Testament de Basile Tatistchef/Préface

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Testament de Basile Tatistchef (Духовная Василья Татищева)
Traduction par le R. P. J. Martynof.
Benjamin Duprat (p. v-xxii).


PRÉFACE.




Dans une étude précédente[1], en parlant des productions modernes de la littérature russe, j’ai eu l’occasion de mentionner le morceau dont on vient de lire le titre. Je me proposais dès lors d’y revenir un jour. En effet, quelque temps après, le Testament de Tatistchef paraissait dans le Cabinet historique[2], recueil dirigé avec autant de savoir que de persévérance par M. Louis Pâris, à qui, d’ailleurs, je devais la connaissance de l’original russe. En reproduisant aujourd’hui ce même travail, je prie tous ceux qui daigneront me lire de ne pas oublier que je n’ai eu à ma disposition qu’une seule copie manuscrite, conservée à la Bibliothèque impériale de Paris (supp. franc., n° 2008), et faite avec assez de négligence. J’espère néanmoins que l’intérêt historique qui s’attache à une pièce tracée par une main si célèbre sera compris des lecteurs français.

Faisons d’abord connaître l’auteur lui-même, en disant ce que fut Tatistchef comme homme et comme écrivain.

La famille des Tatistchef est une des plus connues en Russie. On raconte que du temps de Basile Dimitriévitch (1389-1425), un gouverneur de Novgorod, nommé Basile Iouriévitch, y ayant découvert un complot contre le grand-duc, fit saisir les conspirateurs et les envoya à Moscou. Cette découverte, ajoute-t-on, lui valut le surnom de Chercheur-des-Malfaiteurs (Tatistchef). Tel serait, au dire des écrivains du pays, l’origine de ce nom[3]. Quoi qu’il en soit, il est certain que c’est de ce Basile Iouriévitch Tatistchef que descend le célèbre auteur de l’Histoire russe, que tout le monde connaît, au moins de nom, et du Testament que nous publions ici pour la première fois en français.

Basile Nikititch naquit en 1686. Son père, Vikita Alexéitch, ne pouvait que s’applaudir des heureuses dispositions de son enfant pour le travail et l’étude. Aussi, lorsque Pierre Ier choisit les jeunes gens les plus capables pour les envoyer faire leurs études à l’étranger, le jeune Basile eut le privilége d’être de ce nombre. Il quitta le pays en 1704. Le séjour à l’étranger nourrit sans doute en lui le goût des études historiques, et lui fit concevoir l’idée d’écrire un jour l’histoire de son pays. De retour en Russie, Tatistchef songea à s’établir. Son choix tomba sur madame Redkine, née Batvinief, dont il eut deux enfants, Eugraphe et Euphrasie, et dont il dut plus tard se séparer, comme il nous l’apprend lui-même dans son Testament. Attaché au collége des Mines, il fournit une carrière signalée par d’éclatants succès. Ainsi, à l’âge de trente-quatre ans, il reçut de Pierre la mission d’améliorer les établissements des mines de l’Oural, et quatre ans plus tard, nous le voyons visiter, dans le même but, ceux de la Suède.

À Stockholm, il fit la connaissance de Strahlenberg, qui écrivait alors sa Description de l’empire russien. Il paraîtrait que Tatistchef aida beaucoup l’écrivain suédois dans ce travail ; qu’il sollicita même pour lui, auprès du cabinet de Saint-Pétersbourg, la permission de dédier l’ouvrage à la mémoire de Pierre Ier, qui venait de mourir, faveur que le gouvernement russe ne voulut jamais accorder, malgré les promesses de l’auteur de consacrer sa préface au récit des actions mémorables de ce prince. Le refus changea les dispositions bienveillantes de l’auteur à l’égard de la Russie, ainsi que le plan primitif de l’ouvrage. Ce dernier parut enfin (en 1730) sous le titre : Das nord-und-œstliche Europa und Asia, etc. Il a cela d’intéressant que nous y trouvons l’opinion d’un des principaux seigneurs russes sur Pierre Ier, opinion que Strahlenberg donne comme conciliatrice et mitoyenne entre le sentiment des admirateurs enthousiastes du monarque défunt, et celui de ses adversaires à outrance[4]. Or, ce personnage ne peut être que Tatistchef lui-même.

