Théâtre complet (Henry Bataille)/I/Appendice

La bibliothèque libre.
Théâtre completErnest FlammarionTome I (p. 267-281).


APPENDICE


APPENDICE




Préface qui figurait en tête de la première édition en librairie de la Lépreuse[1].




L’auteur s’était résolu à ne point publier son théâtre. Pour qui fait deux parts de sa pensée, l’une consacrée au poème, l’autre au théâtre, celle-ci n’apparaît strictement que l’action de celle-là, et l’antagonisme entre la lettre et la parole suffit à rendre illogique, avant tout, le fait de convertir en lettre ce qui ne voulut être que parole. Une pièce pour avoir complètement atteint son but de vie doit devenir méconnaissable à la lecture. Il y aura mort apparente. Bien plus l’écrivain s’est subordonné dans son travail à des inflexions supposées de l’acteur qui, anéanties, enlèvent à la phrase son sens exprès, voire sa cohérence. Cela s’applique surtout à un théâtre comme celui-ci où l’exclamation pure équivaut maintes fois à la phrase. Quant au pathétique seulement du geste, du silence et du bruit, qui sont comme le développement de l’action, par quoi les remplacer ? La supposition n’est, après tout, qu’une faible image de l’évidence. Il faut donc, on l’a ressassé, que toute œuvre de théâtre valable se réduise en pages à peu de chose et tienne, pour ainsi dire, dans le creux de la main. L’auteur, ces considérations aidant, se refusait à la publication de drames dont le destin fut seulement de vulgariser quelques idées chères. Mais toute réserve de ce genre ne va-t-elle point sans quelque puérilité et n’est-ce pas reculer tout simplement jusqu’aux éditions posthumes, à moins de les vouer pour toujours à l’oubli, des œuvres qui n’eurent qu’un soir dans les théâtres éphémères, et que peu furent appelés à connaître ? Aussi bien est-on trahi de mille manières sur la scène, et ne l’est-on guère plus, tout compte fait, à la lecture. L’auteur se résigne comme tant d’autres et livre ici ces deux pièces comme elles furent écrites, sans y rien modifier, persuadé qu’on n’y voudra pas voir, selon son vœu, de littérature de qualité. Il laisse, bien entendu, telles incorrections ou telles formes de style qui lui plurent, il respecte intégralement jusqu’aux mots faux, dont la fausseté pourra s’accroître à la lecture, mais qu’il voulut tels, parce que dans la vie on dit peu de mots justes, et que les mots justes, c’est pour le livre. Il faut, au théâtre, tâcher d’écrire bien avec incorrection, — et s’ingénier à calculer simultanément l’effet scénique et l’effet écrit nous paraît un travail méprisable et d’ailleurs négatif quand il y a lieu de dire, comme ici, que le théâtre est l’action d’un poème.

Une coutume constante veut aussi, sans doute, à cause du langage direct nécessaire à la scène, qu’en une préface l’auteur se départe de son impersonnalité créatrice, et publie le pourquoi de la créature, — se dédommageant ainsi d’avoir été jugé, applaudi ou exécuté, le bâillon sur la bouche.


Nous savons, d’autre part, que certains sont demeurés dans l’obscurité et le mystère, les jugeant propices à laisser, sous apparence dédaigneuse, le champ libre aux commentateurs, à favoriser la légende en livrant leurs ouvrages à l’interprétation comme de simples ouvrages de Dieu. Ceux-là savent l’attraction de l’énigme. Ibsen la calcule avec soin ; puis d’autres et d’autres encore bénéficient de leur silence qui en furent tout à fait irresponsables comme certains morts et tel Shakespeare. Plus de simplicité sied aux plus humbles. Mais l’auteur, ne se rangeant ni à l’un ni à l’autre parti, évitera tout commentaire analytique de ses pièces : elles ne sauraient seulement se passer de quelques notes brèves et de quelques indications.


