-même, ipse sibi et mundus et locus et omnia, mais il avait de toute éternité en lui-même sa pensée ou sa raison. Cette raison n’avait pas encore toutefois d’existence personnelle et distincte, et Tertullien a pu dire impunément en tout autant de termes ce qui fut, cent ans après lui, si fortement condamné dans l’arianisme : il fut un temps où Dieu était sans le Fils. Quand donc le Fils est-il sorti de la substance divine avec la conscience et la volonté distinctes qui font la personne ? Tertullien le sait. Ce fut au moment même de la création, et le premier mot que Dieu prononça, fiat lux, accompagna ou plutôt fut l’émission du Verbe hors de son sein, car le Verbe est la vraie lumière, de laquelle provient la lumière sensible : une fois émis, il a été le serviteur de Dieu dans la création. C’est à lui que le Père parle quand il dit : Faisons l’homme à notre image ; c’est à lui qu’il faut attribuer les interventions divines dont il est parlé dans l’Ancien Testament ; c’est lui qui a inspiré ou visité les patriarches et les prophètes. Cette période, préparatoire pour les hommes, l’était aussi pour le Verbe, car il s’habituait ainsi à vivre sur la terre avec les hommes. Rien d’imprévu ni de brusque dans cette théologie. Voilà aussi pourquoi les philosophes et les gnostiques ont tort de se scandaliser des passages où l’Ancien Testament attribue à Dieu des actions ou des passions indignes de sa perfection absolue : c’est au dieu inférieur, au dieu de second ordre que tout cela doit être rapporté. De même, quand les livres saints disent de certains hommes privilégiés qu’ils ont vu Dieu, c’est du Dieu-Verbe et non de Dieu le Père qu’il peut être question. L’œil humain a pu voir le Verbe et ne pourrait voir le Père, absolument comme il peut supporter la vue des rayons du soleil, mais non celle de l’astre lui-même.

Le Fils est donc bien une personne, mais cette personne est une extension, une projection du Père. Tertullien, encore si loin de l’orthodoxie ultérieure quand il insiste, comme il le fait à chaque instant, sur l’infériorité du Fils et sa génération dans le temps, jette cependant les fondemens de cette orthodoxie en enseignant, d’accord avec la théorie que nous venons d’exposer, que le Fils est de la même substance que le Père, lumière de lumière, rayon du soleil. Voilà ce qui suffit, selon lui, pour maintenir l’unité du Père et du Fils, qui d’ailleurs sont en constant et parfait accord de volonté et de sentiment, car Tertullien explique tout à fait comme l’unitarisme moderne la parole du Christ contenue dans le quatrième évangile : le Père et moi sommes un.

Arrive maintenant la question de l’incarnation. La tradition de l’église avait adopté généralement déjà la doctrine de la conception miraculeuse du Christ dans le sein d’une vierge. Tertullien accepte cette idée traditionnelle, née dans un milieu où l’on ne pensait pas encore à une préexistence personnelle de l’être ainsi conçu. Il l’accepte parce qu’elle est traditionnelle, et échoue dans ses tentatives pour la rattacher logiquement à son système. On voit que, sur le chapitre de l’incarnation, la pensée de Tertullien ne se meut pas à l’aise. La preuve en est qu’il se montre plus tolérant là qu’ailleurs. À la rigueur, il accorderait même aux païens le droit de ne voir en Jésus-Christ qu’un homme, si seulement ils reconnaissaient qu’il est le révélateur de la vraie religion. Tantôt il parle comme s’il ne voyait dans l’homme-Jésus qu’une forme humaine sous laquelle se cachait le Verbe, tantôt il semble lui accorder aussi une âme humaine ; encore ici pourtant sa théologie reste vague, et la seule chose qu’il maintienne avec fermeté contre le docétisme gnostique, c’est la réalité matérielle du corps et des souffrances de Jésus.

Avec l’émission du Verbe, la série des projections divines n’est pas encore terminée. Il y a eu dualité dans la substance divine tant que cela a été suffisant pour la révélation que Dieu voulait donner aux hommes. Or, depuis que Jésus a quitté la terre, il s’est assis à la droite de Dieu, c’est-à-dire qu’il n’intervient plus activement dans l’humanité. Cette. fonction est désormais dévolue au Saint-Esprit, qui est sorti de la substance divine commune au Père et au Fils, et qui, inspirant dans l’extase les apôtres et les prophètes des derniers jours, est la source des révélations suprêmes. C’est de lui qu’émane cette nouvelle prophétie montaniste à laquelle Tertullien tient si fort, et qu’il a eu l’art de rattacher à toute une théodicée fondée sur la nature et l’histoire sainte. La justification du montanisme sort ainsi des entrailles mêmes de la Divinité.

En résumé, l’idée que le Fils et le Saint-Esprit (sur la personnalité duquel, ajoutons-le, Tertullien reste dans le vague) ont procédé du Père, seul éternel, dans un moment donné de la durée, celle que tous deux sont inférieurs sous bien des rapports à la perfection absolue possédée par le Père seul, celle encore que l’unité de cette trinité divine est seulement l’unité de la substance et de la volonté communes, non pas une unité numérique, ces idées creusent un abîme infranchissable entre la croyance de Tertullien et celle de l’orthodoxie catholique ; mais le fait même qu’il enseigne une trinité, qu’il affirme la consubstantialité des trois membres dont elle se compose, qu’il défend énergiquement ce double point de vue contre les objections de l’unitarisme, encore si puissant au second siècle, nous explique comment, en dépit de toutes ses hérésies trinitaires, qui du reste ne purent être que bien plus tard stigmatisées comme telles, Tertullien doit être considéré comme l’un des pères du dogme catholique. Sur la base posée par lui, peu soucieuse d’en réviser les élémens hétérogènes, mais obéissant à cet impérieux besoin, que dès les premiers jours ressentit l’église, d’exalter le plus possible la personne incomparable de son fondateur, la logique de la chrétienté devait un jour arriver à l’égalité, à l’existence coéternelle et à l’unité numérique des trois personnes de la Trinité.

