Teverino (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 12

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Teverino (illustré, Hetzel 1852)
TeverinoJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 39-43).
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XII.

LE CALME.

Sabina n’avait pas mieux dormi que ses compagnons de voyage. La prédiction de Léonce s’était réalisée plus qu’il ne l’avait prévu, car lorsqu’il avait parlé au hasard, il n’avait songé qu’à l’amuser et à l’agiter un peu par l’attente de quelque aventure sur laquelle il ne comptait guère. La pauvre jeune femme, inquiète et affligée, ne se lassait point de repasser dans son esprit les étranges incidents de la journée. D’abord les bizarreries de Léonce, la violente et amère déclaration d’amour qu’il lui avait faite dans le bois, et l’attendrissement subit de leur réconciliation. Puis son soudain dépit lorsqu’elle avait voulu s’en tenir à l’ancienne amitié, sa distraction de deux heures dans les montagnes, son retour avec cet inconnu rempli de prestiges et de singularités, qui d’abord lui avait paru le plus noblement passionné, puis tout à coup le plus prosaïquement frivole des hommes ; tantôt épris d’elle jusqu’à l’adoration, tantôt indifférent et désintéressé jusqu’à l’implorer pour un autre : tantôt le modèle et la fleur des gentilshommes, et tantôt le vrai type de l’histrion des carrefours, passant d’une discussion pédantesque avec le curé à de divines inspirations musicales, et d’un équivoque chuchotement avec l’oiselière à une conversation générale pleine d’élévation, de philosophie et d’enthousiasme poétique. Toutes ces alternatives avaient confondu le jugement et brisé enfin le cœur de Sabina. Toutes ces scènes, tous ces entretiens lui apparaissaient à travers le mouvement rapide de la voiture qu’elle croyait sentir encore, et les changements de décoration des montagnes, qu’elle voyait passer devant ses yeux fermés. Elle ne distinguait plus l’illusion de la réalité, et lorsqu’elle commençait à s’assoupir un instant, elle se réveillait en sursaut, croyant sentir le baiser de Teverino sur ses lèvres, au sommet de la tour. Des applaudissements moqueurs et des rires de mépris frappaient son oreille, la tour s’écroulait avec fracas, et elle se trouvait dans une rue fangeuse, au bras du saltimbanque, en face de Léonce, qui leur jetait l’aumône de sa pitié en détournant la tête.



À l’aspect de ce triste personnage. (Page 35.)

La négresse, chargée de l’éveiller de bonne heure, la trouva assise sur son lit, l’œil terne et le sein oppressé. Elle lui présenta le burnous de cachemire blanc qui lui servait de robe de chambre à la villa, du linge frais et parfumé, son riche nécessaire de toilette, enfin presque toutes les recherches accoutumées. Elle s’en servit machinalement d’abord ; puis, revenue à la réflexion, elle demanda à Lélé qui donc avait eu toutes ces prévoyances délicates. Sur la réponse de Lélé, que Léonce avait fait faire ces préparatifs minutieux, elle ne put douter de l’intention qu’il avait eue, en partant, de prolonger leur promenade jusqu’au lendemain, et, tout en se laissant coiffer et habiller, elle se perdit dans mille rêveries nouvelles.

À la manière dont Teverino s’était conduit la veille, il n’était que trop certain pour elle qu’il ne l’aimait point. Après ces flatteries passionnées et ce fatal baiser, comment, au lieu d’être recueilli et agité le reste de la soirée, avait-il pu jouer une scène burlesque ? Et lorsqu’il s’était retrouvé seul avec la femme à demi-vaincue, comment, au lieu de lui témoigner ce repentir hypocrite qui demande davantage, et qu’une orgueilleuse beauté attend pour se défendre ou pour céder, avait-il pu lui tenir tête dans une espèce de dispute philosophique, et enfin lui parler de l’amour de Léonce au lieu du sien propre ? Sabina était profondément humiliée : elle avait hâte de se montrer, afin de reprendre ses airs de hauteur ironique et le calme menteur de sa prétendue invulnérabilité. Mais alors, si le marquis était impertinent et dangereux, quel autre appui que celui de Léonce pouvait-elle espérer ? Une douce et légitime habitude la ramenait donc vers ce défenseur naturel, et, certaine de la générosité de son ami, elle se demandait avec effroi comment elle avait pu être assez injuste et assez légère pour s’exposer à en avoir besoin. Lorsqu’elle comparait ces deux hommes, l’un rempli de séductions et de problèmes, l’autre rigide et sûr ; un inconnu et un ami éprouvé ; celui-ci qu’un baiser d’elle eût à jamais enchaîné à ses pas, celui-là qui l’acceptait en passant, comme une aventure toute simple, et ne s’en souvenait plus au bout d’une heure : elle s’accusait et rougissait jusqu’au fond de l’âme.



