L’Enfant de l’Amour

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Théâtre completErnest Flammariontome 8 (p. 5-255).


L’ENFANT DE L’AMOUR
PIÈCE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois le 27 février 1911,
au théâtre de la Porte-Saint-Martin
Reprise au Théâtre de Paris les 26 mars 1920 et 27 mars 1925.


PERSONNAGES


Théâtre
de la Porte
Saint-Martin
27 février 1911


Théâtre
de Paris
29 mars 1920

Théâtre
de Paris
27 mars 1925
MM. MM. MM.
Maurice Orland 
André Brulé. André Brulé. Henry Rollan.
Rantz 
Dumény. Georges Mauloy. Georges Mauloy.
Raymond 
J. Coquelin. Barral. Joffre.
Loredan 
A. Bour. Joê Saint Bonnet. Joê Saint Bonnet.
Dédé 
J. Aymé. Ch. Reschal. Paul Dupeyron.
Le Chef de Cabinet 
Gouget. René Montis. Ch. Bernard.
François 
Fabre. Ch. Hémery. Georges Clarins.
1er Sténographe 
Mernet. Ch. Bernard. Pierre Garnier.
2e Sténographe 
Danequin. H. Henriot. Jean Gaubens.
Bowling 
Barklett. Varnel. Geo Laby.
Le Prince 
Saint-Mars. Pierre Franck. Jean Galland.
Jean 
Person. Person. Martinet.
Adrien 
Foriot. Charley.
Vincent 
Lévy. Nérac.
Un Déménageur 
Totah. Adam. Richard.
Le Portier 
Rey. Ancé. Olivier.
 
Mmes Mmes Mmes
Liane Orland 
Réjane. Vera Sergine. Vera Sergine.
Nelly Rantz 
Frévalles. Juliette Clarens. Suzanne Dantès.
Aline 
Sylvie. Andrée Pascal. Suzanne Paris.
Gaby 
Fonteney. Simone Joubert. Camille Calvat.
Myrtille 
Lavergne. Andrée Terroy. Louise de Mornand.
Maloute 
Peri. Simone Sandré. Ellie Perceval.
Nathalie 
Frédérique. Valentine Ribe. Valentine Ribe.
Augustine 
Clasis. Suzanne Berny. Camille Solange.
Marie 
Florent. Yvonne Gonzalves. Caprine.
Joséphine 
Launier. Janine Deroy. Picco.
Louise 
Barbier. Renouard.
Lucie 
Carmen. Clo.
Le petit Raoul 
Petit Debray. Le petit Rauzena. La petite France.

L’ENFANT DE L’AMOUR





Ce n’est pas le fils naturel. Ce sont ces petites âmes non désirées que l’amour a fait éclore sur son triomphant et fatal passage. Ce sont les fils du hasard, que le pollen de l’amour a semés par-ci par-là, dans la grande forêt humaine, parmi la foule compacte de nos joies pressées, de nos douleurs comprimées. Ceux qui voudront bien écouter ma pièce comprendront que j’ai envisagé une de ces mille fatalités de l’amour, de la naissance et de la mort. Ici c’est le cas d’un enfant de courtisane. J’ai essayé de préciser et de généraliser aussi ce qu’il y a de pitoyable, d’inéluctable et de mélancolique infiniment dans ces naissances improvisées et ces destins derrière lesquels transparaît toujours le grand visage mystérieux de l’amour.

Ce n’est pas l’enfant martyr, ce n’est pas du tout « Jack ». Au contraire. Je n’ai pas présenté l’enfant abandonné, mais le bel enfant de l’amour qui s’auréole du luxe de sa mère et dont l’éclatante jeunesse, saine et fraîche, est simplement, aux yeux de la courtisane-mère, l’horloge terrible qui marque l’heure et la mort du Désir. L’éloignement dont il est la victime provient d’un déplacement de l’amour maternel chez une créature esclave des hommes et du temps.

C’est un type très répandu. Il existe à des milliers d’exemplaires dans la vie de Paris et d’ailleurs ; ce sont des obscurs, perdus dans la foule ; ils sont généralement intelligents et précocement sensibles. Ils possèdent une conscience parfaite de leur condition sociale. Je les ai vus, je les ai observés. Eh bien, quelle est l’observation générale, que j’en ai retirée et qui constitue le sujet même de L’Enfant de L’Amour ? Celle-ci : chez un jeune homme l’amoralité ingénue, engendrée nécessairement, logiquement, par une éducation faussée et par le déplacement des notions ordinaires de la vie ; mais cette amoralité se mélangeant, avec candeur et sans apprêt, aux instincts les meilleurs, au grand rythme éternel du sentiment. L’équilibre habituel est rompu. Seulement, cherchez et vous retrouverez vite toutes les noblesses et toutes les beautés de l’instinct pur qu’il y a dans l’homme : tendresse, abnégation, courage. Et c’est un duel effrayant et charmant que ce pire au service du meilleur, que cet amalgame de beautés et de laideurs inconscientes chez des êtres qui vivent en marge de la société, sans autre guide que leur faible conscience ingénue, et qui ne sont pas appelés aux festins ordinaires des hommes, aux festins de la tendresse et des joies épurées.

Pour moi, je trouve ce sujet émouvant : c’est une intéressante lutte que celle où se précipite ce petit être têtu qui fonce au hasard de son âme, de la vie et des circonstances, pour défendre sa mère. Que de mélancolie dans ses tendresses ! Et je vois au-dessus de ces deux êtres, mère et fils, je vois la nature, l’immense, terrible et belle nature faisant, à travers toutes les entraves des hommes, son œuvre éternelle, la nature que rien n’étouffe, que rien n’arrête, et dont on observe toujours la marche souveraine dans les cœurs les plus humbles, à travers les gestes les plus vains ! C’est une terrible et méchante bataille que celle de la vie, nous le savons tous ; mais regardons les combattants du haut en bas de la citadelle humaine : quelle grande pitié se dégage d’eux ! Je plains cet enfant tel que je l’ai dépeint, tel qu’il existe, tel qu’il agit réellement dans la vie.

Certes, quelques-uns vont me jeter la pierre. Je les connais, ces pharisiens hypocrites qui vont se boucher les oreilles et les yeux. Elles vont se montrer, ces nobles âmes pourries des boulevards parisiens, qui parleront, dès demain, au nom de l’idéal méconnu ; ceux-là qui vont invoquer le fameux cas pathologique, et aussi les autres, les impuissants haineux qui affectent de prendre la simplicité pour la banalité, les termites sournois de l’esprit et de la rancune artistique ! Je leur pardonne d’avance. Ce n’est pas pour eux que j’écris. Mes ouvrages téméraires le leur disent avec franchise. Rien ne m’empêchera de produire et de mettre au jour tranquillement les sujets que je porte en moi. Faisons-le sans concession. Du fond de la solitude de l’écrivain, penchons-nous ardemment vers la vie. On a souvent cité la parole du naturaliste Fabre, qui a écrit de lui-même et de son œuvre : « J’observe sous le ciel bleu. Vous soumettez au réactif la cellule et le protoplasma, j’étudie l’instinct dans les manifestations les plus élevées. Vous scrutez la mort, je scrute la vie ».

À l’heure funèbre où l’on juge les efforts d’un homme qui disparaît, je ne souhaiterais pas de plus bel éloge. Mais comment le mériter ? Car c’est dans le domaine de l’âme humaine que j’aurais voulu, si j’en avais eu la puissance, apporter le souci d’une pareille étude, ou du moins d’une étude plus présomptueuse et plus belle encore, celle des luttes et des amalgames que forment en nous ces deux forces : l’instinct et la volonté, les deux pôles de l’âme humaine.

Laissons les scalpels, la pédagogie, la pédanterie à ceux qui scrutent la mort, les livres, les mots. Buvons à même la vie.

Si je n’étais pas qu’un simple passant, peut-être même un simple amateur, notant des impressions fugaces et distraites, je souhaiterais de m’enfoncer dans les études opiniâtres de l’évolution spirituelle, et, à l’aide de souvenirs et d’hypothèses, en me réfugiant dans quelque solitude d’anachorète, je deviendrais celui qui s’écrie : « Nature ! nature ! je t’aime et je te hais, pour ton immensité et tes bornes, pour ta force et ton impuissance, pour ton parfum et ton néant ! Je ne puis rien concevoir hors de toi et, pourtant, j’ai la sensation que tu n’es que l’ébauche de ta perfection ! À quel cruel amour de toi tu m’as condamné ! »

Mais bornons-nous, sans génie, à notre rôle de comparse ; délaissons le rêve ambitieux d’un ouvrage d’ensemble auquel de plus qualifiés peuvent prétendre. C’est assez d’être le poète mineur qui s’est dicté à lui-même cet ordre et s’y conforme : « Sois sincère dans les mots, dans tous tes écrits, dans tous tes actes, dans tous tes désirs : sois sincère jusque dans la mort. »


Cette note a été antérieurement publiée par Henry Bataille dans le volume intitulé Écrits sur le théâtre (Crès, éditeur).


ACTE PREMIER

La scène représente un salon de l’hôtel particulier de Liane. À la place de tentures murales deux grandes fresques, l’une de Chéret, l’autre de Forain. Buste de la maîtresse de maison. Beaucoup de meubles. Sur le piano, une corbeille lumineuse. En somme, une pièce luxueuse, mi-masculine, mi-féminine. Des grenouilles en faïences de couleur, par-ci par-là, sur les tables. Une plus grosse que les autres, sur un coussin d’or, par terre. Au lever du rideau, un maître d’hôtel, en habit, change les ampoules électriques des lampes et des appliques. Un moment se passe. Liane Orland entre, en se frottant les ongles avec un petit polissoir.



Scène PREMIÈRE


LIANE, RAYMOND, puis LA FEMME DE CHAMBRE

LIANE.

Oui, vous avez raison de changer les lampes, Raymond. On n’y voit rien du tout. Des dix-huit bougies.

RAYMOND.

C’est ce que je fais, madame. Des dix-huit bougies partout. Faut-il en mettre au petit salon ?

LIANE.

Non, aussitôt arrivées, ces personnes vont partir pour le théâtre avec moi. Mais, demain, n’y manquez pas. Quelle heure est-il ?

RAYMOND.

Il est huit heures et demie. Madame n’a pas d’ordres pour demain matin ?

LIANE.

Pourquoi ?

RAYMOND.

Je vais porter le costume gris de monsieur qu’il a laissé il y a quinze jours. Il l’a réclamé.

LIANE.

Quinze jours !… dites un mois… au moins !

RAYMOND.

Mon dieu, madame, depuis seize ans que je porte les costumes de monsieur, je ne fais plus attention aux dates. J’ai tant de fois été chercher la valise jaune et la correspondance du matin !

LA FEMME DE CHAMBRE, (entre.)

Madame, Monsieur Maurice est là ; il demande si ça ne dérange pas madame de le recevoir une seconde ?

LIANE.

Non… si. (Se reprenant.) Non, qu’il entre. J’ai quelques minutes. Où est-il ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

À la cuisine, madame. Il est monté par le service.

LIANE.

Vous m’apporterez de la veloutine. Cette poudre nouvelle ne tient pas du tout.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, madame.

(La femme de chambre sort.)
LIANE, (continuant à se parfaire les mains.)

Dites-moi, Raymond, vous saviez que Monsieur Maurice était là ?

RAYMOND.

Du tout, madame, il vient d’arriver, je pense.

LIANE.

Sans doute.



Scène II


Les Mêmes, MAURICE

(Maurice entre.)
MAURICE.

Bonjour, maman, ça va bien ?

LIANE.

Bonjour, mon petit. Qu’es-tu venu faire ?

MAURICE.

Rien de particulier. Je passais… alors… Bonjour Raymond.

RAYMOND.

Bonjour, Monsieur Maurice, vous allez bien ?

MAURICE.

Très bien. (À sa mère.) Il y a longtemps que je n’avais eu de tes nouvelles, alors, comme nous passions devant tes fenêtres — je conduis la gosse à la foire de Montmartre — je me suis dit : « Tiens, je vais prendre des nouvelles de maman. » Si tu avais eu du monde, je ne serais même pas entré, naturellement… Rassure-toi, d’ailleurs, je suis passé par l’escalier de service.

LIANE.

Tu es avec ta petite amie ? Elle est là ?

MAURICE.

Mais oui, elle est là.

LIANE.

Va la chercher.

MAURICE.

Oh ! nous ne voulons pas te déranger.

LIANE.

Je dispose d’un quart d’heure. Je vais avec des gens au théâtre. Je ne demande pas mieux que de recevoir ton amie. J’ai quelques petites choses à lui donner. Va. (Il sort en appelant tout haut Aline.) Mon Dieu, comme il fait du bruit ! (À Raymond, qui arrange toujours les lampes.) C’est curieux ce que vous me dites… oui… pour le costume… Quand Monsieur vous a-t-il donné cet ordre ?

RAYMOND.

Mais la dernière fois qu’il est venu, Madame… avant-hier en passant dans l’antichambre…

LIANE.

C’est curieux… Comme il savait déjà qu’il devait passer ici la soirée d’aujourd’hui, cela prouve donc qu’il n’a pas l’intention de rester ; sans quoi il aurait eu tout le temps, demain matin, de vous donner cet ordre. Qu’a-t-il à faire d’un costume gris, demain matin, puisque… (La femme de chambre rentre de droite avec la botte de poudre.) D’ailleurs, ça n’a qu’une importance relative. (À la femme de chambre.) Merci.

(Elle commence à se poudrer les bras.)


Scène III


Les Mêmes, ALINE

(Maurice rentre avec Aline.)
ALINE.

Oh ! Madame, vous êtes trop aimable. Je suis confuse de vous déranger.

LIANE, (continuant de se passer la houppe.)

Du tout, mon enfant. J’ai cinq minutes. Ce petit chapeau vous va à ravir.

(La femme de chambre est ressortie.)
ALINE.

C’est moi qui l’ai fait, Madame.

LIANE.

Je voudrais bien que vous en fassiez d’aussi jolis chez Madame Simone. Je ne suis pas du tout, oh ! mais pas du tout, contente de mes chapeaux.

ALINE.

C’est vrai ?

LIANE.

J’ai lâché Reboux pour votre patronne, sur la recommandation de Maurice, mais je crois que je reviendrai à Reboux. (Lui passant la houppe.) Tenez, voulez-vous avoir l’obligeance de m’en mettre ici.

ALINE, (tout en poudrant les épaules de Liane.)

Oh ! cependant, Madame, le dernier que je vous avais essayé moi-même vous allait si bien : vous savez, avec les plumes blanches !

LIANE.

Oui, encore celui-là ! (Reprenant la houppe.) Merci. Vous êtes bien aimable.

MAURICE, (donnant une tape à la grenouille de faïence sur son coussin d’or.)

Bonjour Benoît !… Il n’a pas changé, Benoît. (À Aline.) Je te présente un vieil ami de la maison, le fétiche !

(Il embrasse Benoît et le passe à Aline.)
LIANE, (riant.)

Alors, vous vous aimez toujours, tous les deux ?

MAURICE.

On s’adore. Elle est si gentille !

LIANE.

Vous êtes deux vrais gosses, tenez ! Ç’a l’air de devenir tout à fait sérieux ?

MAURICE.

J’en ai peur. Où vas-tu au théâtre ce soir ? Probablement à la répétition des Fol.-Berge.

(Il abrège l’expression en argot du boulevard.)
LIANE.

Oui.

MAURICE.

Avec qui donc y vas-tu ?

LIANE.

Rantz.

MAURICE.

Naturellement, ça ne se demande pas.

LIANE.

Mais si, ça se demande, maintenant. Et puis Lorédan.

MAURICE.

Il me semble que tu deviens de plus en plus intime avec ce sale journaliste. Il te cite tout le temps dans ses articles.

LIANE.

Je le reçois. Il est l’ami intime de Myrtille Deneige. Mais pourquoi ces indiscrétions ? Qu’est-ce que ça peut te faire, tout cela ?

MAURICE.

Rien. Simple curiosité. Tu sais qu’elle a failli être lâchée par le petit prince.

LIANE.

Myrtille ?… Comment le sais-tu ?

MAURICE.

Dame ! aux courses. Au bar !… on parle…

LIANE, (à Aline.)

Mon Dieu ! qu’il est au courant ! Comme tu sors !

MAURICE.

Oh ! maman, très peu. Nous vivons au contraire retirés. Mais, n’est-ce pas, tout de même, les bruits du dehors… Et puis, ce sont des choses de notoriété publique… Sans quoi, justement, nous avons plutôt le goût de l’intérieur. Ah ! s’il n’y avait pas sa mère ! Il faut que je la raccompagne tous les soirs chez elle.

LIANE, (avec un soupir.)

Aimez-vous ! aimez-vous pendant que vous êtes jeunes. Il n’y a que ça de vrai ! et le reste n’a aucun intérêt dans la vie. Vous allez à Montmartre ?

MAURICE.

À la foire, histoire de distraire la gosse qui est un peu souffrante.

LIANE, (elle sort d’un petit sac, sur la table, deux billets.)

Tiens, voilà deux cents francs pour vous amuser.

MAURICE.

Oh ! merci, maman. Tu es mille fois trop bonne. Mais je ne venais pas pour te taper, tu sais ?… Non, non, je te jure… Tu peux me croire… J’ai encore un peu d’argent de mon mois. Je te remercie tout de même.

LIANE.

Ça ne comptera pas sur le mois. (Il lui saute au cou. Liane, reculant un peu la tête.) Et ça ne vaut pas cette effusion. Mademoiselle Aline, voulez-vous que nous montions toutes les deux dans ma chambre ? J’ai deux robes neuves de chez Callot. Je ne les ai jamais mises, et je ne les mettrai probablement jamais. Elles vous iront à merveille, bien mieux qu’à moi. Ce sont des robes droites, les retouches seront faciles. Tenez, montez. (Se retournant vers son fils.) Maurice si on sonnait pendant ce temps, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Oui, n’aie pas peur !… Aline, tu me rejoindrais au fond, hein !… je t’attendrais.

(Elles sortent. Raymond, qui continuait dans la galerie de mettre des ampoules, se rapproche et entre tout à fait dans le salon.)


Scène IV


RAYMOND, MAURICE

RAYMOND.

Qu’est-ce que tu as pris ?

MAURICE.

Pour demain ? Pour les Drags ?

RAYMOND.

Oui.

MAURICE.

Protocole Ier, placé.

RAYMOND.

Malgré ce que je t’ai dit, crétin ! malgré les tuyaux de Smiths ? Combien as-tu mis ?

MAURICE.

Cinq louis.

RAYMOND.

Bougre d’àne ! J’avais le tuyau sûr. Smiths est de chez Ephrussi, et puis j’ai entendu le patron à déjeuner, l’autre jour, qui parlait de Protocole avec un clin d’œil !

MAURICE, (lui poussant le coude.)

Oh ! les tuyaux de Rantz ! tu sais, j’en suis revenu, je me méfie.

RAYMOND.

Et moi ? Est-ce que je suis une poire ? Ce n’est pas moi, peut-être, qui t’ai fait gagner deux cents louis avec mon tuyau sur Radium ! Il fallait prendre Savonnette. (Il sort de sa poche le journal Le Sport.) Le Sport donne Savonnette.

MAURICE.

J’aime mieux risquer le paquet. Je voudrais faire le gros coup, tu comprends.

RAYMOND.

Pourquoi ? Tu as besoin d’argent ?

MAURICE.

Bien sûr que je ne cale pas le pied des chaises avec des billets de mille ! Et d’abord ça m’embête de vivre toujours aux crochets de maman. Je voudrais vraiment commencer à gagner ma vie.

RAYMOND.

C’est bien pensé.

MAURICE.

Et puis, je voudrais me meubler gentiment. Mon petit cinquième n’est pas large ; mais enfin j’ai envie d’un meuble de salle à manger que j’ai vu quelque part. Et si je peux un jour m’installer avec la gosse…

RAYMOND.

La folie des grandeurs, quoi ! (En disant cela, il ouvre sur la table une boîte de cigares, prend quelques cigares et les offre à Maurice.) Ils sont bons.

MAURICE, (rougissant.)

Tu es fou ! J’ai passé l’âge où l’on chipe des cigares à sa mère.

(Raymond lui en met plusieurs dans la poche du veston.)
RAYMOND.

Prends toujours, va. Elle croira que c’est moi.

(Un temps.)
MAURICE, (gêné, baissant un peu la voix.)

Dis ?… Quelle est cette nouvelle figure que j’ai vue en passant à la cuisine ?

RAYMOND.

Ah !… la nouvelle deuxième femme de chambre que j’ai engagée.

MAURICE.

C’est elle qui m’a ouvert. Est-ce qu’elle ne va pas trouver extraordinaire que je passe comme cela par l’escalier de service ?

RAYMOND.

Ne te frappe pas ! Elle est très intelligente. Elle sait qu’il y a vingt ans que je dirige la maison, que nous sommes de vieux copains, toi et moi. On lui a tout expliqué… que tu as plutôt vécu de notre côté qu’au salon. Et c’est une femme qui a de l’existence !… Elle comprend très bien que tu ne peux pas arriver ici à l’improviste, chez ta mère, ni te montrer quand il y a du monde… À propos, tu as eu du flair de venir aujourd’hui… J’allais passer chez toi demain !…

MAURICE.

Pourquoi ?

RAYMOND.

Quelque chose encore à te remettre.

MAURICE.

À moi ?

RAYMOND.

Tu ne devines pas ? Hier, Madame m’a envoyé déposer une lettre chez le patron. Il n’était pas là… La fillette m’a encore glissé un petit poulet pour toi.

MAURICE.

Encore ! Zut ! Non, non !… Assez !…

RAYMOND.

Ben, quoi ? Ce n’est pas de ma faute si tu as une jolie figure et des succès dans tous les mondes.

MAURICE.

Mais ce succès-là je m’en passerais… c’est très embêtant, très… horriblement !… D’abord, cette histoire ne peut aboutir à rien… Je veux l’arrêter tout de suite… Une jeune fille de dix-huit ans qui est la fille de l’ami de ma mère !… Je sais bien que je suis très poli de ma nature, mais vraiment la politesse ne peut pas m’amener à des bêtises de cet acabit ! (Il sourit.) Par respect hiérarchique, j’ai été déférent et courtois, mais maintenant… Zut !… Tout le monde descend ! Eh bien, je vois la tête de maman !…

RAYMOND.

Moi je suis bien obligé de te remettre les petits poulets. Et puis c’est plutôt pour en rigoler !…

MAURICE.

Mais qu’est-ce qui lui a pris de se fourrer ça dans la caboche ?… Je ne l’ai pas rencontrée plus de cinq ou six fois dans ma vie… Quand on était petit on s’était adressé quelques sourires, par la fenêtre… ou dans la rue.

RAYMOND.

Ça lui a suffi…

MAURICE.

C’est la cinquième lettre, en six mois, plus deux coups de téléphone chez moi, cette semaine… J’ai été stupide à l’appareil ! Je lui ai parlé anglais !… Dieu, que c’était bête ! J’ai envie de refuser la lettre.

RAYMOND.

Non. Tu aurais l’air d’attacher de l’importance à des gamineries… Tu es assez roublard pour t’en tirer sans rien casser. Si tu avais vu comme elle rougissait encore en me donnant la lettre : « Mon petit Raymond, voulez-vous bien de nouveau vous charger… » Comment, tu la mets dans ta poche sans la lire ?

MAURICE.

Curieux !

RAYMOND.

Oh ! moi, ce que j’en dis…

MAURICE, (décachetant la lettre.)

I am ashamed.

(Il s’interrompt.)
RAYMOND.

Qu’est-ce que c’est ?

MAURICE.

Elle m’écrit en anglais…

RAYMOND.

Des sucreries ?…

MAURICE, (lisant.)

Boum ! Boum !… Gnangnan !… Rêve de jeune fille. Elle dit qu’alors elle va accepter le parti que lui propose son père. Eh bien, marie-toi ! Bonne affaire ! « Je veux avant mon mariage vous parler. Rencontrons-nous où vous voudrez… J’irai chez vous si vous voulez. » (Interrompant.) Ça y est, ça y est ! j’en étais sûr. Jamais de la vie… Eh bien elle m’en ferait encaisser des ennuis !… Je vois la tête de maman si elle savait ça… et de Rantz donc !… Quel chambard !… De plus, j’aime beaucoup mon petit chou d’Aline, et je me suis interdit tous les flirts… Sans quoi, depuis deux, trois ans, tu n’as pas idée des béguins que j’ai faits. Je dois être très en forme !…

(Il rit avec crânerie.)
RAYMOND.

Parbleu ! Tu as vingt-deux ans et tu es blond…

MAURICE, (baissant la voix.)

Si j’avais voulu… Myrtille Deneige qui vient ce soir, eh bien, si j’avais voulu, en cachette de maman, rien n’était plus facile. Elle m’a fait des avances très nettes, aux courses…

RAYMOND.

Tu as rudement bien fait de ne pas marcher. Surtout celle-là !… Quelle bavarde !… Ta mère l’aurait toujours su… Alors, que répondre de ta part à la petite ?

(La deuxième femme de chambre vient d’entrer.)
LA FEMME DE CHAMBRE.

Madame n’est pas là ? Elle m’a sonné mes trois coups.

RAYMOND, (impératif et hautain.)

Voyez dans sa chambre, là-haut. Ce n’est pas la sonnette d’ici !… Vous devriez regarder le tableau !…

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien.

(Elle traverse la pièce et sort par l’autre porte.)
MAURICE, (avec humeur.)

Vraiment, tu pourrais faire attention à ne pas me tutoyer devant les domestiques !

RAYMOND.

Je ne l’avais pas vu entrer. Autrement, je te prie de croire que j’aurais fait attention… Est-ce que je t’ai jamais tutoyé devant ta mère ou devant des invités ?

MAURICE, (avec précaution.)

Raymond, ne crois-tu pas qu’il vaudrait peut-être mieux, pour faciliter, que nous prenions l’habitude de ne plus nous tutoyer du tout ?

RAYMOND.

Quoi ? Tu voudrais que je t’appelle « Monsieur », entre nous deux, quand nous sommes seuls ? Ah ! ça, je t’avertis que je ne pourrai jamais !… Je te vois venir, tu rougis de tutoyer le maître d’hôtel de ta mère !…

MAURICE, (tout de suite.)

Mais non, mon vieux, mais non.

RAYMOND.

Allons donc, je vois bien. Il y a déjà plus d’un an que ça t’embête. D’abord je te ferai observer que je ne t’ai jamais manqué de respect devant personne. Ou alors il ne fallait pas qu’on te garde pendant tant d’années avec nous, à l’office ; c’est une affaire de cœur. Si tu ne le comprends pas, c’est malheureux pour toi ! Est-ce que tout petit, quand on te cachait des journées entières, ce n’est pas moi qui te faisais ta vie, pas moi qui te promenais au Jardin d’Acclimatation, qui te réservais les meilleurs morceaux de la table ?

MAURICE, (battant en retraite.)

Mais oui, bien sûr.

RAYMOND.

C’est pas ta mère qui t’a soigné pendant ta typhoïde, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Mais, mon vieux Raymond.