Quant à l’anthropologie de Tertullien, elle offre le même mélange d’idées que le dogme officiel condamnera plus tard avec la dernière sévérité et de principes d’où il sortira lui-même complètement épanoui. Nous avons déjà signalé le matérialisme de ses vues sur l’âme. On peut voir, dans ses écrits relatifs à ce sujet, qu’il avait été très influencé par les théories sensualistes des médecins célèbres de son temps. De plus, une sœur montaniste en état d’extase avait vu positivement des âmes humaines ; ces âmes paraissaient tangibles, molles au toucher, transparentes, de couleur bleu céleste, et d’une forme toute semblable à celle de nos corps. Tertullien prend au sérieux cette rêvasserie, et pour lui l’âme n’est autre chose qu’une substance fluide, volatile, injectée par Dieu dans les conduits et méandres du corps, dont par conséquent elle a pris la forme. Elle est donc, elle aussi, d’essence divine, un vrai souffle de Dieu. C’est là, selon lui, cet homme intérieur dont parle l’apôtre, et voilà pourquoi la métempsycose est absurde, car comment voudrait-on que l’âme humaine pût s’étendre assez pour remplir un éléphant ou se resserrer de manière à tenir dans un moucheron[9] ? Son immortalité provient de ce qu’elle ne peut se dissoudre, sa substance étant simple et par conséquent indécomposable. Elle possède déjà l’image de Dieu en vertu de son origine et de ses facultés supérieures ; mais elle doit faire usage de ces facultés pour s’élever à la ressemblance avec Dieu. Tertullien insiste beaucoup sur cette distinction, fort juste au fond, entre l’image virtuelle, imparfaite, et la ressemblance complète. Enfin, avec tous les écrivains catholiques de sa période, il maintient énergiquement le libre arbitre, nié par les gnostiques.

Et pourtant Tertullien, nous allons le voir, est le précurseur d’Augustin, comme tout à l’heure nous pouvions dire qu’il était celui d’Athanase. Sur ce terrain matérialiste où il se complaisait relativement à l’origine de l’âme, il n’était guère embarrassé pour se prononcer sur les rapports de cette âme avec l’organisme corporel. L’âme, selon lui, n’était ni préexistante au corps, ni créée après lui, et, matérialisme à part, il a parfaitement établi que le fœtus vit de sa vie personnelle ou du moins distincte dès le moment de la conception, et qu’un corps sans âme n’est pas autre chose qu’un corps sans vie. Pour lui, le corps et l’âme sont conçus en vertu du même acte générateur, et il entre là-dessus en des détails que nous devons accepter dans le même esprit qu’il les donne (naturel veneranda, dit-il, non erubescenda), mais en réalité plus subtils que concluans. L’âme et la chair croissent ensemble, ont ensemble leur puberté, leur maturité, et ne se séparent pour un temps qu’à la mort. L’âme se prépare à celle-ci dans le sommeil de chaque jour, auquel elle ne participe pas. Elle exerce alors ses membres, n’ayant plus à sa disposition ceux du corps. C’est dans cet état surtout que l’esprit de Dieu se communique le mieux à elle, Ici nous voyons apparaître dans la théologie de Tertullien et, par elle, dans l’église le dogme du péché originel, pour ainsi dire inconnu avant lui, et qui resta si longtemps étranger à l’église grecque.

Il ne suffit pas d’avoir stipulé la réalité du libre arbitre pour expliquer l’homme moral, ou plutôt c’est alors que surgit la grande difficulté qui a toujours défié les efforts des penseurs partis du principe de la liberté d’indifférence : comment donc se fait-il que le mal moral soit universel au point qu’aucun homme ne saurait s’en dire exempt ? On peut trouver contradictoire ou insuffisant le dogme ecclésiastique aspirant à rendre compte de ce phénomène trop évident ; mais cela n’absout nullement les nombreuses écoles de philosophie qui ont volontairement ignoré ce problème, ou qui même ne se sont pas doutées de son existence. Le temps n’est plus où l’on s’imaginait l’avoir résolu en imputant le mal moral individuel à une mauvaise organisation sociale. Tertullien, le moraliste rigide, en a compris la gravité, et l’explication qu’il en donne se résume en ceci, que la substance de l’âme humaine a été altérée chez Adam par la malice du diable, et qu’ainsi notre premier père n’a pu nous léguer qu’une âme détériorée, de même que des parens malsains donnent le jour à des enfans malsains comme eux. Ses idées sur la propagation des âmes lui rendaient cette explication toute naturelle : le péché est un virus héréditaire, voilà comment on pourrait la résumer. Ajoutons qu’il n’a aucune idée d’une corruption totale de la nature humaine. Il a bien soin de maintenir que si l’âme, cette lumière de Dieu, peut être obscurcie, parce qu’elle n’est pas Dieu lui-même, elle ne saurait être éteinte, parce qu’elle est de Dieu. Il n’entend pas non plus parler d’une imputation du péché originel comme celle qu’enseigna plus tard l’augustinisme et qui passa dans le dogme de l’église, comme si nous étions coupables aux yeux de Dieu de l’état vicié dans lequel nous naissons. Pour lui, l’enfant est un être innocent dont l’on peut sans péril aucun ajourner le baptême, parce qu’il n’a rien à craindre encore de la divine justice ; mais il n’en est pas moins vrai que son traducianisme, comme s’appela sa doctrine de la propagation des âmes et du péché par la génération, fraie la voie à son illustre compatriote Augustin, et il est à noter que ces vues mélancoliques sur la nature humaine et sa misère morale, si contraires à l’optimisme qui distingua longtemps la théologie non moins que la mythologie grecques, ont trouvé leurs plus célèbres représentans sur cette terre d’Afrique où le vieil esprit punique, avec son goût pour les cultes sombres et les religions tragiques, n’était peut-être pas aussi éteint qu’on l’eût pensé.