L’année 1730 est mémorable dans les fastes russes. Elle ouvrit le règne d’une tsarine dont la devise était : Petrus magnus, Anna major. C’était le troisième gouvernement que Tatistchef allait servir. Les rapports assez intimes qu’il avait avec le prince Serge Dolgorouki et le fameux Théophane Procopovich, archevêque de Novgorod, indiquent suffisamment le parti auquel il appartenait ; et son élévation rapide témoigne de l’attention que lui accordait le nouveau gouvernement. Il se livra donc à de nouveaux labeurs, lorsqu’une grave maladie l’arrêta au milieu de ses dévouements. À peine âgé de quarante-huit ans, et se croyant aux portes du tombeau, il traça son Testament, expression fidèle de ses sentiments les plus intimes et de son âme chrétienne. La coïncidence de ce document de famille avec les premières années du nouveau règne, en explique certains passages faisant allusion aux événements de l’époque. Il est de 1734.

Revenu de sa maladie, Tatistchef reprit ses travaux habituels, et l’impératrice sembla lui prodiguer les marques de sa bienveillance : elle le fit conseiller privé, grand-maître des mines, le chargea de réorganiser tout le service en Sibérie, et de rédiger un code des mines. Jamais aucun des administrateurs de ce pays, soit avant, soit après lui, n’a joui d’une confiance aussi entière de sa souveraine.

Enfin, en 1741, il fut nommé gouverneur d’Astrakhan, chargé spécialement de régler les affaires des Kalmouks. Cette nomination, tout en témoignant des dispositions bienveillantes de la nouvelle impératrice à son égard, ne laissa pas de devenir pour lui la source des chagrins qui assombrirent les dernières années de sa carrière. Il ne put s’entendre avec l’administrateur du kannat, et des démêlés fâcheux s’ensuivirent. Dénoncé à Saint-Pétersbourg, Tatistchef reçut l’ordre de remettre la gestion des affaires entre les mains du lieutenant général Yéropkine. C’était en 1744 Il se retira alors dans sa terre de Boldino, près de Moscou, où il passa le reste de ses jours, gardé comme un prisonnier, et n’ayant auprès de lui que son petit-fils Rostislas. Celui-ci confia à des amis les détails suivants sur les derniers instants du célèbre historien[5] :

Sentant ses forces baisser de plus en plus, Tatistchef manda auprès de lui son fils Eugraphe, qui se rendit en hâte à Boldino, avec sa femme Euphrasie. La veille de sa mort, désirant assister à la sainte messe, qui devait être la dernière pour lui, le vieillard plus que septuagénaire monte à cheval, et se rend, en compagnie de Rostislas, à son église paroissiale, située à trois verstes de Boldino. Après la messe, il visite le cimetière, voisin de l’église, montre au curé l’endroit où reposaient les Tatistchef, ses ancêtres, et fait creuser tout près de là une tombe destinée à le recevoir lui-même. Lorsque vint le moment de s’en retourner à la maison, ses forces ne lui permettant plus de remonter à cheval, il fut obligé de se mettre en cabriolet, et, après avoir bien recommandé au curé de venir le lendemain matin lui administrer les sacrements, il reprit le chemin de Boldino.

Là il était attendu par un courrier à peine arrivé de Saint-Pétersbourg, et porteur d’une dépêche impériale. Dans son rescrit, Sa Majesté rendait justice aux services rendus par l’ex-gouverneur d’Astrakhan, le déclarait parfaitement innocent, et lui conférait les insignes de l’ordre de Saint-Alexandre Nevski. Touché profondément d’une faveur si éclatante, bien que tardive, Tatistchef écrivit à Élisabeth une lettre de remerciement, qu’il remit au courrier avec la brillante décoration. Aussitôt la garde fut levée et la liberté rendue à l’exilé de Boldino, liberté dont il ne devait jouir, hélas ! que quelques heures, si toutefois son cœur était encore capable de jouir des choses de ce monde.

Le lendemain matin, il se confessa et reçut la sainte communion. Ensuite, il s’entretint avec les membres de sa famille, leur manifesta ses dernières volontés, et leur donna sa bénédiction ; puis, après avoir dit adieu à tout le monde, sans excepter ses gens, il témoigna le désir de voir commencer les cérémonies de l’extrême-onction. Elles n’étaient pas achevées, lorsque le moribond rendit le dernier soupir, à l’âge de soixante-quinze ans[6], le 15 juillet 1750. Le cercueil destiné à recevoir le corps du défunt était prêt depuis longtemps. C’est Tatistchef lui-même qui l’avait commandé et qui y avait travaillé de ses propres mains avec l’ouvrier.