RAYMOND.

Et ce n’est pas moi, peut-être, moi et ma femme qui t’avons élevé à la campagne quand ta mère a filé avec le Tcherkoff à Pétersbourg, et quand…

MAURICE.

Mais ne t’emballe pas comme ça, mon vieux ! ne t’emballe pas !… Je n’ai pas voulu te froisser. J’ai beaucoup d’affection pour toi.

RAYMOND.

On ne le dirait pas. Tu me traites avec une hauteur !

MAURICE.

Je n’oublie pas, Raymond, que tu m’as aidé dans les grandes et les petites choses.

RAYMOND.

Comment veux-tu que je t’appelle, alors ?… Monsieur Maurice ?… eh bien, monsieur Maurice, tu me fais de la peine ! voilà ! C’est tout ce que je paie.

MAURICE, (prenant le bras de Raymond.)

Tu ne m’as pas compris.

RAYMOND.

Dans ce cas, tais-toi… et prends Savonnette, placée.

MAURICE.

Tu y tiens ? Soit ! Je perdrai dessus vingt-cinq louis dont j’ai un fichu besoin, mais je les perdrai pour te prouver que j’ai du cœur.

RAYMOND, (faisant mine de lui allonger une taloche.)

Ah ! si tu m’achètes, par-dessus le marché, morveux !… Bouchon !… voilà ta mère, (Revenant, bas.) Et vite donc ! Quoi répondre à la petite ? Je la vois demain.

MAURICE.

Tu lui diras… Rien… Qu’elle me téléphone chez moi.

RAYMOND, (haut, pendant que Liane entre.)

Oui, Monsieur Maurice, Madame a fait donner son congé à la deuxième femme de chambre et…



Scène V


Les Mêmes, ALINE, LIANE

(Aline et Liane reviennent en causant.)
ALINE.

… Je ferai prendre ces robes demain, Madame…

LIANE.

Inutile, ne vous en occupez pas… C’est moi qui les ferai porter chez vous.

MAURICE, (puisant des bonbons dans une coupe sur la cheminée.)

Fameux ! Où prends-tu cela ?

LIANE.

Chez Rump… (Elle s’arrête brusquement au milieu du nom du fournisseur.) Je ne sais pas. (Bas, à Aline en la tirant.) Ah ! puisque vous allez à Montmartre, une recommandation… Vous me comprendrez, parce que vous êtes très délicate. Faites en sorte que, dans les établissements, Maurice ait un peu de discrétion… enfin… qu’il ne se nomme pas à tout bout de champ, comme il a l’habitude de le faire. Ça part d’un sentiment très gentil… mais quelquefois il manque de tact !…

ALINE, (souriant d’un petit air complice.)

Oui, oui, Madame, je comprends ce que vous voulez dire… J’y veillerai, sans en avoir l’air.

LIANE.

C’est surtout… à cause de Monsieur Rantz… Et puis… mon Dieu…

ALINE.

Enfin, Madame, soyez sûre que je ferai de mon mieux pour comprendre la situation.

LIANE, (lui donnant une chiquenaude amicale sur la joue.)

Restez pour lui une bonne petite femme rangée et je vous assure que je vous en aurai de la reconnaissance.

(On entend sonner. Maurice, qui était demeuré au fond gauche, comme subitement mû par un ressort.)
MAURICE.

Maman, on a sonné.

LIANE, (vivement.)

On a sonné ?… Alors, vite, mes enfants, filez, filez…

MAURICE, (se précipitant, culbutant tout.)

Viens, Aline.

ALINE, (se bousculant aussi.)

Mais, ça y est ! Quoi… ça y est…

LIANE, (frappant des mains et d’une voix autoritaire.)

Dépêchez-vous, allons, ne lambinez pas… (À son fils.) À droite, hein ?

(Elle montre du geste le couloir.)
MAURICE.

Bien sûr. Au revoir, m’man !…

LIANE.

Au revoir, mon petit. À un de ces jours !

MAURICE.

C’est ça, téléphone-moi. (Sur la porte.) Et merci pour nous deux.

LIANE.

Il n’y a pas de quoi… vite, vite !

(Ils sortent.)


Scène VI


LIANE, LORÉDAN

(Liane reste seule, se met vivement au piano quelques secondes. Raymond introduit Lorédan.)
LIANE.

Vous arrivez bon premier, Lorédan… Personne n’est là, vous le voyez, et d’ailleurs la revue ne commencera pas avant dix heures.

LORÉDAN, (lui baise la main.)

Tiens ! Vous avez changé de coiffure ! Ça n’est pas mal !… Vous ressemblez à une Portia, un buste de Romaine… Voyons sous la lumière. Toujours belle !

LIANE.

Toujours est de trop…

LORÉDAN.

Oh ! chez moi, c’est une locution invétérée. Tous les matins je me réveille étonné de ne pas être beaucoup plus vieux que la veille.

LIANE.

On l’est d’un jour. C’est suffisant. Mais, moi, je m’en fiche !…

LORÉDAN.

Liane !… il n’y a qu’un seul drame dans la vie qui compte, celui du temps.

LIANE.

C’est pourquoi vous vous teignez et pourquoi vous vous mettez du bleu aux yeux. Vous en avez trop mis ce soir. Ça coule… Essuyez-vous, Lorédan.

(Elle lui tend son mouchoir.)
LORÉDAN, (se regardant dans la glace.)

Il faut bien nous truquer ma chère.

LIANE.

Parlez pour vous, vieille vipère chérie !…

LORÉDAN.

Au fait, une femme truque toute la vie.

LIANE.

Petite jalouse, va !

LORÉDAN.

Lianon… je suis l’homme terrible à qui vous ne pouvez pas cacher votre âge. Je n’en abuserai pas, rassurez-vous. Il n’est pas encore assez considérable. J’attends. Pour le moment, vous êtes une femme de trente-neuf ans quatre-vingt-quinze, pour ne pas dire…

LIANE, (l’interrompant.)

Oui, gale ! Vous avez, pour vous rappeler mon âge, en effet, un point de repère que n’ont pas les autres ; un souvenir de mufle qui vous est bien personnel, celui du premier article où vous m’avez éreintée, car vous éreintiez les femmes… et vous les éreintez encore.

LORÉDAN.

Hum ! hum !

LIANE, (riant.)

Enfin, on les éreinte comme on peut. (Elle offre les cigares.) Vous pouvez fumer !

LORÉDAN.

Vous m’en voulez à plus de vingt ans de distance !… Très flatteur !

LIANE.

Quand je pense que c’est dans le propre journal de Rantz que vous m’avez éreintée !

LORÉDAN.

Nous ne pouvions pas deviner votre liaison future… Vous étiez alors la courtisane somptueuse qui fait trembler les mères de famille et soupirer les khédives en voyage !… Fleur de chic, comme on vous nommait ! Du reste, il me l’a très bien pardonné, Rantz. Je crois même me souvenir qu’il m’a augmenté.

LIANE.

Soyez sûr que ce n’était pas pour cela.

LORÉDAN.

Qui sait !… Il est si parisien ! (Il lui prend la taille en gloussant.) Ah ! ma chère, ma chère !…

LIANE.

Eh bien, qu’est-ce qui vous prend !… Tenez, vous m’avez griffée avec une de vos cent bagues !

LORÉDAN.

Ça vous portera bonheur. Ma pierre de lune.

LIANE.

C’est vrai ? Bon. J’ai besoin de fétiche en ce moment. Je vous l’achète cinquante louis.

LORÉDAN, (avec vivacité.)

La voilà. Elle vaut la moitié moins. Pourquoi ? Pas heureuse !

LIANE.

Peut-être !

LORÉDAN.

Il ne vous trompe pas ?

LIANE.

Il n’en a même pas l’envie, c’est pire. Oh ! je ne me plains de rien, positivement. Je préciserais mal. Enfin, il vient moins, il ne reste plus. Depuis trois jours il n’a pas mis les pieds ici… il paraît qu’il ne quitte pas la Chambre.

LORÉDAN.

Laquelle ?… Ah !… l’autre ! celle des députés. Oui, il y a les grèves des postiers.

LIANE.

Puis il marie sa fille. Il va la caser, à ce qu’il paraît.

LORÉDAN.

Bon débarras pour vous. Ça vous rapprochera peut-être…

LIANE.

Peut-être.

LORÉDAN.

Et puis l’amour après tant de temps ! Pourvu qu’il vous reste, lui, même sans l’amour !

LIANE.

C’est ce qui vous trompe. Le roman n’est pas lu pour moi, Lorédan ! Il est de ces hommes qui, dès le premier regard, vous jettent un voile sur le cœur pour le reste de vos jours. Est-ce que j’ai hésité à tout quitter pour lui ? Il n’avait pourtant pas encore perdu sa femme à cette époque. Je ne pouvais même pas espérer une liaison durable, eh bien, je me suis retirée du jour au lendemain de la galanterie. J’ai vendu mon hôtel, j’ai vendu mes bijoux.

LORÉDAN.

Il vous les a tellement rachetés depuis !

LIANE, (avec un grand soupir.)

Ah ! il a racheté tous mes bijoux et tous mes péchés.

LORÉDAN.

Tout de même, si vous n’aviez pas rencontré ce Messie galetteux, je songe à l’admirable courtisane que vous auriez faite… Quelle perte pour Cythère !…

LIANE.

Moi ! Allons donc ! j’étais bête comme les lapins que j’ai montrés au cirque ! C’est lui seul qui m’a faite !…

LORÉDAN.

Exigez donc qu’il vous épouse.

LIANE.

Je ne peux pas lui demander des choses irréalisables.

LORÉDAN.

Tout homme qui n’a pas donné son nom à une femme ne lui a rien donné.

LIANE.

Célibataire, va !… Alors, dites… votre pierre de lune va faire qu’on ne se disputera plus ?…

LORÉDAN.

Que quand vous le voudrez !

LIANE.

Dieu vous entende !…

LORÉDAN.

Je suis sûr que vous commencez souvent la première.

LIANE.

Quelquefois !… Il faut bien.

LORÉDAN.

Et pourtant vous avez changé de coiffure cette semaine, pour lui plaire.

LIANE.

Ah ! ça, c’est autre chose ! On se défend comme on peut, mon petit ! Vous vous mettez bien du bleu aux yeux.

LORÉDAN.

Moi, je n’ai plus la prétention d’être encore un article de trente-neuf-quatre-vingt-quinze. Ah ! dame, je ne pourrais pas être votre fils !… (Avec une rosserie affable et distraite.) Tiens, au fait, on n’y pense jamais à ça, mais qu’est donc devenu ce petit moutard qu’on vous voyait autrefois ?

LIANE.

Mon fils ? Il fait ses classes.

LORÉDAN.

Il doit avoir déjà…

LIANE.

C’est ça… une quinzaine d’années. Je n’ai pas compté.

LORÉDAN.

Il fait ses classes, où cela ?

LIANE.

À Ménières, en Normandie. Très bon collège.

LORÉDAN.

Mais attendez, attendez donc. Au journal… ne m’a-t-on pas dit qu’il avait gagné un prix dans un concours de danse devant mille personnes.

LIANE, (vivement.)

Mille personnes ! ce n’est pas lui !

LORÉDAN.

Dame, s’il est à Ménières !…

LIANE.

C’est-à-dire, il sort bien de temps en temps, il vient à Paris, mais ce n’est sûrement pas lui dont on vous a parlé. On le confond quelquefois avec le fils de Liane de Rancy. Nos deux prénoms de Liane, n’est-ce pas ?

LORÉDAN, (riant.)

Ce doit être ça… Il y a Liane et Liane.

LIANE.

Elle a un grand fils qui va partir pour son service militaire, en Algérie, je crois, et…

(On entre.)


Scène VII


Les Mêmes, MYRTILLE DENEIGE, LE PRINCE CATARDI, puis GABY


MYRTILLE.

Bonjour, chérie bleue… Pas en retard ?

LIANE.

Au contraire.

MYRTILLE.

Le zouave n’est pas là ?

LIANE.

Oh ! le jour où il ne sera pas en retard d’une demi-heure, celui-là !

LE PRINCE.

Il y a peut-être eu une longue séance à la Chambre. Bonjour !

LIANE.

Oui !… C’est vrai !… Des interpellations… aujourd’hui… Le gâchis !…

MYRTILLE, (tendant la main à Lorédan.)

La main, mon maître !

LORÉDAN, (poussant de nouveaux gloussements.)

Ho ! C’est inouï d’oser cela ! Où allons-nous vraiment ? les robes, cette année, sont folles !

MYRTILLE.

Elle vient de m’être apportée cet après-midi, n’est-ce pas, c’est assez violent ?… une combinaison de tons à moi. Je trouve qu’on ne s’inspire jamais assez de la nature. En passant l’autre jour en auto devant Potin, j’ai vu à l’étalage des morues sèches. C’était délicieux !… J’en ai acheté une. Je l’ai portée tout de suite chez Dédé. Il a assorti ça avec un vert exquis. Voyez : morue et peau d’amande.

LORÉDAN, (évanescent.)

Oh ! morue et peau d’amande… On dirait un titre de conte de Grimm ou d’Andersen ! J’adore ça ! « La Princesse Morue et la Petite Peau d’amande ! »

LIANE, (montrant les boissons.)

Voulez-vous boire ?

GABY, (entrant, la main tendue, gracieuse.)

Bonjour, cochon ! Bonjour, salaud ! Bonjour, mes chéris !…

LORÉDAN, (s’esclaffant devant la robe.)

De plus en plus fort… Quelle entrée sensationnelle nous allons faire tout à l’heure. Si j’allais me coucher ?…

LIANE.

Je paraîtrai une affreuse bourgeoise, moi, à vos côtés !

LORÉDAN, (entraînant Gaby sous une lampe.)

Venez ! Permettez ! Voyez-vous, il faut baisser un peu votre ferronnière… là… comme ça… et le turban… là… Et le sein gauche plus à droite, si vous pouvez…

GABY.

Essayez !… Non, mais est-il bête !…

LIANE.

Dédé va d’ailleurs pouvoir juger sur place de ses créations… car il doit venir nous rejoindre.

MYRTILLE, (au prince, sur un canapé.)

Ça va, Minon… Plus mal à la tête ?

LIANE, (considérant Myrtille qui tient la main du petit prince batave.)

Vous vous promenez à la ville, toujours la main dans la main ?

LE PRINCE.

Toujours. On ne se quitte pas une seconde, Myrtille et moi.

(Ils s’embrassent simultanément la main.)
MYRTILLE, (au prince.)

Oh ! chevreau, ramassez ces pétales de roses par terre ! Si on piétinait dessus, ça me ferait grincer les dents !…

GABY, (bas, à Lorédan en buvant à la table préparée.)

À quelle heure qu’on la couche ? Mon cher, votre littérature nous l’a gâtée complètement. À dîner on a mangé du kangourou à la sauce mauve ! Elle doit avoir un nombril ciselé par Lalique, cette femme-là !…

MYRTILLE.

Ah ! tant pis, je n’y tiens plus, j’ai une soif ! Je me décide à être rouge pour toute la soirée. (Elle se verse de l’eau dans un verre sur le plateau. À Gahy qui boit.) Tu n’as pas peur de rougir, toi ?…

GABY, (cligne de l’œil à Lorédan.)

Moi ! Je ne rougis jamais !… Je n’ai jamais rougi que deux fois.

LE PRINCE, (avec une nuance.)

Lesquelles, grand dieu !…

GABY.

La première fois où j’ai demandé de l’argent à un homme, et ensuite la première fois où je lui en ai donné !

(Et elle passe, triomphante, au piano.)
LIANE.

Gaby ! Gaby !… (À Lorédan.) Est-ce qu’elle va être comme ça toute la soirée ? Rantz qui ne peut pas déjà la sentir ! Elle n’est plus invitable ! Votre élève, au moins, elle, se raffine.

LORÉDAN.

Myrtille ?… Regardez-la. Elle boit dans n’importe quel verre, un verre où l’un de nous avait déjà bu. Je peux lui apprendre tous les raffinements, il restera toujours la prostitution des lèvres.

GABY, (au piano, chantant une valse.)

« Je suis lâche avec toi… »

(Entre un Monsieur très barbu et très élégant. Monsieur Dédé, couturier.)


Scène VIII


Les Mêmes, MONSIEUR DÉDÉ

LIANE.

Ah ! voilà Dédé !

LORÉDAN.

Monsieur Dédé ! comme il a une jolie barbe, Monsieur Dédé !…

DÉDÉ.

Je suis venu directement. Je n’ai pas voulu attendre le théâtre pour vous féliciter.

GABY, (continue à chanter à tue-tête et d’une voix aiguë.)

« Mon amour est pour toi sans excuse… »

LIANE.

Qui féliciter ?…

DÉDÉ.

Vous, chère Madame.

LIANE.

Pourquoi ?… Tais-toi, Gaby… tu es assommante !

DÉDÉ.

Allons, allons, est-ce un si grand mystère ? Il ne faut pas le dire ? Je suis très heureux, très heureux pour Monsieur Rantz.

GABY, (chantant.)

« Tu m’avais juré que tes lèvres… »

LIANE.

Mais qu’est-ce qu’il veut dire ? (À Gaby.) Assez ! assez ! toi !… Qu’est-ce qu’il y a, Dédé ?… Voyons, voyons !…

(On conspue Gaby. Elle se tait.)
DÉDÉ.

C’est la femme du ministre de l’Agriculture elle-même, qui me l’a appris tout à l’heure, pendant qu’elle essayait un fond de jupe.

LIANE.

Mais allez, allez donc ! vous me faites bouillir ! quoi ?

DÉDÉ.

Que pour arrêter le scandale des Postes et Télégraphes, pour conjurer la grève et l’interpellation qui devait avoir lieu aujourd’hui, le président du Conseil avait décidé de rétablir un sous-secrétariat des Postes. On a offert le sous-secrétariat à deux ou trois présidents de groupes différents, et finalement à Monsieur Rantz… qui accepte.

LE PRINCE.

Non !…

GABY.

Bing !

MYRTILLE.

Ah ! par exemple !

LIANE.

Il a accepté, lui ? Vous dites ? Hein ?

DÉDÉ.

Enfin, il y a quelque chose de plus certain encore, c’est la dernière heure de La Presse, ce soir… si j’avais su que vous pouviez ignorer cette nouvelle, j’aurais apporté un numéro.

MYRTILLE.

Envoyez-le chercher. Il faut savoir.

LIANE.

Mais enfin, qu’y dit-on ?

DÉDÉ.

Ça… avec des commentaires… que la chose n’est pas encore officielle, mais qu’elle le deviendra demain. C’est Monsieur Rantz qui a proposé une réorganisation des bureaux, je crois… un système.

LIANE, (haussant les épaules, nerveuse.)

Mais c’est impossible, Dédé ! Je le saurais, il m’aurait avertie… J’aurais reçu un télégramme ce matin… Je n’apprendrais pas ça par les journaux, ni par les amis…

MYRTILLE.

Mais oui, Dédé, c’est un projet en l’air.

LE PRINCE, (Parisien.)

Une combinaise !

DÉDÉ.

Enfin, la femme du ministre de l’Agriculture ! Songez !

LIANE.

Il faut que j’envoie chercher le journal. Ah çà ! par exemple !

(Elle va à la sonnette.)
LORÉDAN, (l’arrêtant d’un geste doux.)

Écoutez, rien d’étonnant à ce qu’il ne vous ait pas encore prévenue, ma chère Lianette… Songez, ces choses-là se font très rapidement.

DÉDÉ.

Si le Conseil des ministres s’est réuni ce matin, Madame, il n’aura même peut-être pas pu venir chez vous.

LIANE.

J’aurais reçu au moins un coup de téléphone ! N’est-ce pas, Myrtille, c’est invraisemblable !

MYRTILLE.

Mais épatant !… J’admire.

LIANE.

Il ne va pas se présenter ici en habit, pour aller tranquillement aux Folies-Bergère, sans que j’aie été informée qu’on le flanque sous-secrétaire… de quoi ?

LORÉDAN.

Des Postes et Télégraphes.

LIANE, (pouffant.)

Et puis des Postes ! Qu’est-ce qu’il peut aller faire là-dedans ? Lui !…

LORÉDAN.

La réorganisation des bureaux, on vous dit.

LIANE.

Lui ! Lui ! il est aussi fait pour réorganiser les bureaux… que moi pour…

LORÉDAN.

Mais c’est ce qui vous trompe, Liane, c’est un organisateur admirable. Rappelez-vous dans quel état il a pris son journal.

LIANE.

Mais je le connais mieux que vous, Lorédan… il ne peut seulement pas régler le livre de son chauffeur ! Et puis, lui qui se vantait d’être le député le plus inactif de France !… Je suis suffoquée, mes enfants… Mettez-vous à ma place.

DÉDÉ, (embarrassé devant le tumulte de Liane.)

Mon Dieu, Madame !… Mon Dieu, Madame… Après tout…

(Un froid.)
LIANE, (endossant son manteau.)

Allons, nous n’avons plus qu’à filer aux Folies, mes enfants.

GABY.

Ah ! oui… aux Fol.-Berge !…

LIANE.

Car, si c’est vrai, il ne viendra pas. Il ne peut pas, après une journée comme celle-ci, s’être mis en habit tranquillement… après diner… et…

(On entend sonner trois coups.)
GABY.

Bing… Hé !… Psstt !…

LIANE, (radieuse.)

Trois coups ! Le voilà. Vous voyez bien que ce n’était pas vrai !… (À Dédé.) Elle a rêvé dans son fond de jupe, votre ministresse !

(Elle hausse les épaules.)
MYRTILLE.

Mais ne t’agite pas ainsi, Liane… tu dois être contente… de toutes façons…

LIANE.

Oui, oui, très contente, très satisfaite, je jubile… (Tout le monde se précipite vers la galerie. Liane fait un geste impérieux.) Non !… Chut !… Ne bougeons pas !… C’est mieux. (On s’arrête. On attend.) Regardez, regardez… Il ne se presse pas,… il devrait déjà être ici…

MYRTILLE.

Il ne peut pas courir dans l’antichambre, mon bichon.

GABY.

Je le connais. Nous allons deviner ça à son entrée. S’il est en veston, c’est que c’est vrai.

DÉDÉ.

S’il est en jaquette ?

GABY.

C’est douteux.

LORÉDAN.

Et en habit… rien de fait !…

(La porte s’ouvre. Rantz entre. On crie : « Il est en habit ! »)


Scène IX


Les Mêmes, RANTZ

RANTZ.

Non ! en smoking !… Que de monde !…

(Exclamations.)
Ensemble
GABY.

Il est en habit !

DÉDÉ.

Eh bien ?

LORÉDAN.

Homme du jour ?…

DÉDÉ.

Ça y est-il ?

GABY.

Faut-il, faut-il pas ?

LIANE.

Est-ce vrai, Paul ?

RANTZ.

On sait déjà ici ?… Je regrette qu’un journal du soir ait divulgué !…

(Exclamations de tous.)
LORÉDAN.

Hein ! Qui avait raison ?

LIANE.

Alors, c’est vrai, Paul ! Non, ce n’est pas possible… Tu plaisantes…

RANTZ.

Je ne puis rien dire encore !… Secret… pressenti… réserve… Bonjour.

(Il serre les mains. On le félicite. On crie des « bravos ».)
LIANE, (émue.)

Tu acceptes, tu vas accepter ?

RANTZ, (évasif et spirituel.)

Réserve… pressenti… secret… Bonsoir, prince…

LIANE.

Je parle sérieusement, Paul… Comment, j’apprends une pareille chose à la seconde, ça me sort sous les pieds comme une bombe, et il paraît que tout Paris est au courant, ça se dit chez les couturiers, ça s’écrivait dans les journaux et, moi, moi, je suis là, comme une gourde, à ignorer ce dont tout le monde parle !…

RANTZ.

D’abord, rien n’est fait. Je dois donner demain ma réponse au président du Conseil… Je vais réfléchir… Et puis, tu t’exagères l’importance !…

LIANE.

Tu ne pouvais pas me téléphoner de la Chambre, en en sortant ?

RANTZ.

J’en suis sorti à sept heures et demie. Bonjour, Gaby… Le temps de me laver un peu les mains et d’accourir… Alors, tout ce monde pour une loge ?… Je croyais te trouver seule !…

LORÉDAN.

Deux autos pleines…

LIANE, (sans écouter.)

C’est trop fort !… Il est vrai que je ne compte pour rien dans ton existence ! Je ne suis pas même une camarade, tu as peut-être oublié que j’étais ta maîtresse…

RANTZ.

Allons du calme.

LIANE.

Toi qui t’étais soi-disant retiré, qui vivais dans la paix et la tranquillité ! Tu vas t’embarquer sur cette galère !…

MYRTILLE.

Mais il a raison, notre zouave !… C’est très bien d’apporter un peu de beauté, mon cher, un peu de chic à un gouvernement qui en manque totalement.

RANTZ.

C’est un point de vue : j’y réfléchirai.

LIANE, (bas à Myrtille.)

Je te félicite de ce que tu viens de dire !

GABY.

Alors, vous allez devenir un membre important ?

RANTZ.

Comme vous dites : à perte de vue !

GABY.

Vous voilà bon à peloter, alors ?

RANTZ.

C’est bien notre tour, avouez, Gaby… Vous nous devez bien ça.

DÉDÉ, (avec énergie.)

Monsieur Rantz, permettez-moi de vous dire qu’après l’attitude des postiers, qui a été vraiment scandaleuse, après les paroles du président de la G. G. T…

RANTZ, (qui, depuis quelques instants, ne perd pas de vue Liane, l’interrompant.)

Oui, oui, tout à l’heure. Pour l’instant, je m’en fous… (À Lorédan, bas.) Un mot, je voudrais dire un mot en particulier à Liane.

LORÉDAN.

Mais voulez-vous que nous passions dans le salon à côté ?…

RANTZ.

Pas le moins du monde… une seconde, une petite seconde, un mot. Occupez-les simplement.

LORÉDAN, (appelant Myrtille qui essaie dans un coin d’apaiser Liane.)

Myrtille !… Venez… Gaby va nous faire des accords de septième seconde pendant ce temps.

GABY, (saisissant la grenouille qui est sur le coussin.)

Emmenons Benoît. Viens, mon vieux Kroumir… Qu’est-ce que tu dis de ça, toi ?…

(Rantz va à Liane pendant que Gaby, dans le fond, attaque une valse inexpérimentée : les autres sont groupés autour d’elle.)
LIANE, (voyant s’approcher Rantz.)

Oui, parle-moi, enfin ! Parle !… Je t’assure… J’en ai besoin.

RANTZ.

Tu ne m’avais pas dit que tu invitais ces deux volailles. Je croyais qu’il n’y avait que Lorédan. (Nettement.) Je ne peux pas aller avec ça au théâtre.

LIANE.

Tu ne peux pas y aller ?… Pourquoi ?

RANTZ.

D’abord, regarde leur tenue !… Si justement, ce soir, on me voyait avec elles… Enfin, il faut éviter… C’est une affaire de tact… Et puis ce couturier !…

LIANE, (suffoquée.)