*

Ces deux drames ont été conçus en même temps sur un même plan. En laissant à l’écart ici la simple pensée philosophique qui s’y développe et forme leurs intrigues successives, il faut dire que « la Lépreuse » est un essai de tragédie légendaire, nous voulons d’abord entendre par là, et sans que ce soit, le moins du monde, l’objet final de la pièce, la restitution de la légende au théâtre. Nous haïssons même en les aimant tous ceux qui l’ont déformée fût-ce au profit des plus belles causes lyriques, et tout le génie de Wagner ou de Shakespeare suffit juste à leur faire pardonner de ceux qui aspirent encore aux hautes sources pures, qu’ils n’auraient voulues troublées d’aucun souffle. Le livret du Vaisseau Fantôme est criminel, plus encore celui de Tristan et Yseult. La modernisation de la légende en est sa pire déformation. On ne peut plus la transposer, nous en sommes désormais trop distants. Oh ! n’avoir pas compris le grave enseignement de poésie et de vérité qui s’y cache, n’y avoir pas compris enfin l’égalité des mots, des sentiments et des choses, — la vanité de croire qu’il y ait rien de supérieur à rien dans la nature, et surtout n’y avoir pas suivi, mains jointes, le sillon de la blessure qui va toujours s’agrandissant, le pauvre cheminement de l’humanité vers sa fin inconnue de douleur ou de joie. Tout est venu de l’âme primordiale, tout ce que nous sommes, tous nos petits gestes innombrables sont la répercussion du geste rare et beau de l’âme primitive. Et voilà pourquoi le moindre fragment de poésie populaire nous secoue de cette nostalgie puissante. Il semble que nous nous y reconnaissions lointainement et que nous y pleurions notre simplicité perdue, — car la réalité intérieure de nous-même fera longtemps encore le souci de beaucoup d’entre nous. Si c’est cette émotion-là qu’ils cherchent en la légende, les mythes ne les satisferont pas. Les mythes prêtent trop d’ailleurs et d’eux-mêmes à la modernisation de leurs symboles et à ce chromatisme philosophique des héros dont notre siècle a tant abusé. Les chansons locales, les petites chansons où un village a chanté sa vie, ses grandes peines, son amour et sa pitié nous charment davantage. « La Lépreuse » dont il s’agit a été tirée d’un fragment de gwerz, c’est ainsi qu’on nomme en Bretagne les ballades populaires. Chanté encore non loin du Huelgoat, ce fragment, que des lacunes rendent incompréhensible, permet néanmoins de supposer vraisemblable l’imagination de l’auteur. Celui-ci s’est appliqué au souci respectueux qu’il vient de dire. Et puisqu’il avait élu tel sujet pour les besoins de sa pensée, ce faisant, il s’est appliqué à ne point déformer la Bretagne contée. Il a conservé strictement, comme s’il eût continué la tradition, les formes séculaires du gwerz. Quand il a introduit des expressions locales en usage, il a été aussi exact que possible, s’autorisant des travaux de MM. Luzel et Le Braz et de cet admirable Breiz-Izel, de M. de la Villemarqué, dont il est difficile de nier l’authenticité. Il a fait intervenir aussi quelques refrains proverbiaux, communs à tous pays — car l’imagination populaire est malheureusement restreinte, — alors sans les orchestrer comme, à part Shakespeare et quelques autres, les transcripteurs se le sont généralement permis.

Mais d’avoir fait assez de silence en soi pour s’essayer à chanter comme dans les âges, telle n’était point notre intention définitive en écrivant « la Lépreuse ». Nous n’avons pas voulu tenter d’ajouter possiblement une chanson populaire à tant d’autres… ce travail ne nous nous concernait pas, et nous indiquons là le moyen seul, et non le but. Ne pas abîmer, mais non refaire. Nous n’eussions point d’ailleurs, autrement, employé la forme dramatique. Le but est ailleurs. Il est d’abord dans le transport au théâtre d’un tragique primordial, tentative qui, croyons-nous, réussit pleinement auprès du public. Et pour ce qui est de l’objet final de ce petit ouvrage, de sa signification essentielle, nous ne la définirons pas, pour éviter, comme nous nous le sommes promis, la critique de nos propres œuvres et l’odieux des questions d’art. Cependant, afin de compléter l’indication, sans nous produire nous-même, qu’on nous permette de citer quelques phrases de la très belle étude que M. Jules Lemaître a consacrée à la Lépreuse, et qui, par impression, guidera au moins justement le lecteur vers ce que nous avons voulu faire.

« Les éternels sentiments d’une humanité tout élémentaire, éprouvés et exprimés un par un — un seul à la fois — car cette simplicité est le propre de la psychologie des primitifs ; et ce qui en distingue, par exemple, la psychologie racinienne, c’est que les personnages de Racine sont capables d’éprouver et de signifier, en nuances multiples, des sentiments simultanés et contraires : la grâce de détails très précis et réalistes piqués dans un tableau de rêve ; cette idée suggérée que l’amour des sens, c’est la haine, puisque, Aliette, ayant jusque-là aimé Ervoanik avec son âme, c’est l’amour des sens, réveillé par une image de trahison, qui lui a conseillé de faire boire à son fiancé la maladie et la mort ; des idées plus vagues encore ; toute la vie humaine entrevue comme un immense et inexplicable désastre ; la sagesse se résolvant dans un fatalisme instinctif qui est la philosophie par où commencent les simples et où aboutissent souvent les raffinés ; mais en même temps, l’impression que les douleurs de la vie, transitoires comme la vie même, finissent, quand elles sont passées, par ne paraître presque plus réelles ; le désir de la mort, repos complet au paradis, et en attendant la maison blanche d’une léproserie se faisant voir comme un asile presque acceptable entre la vie et la mort, puisque c’est une maison d’immobilité et de non espérance…, tout cela, ni tout à fait pensée, ni tout à fait songe, produit dans une forme qui n’est ni tout à fait prose, ni tout à fait vers, ni tout à fait discours, ni tout à fait chanson, mousselines de vagues tristesses et de vague douceur… »