On se serait attendu dès lors à trouver chez Tertullien une doctrine de la rédemption en harmonie avec sa conception de la chute. Il n’en est rien. Sauf quelques phrases isolées dans ses écrits, empruntées au vocabulaire de l’église, qui continuait de se servir d’expressions pauliniennes sans en bien voir la portée, on ne découvre rien qui ressemble à un dogme sur ce que Jésus a fait comme sauveur. Ce n’est guère que comme révélateur et législateur que le Christ apparaît dans sa doctrine, et même les termes d’expiation, de sacrifice, de victime propitiatoire, etc., qui depuis acquirent un sens si déterminé dans la théologie augustinienne, sont employés par lui dans un sens qu’on devrait dire tout pélagien. De la misère morale provenant de la chute, Tertullien conclut seulement la nécessité des œuvres et des exercices ascétiques. C’est qu’au fond pour lui le rédempteur, c’est moins le Fils que l’Esprit, ce spiritus divin qui vient encore tous les jours communiquer avec l’âme humaine, sa sœur d’origine, pour la restaurer, la guérir, lui inspirer la vérité et le courage de supporter les expiations rigoureuses dont elle a besoin pour se purifier. Encore ici nous voyons paraître le montanisme comme le terminus ad quem des idées théologiques de Tertullien. C’est donc ce curieux mouvement de la seconde moitié du second siècle qu’il nous faut décrire en achevant cette étude.


IV

Jusqu’à une époque assez rapprochée de nous, le montanisme passait pour une de ces apparitions excentriques, bizarres, qui sont à l’histoire de l’église ce que les productions du genre grotesque sont à une littérature. On n’y voyait qu’une secte d’illuminés superstitieux, fanatiques, ayant réussi à fonder quelques conventicules en Asie et en Afrique, mais qui n’avaient pas tardé à rentrer dans un oubli mérité. La secte avait, il est vrai, continué de végéter jusqu’au VIe siècle ; mais elle n’en avait pas moins complètement disparu, ne laissant que le souvenir d’une aberration accidentelle du sentiment chrétien, née on ne savait pourquoi, morte on ne savait comment. Le savant auteur de la première grande histoire du dogme que notre siècle ait vue paraître, un Münscher lui-même, ne soupçonne pas l’importance historique du montanisme : il se borne à en signaler les extravagances et passe outre. Malgré la divergence très notable de leurs points de vue, c’est aux travaux approfondis de Gieseler, de Baumgarten-Crusius, de Neander, et plus récemment encore aux recherches de deux élèves éminens de l’école de Tubingue, MM. Schwegler et Ritschl, que nous devons une appréciation tout autrement fondée de ce ferment montaniste qui remua l’église du second siècle bien plus universellement qu’on ne l’avait cru avant eux, et qui contribua tant à donner à la chrétienté du siècle suivant sa physionomie particulière.

Vers l’an 150, au fond de l’Asie-Mineure, en Phrygie, vivait un chrétien extatique du nom de Montanus, qui prétendait que le Paraclet ou le Saint-Esprit lui dictait des révélations ayant pour but de donner à l’église la perfection et la maturité qui lui manquaient encore. La Phrygie, on le sait, a été la terre classique de Cybèle et d’Athys, dont le culte rivalisait avec les bacchanales et les dépassait même par ces rites orgiastiques, convulsifs, que des corybantes mutilés accomplissaient au milieu de populations livrées tout entières à l’ivresse de la grande mère-nature. On a dit, et cela est fort possible, que Montanus avait fait partie lui-même de cette corporation sacerdotale. Ce qui est certain, c’est que son christianisme était aussi fervent qu’austère ; d’autre part, il revêtait des formes étranges, pour ainsi dire cataleptiques, et qui seraient du ressort de la physiologie non moins que de la psychologie religieuse. Dans ces extases, il perdait tout libre arbitre, toute volonté propre, toute connaissance du monde extérieur, et devenait l’instrument passif de l’esprit qui l’agitait intérieurement. Ceux qui ne comprenaient pas cette absorption de la personnalité humaine ainsi envahie par l’esprit divin l’accusaient bien à tort de vouloir se faire passer pour le Saint-Esprit lui-même, et cette niaise accusation a été bien longtemps acceptée par des historiens sérieux. La réalité est seulement que, dans ses heures de ravissement, l’esprit parlait par sa bouche à la première personne. « Je suis le Seigneur Dieu tout-puissant descendu dans un homme, » dit-il dans un de ses premiers oracles rapporté par Épiphane. Comme il est facile de s’y attendre, des femmes ne tardèrent pas à s’éprendre de cette religion nerveuse. Deux d’entre elles surtout, Maximilla et Priscilla, remplirent l’Asie-Mineure de leurs extases et de leurs prédications exaltées. Nous avons, tracé de la main de Tertullien lui-même, le portrait d’une de ces prophétesses, dont la ressemblance avec nos somnambules extra-lucides est frappante. « Il est une sœur parmi nous, dit-il[10], à qui le don de révélation a été accordé. C’est en extase, pendant les solennités dominicales, qu’elle subit la puissance de l’esprit révélateur. Elle converse avec les anges, Quelquefois même avec le Seigneur ; elle voit, elle entend les choses sacrées, quelquefois elle devine les pensées secrètes (corda dignoscit) et suggère des remèdes à ceux qui les désirent. » Du resté, les prophétesses, parmi les montanistes, semblent avoir été plus nombreuses que les prophètes. Cela est en rapport avec la nature physiologique de ces mouvemens où l’extase joue un si grand rôle. Ce fut sans doute dans le besoin confusément senti de légitimer auprès des chrétiens ce phénomène quelque peu suspect que plusieurs prophétesses déclarèrent avoir reconnu dans leurs visions le Christ qui s’avançait vers elles, vêtu d’habits de femme.