Et c’est tout ce que tu trouves à me dire ! C’est tout ! J’attends un mot de toi, une explication de ton attitude à mon égard, au moment d’un événement aussi important, et tu me dis que tu ne peux pas aller au théâtre avec ces volailles et un couturier que tu as fait décorer !…

RANTZ.

Je comptais t’apporter ce soir cette surprise… Ayez donc des attentions !… J’arrivais tout flambant… Et, d’ailleurs, ma chère Liane, il suffirait de t’entendre parler depuis deux minutes pour approuver les sentiments qui m’ont incité à te tenir à l’écart de ma décision. En fait de conseil, celui des ministres avait plus d’importance et plus de poids que le tien. D’autres seraient satisfaites, flattées de mon changement de situation, mais, toi…

LIANE.

Tu te trompes. Qu’en sais-tu ? Je t’aurais écouté. Je t’aurais compris peut-être. J’admets, en tout cas, que les honneurs te tentent. Ce n’est pas la décision que tu prends qui me révolte, c’est que tu n’aies pas même daigné m’y mêler. Tu as voulu éviter notre tête-à-tête et tu arrives exprès… je te connais… à cette heure-ci… avec ton sourire détaché…

RANTZ.

Mais, sapristi, ce matin encore, à dix heures, je ne savais rien moi-même ! De toute façon, nous avons le temps d’en parler, n’est-ce pas, à satiété !… Ce que je voulais te dire, c’est que, si on me voyait ce soir avec cette exhibition charnue…

LIANE.

Pourtant, tu savais que nous n’allions pas seuls au théâtre, que j’avais lancé des invitations.

RANTZ.

J’ai eu bien d’autres choses à faire, je te prie de le croire, qu’à m’informer des personnes qui nous accompagnaient aux Folies-Bergère.

LIANE.

Tu ne pensais pourtant pas que j’avais invité le pape !

RANTZ.

Ç’aurait été encore plus mal vu en haut lieu !

LIANE.

Oh ! pas d’esprit, pas d’esprit, mon cher ! Ce n’est vraiment pas l’heure ; ne m’accable pas de ton petit sourire sardonique ! Rachète, je t’en prie, ce que ton attitude a eu de blessant, en te montrant ce soir avec moi comme tu en avais l’intention… Puisque tu as pris la peine de passer un habit… que je sois un peu à la gloire, à tant faire !…

RANTZ.

Oui, si tu y étais seule !… J’avais bien, tu le vois, l’intention de t’accompagner cinq minutes… je me serais d’ailleurs enfui pendant un acte, car j’ai de l’écriture pour jusqu’à trois heures du matin, tu t’en doutes… mon programme… mes chefs de cabinet à choisir… mais il n’y a pas qu’une question officielle, il y a aussi le mariage de ma fille… Je t’ai déjà expliqué ça… des gens très bourgeois, des bijoutiers. Déjà mon ménage irrégulier les effare un peu, ces gens, et je dois éviter de m’afficher, ce soir… (Mouvement de Liane.) pas avec toi, mais encadré comme nous allons l’être… de deux femmes aussi antiparlementaires.

LIANE.

Cela te va bien de me le reprocher ! Ce n’est pas toi qui as toujours voulu, par fierté d’homme à femmes, que nous ayons l’air d’un ménage rigoureusement irrégulier ?… que nous conservions cet aspect d’amant et maîtresse ?… Tu as voulu que je fréquente des artistes et des cocottes, eh bien, je fréquente des artistes et des cocottes ! Si tu devais redevenir officiel, mon cher, il fallait… il fallait…

RANTZ, (l’interrompant, catégorique.)

Oh ! pas de scène de ménage ! (Il crie aux autres.) Fini l’aparté ! Je suis à vous !

LORÉDAN.

Mon cher Rantz, quelqu’un de sidéré, c’est moi…

RANTZ.

Il y a des gens qui vont être plus sidérés que vous, Lorédan, je vous le promets ! Ce sont mes électeurs. Vingt ans que je suis député de mon département !… un député honoraire ! Mes électeurs n’avaient pas osé ne pas me renommer, cette fois-ci, de peur de me faire de la peine ; c’est le département le plus sentimental de France !…

LE PRINCE, (offrant son étui.)

Cigarette ? Quel département représentez-vous déjà ?

RANTZ.

Un tout petit département, très peu connu.

DÉDÉ.

Vous prépariez votre rentrée dans l’ombre.

RANTZ.

Que vous êtes peu au courant, Monsieur ! Ça se fait automatiquement. L’autre jour, au groupe radical-socialiste, j’ai exposé l’idée que je me faisais de la réorganisation des bureaux et de l’unité administrative ; ils ont eu l’air de trouver ça renversant !… Eh bien, je ne suis pas fâché qu’on m’essaie. Huit ans que je ne faisais plus rien ! Ça ne pouvait pas continuer. J’avais la nostalgie de l’odeur d’encre d’imprimerie ; si je n’avais pas eu celle des aisselles parlementaires pour me consoler, je ne sais pas ce que je serais devenu !

LIANE.

Allons donc ! Tu avais la paix, la paix, enfin ! Depuis quelques années trop courtes, on vivait tranquille ; je ne sais pas ce qui te manquait vraiment ! Maintenant, je ne vais même plus te voir une minute. J’espère bien que tu ne vas pas déménager pour aller dans un ministère quelconque ?

RANTZ.

Je n’y coucherai pas, c’est tout ce qu’il te faut, n’est-ce pas ?

(On rit.)
LORÉDAN, (bas à Liane.)

Et la vie officielle, ma chère amie, qu’en faites-vous ?

LIANE.

Mais je n’en suis pas, moi, de la vie officielle, j’en suis bannie ! (Elle lui pousse le coude. Bas à Lorédan.) Dites comme moi, voyons, espèce d’idiot ! Tenez, je vous la rends, votre bague !

RANTZ, (entouré et gesticulant.)

C’est vrai, c’est vrai, j’étouffais, je me rongeais !… Qu’est-ce que je suis, depuis ces quelques années ? Plus rien, plus rien, moins qu’un ancien président de la République.

LIANE.

Comme c’est fin !

LORÉDAN.

Vous étiez resté l’homme le plus spirituel de Paris !

RANTZ.

C’est idiot !… Je ne suis pas spirituel.

GABY.

Si. En ce moment !

RANTZ.

Voilà bien des réputations toutes faites, comme Paris en consacre à la légère… Non, je suis un homme d’action, uniquement. Ah ! ça va me faire du bien, je vais respirer !

(Il lève les bras.)
LIANE.

Tu vas être attaqué effroyablement ! Oui, surtout toi ! C’est-à-dire que nous n’allons plus vivre… Alors, il va falloir recommencer à lire, tous les matins, dans les journaux, des horreurs sur ton compte ? il va falloir que je t’entende traîner dans le ruisseau, accuser de toutes les infamies ? Moi, ça me bouleverse, qu’est-ce que tu veux, je ne peux pas vivre dans cette vie-là !

RANTZ, (qui a ponctué de « oui » énergiques.)

Moi, j’en ai besoin, j’en ai besoin ! C’est ma santé.

LIANE.

Tu as besoin d’être injurié, tu as besoin d’être traité, quarante-cinq fois par semaine, de forban ? Rappelle-toi la campagne qu’on a déchaînée contre toi, il y a dix ans, dans ces sales journaux de chantage ?… Tu en as besoin !

RANTZ.

Oui, oui. Il n’y a qu’une sorte d’homme qui puisse vivre dans la solitude, loin du bruit de la mêlée et l’odeur de la boue, c’est l’artiste… Je ne suis pas un artiste, moi !

LORÉDAN.

Mais si ! Tout de même !

RANTZ.

Vous savez bien que non, Lorédan ! Ce bas journalisme, cette basse politique, n’a jamais été un obstacle pour moi… c’est ma vie ! Ç’a été toujours ma vie !

LIANE.

Sa vie ! Sa santé ! Vous l’entendez !… (Elle prend tous les autres à témoin.) Tenez, passez-moi mes gants.

RANTZ, (qui a cassé une cigarette et en fait une, lui-même, d’un geste habituel de vieux fumeur.)

Les ai-je assez tenus dans ma poigne, pendant dix ans et plus ! J’ai joué avec eux en riant… pas avec l’élite ou le flambeau, grand Dieu ! mais avec ce qu’il y a de plus amusant, de plus vivant, les vieilles fripouilles du journalisme parisien, ces vieux forbans de la politique… tout ce que j’ai remué à la pelle, les bas insulteurs, les domestiques de la gloire, les plats pipelets du pouvoir, les vieux pamphlétaires livides qui ne sont plus que des cadavres prostitués, les beaux marchands de vertu, les aboyeurs, les chiens qui sifflent, tous ! tous !… Qu’ils y viennent ! Tout ça, mais ça se roule comme du scaferlati entre deux doigts, mon cher ! Allez ! j’ai de l’entraînement ; je suis comme les chiens qui ont besoin de courir après le gibier de campagne, de mordre dans du lapin, dans du perdreau, dans de la bidoche faisandée !… (Montrant ses dents à Lorédan.) Regardez, mon vieux, j’ai encore de belles dents.

GABY, (se levant de son coussin.)

Ah ! le beau gars !… Vive la République !… Et aux Fol.-Berge ! Pas de politique !

LIANE, (secouant, indignée, sa lorgnette de théâtre et son sac.)

Oh !… oh !… Alors, tout ce que tu me disais, cet été encore, à la campagne, dans le repos, dans le calme…

RANTZ.

À la campagne ! À la campagne ! Tu ne sais pas ce que je m’y suis rasé, à la campagne !…

LIANE.

Quoi ?… Hein ?…

RANTZ.

Il n’y avait qu’un moment de bon, tiens… et je ne te le disais pas !… C’est quand, au bout du jardin, sortaient les moutons de la ferme,… ces troupeaux qui font un bruit d’assemblée politique, un bruit de 14 juillet lointain… Je dressais l’oreille ; il me semblait que c’était l’émeute, une réunion d’actionnaires, une journée d’élections, et j’entendais de là-bas, dans les vagissements des moutons : « À bas Rantz, crapule, renégat, vendu ! » C’était le seul bon moment de la journée !

LORÉDAN.

Il s’entraîne, le patron, il fait des poids ! Patron, vous êtes trop intelligent pour faire un bon politicien…

RANTZ.

Erreur ! La politique, depuis des années, est, autant que l’art, l’expression d’un tempérament ; regardez Clemenceau, Briand… On me demande quelques mois de virtuosité, j’y cours !

GABY.

S’il pouvait faire au moins marcher mon téléphone !

LIANE, (éclatant.)

Dans les Postes et Télégraphes ! quelle virtuosité !…

RANTZ, (redescend vers elle.)

C’est idiot, c’est idiot ce que tu dis là. Et tu te crois drôle !… Est-elle assez bornée ? Est-elle assez stupidement femme ?…

LIANE.

Va donc !… Accuse-moi, ça te complète !

MYRTILLE ET LORÉDAN.

Ne vous attrapez pas ainsi !…

RANTZ, (se dégageant des bras qui essaient de le calmer.)

C’est toi qui as toujours été l’ennemie de mon activité, c’est grâce à ton influence que j’ai balancé successivement mon journal, mon écurie et mes relations.

LIANE.

C’était tout un !… Laisse-moi, Myrtille.

RANTZ.

Tu voulais m’étouffer, oui, m’étouffer, pour m’avoir plus à toi. Tu as manœuvré pour me faire abdiquer, pour me chambrer…

LIANE.

Ce n’est pas vrai, mais, quand je t’aurais voulu plus libre et plus à moi, le beau crime d’avoir placé notre amour dans une atmosphère plus saine en t’enlevant à cette boue misérable !… Toi qui, devenu riche, pouvais vivre indépendant ! Je pensais à ton bonheur, notre bonheur… Mais, va ! je n’ai pas eu l’influence que tu me reproches !…

GABY.

Oh ! Je vais dire un gros mot, si ça continue !…

LORÉDAN.

Allons, allons, mes amis, ne vous disputez pas, ce n’est pas le moment, que diable…

MYRTILLE.

Oui, vous devez, au contraire, tous deux, vous réjouir de ce qui vous arrive et vous rapproche.

RANTZ.

Vous la voyez, vous la voyez, n’est-ce pas ? Je ne trouve ici que l’ennemie de moi-même.

LIANE.

Il tient à ce titre !…

RANTZ.

Parfaitement. Tu viens de te plaindre que je ne te traite pas en associée. Tu n’as jamais été l’associée. Il est temps que je me retrouve, je fonds, je fonds littéralement, je fonds !…

(Il montre désespérément le parquet.)
MYRTILLE, (cherchant avec Lorédan et le prince à entraîner Rantz.)

Rantz !… faites la paix !

LIANE.

Moi qui ai été ta compagne dévouée, moi qui t’ai entouré de tous mes soins !

RANTZ.

Oui, oui, je le sais ; tu l’as assez crié par-dessus les toits ! Ah ! comme dit l’autre : « Que Dieu ne te récompense jamais du bien que tu m’as fait ! »

GABY.

Oh ! mais je vas m’asseoir sur le piano !

(Et elle le fait comme elle le dit. Le piano retentit.)
LIANE.

Dix-sept ans ! tenez, dix-sept ans, je me suis employée au bonheur de cet homme !

RANTZ.

Assez, assez, change de chiffre, pour l’amour de Dieu ; dix-sept ans !… je n’entends que ça ! Pas besoin de le crier par-dessus les toits… ça ne te rajeunit pas !

LIANE.

Mufle !

RANTZ.

Tu dis mufle. Eh bien, toi, d’un mot, d’un seul… caractéristique.

(On couvre obligeamment leurs voix.)
LORÉDAN, (se met entre eux deux et les tire par le bras.)

Mes enfants, c’est honteux, voyons, à la fin !… On ne peut pas entendre des choses pareilles. Voyons, embrassez-vous…

LIANE.

Ah ! nous embrasser !

RANTZ, (criant.)

Tout en elle a été une désillusion !

LIANE.

Répète, répète-le ; si tu ne veux pas que, devant ces gens, je dise ce que je sais de toi, ce que…


Ensemble
LORÉDAN.

Nous ne permettrons pas que vous vous déchiriez ainsi, nous ne le permettrons pas.

GABY.

Benoît ! au secours !…

MYRTILLE.

N’employez pas les mots irréparables.

LIANE.

Ah ! les mots irréparables ! nous en avons épuisé le vocabulaire ! Nous en cherchons tous les jours de nouveaux et de plus forts, nous n’en trouvons plus.

RANTZ.

Plains-toi, larmoie ! Voilà ce que je trouve ici ! voilà, tenez !

LIANE.

Sale être !

RANTZ.

Sale…

(Il s’arrête. Brouhaha. On s’interpose, sérieusement, cette fois. Gaby fait une gamme chromatique.)
LORÉDAN, (vivement.)

Prenons nos chapeaux et partons tous !… Rantz, vous allez trop loin.

MYRTILLE, (de son côté.)

Liane, tu n’es pas raisonnable !…

(On entend la voix de Rantz dominer.)
RANTZ.

Non, non, j’en ai assez, oh !…

LIANE, (qu’on entoure.)

Lâche ! C’est un lâche !

LORÉDAN, (à Rantz qui se dirige vers la porte.)

Voyons… vous n’allez pas nous plaquer ainsi… Où allez-vous ? Où passerez-vous votre soirée…

RANTZ.

Ah ! Je ne sais pas, chez le président du Sénat ou chez Marguerite de Bourgogne, mais pas ici, n… de D…, pas ici !

(Il sort en claquant la porte.)
LIANE, (se retourne et se précipite.)

Voilà ! Voilà ce qu’il voulait !… Partir !… Le pleutre… Tenez, c’est ce qu’il machinait ! Il l’a eue, sa scène !… il l’a eue. (Elle éclate en sanglots de rage.) Il ne cherchait qu’un prétexte pour déguerpir !…

LE PRINCE.

Comme tout cela est malheureux !… Calmez-vous, chère Madame…

LORÉDAN.

Liane… vous êtes vraiment peu habile.

MYRTILLE.

Et dire qu’au fond ils s’adorent !…

LIANE, ( à Lorédan qui lui prend la main.)

Allez-vous-en tous, tous ! Quittez-moi, je ne suis pas en état d’aller au théâtre ! Je veux, rester seule ici, je n’irai pas aux Folies-Bergère. (Elle parle bas à Myrtille.) Fais-les tous partir… qu’ils s’en aillent ! Dis-leur que je les rejoindrai tout à l’heure, quand je serai calmée.

(Elle se cache derrière le piano, de dos aux autres. Un silence, respectueux et gêné s’établit.)
MYRTILLE, (bas à chacun.)

Elle va vous rejoindre. Devancez-nous au théâtre… Je vais rester cinq minutes avec elle… Je l’amènerai… Mais partez, sans commentaires… L’avant-scène sept…

LORÉDAN, (au prince.)

Ah ! les ménages irréguliers, voilà où ça mène ! C’est affreux, mais, au fond, c’est très moral.

MYRTILLE, (au prince.)

Pars, chevreau… (À Monsieur Dédé qui veut prendre congé de Liane.) Je vous en supplie, laissez-la ! Je crois que ce serait une torture pour elle de vous donner des explications.

GABY.

Mon écharpe, Lorédan !… Ils sont gais, nos amis !

DÉDÉ, (à Lorédan.)

Pensez-vous que ce soit sérieux, Monsieur ? Je n’ai pas bien l’habitude du ton de la maison.

LORÉDAN.

Mais non, mais non, ils sont « mithridatisés… », tout s’arrangera. Et ce n’est encore rien, maintenant. Si vous l’aviez connu avant Liane ! quand il était le femmier par excellence ! au temps où on l’appelait le « Rantz des vaches ! »… oh ! ce n’est pas fort, mais on n’était pas aussi spirituel à Paris que maintenant !…

(Ils sortent discrètement, dans un sourire amorti.)
GABY, (bas à Myrtille, en s’habillant.)

Quelle barbe !… Tu viens de toutes façons, hein ? Pas de blague !… Ne nous abandonne pas !

MYRTILLE.

Oui… dès que je pourrai…

GABY, (à Myrtille, de la porte.)

Ce qu’il a un air chameau, cet homme-là ! Mais aussi ce qu’il est bien, quand il est en colère !… Je vais en rêver toute la nuit !… Ah ! nos amants, ma chère, nos amants !…

(Restent seules Myrtille et Liane.)


Scène X


MYRTILLE, LIANE

(Myrtille s’approche.)
LIANE, (sursautant.)

Non, non, va-t’en ! va-t’en, toi aussi !…

MYRTILLE.

À la minute, mais, écoute, tu as été particulièrement maladroite. Tu as accumulé gaffe sur gaffe… Dans une circonstance pareille !

LIANE.

Tu ne peux pas deviner. Je sais, moi, pourquoi il est venu exprès quand il y avait du monde… Je sais pourquoi il a recherché cette nomination… et pourquoi j’ai raison de tout craindre. C’est la débâcle qui commence pour moi !…

MYRTILLE.

Ma grande bleue, peut-être aussi n’y mets-tu pas assez du tien. Ça fend le cœur d’entendre des choses aussi affreuses, des choses dont vous ne pensez pas, tous les deux, le premier mot.

LIANE.

Oui, nous sommes humains dans la tendresse, grotesques dans la colère… Des caricatures ! Ah ! quelle horreur, Myrtille, à l’heure où l’on réalise sa vie, ses rêves, ses aspirations, à l’heure où il ne devrait plus y avoir entre soi que la douce émotion d’en être arrivés là, cette levée de boue qu’on ne peut pas retenir… toute la vase accumulée en soi… On dégorge tout ça, et la vie devient un baquet ! Va, va aux Folies, explique-leur, n’est-ce pas ?… dis que ce n’était rien, que je vais mieux… Je me fie à toi… Replâtre la façade, si possible…

MYRTILLE.

Je vais surtout tâcher de museler les potins ! Il n’y a que Lorédan qui m’inquiète.

LIANE, (agitée, pressée que Myrtille ait disparu.)

J’ai besoin d’une solitude complète devant ce papier à lettres, car je vais lui écrire une lettre carabinée… Veux-tu dire, en sortant, à la femme de chambre qu’elle monte se coucher. Je vais passer ma nuit ici.

MYRTILLE.

Tu vas te faire du mal, encore, à remuer les souvenirs !

LIANE.

Laisse, je n’en puis plus…

MYRTILLE.

Et donne-moi un coup de téléphone, demain, chérie bleue…

LIANE.

Oui, oui, entendu. (Myrtille l’embrasse trois, quatre fois, abondamment.) Ne cherche pas un mot de la fin, tu n’en trouverais pas… Amusez-vous, vous qui le pouvez… (Myrtille sort. Liane, qui l’a poussée jusqu’à la porte, éteint le lustre, tire les rideaux de la galerie puis va au secrétaire, allume une petite lampe et se précipite sur sa plume.) À nous deux !… (Elle s’installe. Elle écrit fiévreusement. On l’entend murmurer.) Ce n’est pas assez, ce n’est pas assez ! « Monsieur ! »… (Elle rejette la plume et mord son bracelet. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvre discrètement. Maurice entre sur la pointe des pieds. Elle sursaute. Elle a cru que c’était Rantz. Avec humeur.) Ah ! ce n’est que toi ! Qu’est-ce que tu fais ici ?… De quel droit ?…



Scène XI


LIANE, MAURICE

MAURICE, (interloqué.)

Je te demande pardon de te déranger. Ne fais pas attention. Raymond m’avait dit que tu étais allée au théâtre avec les autres… Figure-toi que la petite, dans sa précipitation, a laissé sa bourse, son sac…

LIANE, (reprenant la plume et sèchement.)

Eh bien, prends, prends, dépêche-toi et file vite… Tu es revenu de Montmartre pour ça ?…

MAURICE, (il cherche, en parlant, autour de lui.)

Aline a été un peu souffrante en route… toujours son point de côté… je crois à une menace d’appendicite… je l’ai ramenée chez sa mère, vite, en auto. Elle m’a dit de venir reprendre son sac pour demain… Je te croyais partie, sans quoi, je ne me serais pas permis de monter… Ah ! voilà ! (Il prend le sac sur le piano.) Ne te dérange pas. Adieu, maman…

LIANE.

Bonsoir… (Au moment où Maurice franchit la porte sur la pointe des pieds.) Ah ! au fait ! J’y pense… Toi aussi, tu es délicieux ! Il paraît… c’est le comble !… il paraît, malgré mes recommandations, que tu t’es affiché dans un concours de danse, est-ce que je sais !… de façon à ce que cent personnes t’aient vu !…

MAURICE.

Oh ! maman, c’était une toute petite poule… je me suis laissé entraîner…

LIANE.

Voilà tes attentions, tes délicatesses, quand on te demande quelque chose aussi, à toi !… Tous pareils, les hommes !… du premier au dernier !…

(Et son poing généralise sur la table ce qu’elle pense du genre humain.)
MAURICE.

Je te demande pardon… Je ne recommencerai plus… Qu’est-ce que tu as, maman, tu souffres ?… Tu parais dans un état !…

LIANE.

Je me demande ce que ça peut bien te faire, grand Dieu !…

MAURICE.

Ça dépend comment tu l’entends…

LIANE.

Que j’aie du chagrin… que je crève ! Ah ! bien, oui !… pourvu que je serve à tout le monde !

(Elle a dit cette phrase dernière de toute sa fureur.)
MAURICE, (rougissant légèrement.)

Tu es injuste, maman… Je ne sais ce qui peut te bouleverser ainsi, et je ne me permettrais pas de te le demander, mais sois sûre que cela me fait peut-être plus de peine que tu ne l’imagines. Je ne me permets pas de te poser une question… pas plus d’ailleurs que je me suis permis jamais de t’en poser, mais sois certaine que si tu n’es pas aussi heureuse que je le croyais…

LIANE, (l’interrompant en éclatant.)

Heureuse !… Naturellement ! Parce que je ris… J’ai toujours été comme ça : je ris… c’est de la façade… On ne peut pas deviner… J’ai toujours eu à défendre mon bonheur, au contraire. Je l’ai toujours senti menacé, et avais-je raison !… Ah ! ce qu’il faut se défendre, dans l’existence ! Il faut lutter contre tous ! Personne ne vous aime ! D’abord, je n’ai jamais eu de veine dans ma vie !…

MAURICE, (avec un sourire.)

Maman !…

LIANE, (se lève.)

Oui, toi aussi, bien sûr !… Ils sont étonnants ! Tu me crois une veinarde parce que j’ai eu du luxe, parce que je vivais avec l’homme que j’aime. On juge ça du dehors, en passant, mais si on voyait l’intérieur, ce qui se passe ! Mon Dieu ! mon Dieu ! J’ai un chagrin… C’est injuste, ce qui m’arrive, c’est injuste !… (Elle éclate cette fois en larmes sur le piano. Un temps. Puis durement.) Allons !… décampe…

MAURICE, (hésitant à s’en aller.)

Je ne sais que te dire, maman !… Dans ton chagrin, perce, à mon égard, je ne sais quel vague reproche !…

LIANE.

Peuh ! C’est dans le tas ! Pas d’importance ! Bonsoir !

MAURICE, (insistant avec une petite expression rancunière et têtue.)

Si, un reproche un peu aigre d’exploitation, contre lequel je suis complètement désarmé. Je ne sais que te dire, mais peut-être y a-t-il en moi des sentiments à ton égard qu’il m’est bien difficile de te montrer. En tout cas, c’est la première fois que tu sembles, oh ! je ne dis pas les réclamer, mais même y faire allusion. Avoue que, si j’avais eu l’envie de te les montrer… Tu m’as tenu toute ta vie en dehors de tes plaisirs et de tes peines…

LIANE.

Parbleu !… Et comment veux-tu qu’il en soit autrement ?

MAURICE.

Mais je ne réclame rien !… C’est toi qui, à la minute, me dis que ton chagrin m’est indifférent… car tu ne me l’as pas envoyé dire. Alors je te réponds simplement, sans bien savoir ce qui t’arrive en ce moment, que ce n’est pas vrai… voilà tout… bien moins vrai, bien moins que tu ne peux le croire…

(Il lui prend gauchement la main qui traîne sur un coussin, hésite, et la lui embrasse. Elle le regarde étonnée, comme si une goutte d’eau lui était tombée sur la main.)
LIANE.

Pourquoi m’embrasses-tu la main ? Tu peux bien m’embrasser comme d’habitude !

MAURICE.

C’est vrai !… C’est maladroit. J’ai voulu te donner un baiser qui ne soit pas comme les autres, et, alors, je t’ai pris la main… C’est idiot !… (Il reste ainsi gêné, rouge, souriant.) Voilà, je m’en vais, maman. Ne te fais pas trop de misère, va… Je suis sûr que ça passera… c’est rien ! c’est rien !

(Il va se retirer. Elle l’appelle.)
LIANE.

Maurice !

MAURICE, (revenant gêné.)

Quoi ?

LIANE, (le regardant attentivement.)

Alors,… tu penses quelquefois à moi ? Je ne te suis pas indifférente ? Dis-le moi… ça me fera peut-être du bien.

MAURICE, (avec un geste, mais vite réprimé.)

Ah ! maman, si je pouvais parler !… Mais il vaut mieux pas.