Il se crut sérieusement attaqué par le diable. (Page 39.)

Léonce s’attendait à la voir irritée contre lui ; il la trouva pâle, triste et désarmée. Lorsqu’il s’approcha pour lui baiser la main comme à l’ordinaire, il aperçut une larme au bord de ses cils noirs, et, à son tour, il fut involontairement ému.

— Vous êtes souffrante ? dit-il ; vous avez passé une mauvaise nuit ?

— Vous me l’aviez prédit, Léonce, et j’ai à vous rendre compte de ces émotions terribles dont je ne dois jamais perdre le souvenir. Faites en sorte, je vous prie, que je puisse tranquillement causer avec vous aujourd’hui, et ne me quittez pas, comme vous l’avez fait si cruellement hier à diverses reprises.

Léonce n’eut pas le courage de lui répondre qu’il avait cru lui plaire en agissant ainsi. Il voyait trop que Sabina n’avait ni l’envie ni le pouvoir de se justifier.

À son tour, il se demanda s’il n’était pas le seul coupable ; et, plein de mélancolie et d’incertitudes, il alla présider aux préparatifs du départ.

Heureusement le curé égaya le déjeuner par le récit de la terrible aventure qui l’avait mis aux prises avec Satan. Le marquis eut beaucoup d’esprit, Léonce fut préoccupé, et Sabina lui en sut gré. Il lui semblait que Teverino avait l’insolence d’un amant heureux, et elle le haïssait. Pourtant rien n’était plus éloigné de la pensée du bohémien ; il faisait bien meilleur marché de la faute de lady G… qu’elle-même ; il trouvait le péché si véniel, et il avait à cet égard une philosophie si tolérante, qu’il était peu disposé à en tirer gloire. Cela venait de ce qu’il avait moins de respect, dans un certain sens, que Léonce pour la vertu des femmes, et plus de confiance en même temps dans leur mérite moral. Pour un instant de faiblesse, il ne les condamnait pas à n’être pas capables d’un attachement réel et durable. Son code de vertu était moins élevé, mais plus humain, il ne mettait pas son idéal dans la force, mais au contraire, dans la tendresse et le pardon.

Ce ne fut qu’au moment de monter en voiture que Sabina s’aperçut de l’absence de Madeleine.

— La petite fille est partie pour ses montagnes à la pointe du jour, lui dit Teverino ; elle a craint que son frère ne fût inquiet d’elle, à l’heure où il rentre ordinairement, et elle a pris sa course à vol d’oiseau à travers les monts, escortée de ses bestioles, que j’ai vues de mes yeux voltiger à sa rencontre, aux portes de la ville ; car j’ai voulu l’escorter jusque-là, de peur qu’elle ne fût assailie et arrêtée par les enfants, avides de voir ce qu’ils appellent ses tours de sorcellerie.

— Le marquis est le meilleur d’entre nous, dit Léonce : tandis que nous avions oublié notre petite compagne de voyage, il se levait le premier pour protéger sa retraite.

— Vous appelez cela protéger ! dit Sabina en anglais, avec un air d’amertume.

— Ne calomniez pas Teverino, lui répondit Léonce, vous ne le connaissez pas encore.

— Ne m’avez-vous pas dit hier que vous ne le connaissiez plus ?

— Ah ! je l’ai retrouvé, et désormais, Sabina, je puis vous répondre de lui.

— Réellement ? c’est un homme d’honneur ?

— Oui, Madame, c’est un homme de cœur, quoique sa fortune ne soit pas brillante.

— Sa famille est pauvre, ou il s’est ruiné ?

— Qu’importe l’un ou l’autre ?

— Il importe beaucoup. Je respecte la pauvreté d’un gentilhomme, mais j’ai mauvaise opinion d’un noble qui a mangé son patrimoine.