Ainsi se forma un parti religieux qui se vanta de posséder exclusivement le Saint-Esprit, d’annoncer les révélations suprêmes, de vivre avec l’austérité requise par l’approche imminente de la fin du monde, et qui se décerna à lui-même le nom de pneumatiques ou spirituels, tandis qu’il réservait à la-majorité de l’église le nom dédaigneux de psychiques ou sensuels[11]. Les nouveaux prophètes n’aspiraient pas à changer positivement la doctrine traditionnelle de l’église, mais ils prêchaient la nécessité d’un ascétisme très rigoureux. Ils prescrivaient des assemblées religieuses plus fréquentes, de nouveaux jeûnes, des xêrophagies ou jeûnes durant toute la semaine, à l’exception du samedi et du dimanche, et pendant lesquels on devait s’abstenir de tout aliment qui ne fût pas sec. Ils réprouvaient les secondes noces comme un adultère déguisé, attribuaient un mérite extraordinaire à la virginité et au martyre, faisaient un devoir de rechercher plutôt que d’éviter la persécution, abhorraient enfin tout ce qui rappelait le monde et ses joies, l’art, la parure, les fêtes, les sciences mêmes. À les entendre, tout péché mortel excluait à jamais un homme de l’église, et leur liste de péchés mortels était loin d’être courte, Ils insistaient principalement sur la proximité de la fin du monde et du retour glorieux du Christ. Une grande exaltation, une manière, de vivre sombre, farouche, une sorte de piété maladive et chagrine les distinguaient au milieu des autres chrétiens. Leur prétention de renouveler les dons extraordinaires des temps apostoliques, et de les posséder seuls en faisait une sorte d’aristocratie dédaigneuse, et désagréable. Aussi voit-on se dessiner contre eux une opposition toujours croissante, et qui, forte de l’appui du pouvoir épiscopal, les rejeta insensiblement hors de l’église, qu’ils prétendaient réformer ; mais ce ne fut pas l’affaire d’un jour. Le montanisme se répandit comme un levain dans toute la chrétienté : vers 180, l’église, de Rome fut sur le point de se déclarer pour lui. Nous savons quel prestige il exerça en Afrique. Des preuves non équivoques de la fermentation qu’il suscita en Grèce et dans tout l’Orient ont été rassemblées, et vers 177 la lettre écrite par la communauté chrétienne de Lyon à ses sœurs d’Asie pour leur raconter la terrible persécution qui avait sévi contre les chrétiens de cette ville, cette lettre atteste que le montanisme dominait parmi eux, non pas comme hérésie, mais comme tendance et sous ses formes caractéristiques. Entre autres étrangers à la ville faisant partie de l’église, la lettre signale un médecin du nom d’Alexandre, Phrygien de naissance, ayant quelque part au don apostolique, et nous pourrions relever bien d’autres traits du même genre.

Tout cela montre qu’on se trompa lourdement tant qu’on ne vit dans un pareil mouvement qu’un parasite d’origine païenne greffé accidentellement sur l’arbre de l’église par un ancien prêtre de Cybèle. En admettant que la secte pouvait naître plus tôt et se répandre plus vite en Phrygie qu’ailleurs, on ne s’expliquerait pas encore par là les affinités qu’elle trouva dans les esprits en Gaule, à Rome et en Afrique. S’en tenir là, comme Neander le faisait encore dans la première édition de son histoire, attribuer le montanisme au hasard qui fit d’un ancien corybante un chef de secte, c’est tomber dans cette détestable méthode historique d’après laquelle la réforme en Allemagne n’a d’autre origine que le désappointement d’un petit moine, et en Angleterre d’autre cause que les beaux yeux d’Anna Boleyn. Ne voir dans le montanisme, avec d’autres historiens, qu’une opposition ardente, déclarée soit à la gnose, soit à l’unitarisme, c’est prendre quelques faits de détail pour des faits essentiels. Ce fut un vrai progrès dans la juste appréciation du montanisme que l’étude approfondie qui lui fut consacrée par M. Schwegler dans une monographie spéciale. Il vit et démontra parfaitement qu’au fond le montanisme était un mouvement essentiellement réactionnaire, cherchant à maintenir ou à ramener le passé bien plus qu’à innover. Seulement, trop épris de sa thèse favorite, d’après laquelle le christianisme du Ier siècle n’aurait été qu’un judaïsme à peine modifié, il épuisa son talent et son savoir en stériles efforts pour démontrer que le montanisme était uniquement le judéo-christianisme primitif jetant un dernier éclat et se raidissant contre une mort inévitable. M. Ritschl lui fît observer avec beaucoup de justesse que tous les phénomènes montanistes dans lesquels il croyait voir des signes de judaïsme, extases prophétiques, visions révélatrices, don des langues, femmes prophétesses, etc., avaient été communs, dans les premiers temps, à tous les partis chrétiens, à celui de Paul comme aux autres, et que, même au IIe siècle, on pouvait les signaler moins fréquens, moins intenses à la vérité, mais subsistant encore au sein des églises catholiques. Ce qui, selon le savant professeur de Bonn, caractérisait essentiellement le montanisme, c’était sa lutte avec l’épiscopat. Il aurait été la crise d’où le pouvoir épiscopal sortit finalement victorieux de toute compétition individuelle des membres de la communauté. Ici M. Ritschl prenait un peu l’effet le plus saillant pour la cause première. Il est très vrai que ce fut l’épiscopat qui tua le montanisme et qui profita le plus de sa disparition ; mais la tendance se forma, l’agitation se produisit en dehors des préoccupations hiérarchiques, et nous ne voyons pas que Tertullien ait combattu l’épiscopat en principe, malgré les violentes attaques qu’il dirigea contre certains évêques.

En somme, le montanisme est une réaction disciplinaire, rigoriste, attirant, concentrant, exagérant les vieilles formes et les vieilles coutumes dont l’église tendait toujours plus à se dépouiller. Tertullien l’a réellement défini dans ces mots : Paracletus restitutor potius quam institutor. S’il innove, comme toute réaction, c’est parce qu’il sent que des mesures nouvelles sont nécessaires pour parer aux abus que les anciennes n’avaient pas réussi à prévenir. Les deux grandes causes de cette réaction et de son prestige momentané sont d’abord l’accroissement de l’église en nombre et en superficie, puis la décadence graduelle des idées millénaires, qui avaient tenu tant de place dans les préoccupations de la première chrétienté.