LIANE.

Si, parle, au contraire, je l’exige… Parle…

MAURICE, (secoue la tête.)

Non. Il ne faut pas se laisser aller à dire des choses… nous le regretterions après…

LIANE.

Pourquoi ?

MAURICE.

On est dans le vrai quand on ne parle pas, toujours. Ce soir, tu es malheureuse, crispée… mais… après, on se souvient, ça gêne, ça dérange l’existence. Je sens déjà que j’en ai trop dit !

LIANE.

Mais tu te trompes, Maurice. Il serait bon d’entendre, à certaines heures, des paroles inattendues. Alors, tu as de l’affection pour moi ?… Non, ce n’est pas ce que je veux te dire, je sais bien que tu as de l’affection, mais, enfin, n’est-ce pas ? je te croyais plutôt…

MAURICE.

Plutôt sec.

LIANE, (gênée.)

Pas absolument, mais…

MAURICE.

Si, dis-le donc !… Enfin, je venais plutôt ici, comme ce soir, où tu as certainement pensé que c’était pour te taper…

LIANE.

Voyons, Maurice, ces choses ne sont pas en question.

MAURICE, (avec une décision énergique, et, comme s’il prenait un parti.)

Ça m’ennuie beaucoup, mes échéances, et je suis enchanté, même, que tu m’en aies parlé sur ce ton… Que veux-tu, ce n’est pas tout à fait de ma faute si je suis un cancre ? Je n’ai pas eu une éducation assez suivie… Ça m’ennuie beaucoup de ne pas avoir une position, de rester un raté. Je n’y puis rien, cependant…

LIANE.

Qu’est-ce que tu vas imaginer là ? Je suis trop heureuse de subvenir à tous tes besoins. Ta vie me regarde. C’est moi, ta mère, qui dois me charger de ce soin. Évidemment, nous pourrions nous voir plus souvent, et pour d’autres occasions que ce côté matériel, mais tu sais bien que la maison t’est cependant ouverte, dans la mesure du possible.

MAURICE.

Mais oui, mais oui !

LIANE.

Évidemment, je ne peux pas non plus t’associer, te mêler à une vie qui est plus dure que tu ne penses à organiser. Tu comprends bien, toi-même, que les convenances s’y opposeraient.

MAURICE.

Mais oui. Je sais qui je suis.

LIANE.

Je ne me dirige pas comme je veux. Ce n’est pas commode, va !… avec un homme comme Rantz…

MAURICE.

Mais oui, je sais bien que je ne peux agir qu’avec beaucoup de discrétion. Je t’ai montré que je le comprenais. Je crois m’être toujours tenu à ma place. Pourtant, maman, entre nous deux, ne dis pas seulement les convenances… il y a autre chose qui nous a toujours séparés, et qui, depuis quelques années, a fait de moi presque ton ennemi.

LIANE.

Quoi donc ?

MAURICE, (souriant.)

Eh bien, voyons, maman, mon âge !

LIANE.

Tu es fou !… Quelle idée !… C’est faux.

MAURICE.

Et puis c’est forcé, c’est naturel et pas bien nouveau. D’ailleurs, maintenant, voici une autre période qui s’ouvre pour moi… Mais, je puis bien te l’avouer, les quelques années qui viennent de s’écouler, ç’a été quelquefois un peu dur !

LIANE, (se retournant.)

Oh ! Tu es injuste, à ton tour… Est-ce que je ne t’ai pas gâté, quand tu étais tout petit ? est-ce que…

MAURICE.

Jusqu’à huit ans, parbleu, oui !… Mais, dès cet âge-là même, je n’avais pas été long, va, à deviner l’ennemi que j’avais en moi-même, avec ma taille qui poussait trop vite… Les enfants sentent très bien ces nuances-là. Ils prennent aussi très bien l’habitude de n’en pas parler… Tiens ! La première fois que tu m’as fait couper mes cheveux longs, j’avais déjà compris, rien qu’à la façon dont tu regardais ma coiffure en brosse. Tu m’as mesuré, de la tête aux pieds, d’un seul regard, mais d’un regard !…

LIANE.

Hein ? Qu’est-ce que tu vas chercher là, maintenant ?… Si tu as éprouvé cette appréhension, enfant, tu t’es trompé, voilà tout…

MAURICE.

Oui ? Et la dernière fois où tu m’as emmené au théâtre, car ç’a été la dernière fois… j’avais douze ans… c’est beaucoup !… je te tenais le bras, dans un couloir de l’Opéra-Comique… il y avait une glace au fond, et tu nous regardais avancer tous les deux dans la glace, en marchant. Je t’arrivais à la taille, et toi, tu levais la tête. Tu jugeais la situation. Alors, instinctivement, moi, je me baissais un peu, pour me rapetisser. On sent très bien le danger quand on est gosse ! Tu m’as lâché le bras, tu t’es recoiffée, mais je n’ai pas oublié ton regard posé sur moi… dur, sec, presque méchant…

LIANE.

Je ne sais vraiment pas ce que tu vas imaginer et rechercher, Maurice ! Il faut tenir compte qu’à ce moment-là j’étais une femme extrêmement libre, ayant besoin de sa liberté, de sa jeunesse, et aussi de sa coquetterie…

MAURICE.

Voyons, maman, c’est trop naturel, c’est tout simple. Mais, tu me demandes de parler, alors je te dis qu’il y a dix ans que je comprends la situation à fond… mais que mon silence n’est pas aussi… borné… que tu crois !… Je ne suis pas un échantillon bien rare, va !… Nous sommes beaucoup, dans la vie de Paris, qui nous ressemblons. Dans les bars, dans les endroits où l’on traînasse, nous sommes beaucoup qui avons une mère dont il ne fallait troubler ni la vie, ni le luxe, ni la beauté, à aucun prix. Nous avons vécu loin d’elle parce que c’était forcé, et ça ne demande même pas d’explication… On monte chez elle, le dimanche matin… ou, par-ci par-là, à minuit, entre deux portes… Nous devons vivre dans votre ombre… nous devons respecter cette beauté et cette vie qui nous est fermée. Ah ! oui, nous sommes plus d’un, et nous nous connaissons aussi, nous nous rencontrons dans les mêmes endroits. Il y a le fils de Liane de Rancy, il y a le fils d’Odette de Vanvres ; il y a… À quoi bon les énumérer, hein ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est échanger avec vous, quand vous passez en voiture, un petit sourire, de vous envoyer, de loin, un petit salut discret. Oh ! je ne voudrais pas même que tu croies à des reproches… Seulement, tu demandes pourquoi on ne se parle pas, alors qu’on a dans le cœur des tas de choses qui voudraient peut-être bien en sortir… L’habitude du silence… une pudeur… on voudrait… et puis impossible… c’est plus fort que moi !

LIANE.

Eh bien, mais il fallait, il fallait… Par moments, au contraire, je te croyais un enfant renfermé, grognon même, car tu étais maussade…

MAURICE.

Ah ! c’est que, enfant, si on ne comprend pas bien tout, en revanche, on voit… (Il hésite.) Je suis entré, un jour, quand tu as eu une rupture, je crois, avec un jeune homme que tu aimais beaucoup, celui qui était alors le petit Rechetal…

LIANE.

C’est exact…

MAURICE.

Tu devais bien souffrir, parce que, quand je suis entré, ce jour-là, tu étais près de lui, à genoux, et tu pleurais, et tu lui tenais les mains, et tu l’embrassais… tu pleurais tellement que ça t’était bien égal que je sois là ou que je n’y sois pas ! Tu ne faisais pas plus attention à moi, que si je n’existais pas. Je suis resté contre la porte, et j’entendais les mêmes mots que ceux que tu me disais : « Mon petit, mon chéri, mon amour adoré… » Et ces mots, qui étaient dits à un autre que moi, et ces baisers pour un grand, qui étaient les mêmes, avec des pleurs en plus… ah ! ce sont des coups immenses, des bouleversements dans les petites têtes… Le lendemain, je n’ai plus jamais osé t’embrasser de la même façon !

(Un grand silence.)
LIANE.

Mais c’est triste, ce que tu me dis là, Maurice, c’est triste comme tout !… Évidemment, des femmes dans ma situation devraient faire plus attention qu’elles sont mères, seulement c’est incompatible avec l’exigence de la vie qui vous entraîne ! Si j’ai eu peut-être des torts irréfléchis, ils sont lointains maintenant ; je n’ai plus ni les mêmes raisons de me cacher, ni toi les mêmes raisons d’avoir honte !

MAURICE.

Oh ! mais, je n’ai pas honte de toi, maman, ne le crois pas ! C’est des questions personnelles de toi à moi, sans quoi, je ne me pose pas en fils honteux, ou en fils martyr !… Je suis très fier de toi !… Les amants de ma mère ?… Eh bien, quoi… quoi ?… Après tout !… Hein ? Et d’abord je n’y pense plus ! Ta vie avec Rantz m’a mis à l’abri de tous les ennuis que je pourrais éprouver dans cet ordre d’idées. Et même, ça m’est bien égal ! Quand j’en rencontre un, de tes anciens amis, je m’en tire très bien. Tiens, il y a ce Smiloff, qui m’a connu petit, ici, qui a toujours été très gentil avec moi ; ma foi, je suis resté en bonnes relations avec lui. Il n’y a que ce prince d’Erimberg qui m’exaspère. Il a un petit ton odieux, quand il me rencontre ; il me tape sur l’épaule, avec une familiarité un peu méprisante, aux courses ou ailleurs, et puis, il affecte tout haut de me dire, en faisant sonner l’r : « Et votre mère, elle est toujours avec la RRRépublique ?… ? »

LIANE.

Maurice !…

MAURICE, (gaiement.)

Eh bien, tout ça m’est égal… Je suis fier de toi… parfaitement. Si j’ai souffert, peut-être, parce que la vie t’avait faite jolie, j’en étais, aussi, très fier. Je suis heureux encore quand on parle de toi, même dans les journaux… Je suis joyeux de voir ton nom cité par Lorédan, dans les comptes rendus de première… Je suis heureux de tout, parce que c’est toi.

LIANE, (émue.)

Maurice, comme c’est gentil, ce que tu me dis là !

MAURICE.

Et ce qui me prive, ce qui me prive réellement, c’est de ne pas être un peu de ta vie. Tu comprends, j’ai eu une demi-enfance, moi… mon enfance s’est arrêtée net. Alors il y a un arriéré.

LIANE.

Mais, Maurice, mon enfant, as-tu vraiment été privé ? Écoute, tu me troubles, infiniment, tu m’ouvres des aperçus… qui me jettent tout à coup dans une perplexité infinie… Je me demande vraiment…

MAURICE, (s’exaltant.)

Si je n’avais pas été choyé du tout, je n’y penserais pas, tandis qu’encore maintenant, maintenant que je suis grand, presque un homme, je sens en moi comme une enfance ratée, un besoin de tendresse qui n’est pas de mon âge. Il me semble que je n’ai pas eu mon compte. On m’a fait passer du salon à la cuisine… ce salon où je rentre en étranger maintenant, sur la pointe des pieds, et où je me vois encore, en robe, là, courir, avec des nœuds bleus dans les cheveux, entre les meubles !… Tiens, ce fauteuil, où je me suis cogné, enfant…

LIANE, (vivement.)

Mais non, mais non, Maurice, ces privations, tu crois les avoir éprouvées… ces choses-là, tu ne les sentais pas, enfant. C’est maintenant, avec ton intelligence que tu les crées…

MAURICE.

Je ne les sentais pas ! Ah ! par exemple ! J’ai tout senti, va ! Je sentais que tout allait m’échapper ! Mon cœur ne battait plus, non !… Quand je me couchais, le soir, j’avais le pressentiment qu’on ne voulait pas de moi et que j’allais démarrer. Et je voulais me raccrocher… Ainsi, un matin que tu m’appelais, en haut de l’escalier… j’avais douze ans… que je me suis blessé dans l’escalier, tu te rappelles ?

LIANE.

Mais oui, je me rappelle, tu avais un trou au front, tu saignais !…

MAURICE.

Eh bien, c’est parce que j’avais entendu ta voix, et j’avais trop couru pour être plus vite près de toi.

LIANE.

Maurice !… mon petit !… (Elle lui prend la tête. Elle l’embrasse avec émotion. Ils s’étreignent.) Mais je t’aime bien, tu sais, je t’aime ! Tu as eu raison de parler. Embrasse-moi…

MAURICE.

Comme un gosse ! Que c’est bon ! Que c’est bon ! Comme un gosse, la tête sur ton épaule, maman !…

LIANE.

C’est bien mieux d’avoir parlé, nous allons nous comprendre, maintenant, nous serons des amis… nous en avons besoin. (Elle le cajole et se serre contre lui.) Moi aussi, va, j’ai des chagrins, je souffre d’inquiétude, j’ai toujours été inquiète ; nous autres, nous ne dépendons que de la valeur de notre beauté, de ce qui en reste, même. Alors, bien sûr, on lutte avec ses armes. Puis Rantz ne t’aime pas, naturellement ! C’est compréhensible. Mais tout cela peut s’arranger. Je serai très différente, maintenant. Ainsi, cette maison, dont tu parles, ce salon, ta chambre, là-haut, eh bien, puisque tu dis que tu souffres de n’y être jamais revenu autrement qu’en visite, eh bien, ça te ferait-il plaisir d’y rester, ce soir… de coucher ici ?

MAURICE.

Coucher ici ?… Moi ?…

LIANE, (joyeusement.)

Mais oui, chez moi ! dans ta chambre blanche d’enfant, comme autrefois, là-haut ! À moi, ça me ferait un grand plaisir, parce que, justement, ce soir, j’ai une impression de solitude, d’abandon, glaciale ! La pensée qu’après avoir bavardé je ne serai pas toute seule, que tu respireras dans ta chambre, comme autrefois, alors, tout à coup, ça me fera une douceur, ça me calmera, il me semble que je dormirai mieux !… Oui, reste, reste !…

MAURICE.

Tu veux bien !… Tu veux bien !… Ah ! Tu ne peux pas savoir la joie que ça va me faire ! Si j’accepte ?… Je crois bien ! Que tu es gentille ! Tiens, je suis presque ravi de t’avoir trouvée ce soir, en larmes, et que tu m’aies attrapé, parce que des mots sont venus qui ne seraient jamais sortis autrement !… Dans mon propre lit ! Ah ! quelle bonne idée !… Tiens, c’est peu, c’est bête, mais tu ne te doutes pas de la joie que tu vas me faire !… Dix ans que je n’ai pas couché ici !…

LIANE, (le regardant s’exalter avec un sourire ravi et encore étonné.)

Mon Dieu ! ce n’est pourtant pas grand’chose ! La femme de chambre n’est pas montée sans doute. On va te faire ton lit…

MAURICE.

Ah ! non, je te jure bien que je n’en céderai la joie à personne ! Je veux le faire moi-même… Ça, c’est comme à la chambrée !… Je te jure que je saurai retourner le matelas. Je n’ai besoin que d’une paire de draps et d’un traversin. (Il ouvre la porte et appelle de toutes ses forces :) Raymond ! Êtes-vous là ?… (Il se retourne vers sa mère.) Tu vas voir un peu !

(Il sort en appelant : Raymond ! Elle rit, se lève et murmure, soulagée.)
LIANE.

Ah ! C’est bon… c’est bon !… (Elle va au bureau où elle écrivait la lettre.) Bah ! demain !… J’ai bien le temps !… (Elle hésite encore, jette la plume, et prend la lettre à la main comme pour la plier. La porte de la galerie s’ouvre, Rantz entre. Elle sursaute :) Toi !…



Scène XII


LIANE, RANTZ, puis RAYMOND

RANTZ.

Oui, moi. Pourquoi ce bruit dans la maison ? Qu’est-ce ?

LIANE, (vivement.)

Rien, rien.

RANTZ.

Je pensais bien que tu ne serais pas allée au théâtre. Je me suis dit que nous ne pouvions pas rester sur une impression aussi fâcheuse… et je suis revenu. (Liane alors va précipitamment à la sonnette près de la cheminée, et sonne.) Il m’a semblé que les mots de tout à l’heure n’étaient pas ceux qui devaient clôturer cette soirée…

LIANE.

Ah ! tant mieux si tu t’en es aperçu.

(Elle déchire définitivement les derniers morceaux de la lettre qu’elle tenait dans la main. Raymond entre. Elle va à lui.)
RANTZ.

Qu’est-ce que tu fais ?

LIANE.

Rien, un ordre que je finis de donner. Raymond…

RANTZ.

D’ailleurs, tu m’écrivais ?

LIANE.

Oui, oui… je t’écrivais. (Avec volubilité, et bas, à Raymond.) Raymond, vite, prévenez Monsieur Maurice à qui j’ai dit de rester… qu’il s’en aille, qu’il s’en aille tout de suite. Ce n’est pas possible, aujourd’hui. Monsieur reste, Monsieur va rester… Expliquez-lui, n’est-ce pas ? Ce sera pour une autre fois. Dépêchez-vous ! Passez par là !…

(Elle montre l’autre porte par laquelle est sorti Maurice.)
RAYMOND.

Bien, Madame !

(Il sort.)
RANTZ, (sans enlever son chapeau.)

Dès que j’ai été dehors, dans la rue, j’ai eu nettement l’impression que nous venions de commettre, vis-à-vis de nous-mêmes, en public, une sorte d’attentat moral, très déplaisant, vilain, à un moment important de notre existence, un jour justement sérieux, où je n’ai agité que des choses raisonnables, des idées d’équilibre. Il me serait pénible de penser que nous allons nous coucher sur une situation aussi fausse… Ce n’est pas ton avis ?

LIANE, (métamorphosée déjà.)

Mais si, Paul, je ne demande pas mieux que de réparer…

RANTZ.

Tu as eu tort, tu as eu tort… d’abord de ne pas lever ces invitations, et puis, ensuite, d’attaquer très mal notre colloque… Enfin, ne revenons pas là-dessus… c’est fait…

LIANE, (les mains presque jointes, humble.)

Je crois que c’est réparable. De mon côté, je suis prête à…

RANTZ.

Oh ! réparable !… Il y a entre nous, Liane, des dissentiments profonds, il y a plus que des dissentiments, il y a des abîmes. Nous n’avons plus la même conception de la vie. On dirait que nous sommes deux rails qui ont côtoyé le même chemin, et qui, tout à coup…

LIANE.

Je me disais bien que ton calme faisait présager des paroles peut-être plus terribles que celles de tout à l’heure…

RANTZ.

Non pas, Liane. Je t’assure, n’interprète pas le mouvement qui m’a fait revenir ici, dans un sens qui n’est pas le vrai. Je suis venu tout simplement te tendre la main, pour que notre séparation de ce soir soit plus digne de nous…

LIANE, (se lève en sursaut, comme si elle revenait à la réalité.)

Tu ne restes pas, alors ?

RANTZ.

Non… J’ai d’abord mille choses à faire… De la correspondance jusqu’à trois heures du matin… Demain matin, je te l’ai dit, il faut que je sois chez le président du Conseil, et puis à l’Élysée…

LIANE, (les yeux implorant.)

Cependant, maintenant que nous sommes seuls, Paul, tu ne juges pas qu’il serait bon d’essayer de dissiper, peut-être, ce malentendu ? Et puisque tu vas accepter ce poste…

RANTZ.

Oh ! non… plus tard… Surtout, pas de paroles !… Nous abîmerions, au contraire, par de vaines et désagréables réflexions, ce que notre geste aura de bien et de réparateur. Ne parlons ni affaires, ni sentiments. Plus tard, nous nous interrogerons, et, je l’espère, pas sur le mode injurieux, mais sur le mode grave que comportent les circonstances. Pour l’instant, laissons, je t’en prie, toute sa concision à ce retour réciproque ; disons-nous bonsoir en amis et d’une façon enfin digne de nous.

LIANE, (suppliante.)

Mais Paul, peut-être… au contraire…

RANTZ, (l’interrompant.)

Par grâce, nous ne sommes pas en état de nous dire autre chose. Ne diminuons pas par une maladresse la signification de cette simple poignée de mains que je suis venu te donner… qui est bien, très bien, je t’assure… (Il lui prend la main, la lui serre.) Allons ! au revoir.

(Il va lentement à la cheminée, secoue son cigare. Elle est assise sur le canapé. Elle fait un geste résigné, vague : « Au revoir ! » Il sort. À peine est-il sorti qu’elle se lève, légère, hâtive, et se précipite sur la porte opposée.)
LIANE, (appelle à voix basse.)

Raymond !… Raymond !… Raymond !…

(Elle revient dans le salon, épie la porte opposée comme si elle craignait maintenant que Rantz revienne. Une seconde. Raymond arrive précipitamment.)


Scène XIII


LIANE, RAYMOND

LIANE.

Écoutez… non… je me suis trompée. Rien de changé, Monsieur ne reste pas. Avertissez vite Monsieur Maurice que rien n’est changé… qu’il ne s’en aille pas surtout… Faites-lui sa chambre comme il vous l’a dit.

RAYMOND, (interloqué.)

Mais, madame…

LIANE.

Eh bien ?

RAYMOND, (avec hésitation.)

Mais, Madame, Monsieur Maurice est parti…

(Un temps.)
LIANE.

Ah !… Il est…

RAYMOND.

Oui, Madame m’avait donné l’ordre… alors…

LIANE, (détourne la tête.)

Et… qu’est-ce qu’il a dit quand vous lui avez annoncé…

RAYMOND.

Rien… Il a dit : « Ah !… C’est bien ! » Il a pris son chapeau.

LIANE.

Et c’est tout ? Il n’a rien dit d’autre ?

RAYMOND.

Non, Madame… Il est parti…

LIANE.

C’est bien… Allez.

(Raymond sort. Restée seule, elle regarde les deux portes, elle baisse la tête. Elle pleure.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Le décor représente un appartement mansardé sur le jardin du Palais-Royal. Plafond bas. Deux portes-fenêtres donnant sur la balustrade du Palais-Royal. Au lever du rideau, à une table, buvant des cocktails avec de grandes pailles, et fumant, Maurice, Raymond et le jockey Bowling jouent aux cartes. Au premier plan, Aline et Maloute causent à voix basse, près de la salamandre allumée. La pièce, toute rose, a un air de garçonnière. Mélange de meubles dépareillés, les uns élégants, cadeaux sans doute de Liane Orland, les autres hétéroclites. Tabourets de bar ; au mur, gravures de sports, têtes de biches. Du désordre. Fournitures d’Aline, cartons ; les chapeaux traînent un peu partout.



Scène PREMIÈRE


MAURICE, RAYMOND, LE JOCKEY BOWLING, ALINE, MALOUTE

LE JOCKEY, (suçant sa paille.)

Shut up ! Shut up !

ALINE.

Flûte !

RAYMOND, (abat une carte.)

J’ai compris. Ça veut dire : « Ta boîte ! » en espagnol… Du manillon, pan !

ALINE, (se lève.)

Ils ne vont pas avoir bientôt fini leur partie ! C’est assommant. Maurice n’a pas l’air de s’amuser plus que cela. Il est joli, hein ?

MALOUTE.

Il est épatant !

ALINE.

Et gentil, si tu savais ! Tu ne le connaissais pas ?

MALOUTE.

Je l’avais vu t’accompagner une ou deux fois à la porte du magasin.

ALINE.

Alors, tu me comprends ?

MALOUTE.

Si je te comprends ! On ne fait pas mieux.

ALINE.

Seulement, je ne vis pas, non, je ne vis pas. On se l’arrache de tous côtés. Tu ne lui feras pas la cour ?

MALOUTE.

Oh ! moi, les amis des autres, c’est comme l’argent des pauvres : c’est sacré.

RAYMOND, (tout à coup.)

Ah ! bougre de n… de D… ! Mes enfants ! Quelle chaleur il fait chez vous. Vous chauffez à blanc ! Une seconde. Permettez que j’enlève ma veste ?

(Il se met en manches de chemise.)
MALOUTE.

Il est plutôt mal embouché, votre Monsieur Raymond. Qu’est-ce que c’est exactement ?

ALINE.

C’est… (Elle hésite.) Il n’a pas de situation sociale bien définie. Enfin, c’est un ami de la mère de Maurice.

MALOUTE.

Ah ! bien, pourquoi se fait-il une tête de larbin ?

ALINE.

Pour ressembler à un magistrat ! On ne le voit pas souvent, mais il est utile à Maurice rapport à ce qu’il connaît un tas de bookmakers… C’est lui qui a invité Bowling afin d’avoir des tuyaux sûrs… pour demain, au prix du Conseil municipal.

(On frappe à la porte.)
MAURICE.

Qu’y a-t-il ? Ne nous dérangez pas. La paix !

(On entend la voix de la bonne derrière la, porte.)
NATHALIE.

Monsieur, c’est un bouquet.

MAURICE.

Un bouquet ? Alors, entrez, entrez !

ALINE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

(La bonne entre.)
MAURICE.

Vous permettez, mes enfants, une seconde. (Il se lève.) Il n’y a pas de réponse ?… Tiens, Aline.

NATHALIE.

On est reparti.

ALINE, (défait l’enveloppe du bouquet.)

Il y a une carte… (Elle lit.) Myrtille Deneige. Ah ! ça c’est trop fort, par exemple !… Non, c’est trop fort !… On t’envoie des bouquets, maintenant… Comme à une femme, comme à une grue… Et c’est cette esthète de beuglant …

(Elle lance le bouquet dans les bras de la molle petite blonde.)
MAURICE.

Allons, allons, du calme. Puis-je quelque chose, moi ?

ALINE.

Tu vois, tu vois que tu me trompes !…

MALOUTE.

Aline…

MAURICE.

Mais, mon chéri, je te jure que je tombe des nues. Ça n’a aucun sens. Je ne sais pas ! Elle m’envoie ce bouquet parce que c’est une tourte… et sur réputation… Je ne la connais pas. Je lui ai parlé deux fois au pesage, n’est-ce pas, Raymond ?

ALINE.

Tu la vois chez ta mère !

RAYMOND.

Ah ! la, la ! chez sa mère !

MAURICE.

Je te jure bien que non, par exemple. Ce serait le dernier endroit du monde.

RAYMOND.

Je la connais, moi, Deneige. C’est une femme qui s’excite sur photographie !

MALOUTE, (riant.)

Ah ! Monsieur Orland ! Si vos photos étaient aux étalages…

(On rit.)
ALINE.

Oui, vous pouvez tous regarder ! Le voilà, c’est bien lui ! Je vous dis qu’on lui fait la cour comme à une femme ! Tiens, tu m’écœures ! Et puis demain, ce sera un autre bouquet, et puis ce sera encore un autre… Et je trouverai encore des lettres dans tes poches… et dans tes paquets de tabac… Ah ! ce n’est pas une vie !

MAURICE, (avec un geste tendre.)

Mais je suis désolé, mon chouchou adoré, je suis désolé. C’est de la folie de se mettre dans des états pareils… Ne pleure pas, voyons ! Je te jure que je ne répondrai pas à l’envoi romanesque de ce bouquet. Je te jure que je me moque de Myrtille Deneige, comme de n’importe quelle autre poule. Je n’aime que toi. Embrasse-moi, embrasse-moi vite…

ALINE.