Quant aux obsèques, il est à croire qu’on aura eu égard au désir formellement exprimé dans son Testament, voici en quels termes : « Je demande une seule chose, c’est qu’on m’enterre, suivant les usages de l’Église, là où je serai surpris par la mort, et sans aucune pompe[7]. »

Il nous reste à parler de Tatistchef comme écrivain. La grande quantité de travaux laissés par lui, et traitant de différentes matières, témoigne en faveur de sa fécondité et de la variété de ses connaissances. Malheureusement, plusieurs de ses écrits, plus ou moins achevés, périrent dans un incendie. Parmi ceux qui virent le jour, outre le Testament, nous citerons ses Remarques sur le droit de l’ancien code russe, imprimées à Moscou en 1768 et 1786 ; de plus, le Dictionnaire historique, politique et civil de la Russie, publié à Saint-Pétersbourg en 1793, et s’arrêtant à la lettre L. Quant à la géographie, nous savons positivement qu’il y a travaillé beaucoup, qu’il n’espérait pas même pouvoir mener ses travaux à bout, sans le concours du gouvernement[8]. Toutefois, il n’y eut de publié que son grand Atlas, en vingt feuilles, qui parut encore de son vivant (1745), pour ne rien dire de la carte de la Sibérie, qu’il avait déposée à l’Académie des sciences et au Cabinet impérial[9].

Mais le travail principal de Tatistchef, celui qui a immortalisé son nom, est son Histoire russe depuis les temps anciens (Rossiïskaia istoria s drevneïchikh vremen)[10], ouvrage d’un grand mérite assurément, mais qui est loin d’être irréprochable au point de vue critique, et surtout à cause des préjugés religieux, devenus malheureusement traditionnels parmi les écrivains soi—disant orthodoxes, qui les considèrent comme un titre de plus à la confiance de leur coreligionnaires. Au reste, indépendamment de ce défaut commun à tous les hétérodoxes, le livre de Tatistchef devint bientôt une véritable pomme de discorde parmi les savants du pays eux-mêmes. En voici la raison :

On sait que Tatistchef, en composant son Histoire, puisait dans des sources dont plusieurs nous restent encore inconnues : qu’il publia le premier la chronique dite de Joachim (Iakimovskaia liétopis), jusqu’alors complétement ignorée. Schlœzer, oracle du temps, lui en fit un crime et le traita d’inventeur de fables. La foule servit d’écho au sceptique professeur de Gœttingue, et, dès lors, le témoignage de Tatistchef devint suspect. Cependant, il faut le dire, de tout temps il y eut des réclamations plus ou moins puissantes en sa faveur. Surtout depuis que les faits élèvent, à leur tour, une voix impartiale, depuis que l’accord des découvertes récentes avec les renseignements fournis par le mystérieux Joachim et d’autres chroniqueurs, vient, pour ainsi dire, protéger le nom de l’historien, on sent plus vivement le besoin de réparer le tort fait à sa réputation.

Ceux donc qui ont à cœur l’honneur de Tatistchef ne se contentent pas de répéter avec tout le monde que personne, avant lui, n’a rassemblé et compulsé un aussi grand nombre de chroniques. Ils vont plus loin, et ils ajoutent qu’aucun de ses contemporains ne réunissait tant de qualités indispensables pour écrire une histoire nationale quelque peu critique. Russe d’origine, il comprenait, disent-ils, les annales du pays mieux que les étrangers les plus érudits, appelés à Saint-Pétersbourg pour défricher les champs incultes de notre histoire. Sa naissance, son rang dans la société, ses relations nombreuses, ses voyages à l’étranger, les fonctions importantes qu’il remplissait, tout cela lui rendait facile l’acquisition de matériaux inaccessibles à tout autre, et élargissait considérablement le cercle de ses connaissances en tout genre. Ils n’oublient ni son amour de l’étude, ni sa persévérance dans le travail, que tous, amis ou ennemis, lui reconnurent unanimement, et qui ne se démentit point, durant les trente années consacrées à préparer et à composer son Histoire.