*

Ces deux tragédies, la Lépreuse et Ton Sang sont, quant à leur sujet intrinsèque, étroitement liées. Une double action, physique et intellectuelle, s’y poursuit — physique et intellectuelle pour les deux faces de l’idée qu’elles incarnent. C’est sur deux contes aux grandes lignes hâtivement significatives et à images banalement populaires, que se greffe l’humanité du drame, qui seule importe. Humanité, c’est-à-dire l’ensemble de ces éléments théâtraux dont la séparation nous paraît impossible, idées, faits et sentiments. Ils forment une unité indestructible.

Étroitement unis quant à lidée, ces drames le sont aussi par d’autres liens plus secrets. En effet, il n’y a pas qu’une antithèse élémentaire de la Lépreuse en Ton Sang. Elle se poursuit en la totalité de l’ouvrage. On retrouvera dans Ton Sang les mêmes forces naturelles en présence, modifiées selon le long travail des âges, et prises uniquement à ce point de vue de confrontation entre elles, ces deux pièces parlent aussi des sens différents de la vie dans le Temps, du vieux mystère éternel de la Vie et de la Mort, de l’Amour et de la Haine.

Mais ne serait-on pas tenté de croire à ces mots qu’il s’agit de drames d’Idées ou de haut débat ? Car, tel est l’inconvénient à dépouiller, même par coins, sa pensée qu’elle paraît de suite prédominer non sans quelque pédanterie. Nous indiquons simplement, aux esprits qui aiment s’attarder à leurs lectures, un rapprochement tout facultatif.

Mais, très simples, ces pièces ne débattent ni n’arguent. Elles n’ont d’autre raison d’être que leur rêverie, d’autre philosophie que le charme d’une constatation et ce sont deux courts regards jetés sur les extrêmes de notre humanité.

Une pièce a été réfléchie, pensée minutieusement en toutes ses parties, on ne doit pas conclure que c’en soit l’intérêt principal. Car il n’y a pas d’intérêt principal dans une œuvre qui s’applique à la multiplicité de la vie. L’idée ne doit pas plus déborder que le fait. L’idée doit être contenue, incluse en la matière, s’étendant à tout et jamais hors les choses. Et c’est la tare du drame ibsénien qu’elle y excède la vie.

Plus le drame apparaît simple et dépourvu de haute signification, mieux le vrai but est atteint. Qu’importe si pensées, conceptions chères passent inaperçues ? qu’importe, si ce sont elles qui donnent au spectacle des choses et des êtres ce singulier attrait irrésistible

de vérité et de vie profonde ?

*

On se souvient du chaleureux accueil que le public fit à l’une et à l’autre de ces pièces. Et s’il est vrai qu’une somme de vérité et de justice éparpillée finit tant bien que mal par se répartir sur une foule, l’auteur serait mal fondé de se plaindre. Le public a d’ailleurs une intelligence toute féminine d’intuition et d’instinct qui est d’un merveilleux intérêt pour l’écrivain. Néanmoins, pourquoi se dissimuler que même dans l’éloge — et l’éloge fut au moins une fois unanime, — à part pour les quelques esprits coutumiers d’analyse, l’une et l’autre de ces pièces demeurèrent bien incomplètement comprises ? Qu’importe ! Et n’est-ce pas avoir déjà un peu réalisé ce que nous disions tout à l’heure, que de forcer tout de même l’éloge d’une œuvre dont le sens est resté imprécis ou caché ? La faute n’en est d’ailleurs ni à l’auteur, ni à l’auditeur ; on s’en convaincrait aisément à la lecture de ces petites choses dont la complexité n’est vraiment pas extrême, et dont l’intention artistique eût dû être aisée. Mais le public de théâtre est extraordinairement simpliste. Outre qu’il accède mal aux idées générales, il s’est habitué pour longtemps à une certaine formule théâtrale. Et la faute en revient toute à cette formule, en dehors de laquelle il est devenu difficile d’acclimater sa pensée. On exige (et notez que le théâtre scandinave n’a pas peu contribué à cet esclavage). l’idée fondamentale, une seule, une par une : toute déviation de cette idée est faite pour nous troubler ; toute idée dépendante, corollaire, tout l’espace d’un point de vue, l’universalité de la vision, — embrouillement ! — Il faut que cela se déduise très simplement de l’exposition au dénouement pour aboutir, au gré du dramaturge, à une philosophie toute de facile certitude et de candeur. Cela s’appelle théâtre à thèse ou théâtre d’idée, la différence n’est pas grande. Nous ne contestons pas la valeur de ce théâtre. Mais l’auteur, il ne doit pas être le seul, en rêve un autre, et trouve insuffisante, parfois odieuse, une telle interprétation fragmentaire de la vie. Hélas ! il est possible qu’en France et même ailleurs, nous n’en soyons encore qu’aux lois d’unité ! On ne saura que plus tard le mal que le théâtre à thèse a fait au théâtre de vie, et le théâtre d’idée, tant acclamé, au théâtre de pensée. Qui sait ? C’est peut-être à cause de la formule que les poètes se sont généralement abstenus.