Il ne peut pas sortir sans récolter le suffrage de toutes les femmes !… S’il ne vivait pas retiré, ah ! tu as raison, Loute, quelle célébrité il deviendrait !

RAYMOND.

Vous n’avez qu’une ressource, Mademoiselle Aline, c’est de lui flanquer une bouteille de vitriol par la figure… si le cœur vous en dit !

(Dans le Palais-Royal, on entend les cris des vendeurs de journaux.)
LE JOCKEY, (lâchant Maloute, avec laquelle il flirtait de près.)

Hé là !… Hé là !… Vous entendez ?… Journaux du soir !… Envoyez la bonne chercher un numéro ; faut absolument voir le discours de papa Rantz !

(Il imite un bruit de bouteille débouchée en signe d’Evohé.)
MAURICE.

Nathalie ! Descendez acheter les journaux du soir tout de suite ! Vite !… Petite pochetée, va ! Regarde-moi. C’est fini, tu me crois ?

ALINE.

Si tu m’aimes !

MAURICE.

Et tu m’aimes ?

ALINE.

Si tu m’aimes !

MALOUTE.

Sont-ils mignons !

MAURICE.

Alors, qu’est-ce qu’on va faire de ce bouquet ?

ALINE, (le prenant sur le canapé.)

Il faut le flanquer par la fenêtre.

(Elle court vers la fenêtre.)
MAURICE.

Hé là ! Il tomberait dans le Palais-Royal. Contravention !

ALINE.

Tu ne vas pas le conserver ! D’abord, il n’y a pas de porte-bouquet assez grand ici.

MAURICE.

Non ! Et ça ? (Il montre le gramophone.) Dans la gueule du gramo. Attends !… (Il le plante dans la bouche du gramophone.) Le gramo que m’a donné maman pour mes étrennes !…

ALINE.

Passe ton mouchoir, Maloute. Regardez-moi, maintenant. Je suis jolie ! Ça me retourne le sang, des choses pareilles ! (Elle empoigne Maurice par les cheveux et l’embrasse.) Ah ! ta sale petite figure ! Ta sale petite figure !…

NATHALIE, (rentrant et apportant le journal.)

Voilà, Monsieur.

(On se précipite.)
RAYMOND.

Discours de Monsieur Rantz à la Chambre…

LE JOCKEY, (mâchonnant son cigare.)

Vieux rosse ! Vieux rosse !

MAURICE, (empoigne le journal et s’assied sur un tabouret haut, les autres écoutent.)

Le titre, voyons : L’apaisement. Les postiers ont capitulé. Discours de Monsieur Rantz, là, dans le bas de la page : Messieurs, je suis heureux d’apporter à la Chambre la certitude de l’apaisement. À la demande d’arbitrage que les délégués des postiers avaient proposée au gouvernement, celui-ci a cru devoir répondre en faisant valoir les garanties que leur donnerait la création d’un sous-secrétariat d’Etat. Le programme de réorganisation, que j’ai moi-même eu l’honneur d’exposer…

RAYMOND.

Et voilà pourquoi je suis orléaniste !

MAURICE.

Les agents des postes, grâce à la sagacité et à la modération dont nous avons fait preuve… (Une voix, à l’extrême droite.)

LE JOCKEY.

Vieux rosse !

RAYMOND.

Allez ! Allez ! Rasante la déclaration ! Nous n’en finissons plus. Lisons ensemble.

(Pendant que les hommes lisent, appuyés sur la table, Maloute et Aline rangent une corbeille à ouvrage.)
MALOUTE.

Mais qu’est-ce qu’il a à en vouloir ainsi à ce Monsieur Rantz ? Il le boufferait !

ALINE.

Tu n’as pas entendu, il y a un instant, tout ce qu’il a dit ?

MALOUTE.

Si tu crois que j’ai écouté !… Je n’y comprends rien !

ALINE.

Tu n’as pas vu comme il s’emballait ?

MALOUTE.

Ah ! si, j’ai bien vu, parce que c’est le seul moment où il m’a lâché le pied sous la table.

ALINE.

Il paraît qu’il a aidé Rantz dans un coup douteux, autrefois. Rantz a failli être disqualifié, mais il a échappé, parce qu’il est très puissant. Mais c’est un des premiers qui a fait du dopping. On a fermé les yeux… seulement le jockey, depuis lors, n’a pas pu courir en France, et il est entraîneur, et grainetier… Mets le paletot du chien.

(Elles prennent le chien bull qui erre sur le balcon.)
MAURICE.

Ça y est !… C’est le triomphe, après ça !

RAYMOND.

Combien de majorité ?

MAURICE.

Écrasante… Quatre cent cinquante voix !

LE JOCKEY.

Il n’y en a pas eu un qui s’est levé pour crier : « À Auteuil ! »

MAURICE.

Bah ! On a oublié tout cela. À Paris, on n’est jamais déshonoré. Et puis, il n’y a pas eu de preuve certaine, n’est-ce pas ?

RAYMOND.

Il n’y en a pas eu, mais il n’a tenu qu’à Bowling…

LE JOCKEY.

Si Bibi avait voulu : couic !

(Il sape quelque chose dans l’air.)
MAURICE, (remêlant les cartes.)

Reprenons notre jeu et la conversation de tout à l’heure… Alors… quelles preuves ?

LE JOCKEY, (s’asseyant sur le coin de la table.)

C’est Bibi qui a été chercher à Liverpool le cheval qui a été substitut !

RAYMOND.

Ah ! non, non ! Un cheval magistrat, pas possible ! Il n’a pas été substitut !… Subs… titué… tué !

LE JOCKEY.

Oh ! tué !… Oui… Ça ne fait rien !… Rantz a prétendu que moi seul ai fait le coup… Il m’a laissé disqualifier.

MAURICE.

Mais vous avez quelque chose en votre possession ? Quoi ? La preuve de la vente du cheval abattu ?… Des lettres ?…

LE JOCKEY.

J’ai mieux que ça !

RAYMOND, (appelant Maurice.)

Dis donc ! Dis donc ! Ferme. J’espère que ce n’est pas pour avoir des tuyaux sur le zouave que tu m’as prié d’amener Bowling !

MAURICE.

Je complète mon histoire de France, quoi ! Le règne de mon beau-père !

RAYMOND, (tire Maurice par la manche.)

Blague à part, tu raconteras tes machines une autre fois. Regarde la pendule : cinq heures ! Si tu veux avoir le temps de faire un courant d’air pour chasser l’odeur du tabac, il n’y a que le temps de dévisser tout le monde !

MAURICE.

Sois tranquille, je ne pense qu’à ça ! Mais, tu m’as dit qu’elle ne serait en bas qu’à cinq heures et demie ?

RAYMOND.

Oui.

MAURICE.

Eh bien, il reste une demie-heure.

RAYMOND.

Ah ! si tu étais amoureux, tu serais plus pressé.

MAURICE.

Récapitule… De quoi avez-vous convenu vous deux ?… Répète voir !…

RAYMOND.

À cinq heures et demie tapant, elle doit traverser le jardin du Palais-Royal. Elle portera un corsage rouge. Si la voie est libre et si elle peut monter sans crainte, je ne ferai que la saluer avec le charmant sourire que tu ne me connais pas, quand je passe les poires crassanes. (Il fait le geste.) Sinon, abordage, et je lui fournis des explications et des regrets.

MAURICE.

Tu es le protocole lui-même. Reste avec moi, bien entendu. Je vais faire déguerpir les autres, tu as absolument raison.

RAYMOND.

Mais ça ne va pas paraître bizarre à Aline ?

MAURICE.

Du tout. J’ai dit à Aline que nous avions à parler de maman tous les deux… et du zouave, donc !…

(Il se retourne. Le jockey est en train de faire, près du balcon, des démonstrations mimées aux deux femmes. Il montre en riant Maloute, il témoigne par le geste qu’elle a une belle performance.)
LE JOCKEY.

Solide ! Beaux nichons !

MAURICE.

Mes enfants, je vous demande pardon, mais les affaires sont les affaires. Nous avons à parler et à arranger quelque chose, cet homme et moi.

(Le jockey se verse à boire et trinque avec Maloute.)
ALINE.

Je ne partirai que si tu me jures… mais jurer, ce qui s’appelle jurer… que tu ne me trompes pas. Donne une preuve !

MAURICE, (l’embrassant.)

Tu ne crois pas toi-même à ce que tu redoutes.

ALINE.

C’est vrai, mais ça n’empêche pas d’avoir peur !…

MAURICE.

Non, tu n’as pas peur, non, tu es sûre de moi, parce que j’ai pour toi une affection profonde, oui, profonde ! Je n’ai aucun mérite à te rester fidèle, mon petit bobechon ! Embrasse-moi encore !

ALINE.

Je veux bien, à condition que, quand j’aurai mis mon chapeau et ma voilette, on relèvera la voilette.

MAURICE.

Oui, mais quatre à quatre… Car j’ai à causer très sérieusement de maman avec Raymond. Ça ne va pas du tout, du tout, les affaires, là-bas !

ALINE.

Ne te fais pas de mauvais sang pour ta mère. Alors… à lundi, puisque tu vas demain à Longchamp. On ne se verra que lundi.

MAURICE.

Entendu, à lundi.

ALINE, (se retournant vers Maloute.)

Prends nos chapeaux sur la table de la salle à manger.

(Raymond et Maloute se précipitent sur les chapeaux.)
MAURICE, (au jockey.)

Psstt !… (Ils parlent bas.) Écoutez bien… parlez bas. Est-ce que je peux vous voir demain matin, neuf heures, chez vous ?

LE JOCKEY.

Neuf heures, oui.

MAURICE.

Nous finirons la conversation. Ici, pas commode !… Vous me montrerez ce qui concerne le maquillage du canasson… Ça m’intéresse… Et on parlera sérieusement.

LE JOCKEY.

Je parle toujours sérieusement.

MAURICE, (voyant Raymond qui les regarde.)

Nous verrons bien, chut !…

LE JOCKEY.

Oui, shut up !

MAURICE.

Surtout, pas un mot à Raymond. (Haut.) En route, mauvaise troupe. Monsieur Bowling, on vous confie les deux dames.

LE JOCKEY.

À moi ? Je prends.

(Il prend d’abord le bull-dog sous son bras et boit encore quelques gorgées, puis il saisit de l’autre main Maloute à la taille et esquisse un pas de danse nègre.)
MALOUTE, (se débattant.)

Mais qu’est-ce qu’il a ? Mais qu’est-ce qu’il a ? Il est complètement dring !… Il me secoue comme un caillou dans une brouette ! (Elle se dégage.) Au revoir, Monsieur Orland.

MAURICE.

Au revoir !

ALINE.

À lundi, chou.

(Maurice serre la main au jockey d’une façon appuyée et le jockey répond.)
LE JOCKEY.

Certainly !

(Aline et Maurice se bécottent encore en riant. Bowling prend les deux femmes par le bras et se dirige vers la porte de droite.)
RAYMOND, (donne un coup de pied au chien.)

Dégrouille, cabot d’écurie !

LA VOIX DE MAURICE, (qui les accompagne dans l’antichambre.)

Au revoir, petite arpette de mon cœur.

(Bruits de voix, claquement de porte.)


Scène II


MAURICE, RAYMOND, puis NATHALIE

RAYMOND, (seul.)

De l’air ! Ça pue le tabac !

(Il ouvre grandes les fenêtres.)
MAURICE, (rentrant.)

Tu n’as pas idée de ce que je l’aime, la gosse ! Chaque jour, je lui suis plus attaché. Je lui découvre toutes les qualités que j’apprécie chez une femme !

RAYMOND, (se rapproche de Maurice.)

Maurice ! Depuis une minute que j’y réfléchis, ça me paraît louchard ! Pourquoi cette précipitation à me faire inviter chez toi le même jour, et à la suite l’un de l’autre, Bowling et la petite Rantz ?

MAURICE, (rangeant la table.)

Aucun rapprochement, mon vieux… Et puis, c’est le comble ! Quand ce n’a été qu’à ta prière et à contre-cœur que je me suis décidé à accorder cette entrevue !… La petite Rantz et toi l’avez fixée vous-mêmes !… Par conséquent, ne perds pas ton temps en salive et va me chercher dans ma garde-robe mon smoking d’intérieur, tu sais, mon smoking havane ? Bien que je me fiche de cette petite comme de Colin-Tampon…

RAYMOND.

Tu as raison. Fais-toi beau pour le principe !

(Il entre à gauche. Resté seul, quelques secondes, Maurice se regarde dans la glace, ajuste sa cravate et crie.)
MAURICE.

Thalie ! Thalie ! (La bonne entre.) Voulez-vous ranger ? Enlevez-moi ces verres ! Fourrez-les dans la salle à manger. Au trot !

NATHALIE.

Bien, Monsieur.

(Elle prend les verres, Raymond revient avec trois ou quatre vestons sur le bras.)
MAURICE.

Oh ! pas tout ça ! Pas tout ça !

RAYMOND.

J’ai pris le stock. (D’un geste sacramentel de domestique, il lui retire son veston et lui passe un des smokings.) Tout de même, ça me trotte !… Si ça t’embête tant, pourquoi as-tu accepté de la faire venir ?… Par politesse ?

MAURICE.

Ce sera la première et la dernière fois… Elle se marie et je ne pouvais vraiment lui refuser une explication qui sera en même temps un adieu très net. J’aurais eu l’air d’un imbécile ou d’un capon, à la fin ! Puis, elle l’a demandé si délicatement, dans une dernière lettre…

RAYMOND.

Oui, demain, officiellement, commencent ses fiançailles. Les parents viennent. Petite cérémonie… Ton pli, ton pli… (Il donne un coup de main net au pli du pantalon à Maurice.) C’est mal rangé, mal brossé !… Ah ! là ! là !…

MAURICE, (continuant.)

De plus, j’ai mes raisons… Celle-ci, d’abord, mon vieux : je tiens absolument à lui remettre, et sans la froisser, les lettres qu’elle m’a écrites… C’est avant tout pour ce règlement que je l’ai fait venir !… Passe-moi l’épingle. Quelquefois, les lettres deviennent de vieux remords… C’est jeune, ça ne sait pas encore… Plus tard, elle pourrait s’inquiéter… Nous serons, peut-être, par la suite, dans des termes suffisamment hostiles ?

RAYMOND.

Pourquoi, hostiles ?

MAURICE.

Eh bien, si tu trouves que la situation est belle ! Ça va assez mal à la maison, et je crois que s’il arrivait ce grand malheur que Rantz rompe avec maman, nos deux familles ne seraient pas dans des termes à s’inviter à leurs fêtes… Alors, je voudrais que cette petite, qui a été très gentille après tout, et avec laquelle j’ai été tenu de rester plus qu’évasif… ne garde pas un souvenir équivoque de moi. C’est ma coquetterie ! J’ai eu si peu l’occasion, hélas ! de me présenter à mon avantage, dans la vie…

RAYMOND.

Eh bien, dans ce cas, astiquons ta paire de souliers !… Parce que, vrai !… (À la bonne qui range les verres.) Nathalie, un linge, s’il te plaît, ma grosse… (Il est à genoux par terre, prend un bout de la serviette que lui tend Nathalie et le passe sur les souliers vernis de Maurice qui se laisse faire.) D’abord, ne te fais pas de mousse pour ta mère !… Je connais le patron, c’est la deuxième fois qu’il joue le grand jeu à Madame. Encore quelques jours de chichi, tout s’arrangera.

MAURICE, (entr’ouvrant son veston.)

Je ne sais pas.

RAYMOND.

Tout de même, comme je t’ai dit, il y a eu une de ces scènes, depuis le soir que tu es venu !… Oh ! mais, terrible !… La pauvre femme était à ramasser à la cuiller…

MAURICE.

Je sais !… J’ai mes renseignements personnels… Passe-moi l’autre, tiens, je le remets, décidément.

(Raymond lui remet le premier veston et lui enfilant les manches.)
RAYMOND.

Mais un coup que le ministère sera consolidé, un coup qu’il se sera embêté quinze jours rue de Grenelle… et un coup que…

MAURICE, (l’interrompant.)

Dans quel état était maman, ce matin ?

RAYMOND.

Elle n’a rien mangé. Une pomme de Canada, une tasse de café…

MAURICE.

Elle était déjà partie quand tu es venu ici ?

RAYMOND.

Oui, oui ! Elle a pris l’auto. Peut-être qu’elle a été à la séance de la Chambre ?

MAURICE, (songeur.)

Je ne crois pas. Ça ne ressemblerait pas à maman !… Enfin, on verra… Tout va de mal en pis.

RAYMOND, (prenant les vestons.)

Je range ?

MAURICE.

Donne à Nathalie.

RAYMOND.

Nathalie !… J’ai toujours envie de l’appeler Naphtaline, ta bonne… (Il lui remet les vestons. Il regarde sa montre, et renifle.) L’heure approche.

MAURICE.

C’est risqué de l’avoir fait venir ici, hein ?

RAYMOND.

Oh ! avec les demoiselles d’aujourd’hui !… Elle est sage, mais c’est la fille de Rantz, tout de même… On la laisse plutôt libre… Bride sur le cou…

MAURICE.

Nous avons commencé par fixer le rendez-vous à la Pâtisserie royale… puis dans une allée du Bois… et, en fin de compte, il nous a paru plus simple et plus secret, ici même…

RAYMOND.

Et c’est ce qu’elle préférait !… Elle me l’avait dit. (Il rit.) Ah ! la graine d’aujourd’hui !… (Il est allé sur le balcon.) Ce point rouge, là-bas, près des arcades !… Ce doit être elle, avec un renard autour du cou. Elle est en avance d’un quart d’heure ! Ah ! la mâtine ! Ce que c’est roublard, ces petites filles !…

MAURICE, (se rapprochant vivement.)

C’est elle ?

RAYMOND.

Je ne crois pas me tromper !… Regarde.

(Ils se penchent tous les deux sur la balustrade.)
MAURICE.

Bien. Alors, descends. Inutile de la faire poser jusqu’à l’ouverture du guichet.

RAYMOND.

Ousque j’ai mis mon galurin ? (Il le prend sur le buste de la cheminée.) J’ai tout à coup un vague sentiment de ma responsabilité, dans toute cette histoire…

MAURICE, (ironique.)

Ah ! bah !

RAYMOND.

Dis donc, pas de blague, avec la petite ?

MAURICE.

Et toi, pas de plaisanterie de ce genre ! Ça suffirait à me faire regretter…

RAYMOND.

Ce que j’en dis, ce n’est pas pour Rantz, qui n’est pas mon patron… c’est pour ta mère et toi… Sans quoi !… (Avec un mauvais sourire.) s’il lui arrivait un embêtement de ce genre… eh bien, je connais quelqu’un qui serait enchanté.

MAURICE.

Tu lui en veux donc ?

RAYMOND.

Peut-être…

MAURICE.

Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

RAYMOND, (mettant son chapeau sur l’oreille.)

Ce qu’il m’a fait ?… Un jour, à dîner, il a dit tout haut devant moi : • Un tel… il a une âme de domestique ! »

MAURICE, (riant.)

Ça ne rate jamais !

RAYMOND.

Tu comprends, hein ?

MAURICE.

Je comprends !

RAYMOND, (sur le pas de la porte.)

C’est tout de même rigolo de penser que, pendant ce temps, il tire la République du pétrin…

MAURICE.

Parbleu !

RAYMOND, (sort, puis passe la tête.)

Mais, pense à ce que ce serait encore plus rigolo, si ç’avait été sa femme !…

MAURICE, (pousse la porte.)

Va donc ! bavard ! (Maurice, resté seul, réfléchit quelques instants.) Oui, ça sent encore le tabac. (Il prend sur un petit meuble un flacon de lait d’iris et asperge légèrement le tapis. Il regarde à la fenêtre en sifflotant. Il murmure :) Bon. (Il revient devant la glace, tire de sa poche un petit peigne dans un étui, arrange une mèche de cheveux sur le front en chantonnant machinalement.)

« Il va pleu-pleu ! Il va voi-voir !
« Il va pleu-pleu ! Il va voi-voir ! »


(Cela fait, il appelle Nathalie. Nathalie entre.) Nathalie, voulez-vous ouvrir la porte de l’escalier ?

NATHALIE, (montrant du doigt la porte à droite et la porte à gauche.)

Duquel ? celui-là ou celui-là ?

MAURICE.

Du grand, naturellement !… Et laissez la porte ouverte, de façon que la personne qui va monter n’ait pas à sonner. Vous avez compris ?…

NATHALIE, (d’un air entendu.)

Oh ! très bien !

MAURICE.

Attendez, attendez !… Ce n’est pas tout. Vous aurez soin de vous tenir dans votre cuisine et de ne pénétrer ici sous aucun prétexte…

NATHALIE.

Oui, Monsieur.

(Ils échangent un sourire.)
MAURICE.

Voilà, Thalie… Maintenant, allez ouvrir et… nik !… disparaissez !

(Nathalie sort en laissant la porte de droite ouverte. On l’entend ouvrir la porte d’entrée. Maurice, sans bouger, lui fait signe de la main de disparaître dans sa cuisine. Ensuite, il va à nouveau sur le balcon, jette un coup d’œil, et se poste, attentif, écoutant les pas qui montent dans l’escalier. Il demeure un temps dans cette attitude, puis on le voit sourire à quelqu’un, tendre les deux mains en avant pour signifier : « Entrez ! » Il va au-devant de Nellie et revient la précédant… hâtif, empressé. Nellie le suit sans précipitation, elle baisse la tête. Elle a un grand chapeau, une voilette hermétique de dentelle. On ne distingue d’elle aucun trait, aucune forme.)


Scène III


MAURICE, NELLIE

MAURICE.

Soyez sans crainte, Mademoiselle, personne ici… Et personne ne peut vous avoir vu monter… (Il désigne un fauteuil. Elle refuse du geste.) Je vous attendais. Je suis très, très… très heureux de vous recevoir… (Il sourit gauchement. Silence.) C’est un peu haut, n’est-ce pas ? Voulez-vous que je ferme la fenêtre ?… Oui, oui, ne dites rien, nous avons tout le temps. (Il ferme la fenêtre et revient.) Peut-être boire quelque chose ?… (Sans mot dire, elle fait signe que non.) Au moins votre manteau… Votre voilette ! (Il fait glisser le manteau noir.) Ah ! si, j’y tiens.

(Il lui enlève doucement la voilette. Elle se laisse faire. Elle apparaît blonde, puérile.)
NELLIE.

Je suis… un peu suffoquée… Les étages… J’ai monté vite !

MAURICE.

Ah ! votre voix !… Comme au téléphone… pareille. Oui, c’est vrai, il n’y a pas d’ascenseur… J’habite une vieille maison, comme toutes les maisons d’ailleurs sur le Palais-Royal. Je vous voyais très bien de là, du balcon, avec le signalement que m’avait donné Raymond.

NELLIE.

C’est triste.

MAURICE.

Oui, c’est triste un peu chez moi. Seulement, au printemps, c’est plus gai. On a les enfants qui crient : « Pouce ! », les calicots à midi dans le jardin, le kiosque avec son citron sur la bouteille de coco, et puis il y a les moineaux…

NELLIE.

Je ne voulais pas dire cela… Ce n’est pas votre appartement qui est triste, c’est ce qui se passe ici en ce moment…

MAURICE.

Ah ! bon, je ne comprenais pas. Pourquoi ? Mais, au contraire, quoi de plus simple, de plus naturel !…

NELLIE, (nettement.)

Ne riez pas, je vous prie.

MAURICE.

Ah ! il ne faut pas ?… Écoutez ! vous me déconcertez !… Moi qui m’imaginais qu’on allait se parler à la bonne franquette, en vieux amis, déjà. Vous m’avez dit : « Un conseil, j’ai un conseil à vous demander avant mon mariage. » Alors, je pensais qu’on allait se débonder un peu… Et j’avais droit de compter sur cette intimité que nous créent quatre ou cinq lettres, quelques communications téléphoniques… et les souvenirs de nos rencontres d’enfants, autrefois, dans la rue Margueritte, aux chèvres des Champs-Élysées… Vous vous rappelez ?…

NELLIE.

Vous n’êtes pas ému. Vous avez de la chance !… Ça se voit suffisamment et c’est un peu cruel pour moi !

MAURICE.

Mais…

NELLIE.

Vous n’êtes pas même intimidé !… Si vous me trouviez jolie, vous le seriez… Vous n’auriez pas ce petit ton dégagé.

MAURICE.

Vous croyez ça, vous ?…

NELLIE.

J’en suis sûre ! Devant les êtres beaux, on est toujours sans courage. (Un temps. Pour la première fois elle le regarde et baisse vivement les yeux.) Je le certifie.

(On la dirait à bout de souffle.)
MAURICE.

Eh bien, voilà ce qui vous trompe justement. Je vous regarde attentivement ; vous m’aviez dit : « Vous verrez, de loin vous m’avez crue passable, de près je ne suis pas bien du tout, j’ai une petite moustache sur la lèvre. » Or, j’ai beau regarder, il n’y a pas du tout de petite moustache.

NELLIE.

Oh ! par grâce, ne parlez pas de moi. Vous me feriez des compliments et ce serait encore plus affreux que tout… (Elle se dégage et regardant au mur.) Tiens, vous avez aussi cet Helleu ?

MAURICE.

On a toujours un Helleu.

(Nellie marche lentement, jette un coup d’œil circulaire. Elle va à la cheminée, caresse de la main les monnaies du pape dans un vase, puis s’accoude et regarde de près une photographie.)
NELLIE.

Elle est jolie.

MAURICE.

C’est une humble !… Une petite modiste… Vous ne l’avez jamais vue, pourtant.

NELLIE.

Mais je n’ai pas hésité à la reconnaître.

MAURICE, (lui désignant un fauteuil, gêné.)

Voyons…

NELLIE.

Le dernier numéro de Fémina ! Vous m’avez vue là-dedans ?

MAURICE.

Non, mais je sais que vous êtes très sport !… que vous avez gagné toutes sortes de coupes…

NELLIE, (froissant le journal. )

Mais oui. Je suis, vous le voyez, une jeune fille très libre… J’ai reçu une éducation moderne… Vous pouvez croire des tas de choses à mon propos… Et pourtant, s’il en est ainsi, vous vous trompez du tout au tout… Je peins, je golfe, je suis les cours de la Sorbonne, j’ai tous les brevets, même celui de chauffeur ; mais, à dix-huit ans, je suis pourtant plus sentimentale qu’on ne l’est à douze !… Et la preuve, c’est que je suis ici… J’ai vu qu’il y avait de l’eau dans la pièce à côté. Voulez-vous m’en chercher un verre ? Ça n’a d’ailleurs aucun rapport…

(Elle fait de la main un geste vague d’excuse.)
MAURICE.

Mais comment donc !

(Maurice passe dans la salle à manger dont la porte reste ouverte. Elle se tasse vivement contre un des battants de la porte et derrière le rideau de cretonne, dont elle s’enveloppe presque.)
NELLIE, (la main froissant le rideau.)