— En ce cas, vous pouvez me mépriser, car je suis fort en train de manger le mien.

— Vous en avez le droit, et je sais que vous le faites d’une manière noble et libérale. Cela ne risque point de vous entraîner aux humiliations de la misère : votre talent comme artiste vous assure un brillant avenir.

— Et si j’étais un artiste capricieux, inconstant, et d’autant plus sujet aux accès de paresse et de langueur que l’idée de travailler pour de l’argent glacerait mes inspirations ? Les grands, les vrais artistes sont ainsi pourtant ; et vous-même, ne me reprochiez-vous pas hier d’être né dans un milieu où le succès est facile à établir et la lutte peu méritoire ?

— Ne me rappelez rien d’hier, Léonce, je voudrais pouvoir arracher cette page-là du livre de ma vie.

On avait franchi rapidement le plateau où la ville est située. Pour regagner la frontière, il fallait remonter au pas le colimaçon escarpé que Teverino avait descendu la veille avec tant d’audace et de sécurité. Il y en avait au moins pour une heure. Tout le monde avait mis pied à terre, excepté Sabina, qui pria Léonce de rester auprès d’elle dans le fond du wurst. Le jockey se tint à portée des chevaux, la négresse folâtrait le long des fossés, poursuivant les papillons avec une certaine grâce sauvage qui faisait ressortir la finesse et la force de ses formes voluptueuses. Le curé, qui avait décidément horreur de cette mauricaude, de ce lucifer en cotillons, comme il l’appelait, marchait devant avec Teverino. Celui-ci avait résolu de le réconcilier avec le bon ami de Madeleine, ce vagabond que le bonhomme n’avait jamais vu, mais qu’il se promettait de faire pincer par les gendarmes à la première occasion. Sans lui parler de cet inconnu, le marquis, prévoyant le moment où il lui faudrait peut-être lever le masque, se fit connaître lui-même sous ses meilleurs aspects, et s’attacha à capter la bienveillance et la confiance du bourru. Ce ne fut pas difficile, car le bourru était au fond le meilleur des hommes, quand on ne contrariait pas ses idées religieuses ni ses habitudes de bien-être.

— Écoutez, Léonce, dit Sabina, après avoir rêvé quelques instants, j’ai une confession étrange à vous faire, et si vous me jugez coupable, j’aurai à me disculper à vos dépens ; car vous êtes la cause de tout le mal que j’ai subi, et vous semblez avoir prémédité ma souffrance. Vous avez donc de si grands torts envers moi, que je me sens la force d’avouer les miens.

— Dois-je vous sauver cette honte ? répondit Léonce en lui prenant la main ; partagé entre la pitié dédaigneuse et l’intérêt fraternel. Oui, c’est le devoir d’un ami, en même temps que son droit. Vous n’avez pu voir impunément mon marquis, vous avez senti sa puissance invincible, vous avez renié toutes vos théories fanfaronnes, vous l’aimez enfin !

Une rougeur brûlante couvrit les joues de Sabina, et elle fit un geste de mépris ; mais elle dit après un effort sur elle-même : — Et si cela était, me blâmeriez-vous ? Parlez franchement, Léonce, ne m’épargnez pas.

— Je ne vous blâmerais nullement ; mais j’essaierais de vous mettre en garde contre cette naissante passion. Teverino n’en est point indigne, j’en fais le serment devant Dieu, qui sait toutes choses et les juge autrement que nous. Mais il y a, entre cet homme et vous, des obstacles que vous ne pourriez ni ne voudriez surmonter, pauvre femme ! Une vie de hasards, de revers, de bizarreries inexplicables enchaîne Teverino dans une sphère où vous ne sauriez le suivre. Un lien entre vous serait déplorable pour tous deux.

— Vous répondez à ce que je ne vous demande pas. Que m’importe l’avenir, que m’importe la destinée de cet homme ?

— Ah ! comme vous l’aimez ! s’écria Léonce avec amertume.

— Oui, je l’aime en effet beaucoup ! répondit-elle avec un rire glacé. Vous êtes fou, Léonce. Cet homme m’est complètement indifférent.

— Alors que me demandez-vous donc ? Vous jouez-vous de ma bonne foi ?