Si nous nous reportons au premier siècle de l’église, nous nous voyons en face de communautés encore peu nombreuses, disséminées à de grands intervalles dans l’immense empire, et qui, dans leur ferveur de néophytes, ne comprennent pas du tout les enseignemens du divin maître sur le sel de la terre, le grain de sénevé, le levain devant pénétrer toute la pâte par son action lente et cachée. Une idée surtout empruntée aux calculs apocalyptiques de la synagogue, une idée qui renferme une grande vérité sous sa lettre inacceptable, les absorbe et les exalte. Cette idée, c’est que le monde où vivent ces communautés va finir. Le retour glorieux et redoutable du Christ va surprendre l’immense majorité des hommes dans leurs idolâtries et leurs corruptions, et réjouir seulement la minime fraction qui a le bonheur de le connaître. Le pouvoir impérial est ou indifférent ou abhorré, surtout abhorré, car il persécute les fidèles et maintient l’idolâtrie de son bras de fer. Rome, c’est Babylone la prostituée ; l’antechrist, on le connaît, on prononce tout bas son nom, ou bien on se le communique en caractères hébreux qui forment un chiffre mystérieux. Il était assis naguère sur le trône des césars et s’appelait Néron. Qu’importent désormais les arts, les sciences, le commerce, l’industrie ? Ce qui importe, c’est de se recueillir, de se serrer les uns contre les autres, de mettre à profit le peu de jours que la patience divine accorde encore au monde pour se préparer exclusivement au royaume millénaire qui va venir.

Conçoit-on la ferveur ascétique et militante qu’une telle attente devait inspirer ? Sans doute l’élite de la première église s’élève au-dessus des étroitesses d’un pareil point de vue. Paul, avec autant de bon sens que de piété vraie, renvoie au travail paisible et régulier les exaltés de Thessalonique, qui se croyaient autorisés à vivre sans rien faire aux dépens de la communauté, sous prétexte que d’un jour à l’autre le Seigneur allait revenir. Jacques, avec son esprit tout pratique, tout moral, rappelle à ses lecteurs le caractère éminemment actif et bienfaisant d’une religion pure. L’évangile de Jean, le doux et pieux traité connu sous le nom d’Epître à Diognète, réagissent aussi contre cette exaltation dangereuse et inféconde ; mais la masse chrétienne n’est pas encore accessible à ce christianisme spiritualiste. Elle ne comprend pas Paul et même le maudit. L’évangile de Jean n’apparaît, ou, dans la supposition de l’authenticité de ce livre, ne se répand que fort tard. Sous l’influence excitante des apocalypses, bien autrement populaires, le renoncement à toute joie devient un plaisir ; le contre-pied de tout ce que fait un monde réprouvé paraît naturel : le chrétien s’imagine qu’il se doit à lui-même d’être extraordinaire au dehors comme au dedans. Le célibat volontaire, le jeûne, l’extase, la prophétie délirante, la vision, etc., deviennent de plus en plus, non pas les seules manifestations, mais les plus fréquentes, les plus désirées de la piété chrétienne. Il y a un sens profond dans ce passage des Actes des Apôtres, applicable toutes les fois qu’un esprit nouveau souffle sur le monde, où nous lisons que les témoins de la première effusion du Saint-Esprit sur les disciples s’imaginèrent qu’ils étaient pleins de vin doux,

À la longue, cette ferveur millénaire devait diminuer. Les années s’écoulaient, des générations se succédaient, et le Seigneur ne revenait pas. On ne renonçait point encore cependant à croire que son retour était proche. Quand une telle croyance a pénétré à ce point une société religieuse, quand elle a été si longtemps l’angle visuel sous lequel on s’est habitué à contempler l’avenir, ce n’est que lentement, très lentement, qu’elle diminue d’abord en puissance pour laisser place enfin aide à tout autres perspectives. La seconde épître attribuée à Pierre nous transporte au moment précis ou le doute commençait à se glisser dans l’église. Il y a de la prudence dans son observation que mille ans sont au Seigneur comme un jour ; pourtant l’auteur lui-même de l’épître croit encore que son retour ne se fera pas longtemps attendre.

Au milieu de tout cela, l’église grandissait, et en grandissant elle se réconciliait tout doucement avec le monde, et même avec ce qui avait résumé d’abord pour elle les pompes et les idolâtries de Satan, le pouvoir impérial. Elle prenait son parti de vivre côte à côte avec lui, réclamant hardiment sa place au soleil au nom du droit communs, s’apercevant qu’elle devenait peu à peu une puissance avec laquelle l’empire ferait mieux de traiter que de lutter. Nous avons de ce changement des esprits un indice bien remarquable dans le fragment qu’Eusèbe nous a conservé de l’apologie adressée par l’évêque de Sardes, Méliton, à l’empereur Antonin. « La philosophie chrétienne, dit l’adroit évêque, est née en même temps que l’empire ; ses progrès sont parallèles à ceux de la puissance romaine, et si un moment la bonne harmonie a été troublée sous un Néron ou un Domitien, la faute en fut à quelques calomniateurs qui avaient surpris la bonne foi de ces princes, et leurs pieux successeurs, mieux informés, ont rendu la paix à l’église. » Et cela s’écrivait en toutes lettres plus de cent ans avant Constantin ! Ne voit-on pas que l’épiscopat s’essaie déjà aux belles manières et qu’il saura vite parler le langage de la cour quand le fils de Constance Chlore lui en ouvrira les portes à deux battans ?