Ne rentrez pas ! Je vais vous dire quelque chose à travers la porte, et puis nous n’en reparlerons jamais plus. Seulement, j’ai très bien senti que je n’aurais pas le courage de vous le dire face à face… Oh ! ce n’est pas nouveau, allez ! C’est ce que je vous ai dit par lettre. Seulement, je voulais que vous l’entendiez… ici… de ma propre voix, près de vous… dans la solitude… Je voulais vous dire cela, qu’il y a plus de trois ans que je pense à vous… que je ne pense qu’à vous… que je vous ai aimé infiniment. J’ai commencé petite… peu à peu… vous avez eu toutes mes pensées de jeune fille… de vraie jeune fille… Et c’est pour ça que je suis venue vous donner un grand adieu… de tout mon cœur. Voilà. Oh ! ce n’était pas grand’chose !… Je vous remercie tout de même d’avoir accepté une entrevue qui m’aura permis cette audace… À présent, vous allez rentrer ; nous parlerons de tout ce que vous voudrez, mais vous ne me ferez pas une allusion, pas une, n’est-ce pas ? à ce que je viens d’avoir le courage de vous dire, car je vous jure qu’il faut pas mal de courage ! (Elle s’arrête comme exténuée et soulagée.) Maintenant, vous pouvez rentrer.

(Et, de dos à la porte, elle se dirige à pas lents vers la table. Un temps.)
MAURICE, (entre, apportant sur un plateau un verre et des bouteilles.)

Je n’ai pas voulu vous apporter de l’eau pure à boire. Tenez, essayez ce petit mélange. Un peu de ce sirop avec une goutte de ça.

NELLIE, (faiblement.)

Merci.

MAURICE.

Et puis de l’eau. Ah ! il en faut plus, jusqu’au bord… Là ! Buvez, vous verrez, ce n’est pas très bon, ce n’est pas très mauvais… c’est une recette… J’adore les mélanges.

NELLIE.

Oui, ce n’est pas mauvais.

MAURICE.

Vous auriez peut-être préféré du thé ?

NELLIE.

Non.

(Un temps.)
MAURICE.

Alors, vous avez gagné beaucoup de coupes ?

NELLIE.

Mais oui.

MAURICE.

Eh bien, si, si, parlons-en, parce que rien n’est plus admissible…

NELLIE, (recule avec effroi.)

Ah ! je vous en prie…

MAURICE, (la rattrapant.)

Si, je vous assure. Rien n’est plus simple ni plus plaisant… Ne croyez pas que je sois indifférent… que je ne sois pas même touché, mais mon devoir est de ne vous dire que des paroles raisonnables. Tout nous interdit de devenir plus que des camarades d’un jour. Vous vous en rendez compte, n’est-ce pas ?

NELLIE.

Je suis absolument de votre avis… Parlons d’autre chose, vite… vite…

MAURICE.

Pourquoi ? Parlons-en au moins naturellement, très posément, comme s’il s’agissait d’un autre que moi et d’une autre que vous. (Il s’assied sur le canapé, à côté d’elle qui demeure debout.) Alors, il y a réellement tant de temps que vous pensez à moi ? Nous nous sommes si peu vus, pourtant…

(Elle se décide à sourire, un peu rassurée, et découvre la pointe de son regard.)
NELLIE.

Et encore, vous savez, je mens pour ne pas avoir l’air d’être trop bête, car c’est encore plus ancien ! Je n’ai même jamais osé vous l’avouer dans les lettres… Oui… vous habitiez avec votre mère rue Margueritte, tout près de chez nous, après la mort de ma mère à moi. Vous aviez, je crois, une quinzaine d’années, vous portiez des petits cols rabattus ; vous voyez l’âge que je pouvais avoir, n’est-ce pas ? Je vous voyais passer, sortir avec un stick à la main. Je savais que vous étiez le fils… le fils, songez donc ! Car déjà si jeune, sans bien comprendre, j’avais deviné tant de choses !… Ma bonne m’avait déjà laissé entendre où mon père se rendait quand il sortait de chez nous. On est précoce, quand on est triste !… Je me souviens qu’à l’heure où vous passiez sur le trottoir, je jetais un coup d’œil… Je voulais aller vous rejoindre, vous regarder jouer aux Champs-Élysées… Je devais déjà vous aimer !… Comme c’est bête, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas eu de premier amour, vous ?

MAURICE.

Ah ! si je vous disais lesquels ?… J’aime mieux ne pas y repenser !

NELLIE, (simplement.)

Pas ça… Je veux dire une toute première affection… comme quand on est enfant, vous savez !… Vous n’avez jamais écrit de vers pour personne ?

MAURICE.

Volontairement, jamais !… Un joli premier amour, ce doit être en effet agréable à se rappeler. Affaire de veine… hélas !

NELLIE.

J’aurai cette supériorité sur vous.

MAURICE.

C’est justement pour que vous puissiez, plus tard, vous reporter sans déplaisir à ce souvenir insignifiant qu’il ne faut pas l’entacher le moins du monde. C’est pour ça qu’il importe que ce début d’aventure n’ait aucune suite. Mon Dieu, que je m’exprime bêtement, grossièrement, Mademoiselle ! Je n’ai pas l’habitude de parler à une jeune fille du monde… du vrai monde !

NELLIE, (avec une moue sceptique.)

Oh ! du monde !… Celui qui nous entoure et qui nous a faits.

MAURICE, (continuant avec véhémence.)

Et pourtant je sais très bien ce que je veux dire. Ma réserve n’est pas, comme vous pouvez le croire, du dédain ou de la prudence, mais, au contraire, de la sympathie, parce que vous valez d’être respectée… Oui, vous avez beau être une jeune fille très libre, qui dîne seule chez ses amis et prend des autos sans sa femme de chambre, on sent fort bien que c’est la première fois que vous osez ce que vous venez d’oser aujourd’hui, avec plus de timidité que d’aplomb.

NELLIE.

C’est vrai.

MAURICE.

J’en étais sûr.

NELLIE, (le regardant.)

Ça me fait beaucoup de plaisir que vous le croyiez. Merci.

MAURICE.

Mais oui, votre démarche, on la sent franche et saine. Votre mari sera enviable et très heureux !

NELLIE.

Hum ! Je n’en mettrais pas ma main au feu !

MAURICE, (se lève.)

Si, quand cette folle et absurde idée vous sera passée… Car qu’est-ce qui vous a pris ? Qu’est-ce qui vous a pris, misère de Dieu !… Pourquoi moi ?… si loin de vous, un être si vague !

NELLIE.

Vous trouvez mon sentiment absurde ?…

MAURICE.

Absurde, sans raison, fou !…

NELLIE.

Eh bien, moi, je le trouve au contraire, très logique.

MAURICE.

Je voudrais bien savoir en quoi !

NELLIE.

D’abord, il y a peut-être une raison primordiale !

MAURICE.

Laquelle ?

NELLIE, (balance son sac à main.)

Interrogez votre glace… elle vous répondra…

MAURICE.

Oh ! non, non !… Ne parlons pas de cette raison-là, je vous prie ! C’est gênant, vous n’avez pas idée comme c’est gênant !

NELLIE.

Ce n’est pas un compliment, d’ailleurs, que je veux vous faire. J’ai rencontré des gens qui vous valaient.

MAURICE.

Bien sûr !… La, la !…

NELLIE.

Mais il y a sur votre visage, dans toute votre physionomie, un pouvoir incontestable… (Elle sourit, gamine.) Monsieur Fouillée, à son cours de la Sorbonne, dirait : une fatalité.

MAURICE, (levant les bras.)

Ça y est… Je suis fatal !… Ce sont des mots à la mode qui ne veulent rien dire…

NELLIE.

Pas sûr. Raymond m’a beaucoup parlé de vous, vous savez !

MAURICE.

Raymond !… Quelle autorité !… Et quel coupable, celui-là !…

NELLIE.

Je sais pas mal de choses de votre existence. Puis, j’ai entendu aussi les femmes parler de vous…

MAURICE, (tout de même flatté.)

Ah !

NELLIE.

Eh bien, que vous vous en rendiez compte ou non, il y a, il y aura sur vous, cette espèce de… prestige !

MAURICE, (comiquement.)

La fatalité, quoi !

NELLIE, (sans le regarder, très douce, et le corps légèrement incliné vers lui, comme par attraction.)

Mais oui… celle de l’amour… Si vous ne vous en rendez pas compte clairement aujourd’hui, vous vous en rendrez compte plus tard, et alors vous serez… (Elle s’arrête.) Vous avez deux voies… Ou vous serez un garçon très bien… ou vous serez…

(Et elle lève les yeux, les épaules, de l’air de dire !…)
MAURICE, (l’interrompant en riant.)

Allez-y… ne vous gênez pas !… Une crapule ! C’est possible ! J’en ai peur !… J’ai même idée que je serai une crapule lamentable… Mais, vrai, s’il n’y a que cette fatalité qui vous a poussée vers moi !…

NELLIE, (d’un ton sérieux et plus agité.)

Il y en a d’autres !… Ne sommes-nous pas leurs enfants !… Leurs enfants !

MAURICE, (grave à son tour.)

Ah ! oui, leurs enfants… Comme c’est vrai !

(Il soupire.)
NELLIE.

Ne pas penser à vous ! Mais j’en avais toutes les raisons ! Mais votre mère n’a-t-elle pas été tout de suite l’ennemie, celle qui prenait la place de ma mère à moi… l’étrangère… là-bas, de l’autre côté de la rue… Est-ce que je n’avais pas les yeux toujours fixés sur cet intérieur ? C’est à votre mère que j’ai dû peu à peu l’abandon de papa… toutes mes solitudes d’enfant… avec mes bonnes…

MAURICE.

Et moi, c’est à votre père que j’ai dû les miennes !

NELLIE.

Avec ça que la première fois que nous nous sommes vraiment rencontrés… avant que je vous écrive… un jour, sur le trottoir où Raymond, qui vous accompagnait, a abordé ma femme de chambre… avec ça que nous ne sommes pas restés rougissants, émus et que nous ne nous sommes pas dit : « C’est nous, nous v’là ! »

MAURICE.

Bah ! Croyez-vous ?…

NELLIE.

Mais oui… Et la meilleure preuve c’est que vous avez baissé les yeux pour que je vous regarde et qu’immédiatement après j’ai baissé les miens, pour que vous puissiez me regarder… (Et elle baisse encore les yeux ; il la regarde.) Et au fond, c’est très naturel que nous soyons là à nous parler ainsi, à nous raconter un peu notre vie derrière nos parents, sans qu’ils le sachent, parce que songez comme ils seraient furieux s’ils pouvaient deviner !… J’en ris de plaisir !

MAURICE.

Et moi donc ! (Ils rient aux éclats comme des enfants en escapade. Puis, plus sérieux.) Nos enfances ont pensé l’une à l’autre !… Nous avons eu les mêmes chambres solitaires, les mêmes confidents… et, vraiment, cette petite intimité soudaine en cachette, c’est assez drôle et non sans charme ! Nous nous serons connus, un peu interrogés, plus et mieux que par des lettres ou des sourires… une minute et, pfutt ! fini… envolés !… Vous mariée et moi casé. (Les mains dans l’entournure du gilet, fièrement.) Oui… je vais entrer dans une maison d’automobiles… Je garderai, en tout cas, Mademoiselle, un souvenir exquis de cette journée qui ne se renouvellera pas, où nous aurons pu nous apprécier avant de devenir les ennemis que nous deviendrons sans doute un jour… un jour très proche…

NELLIE, (étonnée.)

Pourquoi des ennemis ?

MAURICE.

J’en ai le pressentiment, j’en ai même comme qui dirait la certitude !… Ce n’est pas nous qui l’aurons désiré… mais cette haine de maison viendra peut-être de quelqu’un qui vous est proche…

NELLIE, (hochant la tête.)

Mon père ?

MAURICE, (vivement.)

Oh ! ne parlons pas d’eux, surtout ! Peut-être n’êtes-vous pas bien au courant de ce qui se passe ? Mais je me suis juré de ne parler que de nous, uniquement. Si nous ne devenons pas des ennemis — souhaitons-le ! — nous serons en tout cas séparés, nous devons l’être, et vous verrez que par la suite la vie gâchera le joli souvenir de cette journée. Je le sens si bien, je suis si sûr que c’est une question de jours… d’heures comptées… que je vous ai laissé venir aujourd’hui… afin que vous ne conceviez pas de doute plus tard sur mes sentiments… Quoi qu’il arrive, je veux que vous puissiez penser : « Il était gentil malgré tout, ce garçon ! » C’est pourquoi aussi j’ai tenu absolument à vous rendre vos charmantes lettres.

(Il se lève et va ouvrir un petit meuble.)
NELLIE, (à voix basse.)

Gardez-les. Vous me ferez plaisir ?

MAURICE, (prenant les lettres.)

C’est impossible.

NELLIE.

Vous ne voulez pas me faire ce plaisir !

MAURICE.

Je vous répète que c’est impossible. Je ne peux pas les conserver… J’ai mes raisons pour cela, des raisons… très sérieuses… Vous verrez, plus tard… vous comprendrez… et vous m’approuverez…

NELLIE.

C’est plus cruel que tout, tenez, ce que vous faites là. Donnez, donnez…

(Elle les prend. Pendant qu’elle les met dans son sac à main, il est passé derrière elle.)
MAURICE.

Il ne faut pas être triste. (Il pose la main sur son épaule, alors elle incline la tête du côté de la main et avec un soupir y laisse reposer sa joue d’abord, puis le coin de ses lèvres. Il lui relève la tête, et, sans se hâter, l’embrasse sur le front. Changeant subitement de ton.) Vous verrez, tout cela s’arrangera très bien, très bien ! Il faut vous marier sans regret…

NELLIE.

Il faut ?… Alors, c’est bien sûr ?…

MAURICE.

Mais oui… Vous allez me raconter tout… Votre fiancé… comment il est… vos projets… (Il s’interrompt.) Vous avez votre soirée libre, n’est-ce pas ? Vous vous êtes arrangée pour vous rendre libre ?

NELLIE, (pudiquement.)

C’est-à-dire… ça s’est arrangé tout seul. Mon père ne rentrera pas avant minuit, une heure du matin… Alors, je dîne chez une amie intime à moi.

MAURICE, (riant.)

Parfait. Eh bien ! Savez-vous ce que nous allons faire ? Moi aussi, je suis libre. Voulez-vous que nous allions, le soir tombé, en bons amis, en bons petits camarades, dîner dans un endroit où on ne pourra pas vous rencontrer… dans la banlieue ? À cette époque, il n’y a personne. Un petit restaurant pas connu et un peu purée… Vous me raconterez… je vous raconterai… Puis, bras dessus, bras dessous, je vous accompagnerai, à onze heures, jusqu’à votre porte… Et on se dira adieu… et bonne chance !… Ça ne vous effraie pas ?… Ça ne vous paraît pas trop vulgaire ?…

NELLIE.

Je ferai ce que vous voudrez.

MAURICE.

Descendons-nous tout de suite ?

NELLIE, (se levant.)

Pourquoi pas ?

MAURICE.

Vous n’avez pas à prévenir l’amie chez laquelle vous dînez ? Mademoiselle Machin ?

NELLIE, (souriant.)

Non.

MAURICE.

Nous sommes lestés. Ma canne, un chapeau mou… Mou ? faut-il ? (Il le pose sur l’oreille.) Non, melon… c’est moins crapule. (Il rit et prend l’autre chapeau. On frappe à la porte.) Qui est là ?

LA VOIX DE NATHALIE.

Moi, Monsieur.

MAURICE.

Je vous ai dit que je n’y étais pas !

NATHALIE.

Quelque chose de pressé, Monsieur.

MAURICE.

Et elle insiste, encore !… Entrez, entrez, allez !… Oh ! les bonnes !…

(Nathalie entre et fait signe qu’elle voudrait parler bas à Monsieur.)
NATHALIE, (bas à Maurice.)

Monsieur, je crois que c’est grave… c’est Madame votre mère.

MAURICE.

Maman !

NATHALIE.

Je lui ai dit que Monsieur semblait très occupé. Elle a répondu qu’elle ne s’en irait pas, qu’il fallait prévenir Monsieur coûte que coûte. Elle m’a paru dans un état !…

MAURICE.

Où est-elle ?

NATHALIE.

Là, Monsieur, dans l’antichambre.

MAURICE.

Un instant. (À Nellie.) Voulez-vous me donner quelques minutes ?

NELLIE.

Je vous en prie.

MAURICE.

Ce n’est pas autre chose qu’une visite urgente et je ne vous demande que cinq minutes. (Il lui montre la salle à manger. Il se ravise.) Non, plutôt, n’entrez pas là.

NELLIE, (avec intention en désignant la photographie d’Aline.)

Je pourrais entendre, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Ce n’est pas du tout qui vous croyez. Voulez-vous me devancer un peu de la façon suivante, si vous ne trouvez pas que c’est agir avec vous trop librement… (Il s’approche de la fenêtre.) Regardez. Voyez-vous, en bas, ce petit café, tout en verre, au milieu du Palais-Royal ? c’est le café de la Rotonde.

NELLIE.

Oui, j’ai vu tout à l’heure.

MAURICE.

C’est la solitude la plus complète à cette époque. Baissez votre voilette, demandez L’Illustration, je vous rejoins tout de suite, et en avant, bras dessus, bras dessous… pour les caboulots lointains ! D’ailleurs, le café est tout à claire-voie et du petit coin, là, à droite, vous voyez, nous pouvons même nous faire signe.

NELLIE.

Je vous assure que je sens que je vous gêne. Je peux très bien m’en aller.

MAURICE.

Pas de plaisanterie et ne vous moquez pas. Je tiens absolument et autant que vous à cette soirée. Venez vite avec moi par ici… vous allez descendre par l’autre escalier.

NELLIE, (ironique.)

Ah ! bon… Il ne faut pas croiser la personne qui est dans l’antichambre !

MAURICE.

Pas le moins du monde. Seulement, le petit escalier donne sur le Palais-Royal, et l’autre donne sur la rue de Valois. (Il se tourne vers Nathalie.) Vous pouvez faire entrer la visite. (Mais il fait un geste qui a l’air de signifier : « Sans vous presser. » Il prend les mains de Nellie.) Venez, que je vous passe en contrebande.

NELLIE.

C’est L’Illustration qu’il faudra demander ?

MAURICE, (souriant.)

Voyez-vous, ma chère enfant, les garçonnières, c’est toujours petit et encombré… je ne vous souhaite pas d’en faire plus tard l’expérience… mais, malgré ses inconvénients, la vie de garçon a son charme. On y est très vite camarades… et…

(La voix se perd, la scène reste vide quelques secondes. Par la porte opposée, Nathalie fait entrer Liane.)
NATHALIE.

Monsieur arrive tout de suite.

(Nathalie se retire. Liane reste debout, le visage bouleversé. Elle finit par s’accouder à la table, les mains au menton. Elle a lancé fébrilement un manchon au hasard sur un meuble. Elle porte une robe d’intérieur éclatante et froufroutante sur quoi l’on devine qu’elle a jeté hâtivement un manteau de fourrure. Elle a même des mules dorées aux pieds. Maurice entre.)


Scène IV


MAURICE, LIANE

MAURICE.

Qu’as-tu ? Que signifie cette figure ?

LIANE.

Ça y est !

MAURICE.

Quoi ? Que veux-tu dire ?

LIANE.

Ça y est… Je suis venue te l’annoncer… La rupture !

MAURICE.

Allons donc !… Je m’y attendais, mais pas si tôt ! Ah ! non, pas si tôt !… Je ne pensais pas que ce fût une affaire d’heures. Mais, maman, une rupture simulée comme il y a deux ans !

LIANE.

Non, non. Ça y est, cette fois, en plein ! J’ai reçu ce matin par la poste une lettre… ah ! quelle lettre !… prenant prétexte, tu vois ça d’ici, de nos huit jours de scènes… dissentiments, situation nouvelle, nécessité, etc., tout !… Une demi-heure après, j’ai reçu — c’est le bouquet ! — j’ai reçu une visite… son notaire !

MAURICE.

Non !

LIANE.

Porteur d’un chèque de cinq cent mille francs. Tu vois, il est généreux !… Il fait bien les choses… Comme à une grue !… Comme si c’était autrefois ! C’est beau, hein, c’est beau ?

(Elle pleure.)
MAURICE.

Voyons, ne te laisse pas aller, ne te laisse pas aller, surtout. Il faut lutter…

LIANE.

Contre quoi ? Il faut se flanquer dans la Seine, oui !

MAURICE.

Une autre. Pas toi, maman. Ah ! que non ! Il ne faut pas abandonner la partie…

LIANE.

Jamais, je n’aurais cru… jamais ! Plaquée comme une fille… Ah ! il a tenu à me le faire bien comprendre !… Dix-sept ans, mon petit, dix-sept ans… Tu ne sais pas ce que c’est, toi, que dix-sept ans d’amour ! Je te souhaite de ne jamais le savoir.

MAURICE.

Mais la raison foncière, fondamentale ? Est-ce bien votre dissentiment ? Ne peut-il plus te sentir ?… Ou bien donne-t-il des raisons oflficielles et officieuses…

LIANE.

Le paquet ! Il a été heureux de se jeter à corps perdu dans la politique, comme un prétexte pour poser une barrière. Chez lui, rien n’est combiné ; il a un instinct de femme ! Il ne se demande pas ce qu’il fait… il le fait et ça lui réussit !… Il paraît que je ne peux plus être sa maîtresse, tant du moins qu’il détiendra son portefeuille. Alors, n’est-ce pas, il espère que nous resterons en bons termes, excellents amis… l’avenir décidera… Tu vois… Toute la lyre ! Tout ce qu’on se dit ! Tout ce qu’on écrit quand on n’en pense pas un mot !… Il va s’installer rue de Grenelle, naturellement.

MAURICE.

Ça, tu le prévoyais !

LIANE.

Déménagement complet… Changement de situation… maison nette ! Il case sa fille en même temps !… Ah ! Est-ce assez beau !…

MAURICE.

Vois-tu, maman, tu as mal conduit ta barque ! Tu aurais dû te faire épouser quand tu le pouvais… il y a plusieurs années déjà !

LIANE.

Oui… bien sûr… On me l’a assez répété !… J’aurais dû !… Mais j’étais si confiante… Ce qu’on est crédule !… Comment veux-tu ?… Je considérais que ne pas lui demander le mariage c’était une délicatesse, de ma part, dont il me serait reconnaissant. Et puis, tu n’as pas idée… je l’aimais trop pour ne pas avoir en moi cette chose folle, la confiance !… Au fond, je ne sais pas calculer !… Et comme on a tort de ne pas savoir !… Ah ! le plus mauvais des calculs, c’est d’aimer !… Parce qu’au bout du bonheur on est toujours roulée ! D’abord, nous sommes toujours toutes roulées !…

MAURICE.

Qu’as-tu fait depuis tout à l’heure ?…

LIANE.

J’ai sauté dans l’auto… J’ai été à la Chambre des députés… Je suis montée comme une brute là-haut… J’ai écouté dans le brouhaha… Je suis redescendue… J’ai couru chez Myrtille ; elle n’y était pas… et puis, enfin, je me suis postée à attendre au tournant de chez lui…

MAURICE.

Ah !

LIANE.

Dans un taxi, pour voir s’il allait rentrer après la Chambre… J’ai entendu crier les journaux… J’ai vu son nom sur la manchette du journal : Discours de Monsieur Rantz. C’était pour moi comme le nom d’un étranger, déjà !… Rantz ! Il me semblait que c’était déjà loin, loin !…

MAURICE.

Après, après.

LIANE.

Il est arrivé, il est descendu… Il fumait tranquillement un cigare… Il est monté…

MAURICE.

Eh bien, tu es montée derrière lui, je pense ?

LIANE.

Naturellement… cinq minutes après. J’ai sonné… « Monsieur n’y est pas. »

MAURICE.

Tu as bien le droit d’entrer chez lui, pourtant !

LIANE.

Alors jai donné des ordres vagues au cocher… Je suis passée devant la Seine… J’ai regardé l’Arc de Triomphe avec envie…

MAURICE, (se levant, stupéfait.)

Maman !… Mais je ne te reconnais pas là ! Toi, si forte !

LIANE.

Oui… c’est moi… ça… c’est moi ! (Observant un mouvement de Maurice vers la fenêtre.) Je te gêne, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Mais non… tu n’y penses pas !…

LIANE, (debout.)

Je te gêne… Mais je n’en ai pas pour longtemps à te gêner, sois tranquille…

MAURICE.

Allons donc !… Assieds-toi là… au contraire… sur le canapé.

LIANE.

Seulement je n’ai pas d’amis !… Aucune espèce d’amis !… C’est lui qui les a tous pris, les amis… Il a cette force-là… Il attire… Alors, je suis venue à toi qui m’as ouvert ton cœur l’autre jour.

MAURICE.

C’est la première fois ! Je suis très heureux que tu aies senti le besoin de venir ici… me dire ton chagrin !

LIANE.

Dix-sept ans !… Je répète tout le temps ce mot en marchant… Dix-sept ans ! C’est effrayant ! Comment est-ce possible, ces choses-là !… On ne veut pas les croire, évidemment, parce que sans quoi il y a longtemps que j’aurais dû avoir la certitude du lâchage… Seulement, on a beau se jeter à la tête les pires injures, remuer toute la vase… on se regarde dans les yeux, et il semble que les yeux s’aiment encore… Comme quand on bat son chien, et qu’on lui dit : « Va-t’en, va-t’en, je ne t’aime plus ! » le chien vous regarde et, lui, il ne vous croit pas !… Et puis aussi, on est si bête dans ces scènes ! Tout ce qu’on dit sonne faux… Il y a quelque chose de si lamentablement puéril… il semble que c’est d’autres personnes qui parlent… pas vous ! Et surtout, je l’aimais tant, cet homme-là ! Je l’aimais à pouvoir en être heureuse cent ans !… Je n’osais même pas le lui avouer. Aussitôt qu’il avait passé la porte, l’envie me prenait tout de suite de courir après lui, de lui jeter les bras autour du cou… de ne plus rien lui dire qu’éternellement : « Mon chéri… mon chéri ! » Oh ! j’ai dû être maladroite !… J’ai dû ne pas savoir lui faire comprendre mon amour ! Autrement, ce ne serait pas possible… Il n’oserait pas…

MAURICE.

Allons donc, ma pauvre maman ! Tu te casses la tête contre des chimère» ! Ne refais donc pas ta vie : tu as tout exprimé, tu as tout dit et il a tout compris… C’est un formidable égoïste… Il y a longtemps qu’il devait chercher les moyens de te plaquer…

LIANE.

Ah ! oui, c’est vrai ! Tu as raison. Maintenant, tout me revient… Tant qu’on n’a pas trouvé la clef de l’individu, n’est-ce pas, on interprète très mal… Oui, oui, oui, oui… Mardi dernier… ce qu’il m’a dit, là-bas, sur le pont d’Auteuil !… (Nouveau suraut.) Et l’autre soir, donc ! Oh !… Et puis, tiens… quelque chose encore qui me revient à propos de Gaby… Figure-toi, déjà, il y a un an, un jour où nous déjeunions chez Ledoyen, tout à coup… sans raison… il m’a lancé cette phrase…

(Elle agite ses mains fiévreuses avec volubilité.)
MAURICE, (l’interrompant avec force.)