Il faut seulement craindre pour nous qu’une conception plus multiple de la vie soit momentanément fort éloignée, non de la foule, mais de ceux qui la régissent ! Qu’importe ! Humble est notre parole ; si humble soit-elle résignons-nous à la cultiver pour soi-même, et cela vraiment n’émeut point ceux qui, dans une époque de formules, de brouhaha, d’enrégimentement et de dogmatisme, se sont prémunis jeunes, par son emploi,

contre l’isolement.

*

Au surplus, l’auteur, en une notice exigée par la direction du théâtre qui représenta Ton Sang, avait touché la question. En voici des phrases :

« De cet aveu de tendances vers une humanité vive, et vers une sincérité scrupuleuse d’inspiration, dégagée de trop de soucis d’art, surtout lorsqu’il s’agit de théâtre ou d’éloquence, qu’on n’aille pas conclure à quelque grande œuvre pathétique, la désillusion serait justifiée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Encore une fois, ceci n’est qu’une indication de tentatives meilleures, et que d’autres réaliseront peut-être.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce qui ne nous empêche pas d’avoir la ferme confiance que, laborieusement, viendra à son tour le théâtre des poètes, ceux-là qui sauront extraire de l’exacte réalité de la vie moderne, âmes et choses, la poésie profonde qu’elle recèle et dont ces poètes qui s’éveillent en la gravité du siècle pénétreront intimement le mystère.

Pour eux la sensation s’en fera plus mordante et plus douloureuse ; donc ils sont ceux qui en parleront le mieux.

Un lyrisme contemporain jaillira de leurs paroles. Les poètes ne seront pas toujours les émigrants vers l’autrefois, vers l’ailleurs, ou vers la pure pensée. S’il est vrai que les mots sont un peu las d’eux-mêmes, s’il est vrai que l’art s’apparaît à lui-même comme une aristocratique divinité qui s’exile, — les poètes, eux, presseront de plus près le sens des choses quotidiennes, et se pencheront d’heure en heure plus attentivement sur le cœur même et le sang de la vie.

Mais n’anticipons pas.

À quoi bon ? Lorsque arriveront les œuvres prédites de cette génération, il se trouvera bien assez tôt quelque cuistre de génie pour en écrire la préface… »

Ces derniers paragraphes ne se rapportent plus au contenu de la pièce et dans l’analyse de laquelle nous n’avons pas voulu entrer, mais à ce qui s’en peut artistiquement dégager, à ce qui fait le meilleur de notre foi.

Ici, particulièrement, l’auteur se taira.

Il y aurait certes quelque joie à s’expliquer une bonne fois pour toutes dans sa vie, mais nous y aurions quelque pudeur. On ne doit livrer sans répugnance que les échos ou le résultat de soi-même, — du moins si l’on ne reconnaît pas à la littérature le droit d’empiéter plus avant. Puis les bonnes paroles semées germent d’elles-mêmes, — et ces pages ne sont à la vérité que bonnes paroles, elles n’ont nulle prétention au chef-d’œuvre. Ce sont esquisses un peu hâtives, jalons plantés. Mais la petite et très silencieuse influence qu’ont eue, en poésie, les quelques vers inconscients d’un jeune homme, l’engagent à espérer que son effort au théâtre n’aura pas été vain.

Et encore vaudrait-il qu’il soit vain, et que des œuvres librement écrites ne participent à aucune littérature, afin d’éviter peut-être au monde une formule de plus, — jusqu’au jour lointain les mots, par trop indifférents, seront enfin hors de cause.

Voilà à peu près tout ce que nous avions à dire.

Le reste (heureusement) c’est le silence.


H. B.
  1. Cette première édition avait été publiée par le Mercure de France en 1898. Le volume comprenait : la Lépreuse ; l’Holocauste, publié sous le titre Ton Sang.