Ainsi parlent les défenseurs de Tatistchef. À leurs yeux, ce sont autant de titres à la confiance de la postérité, et en rendant hommage à sa bonne foi d’historien trop longtemps méconnue, ils croient accomplir un devoir rigoureux de justice. — Dans cette œuvre de réhabilitation, une large part revient de droit à M. Lavrovski, auteur d’une importante étude que l’Académie de Saint-Pétersbourg, section de la langue et de la littérature russe, a jugée digne de figurer dans ses « Mémoires savants[11]. » Je signale ce travail, non-seulement parce qu’il peut être regardé comme le représentant de l’opinion la plus accréditée parmi les savants russes de nos jours, mais encore parce qu’il se rattache par un point essentiel au Testament dont il s’agit en ce moment. M. Lavrovski, il est vrai, n’en fait point mention ; et pourtant cette pièce, écrite au seuil de l’éternité et sous les regards du souverain juge, lui aurait fourni un argument de plus en faveur de sa thèse, qu’il a du reste défendue avec une érudition égale à son patriotisme ; et il aurait pu, non sans quelque droit, demander aux détracteurs de Tatistchef s’ils avaient présentes à leur esprit ces pages empreintes de sentiments si conformes à la morale chrétienne, et en tout cas, bien remarquables dans un homme inculpé de mensonge historique.

Considéré sous ce point de vue, le Testament de Tatistchef acquiert une nouvelle valeur, et offre un intérêt réel pour tout le monde, sans excepter mes compatriotes, qui n’en ont, du reste, que deux éditions, faites dans le siècle dernier, et devenues extrêmement rares, l’une de 1773, imprimée à Saint-Pétersbourg, l’autre sans date, et augmentée d’un Entretien sur l’utilité des sciences. Quant à ceux auxquels la langue qu’écrivait l’auteur est étrangère, je pense qu’ils ne refuseront pas du moins à ce tableau des mœurs de l’époque, le mérite de la nouveauté et de l’originalité, lors même qu’ils l’auraient comparé avec son antique pendant, la célèbre Instruction du grand-duc Vladimir Monomaque à ses enfants (1113-1125), considérée à bon droit comme un modèle de ce genre de littérature qu’on pourrait appeler testamentaire, et qui joue un rôle si important dans la longue période antérieure au temps de Lomonosof et de Pierre Ier. Mais il ne m’appartient pas d’insister là-dessus. J’aime mieux invoquer ici, en terminant, le témoignage suivant d’un écrivain français : « Nous avons encore parmi nous, dit M. Louis Pâris, une infinité d’honnêtes gens, fiers comme de raison de la civilisation parisienne, qu’on surprendrait fort en leur parlant de l’honnêteté, de la délicatesse, des mœurs polies des seigneurs russes au commencement du xviiie siècle. À leurs yeux, la Russie, à cette époque, ne faisait que de naître à la vie, et se démenait encore dans les langes de la barbarie. Voici pourtant un document irrécusable, et qui donne un démenti à ces préventions injustes. La société russe s’y montre sous un jour infiniment moins primitif, et si l’on y voit encore le contraste entre ce qu’étaient la Russie et la France à la même époque, il ne nous est pas prouvé que ce contraste lui soit absolument défavorable[12]. »

Le lecteur jugera.



  1. Manuscrits slaves de la Bibliothèque impériale de Paris. Paris, 1858, in-8o br., 4 fr. — À la librairie de Benj. Duprat.
  2. Livraison de mai 1858, pag. 272 et suiv.
  3. Voir le Recueil généalogique de la Russie, par le prince P. Dolgorouki, t. II, pag. 71, Saint-Pétersbourg, 1841.
  4. Description de l’empire russien, tom. I, pag. 202 et suiv., édit. d’Amsterdam, 1757.
  5. Nous reproduisons ces détails d’après les Mémoires bibliographiques de Moscou (N° 7, 1858), où ils parurent pour la première fois peu de temps après la découverte du manuscrit qui les contient. Ce manuscrit est rattaché, en guise d’appendice, à un exemplaire imprimé du Testament.
  6. Suivant la Biographie universelle, Tatistchef n’aurait vécu que soixante-quatre ans. Sur ce point, nous croyons devoir donner la préférence aux indications des Mémoires bibliographiques de Moscou.
  7. Voir pag. 13.
  8. Voir pag. 18.
  9. Biographie universelle, art. cité plus haut.
  10. Les trois premiers volumes de cette œuvre posthume furent publiés par les soins de l’académicien Muller (Moscou, 1764-1773) ; le quatrième ne parut qu’en 1784 ; il s’arrête à l’année 1462, c’est-à—dire au règne de Jean III.
  11. Outchényia zapiski, t. II, liv. 1, 1856.
  12. Cabinet historique, mai 1858, pag. 272.