Au fond, tout cela eût été peu grave, si cet agrandissement continu de l’église et cette diminution graduelle des rêveries millénaires se fussent opérés sans dommage pour la piété et la moralité chrétiennes. Malheureusement la multitude croissante des prosélytes remplissait les cadres de l’église de recrues qui n’étaient pas toujours du meilleur choix. Déjà nombre de chrétiens vivaient à peu de chose près comme les païens et ne tenaient à l’église que par des liens tout extérieurs. Il y avait des chrétiens, des serviteurs même de l’église, fabricans d’idoles et d’objets propres au culte païen. Quand la persécution sévissait, quelques-uns seulement restaient fermes, la grande majorité se résignait à une apostasie hypocrite avec une déplorable facilité. Des presbytres, des évêques même donnaient l’exemple de cette lâcheté honteuse. Les écrits de Tertullien abondent en faits de ce genre. S’il faut l’en croire, le martyre lui-même n’était pas toujours pur et savait parfois se faire très bien payer sa mise en scène. On peut admettre chez lui plus d’une exagération de puritain ; mais en somme ces allégations fâcheuses pour les premiers chrétiens trouvent leur confirmation ailleurs. On a décidément abusé de l’église primitive et de sa pureté immaculée. La lettre de Pline à Trajan[12] nous en dit assez quand elle raconte avec quelle facilité le proconsul obtint d’un grand nombre de chrétiens qu’ils sacrifiassent de nouveau aux idoles et. aux images de l’empereur en maudissant le Christ. À peine quelques mesures de rigueur avaient-elles été édictées, que les temples déserts s’étaient remplis et que les solennités païennes interrompues avaient été reprises.

On s’habituait donc à l’idée de vivre avec un monde qui n’avait pas l’air de vouloir finir aussitôt qu’on l’aurait cru. En même temps que l’église s’humanisait d’un côté et se relâchait de l’autre, on voyait diminuer et même disparaître en bien des endroits ces formes violentes, excentriques, de la piété chrétienne primitive, et qui, acceptées, en un sens naturelles au moment de la surexcitation tumultueuse des premiers jours, ne pouvaient plus que dégénérer en abus ou en spectacles ridicules maintenant que le torrent de l’esprit chrétien tendait à régulariser son cours et à l’élargir. Ici encore le mal marchait de pair avec le bien. Si la piété chrétienne devenait plus digne, plus sérieuse, plus maîtresse d’elle-même, plus apte à commander le respect, à se concilier les sympathies des non-chrétiens, on pouvait regretter qu’elle perdît en même temps, sa ferveur enthousiaste, sa chaleur communicative, sa puissante mysticité. À la poésie succédait la prose.

Voilà la situation qui a engendré le montanisme. Il a voulu réagir contre la mondanité de l’église, et, prédécesseur en cela des irwingiens de nos jours, il a prétendu reproduire les charismes ou les dons extraordinaires de l’esprit qui semblaient avoir été le monopole de l’église apostolique. Ainsi s’explique le résumé qu’au Ve siècle Épiphane donne avec beaucoup de justesse des prétentions montanistes : « Il faut que, nous aussi, nous recevions les charismes, et la sainte église de Dieu doit les recevoir aussi. » L’Importance historique du montanisme, c’est qu’il clôt par son apparition la forme primitive de la piété chrétienne, et consacre par sa disparition la prépondérance définitive de celle qui prévalut longtemps depuis lors. Outre Tertullien, le montanisme africain peut se vanter d’avoir fourni deux saintes au calendrier catholique, les deux sœurs Perpétue et Félicité. L’auteur des actes de leur martyre, morceau fort curieux, à peu près contemporain, reproduit par Ruinart dans ses Acta martyrum, n’a pas eu d’autre but, comme il le dit lui-même, que de démontrer par son récit combien se trompaient ceux qui prétendaient que l’église du IIIe siècle était moins riche que celle du Ier en dons miraculeux du Saint-Esprit. Son principal objet est de raconter les visions révélatrices et les extases de ses héroïnes pendant les jours qui précédèrent leur supplice. On y retrouve ce l’on de tristesse et de mélancolie, cet amour de la souffrance qui caractérise la plupart des prophéties montanistes. « L’esprit m’a révélé, dit Perpétue, que je ne devais chercher dans le baptême rien d’autre que la souffrance de la chair. » Maximilla, en état d’extase, se désole d’être repoussée par les chrétiens comme un loup du milieu des brebis. « Je ne suis pas loup, dit-elle en gémissant ; je suis parole, esprit et puissance. » Bien longtemps après, et lorsque le montanisme n’était plus qu’une secte insignifiante, Épiphane rapporte que, dans les assemblées montanistes, on voyait apparaître régulièrement sept jeunes filles qui se mettaient devant les fidèles à prophétiser en se lamentant sur la vie humaine[13].

C’est ainsi que par sa rigidité, son puritanisme chagrin, sa prétention à l’inspiration prophétique absolue, le montanisme exerça sur Tertullien un prestige dont il ne put ni ne voulut se défendre. Comme du reste le montanisme, en sa qualité de parti réactionnaire, abondait dans les erreurs plus encore que dans les beaux côtés du passé qu’il voulait faire revivre, et par conséquent était ardemment millénaire, le sens matérialiste de Tertullien se trouvait à l’aise dans cette tendance, qui dépeignait la vie et l’économie futures sous les traits les plus grossiers. « Ils sont chair, et ils haïssent la chair, » s’écriait désolée une voyante montaniste dont les auditeurs doutaient de la résurrection future du corps actuel et des descriptions de l’avenir qu’elle rattachait à cette croyance. Quant à Tertullien, nous savons de reste qu’aucune description de ce genre n’était capable de le faire reculer. Les passages de ses écrits dénotant sa ferme croyance qu’il vit dans les derniers jours du monde sont innombrables. Tous les calculs apocalyptiques, toutes les élucubrations rabbiniques sont pour lui les bienvenues. Il s’attend par exemple à de grands bouleversemens, à d’épouvantables calamités (acerbitates horrendœ), au milieu desquels l’empire romain s’effondrera tout entier. Pendant ce cataclysme suprême, les chrétiens fidèles seront mis à l’abri dans un lieu de refuge qui leur sera ouvert par la bonté divine. Il se tait sur la personne de l’antechrist. Est-ce prudence ? Il y a lieu de le croire, car certainement il avait aussi son idée sur ce point important des prévisions millénaires. Avec le retour du Christ commencera donc le règne de mille ans, pendant lesquels les élus habiteront une ville divinement construite, la Jérusalem céleste, qui descendra des cieux, où, en attendant, elle est tenue en réserve. Cette ville, Ézéchiel et Jean l’ont vue et décrite, les prophètes montanistes aussi. Tout récemment encore, des témoins dignes de foi l’ont aperçue, durant quarante jours consécutifs, qui se dessinait sur l’azur du ciel[14]. Toutefois les saints n’y entreront pas tous en même temps, mais les uns plus tôt, les autres plus tard, selon leurs mérites. Les mille ans écoulés, le monde actuel sera complètement détruit ; la résurrection universelle, le jugement dernier auront lieu, la chair des élus revêtira la substance angélique assurant l’immortalité, de telle sorte que ce sera bien notre chair actuelle qui jouira de l’éternité. Le sort réservé aux damnés ne le prouve-t-il pas ? Que signifieraient leurs pleurs et leurs grincemens, s’ils devaient être dépourvus d’yeux et de dents ? Jamais, dans ses nombreux écrits, Tertullien ne fait la moindre allusion à l’espoir d’un rétablissement ou d’un pardon final accordé aux réprouvés. Pourtant à Alexandrie, et presque de son temps, toute une école de théologie devait s’emparer de cette bienfaisante espérance pour en faire une de ses doctrines les plus positives ; mais jamais pareille idée ne semble avoir lui dans le sombre cerveau du docteur africain.