Ne te torture donc pas !… C’est fait !… Et puis c’est fait !

LIANE, (la voix plus basse, les yeux fixes, roulée dans son manteau.)

Il y a certains détails qui ne devraient pas permettre qu’on se trompe, pourtant… des choses abominables… Il n’y a pas quinze jours, il est entré dans ma chambre à une heure du matin… il croyait que je dormais… je n’ai pas bougé… exprès… je faisais semblant. Alors, il s’est assis, il m’a regardée… il m’a regardée dormir… À travers les cils, je voyais son expression de regard… C’était terrible… Je le lui ai dit plus tard. Sais-tu ce qu’il a répondu, ce qu’il a osé me répondre et que j’ai pris pour une plaisanterie ? Il m’a dit : « Eh bien, c’est peut-être le moment où je t’aimais le plus ! »

MAURICE.

Ah ! le voyou !…

LIANE, (progressivement, des hoquets lui montent à la gorge, d’abord doux, puis rauques, plaintifs.)

Non… non… c’est trop ! On m’en a trop fait ! J’en ai assez ! Je n’en peux plus… (Elle égratigne le cuir du canapé, elle tape avec rage.) Ah ! tous… tous… ce qu’ils m’ont fait avec leur muflerie, leur cynisme ! Je les vomis… Je les hais, tous ces hommes !… Du premier au dernier ! (Dans un cri de désespoir.) Mais celui-là, en qui j’avais tellement foi, une confiance aveugle, folle !… Comme les autres !… Ah ! ah !… Ce que je les aurai entendus, leurs supplications, leurs ricanements, leurs injures et leurs tendresses… leurs sales baisers et leurs pleurnicheries : « Console-moi, j’ai de la peine ! » (Subitement, elle hurle.) Tas de salauds !… Tas de salauds !…

(Et, sans plus s’inquiéter de son fils, toute sa rancœur s’exhale en une longue plainte haineuse.)
MAURICE, (effaré, ne sachant plus où donner de la tête.)

Je t’en supplie, maman, je t’en supplie ! Ne te laisse pas aller !…

LIANE, (le repoussant.)

Laisse-moi… Ça me fait du bien… Je voudrais crier, je voudrais crier plus fort… Je voudrais qu’ils soient tous là… Ah ! si j’avais au moins une fille, belle comme toi, une fille à laquelle j’aurais pu léguer mon expérience et à qui j’aurais dit : « Fais-les souffrir… Sois rosse… Pas de pitié. Ne te laisse pas prendre comme ta mère… Venge-nous… Garde leur argent, laisse leur cœur, et tâche de mourir jeune pour qu’ils n’aient même pas la joie de te voir crever !… »

(Et sa nuque de jolie fille roule sur le canapé… et des bijoux tremblent en scintillant sur cette douleur écrasée.)
MAURICE.

Il n’y a pas que lui sur la terre… Tu peux encore aimer ! Tu dois être encore heureuse !…

(Il parle, au hasard, la voix mal assurée.)
LIANE.

Ah ! non ! Bien fini ! Ma vie s’arrête là. Non, je ne suis pas de celles qui recommencent ce voyage-là, pas de celles qui traînent les petits jeunes gens à leur suite jusqu’à lâge de la dernière ride… Et puis recommencer… souffrir tout cela, et pour quelle fin !… Non, non !… Je ne t’imposerai pas cette mère-là !

MAURICE.

Mais si. Il faut vivre. La vie est belle. Que de fois je te l’ai entendu dire… (Il serre dans ses mains un peu épaisses les petites mains fardées de sa mère. On voit qu’il cherche, qu’il construit des hypothèses.) Je ne t’ai jamais demandé ce que tu avais comme fortune ?

LIANE.

D’autres se seraient mis une belle petite fortune de côté ; moi, rien. J’ai mon hôtel, j’ai mes bijoux… Il a connu mon désintéressement. La meilleure preuve, c’est ce chèque de ce matin… Ce chèque… une heure après sa lettre !…

(Nouveaux cris. Nouveaux sursauts.)
MAURICE.

Ne retire pas ta main, maman… Raisonne. La goujaterie avec laquelle il a agi doit te donner justement le courage…

LIANE.

Non, Maurice ! Tu ne peux pas comprendre… Tu ne sais pas, toi. Tu n’es qu’un enfant… Tu ne connais pas ma vie… elle était là, et pas ailleurs…

MAURICE, (avec une irritation jalouse dans la voix.)

Certainement, toi seule peux évaluer ta vie !… Mais, sans bien savoir, il me semble, sapristi, maman, que son prestige ne s’est pas, tout de même, étendu sur ton existence entière !… Il n’en est pas moins vrai qu’avant de le connaître tu as profondément aimé… rappelle-toi, c’est sûr… mais oui, tu as profondément aimé… Jacques Réchetal.

LIANE, (reniant son passé d’une dénégation violente.)

Non, ne le crois pas. Ce n’est pas vrai. On te l’a dit. Je l’ai peut-être cru, parce que je ne savais pas ce que c’était qu’aimer ! Jamais… Personne… que lui !… lui !… lui !…

MAURICE.

Tu le crois maintenant ! Tu as eu des heures heureuses… Toi-même affirmais qu’autrefois tu avais aimé…

LIANE.

Qui ?

(Silence. Maurice hésite tout à coup.)
MAURICE, (timidement.)

Mon père.

(Il a prononcé le mot inusité presque bêtement, comme étonné de sa sonorité. Un temps.)
LIANE.

Ah ! ça, mon petit… ça, c’était à dix-huit ans ! Redonne-moi cet âge-là ! Redonne-moi ces printemps ! Redonne-moi ces étés de banlieue ! Redonne-moi l’automne à Thomery !… Je n’étais rien, je débutais, je venais de quitter mon magasin… je n’avais pas de parents ! Rien sur la terre… Ah !

(Et le geste envoie promener là-bas l’automne, le printemps, la banlieue, la jeunesse.)
MAURICE, (avec une hésitation nouvelle, mais se décidant à parler.)

Maman… Ce n’est pas le moment de te poser une question pareille, évidemment… mais enfin, nous avons si peu parlé intimement dans notre existence !… Une question… peux-tu y répondre ? (Tout bas.) Mon père ? Je sais bien… qui c’était… mais que faisait-il ?…

LIANE, (arrêtée net dans sa douleur, hésite à son tour, puis brusquement.)

Que t’importe, Maurice ! Puisque tu parles d’amour, contente-toi de savoir que tu es né d’un beau moment d’amour ! Contente-toi d’être beau, sain et robuste. Dis-toi que tu portes mes vingt ans sur ton front et laisse-moi pleurer, laisse-moi pleurer toute ma vie ratée… tous les mensonges de la vie… toute la boue dont on m’a couverte… Elle se rejette la face dans les coussins.

MAURICE, (passe la main sur son front et avec résolution.)

Oui… plus de passé ! Il ne faut plus réfléchir au passé ! Mais, par exemple, accroche-toi au présent et de toute ta force ! Ne te laisse pas faire… Lutte ! Il ne faut pas qu’il te sente découragée tout de suite, du premier coup. Tu aurais dû monter ! tu aurais dû faire du bruit chez lui. Lui as-tu téléphoné ?

LIANE.

Non. À quoi bon ?

MAURICE.

C’est inouï d’entendre ça : à quoi bon !… C’est inouï !…

LIANE.

Il ne répondra pas !

MAURICE, (dans un tohu-bohu.)

Est-ce qu’on sait ! Téléphone sous un autre nom ! Il faut que tu le voies aujourd’hui même…

(Il prend nerveusement l’appareil et sonne.)
LIANE.

Tout est vain !… Je connais cet homme-là… Plus tard I…

MAURICE, (haussant les épaules.)

Allô !… 649-36.

LIANE.

Tu sais le numéro ?

MAURICE.

Oui. Je l’ai retenu. Allô, allô… (Il tend l’appareil portatif à sa mère.) Tiens, prends. Il ne faut pas que ce soit une voix d’homme… en tout cas…

LIANE.

Inutile !… Il ne viendra pas, je te le dis !… C’est absurde, ce que tu me fais faire… (Ils sont debout, lui soutient l’appareil, elle est aux récepteurs.) Allô, allô, 649-36 ?… Monsieur Rantz… (Changeant sa voix.) Voulez-vous lui dire de venir à l’appareil, tout de suite, pour une chose pressée… C’est vous, François ? Oui, c’est madame… Non, non… inutile de mentir… je sais qu’il est là. François, voulez-vous aller dire tout de suite à Monsieur qu’il vienne à l’appareil… pour le notaire… il comprendra. Dites-lui que s’il ne vient pas, ce sera très grave pour lui. Faites. (Bas, à Maurice.) Il ne viendra pas ! C’est sûr…

MAURICE.

Chut !… Ne parle pas… Attendons…

(Un temps. Ils ont chacun un récepteur. Ils attendent.)
LIANE.

Allô… C’est toi, Paul ?… C’est toi. (Elle chancelle presque sous l’émotion. Maurice la fait asseoir et lui passe le second récepteur. Il s’assied sur un siège à côté d’elle.) Voyons, voyons, ce n’est pas possible !… Dis-moi que ce n’est pas vrai, que je n’ai pas reçu cet affreux papier ce matin… Non, non, je ne crierai pas… Écoute, ne raccroche pas, je te promets que je ne crierai pas… Voyons, on ne peut pas se séparer de la sorte… c’est impossible. Reçois-moi, je ne te dirai que des choses sensées, plausibles, tu verras… il y a sûrement moyen de s’arranger, j’en suis persuadée… Seulement, que je ne trouve pas ta porte fermée… (Elle tient l’appareil sur les genoux.) Allô ! tu as quelqu’un dans la pièce à côté ?… Qu’est-ce que ça fait ? Il n’entend pas ma voix, n’est-ce pas ?… Eh bien, parle, parle, j’écoute, oui… (Long silence.) Ah ! par exemple, ah ! non, ne me dis pas ça… (Elle pousse des exclamations indignées et, ne voyant plus en son fils que le confident, le mâle protecteur, elle lui fait signe de prendre le récepteur.) Entendre une pareille chose, et l’entendre de si loin ! Ah ! si tu voyais mes yeux, tu n’aurais pas le cœur de me dire ces choses-là ! (Elle a le visage tuméfié de larmes. Maurice dépose le récepteur et du revers de la main lui caresse tristement le visage. Nouveau silence.) Ah ! c’est trop fort !… Tu crois, toi ?… Canaille, va !… Ah ! ça ne te portera pas bonheur ! Tu verras ce qu’on dira dans tout Paris !… On te jugera, tu verras, quand on apprendra ma fin… Oh ! oui, pense tout ce que tu voudras !… Pense que ce sont des menaces… canaille !… Avec un cœur pareil tu iras loin, c’est moi qui te le dis… Bandit !… (Elle s’interrompt, avec effroi, tout à coup.) Non ! Non ! Ne t’en va pas encore, je t’en supplie ! Tout, mais ne t’en va pas ! (Elle prend le téléphone à deux mains comme si elle retenait quelqu’un par le cou et elle le serre presque contre sa poitrine.) J’ai tort, là, Paul, mon petit Paul… ce n’est pas vrai qu’on ne se verra plus ?… Comment veux-tu que je vive maintenant ? Je t’en supplie, je t’en supplie ! Tu ne sais pas ce que je souffre ! Tu ne sais pas ! Je croyais que nous étions ensemble pour la vie ! (Le visage contre la plaque, elle susurre.) Mon petit gars ! Mon petit gars ! Il faut avoir pitié d’une femme comme moi. Je sens que, si je pouvais seulement t’embrasser, tu ne me laisserais pas ainsi… Tu as peur de moi et de mes larmes… Écoute, écoute ! parle-moi, parle !… Je vais me taire, mais parle donc ! Allô… allô… allô… Parle donc ! Tu es toujours là, voyons ?… Allô ! Rien ! (Elle se redresse.) Il a raccroché le récepteur !

MAURICE, (bas.)

On a peut-être coupé !

LIANE.

Non, non, je le connais… Tout est inutile. Elle laisse retomber l’appareil comme une chose morte sur les genoux de son fils. Maurice le prend, se lève et va le poser sur une console.

MAURICE, (avec force.)

Inutile ?… Pas tout !… (Changeant de ton.) Et puis, d’abord, il faudrait être bien naïf pour ne pas voir que c’est une manœuvre. Il veut mettre quelques jours, quelques heures de répit, entre votre dernière explication et celle qui va suivre. Peut-être vaut-il mieux accepter ce silence… Tout homme qui rompt emploie de ces moyens-là. Voyons, maman, tu le sais bien. Rappelle-toi, il y a deux ans, il avait essayé. C’est de la façade, c’est du chiqué. Dans quelques jours, passées les craintes du bruit que tu pourrais faire et qui le gênerait dans ses affaires officielles ou autres… Voyons, maman, réponds. Oh ! il n’y a pas à répondre, je sais bien. Enfin, ne fais pas ces yeux-là ! Dis quelque chose. Ah ! c’est désolant, c’est affreux de te voir ainsi ! Je te croyais plus de résistance. Entends-tu seulement ce que je te dis ? Je t’assure que je le pense, je t’assure que j’en suis très convaincu. Pour moi, c’est du bluff, regarde-moi. (Il lui tourne la tête vers lui.) Je n’aime pas ces yeux fixes ! Je préfère cent fois quand tu pleures, maman ! Ah ! je ne peux pas te laisser seule dans cet état. Tu ne rentreras pas chez toi ainsi… J’ai en bas un camarade qui m’attend, à qui j’avais donné rendez-vous. Je l’ai prié de patienter. Je vais le faire prévenir par la bonne que nous nous reverrons plus tard, ou qu’il s’en aille, à sa guise… Je ne veux pas te laisser ainsi… Une minute.

(Il sort, après lui avoir de la main caressé les cheveux. Liane est restée les yeux fixes, immobile, atone. Dès qu’il est passé dans l’antichambre, elle se lève, furtive, prend son sac d’or, et rapidement, dans un élan, elle va vers la porte de la salle à manger. Elle y entre et on l’entend refermer la porte à clé. C’est une porte à petits carreaux, avec des brise-bise.)
MAURICE, (rentrant.)

Voilà ! C’est fait ! Je suis maintenant tout à toi !… Où es-tu ? (Il jette un coup d’oeil sur le balcon, vivement il va à la porte, et, dressé sur la pointe des pieds, regarde par les carreaux.) Qu’est-ce que tu fais là ? (Il comprend, crie, essaie d’ouvrir la porte, n’arrive pas à la faire céder ; alors, avec le poing, il brise un carreau, passe la main à travers, ouvre intérieurement la porte fermée et se rue dans la pièce. On entend un bruit de verres heurtés. Il a empoigné solidement sa mère par les deux bras et, dans une lutte à la fois terrible et légère, il l’a poussée et la jette violemment sur un fauteuil, près de la porte.) Tu es folle !… Tu es folle !… Où as-tu mis le flacon ? Donne-moi ça !… (Il lui arrache de la main droite le flacon qu’elle veut, d’un geste vain, retenir encore. Il le jette au loin. De la main, il constate que les lèvres de sa mère ne sont pas mouillées.) Tu en étais là !… Tu en étais là !… C’est horrible !… Tu n’as rien bu, au moins ?… Rien. Non, le flacon était plein… Dire que si j’étais arrivé une minute plus tard… Oh ! maman ! Comment oses-tu une pareille chose ?… Tu étais venue te tuer chez moi !… (Elle a une crise de sanglots éperdue, une crise de réaction. Il est à genoux près d’elle, épouvanté, bouleversé, devant ce drame si nouveau pour lui, si inattendu. Il la couvre de caresses.) Ma pauvre maman, tu verras !… Tu verras, on te sauvera !… Non seulement on te sauvera, mais tu seras heureuse. C’est moi qui te le promets, ma grande chérie ! Regarde-moi, dis ! Regarde ton bébé. Puisque c’est à ce point-là, eh bien, aux autres à te rendre ce que tu n’as pas la force toi-même de défendre !… Maman !… Quelle peine pour moi, quelle peine horrible !… (Il est assis à terre et comprime son cœur de la main. Ils demeurent un long temps silencieux, suffocants, sans se regarder. La mère, abattue, continuant de sangloter, et lui, tout pâle de l’émotion ressentie. Il met la tête dans ses mains comme pour reprendre haleine. Après ce long silence, il se lève lentement.) Tout n’est pas perdu… On va s’y employer, bien que tu viennes de me donner la preuve la plus épouvantable que je ne suis rien dans ta vie et que tu ne m’aimes pas !

LIANE, (se redresse faiblement.)

Maurice, ne dis pas ça !

MAURICE, (fermement.)

Je le dis et je ne pourrais pas dire autre chose. Si tu m’aimais, jamais tu n’aurais pu penser à disparaître !

(Alors elle a une exclamation immense, un cri maternel s’échappe de ses lèvres, elle ouvre les bras.)
LIANE.

Bébé ! Mon petit ! (Il accourt à elle, et quand il est sur sa poitrine, elle le serre éperdument.) Mon pauvre petit ! Pardon ! Pardon !… Oui, je voulais mourir, mais je t’aime… C’est parce que je souffre trop !… Ton reproche me fend le cœur… Cher petit !… Si je dois vivre, c’est à toi que je me raccrocherai… à toi seul ! Seulement, en aurai-je la force ? Deux jours que je me promène avec cette fiole !… Je n’étais pas venue en finir chez toi… c’est subitement… ce coup de téléphone… ce néant… Une fois déjà, il y a quelques années, j’avais tenté de me tuer… à cause de lui… Mais maintenant… maintenant…

MAURICE.

Maman ! Ne fais plus jamais ce que tu viens de faire !

LIANE.

J’essayerai, au moins. Je te le promets. Je te le dois… Peut-être que, si je sens ta tendresse nouvelle, j’en aurai l’énergie… J’étais née plus amante que mère, mais il suffit d’une chose comme celle qui vient de se produire pour nous rapprocher. Déjà, l’autre soir, je l’avais senti. (Elle parle à mots entrecoupés en ne lâchant pas son fils de ses bras.) Ah ! dans notre terrible et incertaine vie, l’enfant, tu le sais, tu me l’as dis tendrement, c’est l’horloge qui marque le temps, l’heure qui avance… c’est celui qui, aux yeux de l’homme qu’on aime et qui vous fuit, marque plus que tout le reste la mort de notre beauté. Mais voilà, tout à coup, quand la vie fait table rase de l’amour, en une seconde, alors l’enfant, c’est tout autre chose !… Je viens de le sentir… oui… oui… je le sens tout à coup à ton cri de reproche… Oui, c’est l’appui ! Je suis déjà ta vieille maman à laquelle tu vas prêter ton bras… Embrasse-moi bien ! Que veux-tu ? On se cherche dans le bonheur. On se trouve dans la souffrance.

MAURICE.

Ah ! que c’est bon d’entendre ces paroles-là, après l’horrible chose de tout à l’heure ! Tiens ! mets la main sur ma poitrine et sens ! Mais c’est fini ! Voilà, tout de suite, tu viens de trouver les mots qu’il fallait dire ! Ma petite maman !… Je t’aime, va, sans te le dire ! Tu as tant souffert que ça ?… Est-ce possible ?… Je ne pouvais pas deviner que c’était à ce point… Ah ! mais maintenant, fini. Tu vas voir… Oui, tu ne pouvais pas, bien sûr, te servir de moi, t’appuyer sur moi, mais maintenant, je te jure que tu seras heureuse, je te le jure, tu entends ! Traite-moi en homme et en ami, tu verras !… Mais le vilain geste que tu viens de faire, jure-moi, par exemple, que tu ne le feras plus, jure-le moi…

LIANE.

Je te jure d’essayer ! Je souffrirai s’il le faut la torture la plus effroyable, mais j’essaierai de la souffrir pour toi !…

MAURICE.

Aie bon espoir !… Tout n’est pas perdu !… Je le sais !… J’en suis sûr. Tu seras peut-être un jour heureuse.

LIANE.

Que veux-tu dire par là ? Plus d’espoir, plus !…

MAURICE, (l’interrompant du geste, on voit qu’il réfléchit, qu’il s’efforce de rassembler ses idées.)

Chut ! ne parle pas. Je réfléchis… Je viens, il me semble, de juger la situation d’un coup d’œil, avec une clairvoyance, une logique… Je ne sais pas si je me trompe, mais elle m’apparaît claire, toute tracée…

LIANE.

Toute tracée, que dis-tu ?

MAURICE.

Nous sommes en plein désarroi, mais, avant tout, il ne faut pas perdre de temps… C’est à ceux qui t’aiment de s’intéresser à toi, puisque tu as mis toute ta vie dans cet homme et que tu viens d’en donner cette preuve affreuse !

(Il ouvre les bras comme devant une constatation définitive, irrémédiable.)
LIANE.

Qu’y pourrez-vous les uns et les autres ? Où je me suis brisée…

(Elle murmure en gémissant des paroles confuses de désespoir.)
MAURICE, (interrompt sa méditation et prend une résolution violente.)

Écoute. Je vais te demander une chose colossale qui va t’étonner par sa brusquerie. Mais ne me pose aucune question !… Malgré l’envie que nous avons l’un et l’autre de demeurer ensemble dans cet instant, je vais te demander de rentrer chez toi, immédiatement, sans tarder, de me laisser seul ici. Il ne faut pas que je laisse passer cette minute, je dis cette minute et pas une autre. Qui sait même s’il n’est pas trop tard !

LIANE.

Quelle idée t’a traversé l’esprit ?… Nous sommes de grands naïfs, va, toi et moi !

MAURICE.

Pas un mot là-dessus, maman… plus tard, plus tard. Sois sûre en tout cas que je ne vais plus avoir qu’une pensée fixe : toi, toi seule. Mais, dans ton intérêt même, il faut que tu me laisses immédiatement. Je vois que ma décision, mon ton d’autorité subite te suffoquent… Mais accepte-le tel quel… Compte sur moi… désormais. Tu vas te calfeutrer dans ta chambre, tu vas pleurer tout ton saoul, tu vas remuer tous les mauvais souvenirs que tu voudras, mais tu ne bougeras pas de chez toi, et demain, demain, aussitôt après le déjeuner, je viendrai, et alors nous causerons utilement…

(Il prend le manteau de fourrure.)
LIANE.

À ton tour, tu radotes, Maurice !… Je n’interroge pas ta folie… Mais rien que de t’entendre parler, avec tes yeux clairs et ta voix sérieuse, tu me donnes un peu d’apaisement. Ah ! il n’y a que la jeunesse ou l’enfance pour vous communiquer un pouvoir d’illusion pareil ! (Elle se laisse aller contre son épaule, suppliante.) Tout, mais qu’il ne s’en aille pas… qu’il ne s’en aille pas de moi !

(Elle frissonne encore, secouée, apeurée.)
MAURICE.

Du courage, maman.

LIANE, (avec tendresse.)

Tu viens de m’en donner.

MAURICE.

Je peux avoir une confiance absolue ?… Tu ne recommenceras plus cette infamie ?… Attends demain ! Vite, maintenant… Vite !… Le temps presse… Tu ne te sens pas faible ?

LIANE.

Du tout. Physiquement, pourquoi ? Tiens, rien que pour lui avoir téléphoné tout à l’heure, il me semble que j’ai de la peine un peu à quitter cette chambre, comme s’il restait de sa voix dans cet appareil ! Comme si l’espoir pouvait encore venir de là ! On est fou !… On est fou !…

(Docile, maintenant, avec des poses ployées de courtisane soumise aux désespérances comme aux consolations des hommes, elle se laisse entraîner par son fils.)
MAURICE.

Que l’espoir te vienne d’un côté ou de l’autre, qu’importe, s’il vient… Tu ne sors pas de chez toi, n’est-ce pas ?… Espère, ma petite maman.

LIANE, (en sortant et s’appuyant à son fils dans un élan de tout l’être qui signifie qu’elle accepte tous les secours.)

Oui… oui… une illusion ! une illusion pour vivre !… Ah ! je serais si peu exigeante maintenant, je ne demanderais plus le bonheur… (Elle sort accompagnée de Maurice qui la tient par la taille, et répète comme machinalement.) seulement un petit peu ! un petit peu !…

(La scène reste vide quelques instants, on entend claquer la porte d’entrée. Maurice rentre.)
MAURICE.

Eh bien, Nathalie !…

(Il prend sa canne et son chapeau et allume une lampe à pied, la nuit étant presque venue.)


Scène V


MAURICE, NATHALIE

NATHALIE, (entrant.)

Monsieur ?

MAURICE.

Répondez… Que vous a dit la personne ?

NATHALIE.

Quand je suis descendue, elle m’a dit qu’elle attendrait le temps qu’il faudrait, mais qu’elle ne voulait pas partir sans avoir parlé à Monsieur… qu’elle n’était nullement pressée…

MAURICE.

Parfait ! Alors, elle est toujours en bas au café de la Rotonde ?

NATHALIE.

Je pense, Monsieur.

MAURICE, (il s’approche de la fenêtre, l’ouvre et va au balcon. Les lumières du Palais-Royal sont allumées.)

Ah ! on a éclairé. Oui, elle est en bas. Je la vois derrière la vitre. Elle regarde par ici, mais elle ne peut probablement pas me voir, parce que la nuit est presque complètement tombée. (La bonne allume l’électricité.) Passez-moi le candélabre électrique, là. (Elle tire le fil lâche d’un candélabre. Il prend la lumière, s’approche de la fenêtre et s’éclaire le visage… puis on le voit faire des signes, et même il souligne d’un murmure de paroles machinal, malgré la distance : « Montez, oui. » puis il repose la bougie.) Nathalie, puis-je avoir une confiance absolue en vous ? Vous m’avez déjà d’ailleurs rendu quelques services discrets et vous êtes une brave fille !

NATHALIE.

Oh ! Monsieur peut me demander n’importe quoi. Monsieur est si bon !


MAURICE, (cherchant, lentement, ses idées.)

Voici, écoutez bien… Tout à l’heure, à l’instant, je vais vous remettre un télégramme, ou peut-être je ne vous remettrai rien du tout.

NATHALIE.

Bien, Monsieur.

MAURICE.

Si je vous remets un télégramme, vous aurez soin de n’en souffler mot à qui que ce soit.

NATHALIE.

Bien, Monsieur…

MAURICE.

Ce télégramme, vous le copierez de votre propre écriture sur un papier quelconque… un papier de télégramme… à la poste, par exemple.

NATHALIE.

J’ai compris.

MAURICE.

Vous mettrez cette copie de télégramme dans une enveloppe pneumatique. Ensuite, vous transcrirez sur l’enveloppe l’adresse que je vous aurai donnée… et vous la jetterez à partir de neuf heures et demie ce soir… pas avant, n’est-ce pas ?

NATHALIE.

C’est entendu.

MAURICE.

Comprenez bien pourquoi. Il faut que ce télégramme soit remis demain matin seulement, mais à la première heure.

NATHALIE.

Parfaitement.

MAURICE.

On n’a pas sonné à cet escalier ?

NATHALIE.

Je ne crois pas, Monsieur.

(Il s’éloigne. Silence.)
MAURICE, (reprenant.)