— À Dieu ne plaise ! Je vous ai demandé si cet amour vous semblerait coupable, au cas qu’il fût possible.

— Coupable, non ; car je conviens que le coupable ce serait moi.

— Et il ne m’ôterait rien de votre amitié ?

— De mon amitié, non ; mais de mon respect…

— Dites tout. Pourquoi votre respect se changerait-il en pitié ?

— Parce que vous n’auriez pas été franche avec moi dans le passé. Quoi ! tant d’orgueil, de froideur, de dédain pour les femmes faibles, de railleries pour les chutes soudaines, pour les entraînements aveugles ; et tout à coup vous vous dévoileriez comme la plus faible et la plus aveugle de toutes ? Vous vous seriez garantie pendant des années d’un amour vrai et profond, pour céder en un instant à un prestige passager ? Votre caractère perdrait dans cette épreuve toute son originalité, toute sa grandeur.

— Comme vous êtes peu d’accord avec vous-même, Léonce ! Hier vous faisiez une guerre acharnée, féroce, à cet odieux caractère ; vous le taxiez d’égoïsme et de froide barbarie. Vous étiez prêt à me haïr de ce que je n’avais jamais aimé.

— Alors vous vous êtes piquée d’honneur, et vous avez voulu faire voir de quoi vous étiez capable !

— Soyez calme et généreux : ne me supposez pas la lâcheté de m’être tracé un rôle et d’avoir tranquillement résolu de vous faire souffrir.

— Souffrir, moi ? Pourquoi aurais-je donc souffert ?

— Parce que vous m’aimiez hier, Léonce. Oui, vous me parliez d’amour en me témoignant de la haine ; vous m’imploriez en me repoussant. Je sais que vous en êtes humilié aujourd’hui ; je sais qu’aujourd’hui vous ne m’aimez plus.

— Eh bien, dit Léonce tristement, voilà ce qui s’appelle lire dans les cœurs. Mais il vous est, je suppose, aussi indifférent de me voir guéri aujourd’hui, qu’il vous l’était hier de me savoir malade ?

— Connaissez donc toute la perversité de mon instinct. Je n’étais pas plus indifférente hier que je ne le suis aujourd’hui. J’avais presque accepté votre amour hier en le repoussant, et aujourd’hui, tout en ayant l’air de l’implorer, j’y renonce.

— Vous faites bien, Sabina, ce serait un grand malheur pour tous deux qu’il pût persister après ce que j’ai vu et ce que je sais.

— Et pourtant vous n’avez pas tout vu, et je veux que vous sachiez tout. Hier, au sommet de la tour, j’ai été attendrie jusqu’aux larmes par la voix de cet Italien ; un vertige m’a saisie, j’ai senti ses lèvres sur les miennes, et si je ne vous eusse entendu revenir, je n’aurais peut-être pas détourné la tête.

— Il vous est facile de vous confesser à qui n’a rien perdu de cette scène pittoresque. J’ai cru voir Françoise de Rimini recevant le premier baiser de Lanciotto ! Vous étiez fort belle.

— Eh bien, Léonce, pourquoi ce frisson, ce regard courroucé et cette voix tremblante ? Que vous importe aujourd’hui, puisque, pour cette faute, vous ne m’aimez plus ? puisque vous me méprisez au point de vouloir m’ôter le mérite de la confiance et du repentir ?

— On ne se repent pas quand on se confesse avec tant d’audace.