Tout porte à croire qu’après l’Asie-Mineure ce fut en Afrique, et grâce surtout à Tertullien, que le montanisme rencontra le plus de sympathies. Bien des choses donnent même lieu de supposer qu’il y domina la situation ecclésiastique, et que si Tertullien se sépara de l’église catholique en général, il ne fit pas schisme, à proprement parler, avec son église provinciale. Cependant, là comme ailleurs, les mêmes causes qui devaient reléguer le montanisme au nombre des excentricités religieuses firent sentir leur puissance, et déjà au temps de Cyprien (246-258) on n’en entend plus parler. Le point central et populaire du débat fut de savoir à quelles conditions et par qui le chrétien devenu indigne de la communion ecclésiastique, soit par ses mauvaises mœurs, soit par son apostasie, pouvait être réintégré dans le corps du Christ ; car si les docteurs distinguaient encore fortement entre le pardon de l’église et celui de Dieu, la masse des fidèles se souciait peu de cette distinction, ou plutôt n’osait compter sur celui-ci qu’à la condition d’être munie de celui-là. L’épiscopat prétendit qu’il avait le pouvoir d’accorder ou de refuser cette réintégration, et, comme il usait libéralement de ce pouvoir, il eut pour lui les opinions sans doute, mais aussi les désirs de la majorité. lie montanisme contesta ce droit aux évêques et voulut qu’il fût réservé à ses illuminés, qui seuls, disaient-ils, pouvaient discerner la sincérité des repentirs, mais qui refusaient impitoyablement la réintégration dans l’église à tous ceux qui avaient commis un péché mortel, de peur d’encourager les autres à les imiter[15]. Cependant tous les évêques ne furent pas hostiles au montanisme. Il y en eut qui, soit conscience, soit pression de l’opinion locale, se montrèrent peu disposés à s’arroger le pouvoir illimité des clés, et même l’évêque de Rome Éleuthère inclina fort à reconnaître la validité des prophéties montanistes. Ce fut alors que le parti épiscopal d’Asie-Mineure députa à Rome un fondé de pouvoir, nommé Praxéas, contre lequel Tertullien dirigea l’un de ses plus violens traités, et qui paraît n’avoir guère eu de peine à faire revenir le siège romain sur une décision dont le mouvement montaniste en Orient eût tiré grand profit. La crise atteignit son maximum sous l’évêque de Rome Zéphyrin (200-218), auquel on attribue généralement cet édit indulgent contre lequel Tertullien déchaîne sa fougueuse colère dans son livre De Pudicitia. Pour la première fois dans l’histoire de l’église, l’évêque romain reçut les titres de souverain pontife, d’évêque des évêques, on conçoit dans quel sens ironique et amer. L’édit épiscopal proclamait la réintégration après pénitence des chrétiens coupables d’adultère et de fornication. « Absit, absit ! s’écrie indigné le presbytre de Carthage, tu souilles par un tel édit les oreilles de l’église vierge ! Le Seigneur a bien pu appeler le temple terrestre de Dieu une caverne de voleurs ; jamais il ne l’eût désigné comme un repaire de fornicateurs et d’adultères ! » Tout le reste est à l’avenant. Cela n’empêcha pas Calliste, successeur de Zéphyrin, de couronner le système en revendiquant pour l’évêque le droit de pardonner tous les péchés. La gloriosissima multitudo des psychiques applaudit et se laissai pardonner.

L’histoire ecclésiastique énumère un nombre considérable d’évêques et d’écrivains qui combattirent le montanisme : Apollinaris à Hiérapolis, Sérapion à Antioche, Clément à Alexandrie, Denys à Corinthe, Caïus à Rome, où la réaction disciplinaire avait trouvé un défenseur fort estimé du nom de Proculus. Tous ces ouvrages sont perdus, mais le nombre et les lieux de publication des écrits de ce genre attestent que nous n’avons rien exagéré en insistant sur l’intensité et la force d’expansion du montanisme au IIe siècle. En Asie-Mineure, son pays d’origine, il se réveilla une fois encore vers 235 : la Cappadoce vit apparaître une prophétesse dans le genre de Priscilla et de Maximilla, disant qu’elle se rendait en hâte à Jérusalem (sans doute pour être témoin du retour imminent du Seigneur), et ne craignant pas, malgré son sexe, d’administrer les sacremens. Elle allait nu-pieds à travers les montagnes couvertes de neige, et ne paraissait pas en souffrir. Cette recrudescence du montanisme en amena la répudiation absolue. Jusque-là, on avait reconnu la validité du baptême conféré dans les réunions montanistes ; depuis lors, on le déclara nul et de nul effet. Depuis lors aussi, on n’entend plus parler du montanisme, bien qu’il continue à végéter obscurément en Phrygie et dans quelques autres lieux.

Le montanisme devait périr. À part même ses formes violentes et souvent grotesques, dont il se serait peut-être dépouillé à la longue, il devait succomber comme toutes les tendances, si sincères, si ferventes, si légitimes même en un sens qu’on les suppose, qui ont le malheur de se mettre en travers de l’esprit et des besoins de toute une époque. Il eût été sans doute à désirer que l’église eût vaincu le montanisme par d’autres moyens que ceux qui lui réussirent alors, et surtout par une intelligence plus élevée de la vraie moralité et de ses conditions. On souffre de voir l’ancienne démocratie chrétienne, si vivante, si libre, si favorable aux individualités par son organisation presbytérale et républicaine, abdiquer, par faiblesse morale, entre les mains d’une oligarchie épiscopale qui ne saura pas elle-même maintenir la liberté dans son propre sein ; mais il faut bien avouer que l’église avait autre chose à faire que d’écouter les rogatons des sœurs prophétesses : elle se devait à elle-même de se débarrasser des institutions et des formes qui l’eussent condamnée pour jamais à l’impuissance. L’église montaniste eût-elle jamais forcé l’empire à s’incliner respectueusement devant elle ? Assurément non. Quant à Tertullien, il semble que le montanisme l’enveloppe de son linceul, éteignant ce génie si ardent dans ses étroitesses superstitieuses. On ne sait rien ni des dernières années, ni de la mort de ce lutteur mélancolique et fiévreux : on peut seulement affirmer qu’il finit avec la réaction à laquelle il s’était voué tout entier.


ALBERT REVILLE.

  1. Les travaux auxquels nous faisons allusion, et qui nous ont servi dans cette étude, sont un ouvrage du vénérable Neander et un bon article de la colossale Encyclopédie théologique, dont M. le professeur Herzog dirige la publication depuis une dizaine d’années avec des alternatives de réussite et d’insuccès.
  2. Apologeticus, 37.
  3. De Anima, 52.
  4. Ailleurs, à propos des secondes noces, qu’il juge profondément immorales, surtout en vue de la fin prochaine du monde, à laquelle il croit fermement, il demande ironiquement si les fruits qui conviennent aux derniers temps seraient par hasard ubera fluitantia, et uleros nauseantes, et infantes pipiantes.
  5. Telle était donc l’explication que les Juifs donnaient alors du fait que le tombeau de Jésus fut trouvé vide au matin du troisième jour après la crucifixion.
  6. De Prœscript., 7.
  7. Voici toutefois une liste de ses ouvrages basée, autant que faire se peut, sur les deux phases de sa vie religieuse. 1° Appartiennent à la période catholique les traités De la Prière, Du Baptême, A sa femme, Aux Martyrs, De la Patience, De la Prescription des hérétiques (la fin de ce traité n’est pas de lui). — 2° Les livres De l’Apologie, Aux Nations, Du Témoignage de l’âme, Du Pallium, Contre Hermogène, Contre les Valentiniens, A Scapula, Des Spectacles, De l’Idolâtrie, De la Parure des femmes, n’autorisent pas un classement bien certain, et peut-être le plus probable serait-il qu’ils ont été composés dans les années de transition, lorsque Tertullien laissait percer de plus en plus ses tendances montanistes sans avoir encore brisé avec l’église. — Enfin 3° les Cinq livres contre Marcion, les traités De l’Ame, De la Chair du Christ, De la Résurrection de la chair, Contre Praxéas, le Scorpiaque ou Antidote contre les gnostiques, De la Couronne militaire, Du Voile obligatoire pour les vierges, De l’Exhortation à la chasteté, De la Fuite dans la persécution, De la Monogamie, Du Jeûne, De la Pudeur, appartiennent visiblement à la période du montanisme déclaré. On est assez généralement d’accord aujourd’hui qu’on a attribué à tort à Tertullien les traités De la Pénitence et Contre les Juifs.
  8. Tertullien comprend si peu saint Paul qu’il s’imagine que cet apôtre soumit son enseignement aux douze autres et s’entendit avec eux sur la règle de foi (Adv. Marc. IV, 2). Quelque peu embarrassé par l’altercation qui s’éleva à Antioche entre Pierre et Paul, il se tire d’affaire en disant qu’en cette circonstance Paul s’exprima ferventer adhuc, ut neophytus.
  9. De Anima, 32.
  10. De Anima, 9.
  11. La ψυΧή chez les Grecs désignait l’âme sensuelle ou animale, distincte du νοΰς ou πνέμα, l’âme rationnelle et morale.
  12. Plimi Epist., XCVI.
  13. La moquerie populaire, s’attaquant à ce puritanisme et à ces lamentations sempiternelles, leur décerna en Asie les sobriquets de peaux-sèches (ascotrygètes) et de doigts-dans-le-nez (passalorrhunchites), par allusion sans doute à leurs prières nasillardes. C’est à cette aversion contre tout ce qui pourrait plaire aux yeux et à l’âme dans la vie actuelle qu’il faut attribuer l’opinion de Tertullien sur les traits physiques de Jésus, qu’il prétend avoir été fort laids (*). Pour affirmer cette idée, qui nous répugne et que dément une étude attentive des faits évangéliques, il ne s’appuie sur aucun renseignement historique ni traditionnel. Il allègue seulement des preuves de cette force : « on n’aurait pas craché sur un beau visage ! »
    (* ) De Carne Christi, 9.
  14. Adv. Marc., III, 24.
  15. Nous trouvons dans Tertullien (De Prœdic., 19) la liste des péchés considérés alors comme mortels : l’homicide, l’idolâtrie, la fraude, le blasphème, l’adultère, la fornication ou toute autre violation du temple de Dieu, c’est-à-dire toute impureté profanant le corps du baptisé, qui, par le baptême, est devenu comme un habitacle du Saint-Esprit.