— Eh bien, que ce soit de l’audace si vous voulez, je ne me pique pas du contraire, et ce n’est pas le pardon d’un amant que je demande, c’est l’absolution de l’amitié. Tenez, Léonce, l’humiliante expérience que j’ai faite hier à mes dépens, m’a fait changer de sentiments sur l’amour et d’opinion sur moi-même. Je rêvais quelque chose d’inouï et de sublime ; j’y croyais encore ; je vous supposais à peine digne de me guider à la découverte de cet idéal. Maintenant j’ai reconnu le néant de mes songes et l’infirmité honteuse de la nature humaine. Un œil de feu, de flatteuses paroles, une belle voix, la fatigue et l’émotion d’une journée d’aventures, l’enivrement d’une belle nuit, d’un beau site, et, par-dessus tout, un méchant instinct de dépit contre vous, m’ont rendue aussi faible à un moment donné, que j’avais été forte et invincible durant plusieurs années passées dans le monde. Un trouble inconcevable a pesé sur moi, un nuage a couvert mes yeux, un bourdonnement a rempli mes oreilles. J’ai senti que moi aussi j’étais un être passif, dominé, entraîné, une femme, en un mot ! Et dès lors tout mon échafaudage d’orgueil s’est écroulé ; j’ai pleuré la foi que j’avais en moi-même, et, me sentant ainsi déchue et désillusionnée sur mon propre compte, j’ai cru, du moins, pouvoir remercier Dieu d’avoir placé près de moi un ami généreux, qui, après m’avoir préservée d’une chute complète, me consolerait dans ma douleur. Me suis-je donc trompée, Léonce, et n’essaierez-vous pas de fermer cette blessure qui saigne au fond de mon cœur ? Faudra-t-il que je pleure dans la solitude, et que je sois foudroyée à toute heure par le cri de ma conscience ? Et si ce désespoir achève de me briser, si une première chute me place sur une pente fatale, si je dois encore subir de si misérables tentations et sentir la gravité de ces dangers que j’ai tant méprisés, n’aurai-je personne pour me tendre la main et me protéger ? Sera-ce mon mari, cet Anglais flegmatique et intempérant qui ne sait pas préserver sa raison de l’attrait du vin, et qui ne conçoit pas qu’on cède à celui de l’amour ? Seront-ce mes adorateurs perfides, ces gens du monde, impitoyables et dépravés, qui ne reculent devant aucun mensonge pour séduire une femme, et qui la méprisent dès qu’elle écoute les mensonges d’un autre ? Dites, où faudra-t-il que je me réfugie désormais, si le seul homme à l’amitié duquel je peux livrer le secret de ma rougeur me repousse et me dit froidement : « De la pitié, oui ; mais du respect, non !

Sabina avait parlé avec énergie ; ses joues étaient d’une pâleur mortelle que faisaient ressortir de légers points brûlants sur ses pommettes délicates. Elle avait réellement la fièvre, et la brise du matin, qui soulevait sa magnifique chevelure, lui donnait un aspect inaccoutumé de désordre et d"émotion violente. Léonce la trouva plus belle que jamais ; il saisit sa main, et la sentant réellement agitée d’un frisson glacé, il la porta à ses lèvres pour la ranimer. Un torrent de larmes brisa la poitrine de Sabina ; et, se penchant sur l’épaule de son ami, elle fut reçue dans ses bras qui la serrèrent passionnément.

Léonce garda le silence ; il lui était impossible de dire un mot. Les préjugés de son orgueil luttaient contre l’élan de son cœur. S’il ne se fût agi en réalité que du pardon de l’amitié, rien ne lui eût été plus facile que de prodiguer de tendres consolations ; mais Léonce était amoureux, amoureux fou peut-être, et depuis trop longtemps pour que les devoirs de l’amitié pussent se présenter à son esprit. Il était aux prises avec une passion bien autrement exigeante et jalouse, et il souffrait de véritables tortures en songeant qu’à deux pas de lui se trouvait un homme qui avait réussi, en un instant, à bouleverser ce cœur fermé pour lui depuis des années. Malgré ce combat intérieur, Léonce était vaincu sans se l’avouer ; car il était né généreux, et de plus, il éprouvait le sentiment qui devient en nous le plus généreux de tous, quand nous réussissons à dégager sa divine essence des souillures de l’égoïsme et de la vanité.

— Ne m’interrogez pas, dit-il à Sabina ; et moi aussi, je souffre… mais restez ainsi près de mon cœur, et tâchons d’oublier, tous les deux !

Il la retint dans ses bras, et elle éprouva bientôt la douceur de ce fluide magnétique qui émane d’un cœur ami, et qui a plus d’éloquence que toutes les paroles. Tous deux respiraient plus librement, et comme les yeux de Sabina se fermaient pour savourer cette pure ivresse, il lui dit en l’attirant plus près de lui : « Dormez, chère malade, reposez-vous de vos fatigues. » Elle céda instinctivement à cette invitation, et bientôt un sommeil bienfaisant, doucement bercé par la marche lente de la voiture et la sollicitude de son ami, répara ses forces et ramena sur ses joues le pâle coloris uniforme, qui est la fraîcheur des brunes.