Ah ! vous ne le jetterez pas dans le quartier. C’est important. Vous le jetterez dans une poste de votre côté, à Montrouge ou ailleurs.

NATHALIE.

Ce soir même.

MAURICE.

Maintenant, comme je vous dis, il est possible que je ne vous remette rien du tout. (On sonne.) Enfin, plus un mot là-dessus, n’est-ce pas ? Et ouvrez, voulez-vous ?…

(Elle va ouvrir à l’escalier de gauche. Maurice a posé prestement son chapeau et sa canne. Il va au-devant de Nellie.)


Scène VI


MAURICE, NELLIE, puis NATHALIE

MAURICE.

Oh ! comme je vous demande pardon, je suis absolument désolé de ce contre-temps !…

NELLIE, (froide.)

Vous m’aviez bien fait signe de monter, n’est-ce pas ? J’ai cru comprendre.

MAURICE.

Oui… figurez-vous… mais je m’excuserai tout à l’heure de mon retard… Un rendez-vous d’affaire… Pour l’instant, répondez-moi très franchement. Il est fort tard… Il pleut à verse… Qu’est-ce que nous irons faire dans cette banlieue, bien inutilement ? On peut toujours nous rencontrer… Ça vous serait-il égal de passer, en bons camarades, la soirée ici ?… Voulez-vous prendre chez moi un verre de porto et quelques sandwichs ? On lunchera,… on aura du feu…

(Il sourit.)
NELLIE.

Mais je ferai ce que vous voudrez.

MAURICE.

Répondez-moi encore plus franchement… Vous n’êtes pas pressée ?… Rien ne vous appelle chez vous ?

NELLIE, (un peu ironique.)

Je vous ai déjà dit, je crois, que j’avais arrangé toute ma soirée…

MAURICE.

Nous la passerons très gentiment à bavarder ici… Vous voulez bien ?… vraiment ?

NELLIE.

Mais…

(Leurs yeux se fixent. Nellie, immobile, soutient longuement le regard.)
MAURICE.

Réfléchissez !

(Elle hésite, puis ferme les yeux, attend une seconde et répond à voix étouffée, en baissant la tête.)
NELLIE.

Je ferai comme vous voudrez.

(Elle se tient, confuse, contre la table.)
MAURICE.

Bien. (Comme Nathalie passe pour fermer les rideaux des fenêtres, il dit à voix basse à la petite.) Je vais donner l’ordre à la femme de ménage de disparaître… S’il vous plaît de passer dans cette pièce… (Il montre la salle à manger.) Enlevez votre chapeau, votre voilette… vous voyez, c’est très en désordre… il y a même des verres cassés, je crois, mais le verre blanc, ça porte bonheur ! (Elle entre dans la pièce. Il pousse la porte et fait un signe à Nathalie qui a fermé les rideaux. Précipitamment il écrit sur la table… Nathalie a posé une lampe près de lui, elle attend ; quand il a fini, il déchire la page du bloc-notes sur lequel il vient d’écrire et lui donne le télégramme.) neuf heures et demie, n’est-ce pas ? De votre écriture.

NATHALIE.

Neuf heures et demie, Monsieur…

MAURICE.

À une poste éloignée… Copiez sans faute…

NATHALIE, (en s’en allant, s’arrête sous la lampe à pied, et épèle, à mi-voix, les mots écrits au crayon.)

« R.A.N.T.Z. avenue des Champs-Élysées, 70. »

MAURICE.

Oui…

NATHALIE.

« À l’heure où vous recevrez ce télégramme entrez dans la chambre de votre fille… la… »

(Elle s’arrête, lisant mal.)
MAURICE, (vivement, se rapproche.)

« …constatation que vous y ferez ne sera pas sans vous causer une douce surprise !… » Allez !… Et pas de signature, n’est-ce pas ?

NATHALIE.

Naturellement.

(Elle sort. Alors Maurice va à la cheminée, allume deux lanternes japonaises suspendues qui achèvent d’éclairer la pièce. Nellie, gamine, a passé la tête, puis sur la pointe des pieds s’est glissée, et elle attend contre le rideau.)


Scène VII


NELLIE, MAURICE

(Maurice se retourne. Elle est sans chapeau, toute blonde, et prend, gênée, mais coquette, une pose un peu photographique. Il l’aperçoit.)
MAURICE.

Oh ! c’est joli !… avec votre chapeau, je vous imaginais bien moins blonde… Comme vous avez raison d’être blonde ! Tenez, asseyez-vous là !… Regardez-moi bien encore, sans rien dire, que je lise ce qui se passe dans votre petite tête ! (Il a poussé le fauteuil contre la salamandre, elle s’est assise, il lui lève le menton avec un doigt et la considère.) C’est bien !…

NELLIE, (troublée de ce regard plus scrutateur.)

Vous ne me regardez plus de la même façon que tout à l’heure !… On dirait qu’il y a quelque chose de changé.

MAURICE, (tristement.)

Il y a quelque chose de changé, en effet… Tout va si vite dans la vie… beaucoup plus vite qu’on ne le voudrait… (Il s’assied familièrement à côté d’elle à califourchon sur une chaise.) Oui, nous allons passer la soirée ici, ensemble, ce sera très gentil, très calme… Écoutez la pluie au dehors !…

NELLIE.

J’adore ce bruit-là !…

MAURICE.

Je souhaite qu’il pleuve longtemps ainsi… Nous resterons près du feu… nous causerons, nous fumerons… Et puis, si vous vous sentez fatiguée, ma petite amie, alors vous fermerez les yeux, et très fraternellement, mais oui, très chastement, je vous porterai sur mon petit lit de garçon, vous dormirez, et moi, pendant ce temps, je bouquinerai, je rêvasserai… je… (Il s’arrête.) Oui, je sens que vous ne comprenez pas très bien. Je vous devine à la fois étonnée… confiante… et un peu craintive…

NELLIE.

Je ne cherche pas à comprendre. Je vous ai dit tout à l’heure que je vous obéirais !

(Elle a détourné encore la tête, honteuse de sa phrase répétée, avec un tremblement dans la voix. Et elle a un geste confus et pudique.)
MAURICE, (se lève brusquement.)

Je vous assure que c’est émouvant. Maintenant, pour la première fois, je saisis que vous êtes venue à moi sans restriction… vous laissant aller au hasard des choses, des événements… et vous êtes à la merci de ma volonté… peut-être, avec, seulement, le cœur un peu battant…

NELLIE, (fondant en larmes.)

Je vous aime ! voilà tout ! je vous aime !…

(Elle s’est complètement caché le visage contre le bois de la bergère.)
MAURICE, (ému.)

Eh bien, non ! vous serez ma petite sœur… Ce sera très chaste, et nous dirons des choses amicales et peut-être aussi des choses graves… (Il est accoudé contre le dossier du fauteuil de Nellie.) Car la vie, vraiment, ce n’est pas toujours très joli ! et pas à la hauteur de ce qu’on voudrait… (Avec une grande amertume.) Ah ! oui, parfois, dans cette chienne de vie, on voudrait faire des choses bien, des choses chic !… au-dessus de nous !… Et puis, va te faire fiche !… pas moyen !…

(Il brise la cigarette qu’il triturait dans ses doigts.)
NELLIE, (relève la tête.)

Comme votre voix est devenue amère… c’est curieux… Vous avez vraiment changé depuis tout à l’heure…

MAURICE, (et sa voix a un accent sincère, désolé.)

Mon enfant, il suffit de cinq minutes, quelquefois, pour changer, non seulement les voix, mais toutes les pensées, mais toutes les résolutions… Bah !… qu’importe !… (Il fait un geste de rage et de regret, puis il essaie de rire vite et de récréer l’atmosphère.) On est ce qu’on est et ne nous frappons pas !… Soyons en tout cas résolus, mais gais !… Je prévois un petit dîner décidément très gentil… Et vous ne mourrez pas autant de faim que vous le croyez !… Venez voir mes provisions de célibataire…

(Le plus gaiement possible, il va à l’armoire du fond et l’ouvre.)
NELLIE, (qui l’a suivi.)

Oh ! mais, c’est très bien. Voulez-vous que je mette le couvert tout de suite ?…

MAURICE.

À nous deux, si vous voulez !… Tenez, nous allons manger là, près de la cheminée… c’est là où je mange quand je suis tout seul…

(Il revient près de la cheminée et déplie une petite table.)
NELLIE.

Alors, je prends les assiettes… les couverts.

MAURICE.

Attendez, je vais vous aider…

NELLIE.

Du tout ! Du tout… Ça, c’est la corbeille… et là… c’est…

(Il l’aide, il s’empresse.)
MAURICE.

Mais auparavant, une seconde encore… il faut que je donne un coup de téléphone.

NELLIE.

Faites comme chez vous… Pendant ce temps je mettrai le couvert !… Il me semble que je fais du camping dans les Alpes !…

MAURICE.

N’est-ce pas ?… Tout à fait !… Allô ! allô !… 530-24. Vous trouvez tout ce qu’il vous faut ?…

NELLIE, (amusée.)

Tout !… Vous allez voir… en deux minutes, le couvert sera dressé… Je ne m’occupe pas des vins ! Vous avez l’air muni !… (Elle déplie une nappe.) Oh ! la petite nappe à thé. En revanche, comme vous avez de grandes assiettes !…

MAURICE, (faisant la voix du loup.)

C’est pour mieux manger, mon enfant ! (Il regarde mélancoliquement cette enfant qui va et vient dans la chambre. Vivement.) Allô ! qui est là ? Ah ! c’est toi, maman… (Il paraît soulagé.) Tu rentres à la minute, et tu vas te mettre au lit tout de suite ?… C’est bien… Tu as raison… Non… je voulais seulement avoir de tes nouvelles… (Avec intention.) Je sais que tu as été souffrante, ces temps-ci… Oui, j’ai quelqu’un, une visite, dans la pièce à côté.

NELLIE, (riant tout en mettant le couvert, près du feu, légère et sans bruit.)

Oh ! à côté !

MAURICE, (avec tendresse.)

Comment te sens-tu ?… Ah ! voilà de bonnes paroles… C’est tout… je voulais être rassuré, ce soir, avant la nuit. Crois-tu que tu vas un peu dormir ?… Mais oui, évidemment… tu vas passer une nuit blanche… Et moi aussi… Ce sera même tout à fait ce qu’on appelle une nuit blanche !… Parle-moi, dis quelque chose qui me rassure… Là, à la bonne heure. Partons tous deux pour notre insomnie !… Si tu souffres, pense à moi ! Ma pensée n’est pas loin de toi. C’est tout… Allons un baiser… Que je l’entende. À mon tour. (Il donne un baiser dans l’appareil.) Au revoir, m’man. Tâche de dormir ! À bientôt !…

(Il raccroche le récepteur.)
NELLIE, (s’exclame, moqueuse, étonnée en interrompant sa besogne.)

C’est attendrissant ! J’avoue que je ne vous voyais pas sous ce jour-là !

MAURICE.

Et moi donc !

NELLIE.

Alors, vous aimez tant que ça votre mère ?…

MAURICE.

À un point que vous ne soupçonnez pas !

NELLIE, (le menaçant du bout du doigt, mutine, coquette.)

Qu’est-ce que je disais… pas bien terrible… Vous êtes un bon petit boy… un agneau…

MAURICE, (lui, la considère fixement les bras croisés.)

Hem ! Hem ! ou le loup !

NELLIE.

Ce coup de téléphone ne trompe pas. Quand je vous assurais tout à l’heure, que vous étiez un bon garçon, très gentil… très…

MAURICE, (l’interrompant.)

Ou une crapule, une terrible crapule !… Vous m’avez donné le choix… Serai-je une crapule ? Qui sait ? Peut-être… Qui peut savoir ?… Personne… C’est la vie qui nous l’apprendra !… (Il pousse encore un soupir, puis, d’un mouvement rageur, autoritaire et sec, il avance les deux chaises contre la table maintenant apprêtée.) En attendant, allons-y ! On verra après ! Plus de préoccupations, envoyons promener tous les embêtements ! En avant ! Beaucoup de lumières !

NELLIE.

Beaucoup !…

(Elle pose un candélabre sur la table.)
MAURICE.

Asseyez-vous là… superbe ! Qu’est-ce qui vous manque ?… Ne sommes-nous pas cent fois mieux que dans un infect caboulot quelconque ?… On se dirait en plein été… Qu’est-ce qui manque, dis-je ?… Des fleurs ?… Allons donc !… en voici !… Des fleurs, comme s’il en pleuvait !… (Il saisit dans le gramophone le bouquet de roses de tout à l’heure ; il les éparpille facétieusement, sur la table.) Voilà,… sur la table, sur vous ! (Il en jette un peu partout.) par terre !… (Il en écrase dans les cheveux blonds de la petite, il en éparpille sur sa jupe, sur les assiettes. Gagnée, elle se risque à rire.) Quoi encore ?… les tziganes ?… Oh ! nous avons mieux que ça !… À nous, l’Italie !… À nous, Caruso !… (Il va au gramophone et le déclanche. Le gramophone se met à hurler.) Ça y est ! En avant la musique !… Piango, Paillacci !… (Il appelle, en tapant dans ses mains.) Garçon, servez ! (Il prend un plat et le passant au bout du poing.) Tenez, piquez-moi d’abord une tranche de ce jambon de Yorkshire. C’est une recette du duc de Bragance donnée en 1868 au cuisinier de la Païva, lequel l’a transmise au cuisinier de ma mère, lequel…

(La petite rit d’un rire jeune, oublieux, mais toujours un peu timide cependant ; elle secoue les pétales de fleurs agrippées à ses cheveux, sa tête sensuellement rejetée en arrière. Le gramophone dévide ses nasillements bêtes de guinguette printanière.)

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Le grand cabinet de travail dans l’hôtel de Rantz. Vastes boiseries. Escalier intérieur en bois, accédant à un palier. Verrière au plafond, mais voilée par une grande étoffe des Indes à ramages, qui forme plafond. Au fond, à côté de l’escalier, une petite fenêtre à larges caissons donnant sur un balcon qui domine la cour intérieure de l’hôtel. Grande porte d’entrée, ancienne. À droite et à gauche, les portes de deux petits salons.



Scène PREMIÈRE


RANTZ, DEUX STÉNOGRAPHES, puis FRANÇOIS

(Rantz debout, dicte à deux sténographes, hommes.)
RANTZ.

Non, Messieurs, le progrès n’est plus conforme à l’idée que les encyclopédistes et Condorcet s’en faisaient autrefois. Nous devons bannir l’idée du régent laïque et géométrique.

PREMIER STÉNOGRAPHE.

Pardon… géo…

RANTZ.

Géométrique… organisant un mécanisme spécial. Nous retrouverons aux suggestions de la majorité une illumination gouvernementale. (Il s’interrompt.) Dites-moi quelle est l’expression que je vous ai dit tout à l’heure de mettre en provision.

DEUXIÈME STÉNOGRAPHE, (lit.)

Renvoi I. Conceptions confessionnelles…

RANTZ.

Non, ça ne peut pas servir là… Ce sera pour plus loin… Et l’autre renvoi ?…

LE STÉNOGRAPHE, (lisant.)

Les volontés individuelles, familiales, municipales, sont les témoins énergiques de la vie qui…

(Il fait signe qu’il n’y a plus rien.)
RANTZ.

Oui… de la vie… qui… s’efforce… d’embellir la face de l’État !… (On frappe à la porte.) Qu’est-ce que c’est ? (La porte s’entr’ouvre. Entre un domestique affairé.) Ah ! vous, François !… (Aux sténos.) Une seconde, Messieurs. Passez dans la pièce à côté. Tout à l’heure, je vous rappellerai. Nous en restons à quoi ?

PREMIER STÉNOGRAPHE.

Illumination gouvernementale, Monsieur.

(Les sténographes se retirent par une porte à droite.)


Scène II


RANTZ, FRANÇOIS, AUGUSTINE, puis UNE DEUXIEME FEMME DE CHAMBRE

RANTZ.

Et alors ?

FRANÇOIS.

Rien, Monsieur… aucune nouvelle. J’ai été chez Madame de Vernioles d’abord et puis ensuite chez Mademoiselle Durieux, comme Monsieur m’avait dit. On n’a eu aucune nouvelle de Mademoiselle, et…

RANTZ.

Et Augustine, où est-elle ? Où est-elle ?…

FRANÇOIS, (montrant la porte ouverte.)

Elle est là, Monsieur, elle arrive.

RANTZ, (criant.)

Allons donc !… Augustine, entrez… Eh bien ?

AUGUSTINE.

Monsieur, j’ai vu Mademoiselle Sorbier. Elle n’a même pas entendu parler de Mademoiselle… Mademoiselle devait pourtant bien venir hier soir… Mademoiselle Sorbier avait reçu un télégramme le matin, l’avertissant que Mademoiselle dînerait chez eux. On l’a attendue jusqu’à huit heures et demie. Mademoiselle Sorbier avait pensé à un contretemps possible, surtout à cause des affaires de Monsieur en ce moment, au ministère.

RANTZ.

Enfin ! rien, rien, voilà le résultat !

AUGUSTINE.

Si, pourtant… la marchande de journaux du coin prétend avoir aperçu Mademoiselle prendre un fiacre en face de chez elle.

RANTZ.

Ah ! C’est déjà quelque chose ! Pourquoi un fiacre ?… Elle voulait donc se cacher ?

AUGUSTINE.

Elle a reconnu le corsage rose et un chapeau noir… une toque…

RANTZ.

C’est énorme, ça, c’est énorme !

(L’autre femme de chambre entre, un corsage rose à la main.)
DEUXIÈME FEMME DE CHAMBRE.

Hélas ! non, Monsieur… La marchande de journaux s’est trompée. Voilà le corsage rose et le chapeau que je viens de trouver.

RANTZ.

C’est épouvantable !… Et puis la marchande de journaux ne devrait pas être au courant. François, souvenez-vous que je vous recommande à tous la discrétion la plus absolue dans le quartier.

FRANÇOIS.

Ah ! oui, Monsieur… autant que possible…

RANTZ.

À tous. (Bas, à François.) J’ai fait venir aussi Raymond, pas à cette occasion, d’ailleurs… mais je vous prie, quand il viendra, de ne pas faire la moindre allusion à la disparition de Mademoiselle ?

FRANÇOIS.

C’est entendu, Monsieur… Cependant, Raymond a parlé, hier, une demi-heure avec Mademoiselle… Évidemment il ne doit pas en savoir plus long que nous, mais on pourrait lui poser quelques questions sans en avoir l’air.

RANTZ.

Nous verrons. Exactement, qu’est-ce que Monsieur Boucard a dit ce matin, quand vous avez apporté le mot de contre-ordre ?

FRANÇOIS.

Oh ! je répète à Monsieur qu’ils ont paru plutôt embêtés !

RANTZ.

Je ne vous demande pas d’appréciations… Les faits.

FRANÇOIS.

Monsieur Boucard a dit : « Comme c’est contrariant ! Madame s’habillait, mon fils devait venir nous prendre à une heure pour aller chez Monsieur Rantz… Nous allons lui transmettre le contre ordre… » Alors, il s’est enquis de la santé de Mademoiselle.

RANTZ.

Et vous n’avez pas fait de gaffe. Qu’avez-vous dit ?

FRANÇOIS.

Que Mademoiselle avait 39° de température… Qu’on redoutait un commencement de fièvre typhoïde.

RANTZ.

C’est suffisant. Voyons, il faut penser à tout… Avez-vous téléphoné au château… à Marly…

FRANÇOIS.

Dès ce matin, Monsieur. Le jardinier n’a vu personne… Nous avons tout visité, Monsieur le pense bien. Les greniers de l’hôtel… la cave.

RANTZ, (impatienté.)

La cave ! Ça n’a pas le sens commun ! Qu’est-ce que vous me chantez avec votre cave !… Enfin, bref, vous n’avez aucune idée ?

FRANÇOIS.

Ah ! pour une idée, si, Monsieur !

RANTZ.

Laquelle ?

FRANÇOIS.

C’est un coup des grévistes, ça… C’est du sabotage…

RANTZ.

Oui, eh bien, ces idées-là, gardez-les pour vous ! (À la femme de chambre.) Restez, vous, j’ai à vous parler. (À François.) Les personnes qui viendront, envoyez-les toutes au ministère, où je serai à quatre heures… Du reste, non… annoncez, c’est préférable… je verrai si je peux recevoir ou non ; et préparez ma valise. Ah ! n’oubliez pas les bretelles de l’habit… vous entendez ?

FRANÇOIS.

Monsieur part tout de même ?

RANTZ.

Je n’en suis pas encore sûr, mais préparez la valise.

(François sort. Il reste seul avec Augustine.)


Scène III


RANTZ, AUGUSTINE

RANTZ.

Allons, vous savez quelque chose.

AUGUSTINE, (avec dénégation.)

Moi, Monsieur !… Oh ! je jure bien que non !

RANTZ.

Voyons, ce n’est pas possible !… Je ne vais pas vous cuisiner, mais enfin, depuis trois ans, vous étiez dans les confidences et les petits papiers de Mademoiselle…

AUGUSTINE.

Mais, Monsieur, je n’ai reçu aucune confidence… aucune… Je ne sais pas ce que Monsieur veut dire.

RANTZ.

Elle ne connaissait personne ? Elle ne s’est jamais rendue à aucun rendez-vous…

AUGUSTINE.

Oh ! Monsieur aurait tort de chercher de ce côté-là. Ça, jamais ! Mademoiselle !…

RANTZ.

Cependant, elle sortait… Elle avait toute sa liberté !… Je l’ai laissée toujours sans surveillance…

AUGUSTINE.

On voit bien que Monsieur ne connaît pas sa fille. (Elle se reprend vivement devant un mouvement de Rantz.) Je veux dire que, si Monsieur supposait une pareille chose, il se tromperait du tout au tout. Mademoiselle me parlait encore hier avec plaisir de son mariage !…

RANTZ.

Évidemment ! évidemment !… Je pense comme vous… Seulement, il faut bien que j’envisage toutes les éventualités !… Je m’y perds. Je finis par conclure à un enlèvement de force !… une séquestration !… d’abord cette dépêche très explicite… D’un autre côté c’est elle-même qui avait choisi ce jour officiel de fiançailles… Si ce mariage ne lui avait pas convenu, elle n’avait qu’à me le dire !… Je ne l’ai pas forcée à le conclure. Je l’ai toujours laissée maîtresse de ses actes… Je n’aurais pas fait une objection, au cas où elle m’eût dit : « Non ». Elle le savait… Alors ? Alors ?…

(Il se promène, agité.)
AUGUSTINE.

Mademoiselle paraissait si contente, si heureuse de ce mariage…

RANTZ.

Jamais ma fille n’a quitté la maison la nuit, n’est-ce pas ?… Et puis, en admettant les pires aberrations, elle serait revenue… elle ne me laisserait pas sans nouvelles, en proie à toutes les inquiétudes… Et enfin, surtout, il n’y aurait pas ces menaces… cette dépêche haineuse.

AUGUSTINE.

Mon Dieu ! pourvu qu’il ne soit pas arrivé un malheur à Mademoiselle !

RANTZ.

Nous sommes en droit de nous livrer à toutes les inquiétudes, toutes… Ah ! ça tombe bien, d’ailleurs !… Ça tombe bien !…

AUGUSTINE.

Mais que va faire Monsieur ?…

RANTZ.

Tout, vous pensez bien ! À quatre heures ou à cinq, si je n’ai pas de nouvelles, je mobilise le préfet de police. J’ai heureusement, sous mes ordres, tous les services… (Il prend la dépêche sur la table.) Trois hypothèses, pas une de plus… Fuite, séquestration, enlèvement… Je m’adresserai au service des ports en cas de fuite… au service des garnis en cas de…

FRANÇOIS, (frappant à la porte et paraissant.)

Monsieur le chef de cabinet.



Scène IV


RANTZ, LE CHEF DE CABINET

RANTZ.

Entrez, entrez, entrez, mon cher ! Augustine, faites-moi apporter un sandwich, je meurs de faim. Avec tout ça, je n’ai pas déjeuné ! N’importe quoi, un sandwich, du pain.

(Augustine sort.)
LE CHEF DE CABINET.

Monsieur le ministre, j’arrive de l’Intérieur.

RANTZ.

Eh bien ?

LE CHEF DE CABINET.

Comme vous me l’avez recommandé, je suis également passé chez Monsieur Paulin-Delval.

(Le chef de cabinet lui passe des pièces qu’il signe tout en parlant.)
RANTZ.

Qu’a dit le président du Conseil ?…

LE CHEF DE CABINET.

Monsieur le président du Conseil vous supplie de partir ce soir par le train de huit heures quinze. La désillusion à Grenoble serait effroyable. Il vous le dira lui-même, dans son cabinet, tout à l’heure. Il va vous le téléphoner.

RANTZ.

Et si je ne peux pas ! Et si je ne peux pas !

LE CHEF DE CABINET.

Tout est préparé à la salle du Skating, à Grenoble. Tous les maires du département sont venus, ils n’y seront plus le soir. Vous n’aurez personne à votre banquet : ce serait un désastre… Et votre discours, sans les délégations ouvrières, sans…

RANTZ.

Si je m’étais cassé la jambe, pourtant !… Ce que je demande n’est pas colossal ! la transformation du déjeuner de demain matin en dîner. Les fleurs des arcs de triomphe se faneront, voilà tout !

LE CHEF DE CABINET.

Et les concours que vous devez présider ! Et les récompenses que vous devez distribuer et dont les titulaires ne seront plus là ! Monsieur le président du Conseil affirme que ce serait très grave, ce banquet républicain du Commerce et de l’Industrie étant surtout le prétexte de votre discours sur la grève, et sur la nouvelle politique d’apaisement.

RANTZ.

Ah ! ah ! mon discours ! mon discours !… Je n’arrive même pas à le finir… Il sera propre, mon discours !…

LE CHEF DE CABINET.

Je n’irai pas. Monsieur le ministre, jusqu’à vous offrir mes services…

RANTZ, (haussant les épaules.)

Ah ! mon cher ! J’ai là deux sténographes. Ils me suivent partout, du cabinet de toilette dans l’escalier, de l’escalier dans… Ce ne sont plus des sténographes, ce sont des coureurs !… (Se reprenant.) Du reste, ça n’a aucune espèce d’importance. Je le finirai dans le train !… Seulement il faudrait pouvoir le prendre, ce train !… Et s’il n’y avait que cette préoccupation. Dieu de Dieu !… Vous ne pouvez pas imaginer la série de tracas qui m’arrivent en ce moment, mon cher… C’est comme un fait exprès ! Enfin je m’en sortirai… La fatalité est réactionnaire !…

LE CHEF DE CABINET.

Rappelez-vous, Monsieur le ministre, qu’à quatre heures, au ministère, vous recevrez la délégation de l’Amicale des téléphones.

(François est entré.)
RANTZ.

Et puis quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Du bouillon froid ?… Oui, oui, ça va. Et un sandwich… Bien… Délégation des téléphones ?

LE CHEF DE CABINET.

À cinq heures, vous recevrez Monsieur Paulin-Delval, que vous avez convoqué… Puis les signatures…

RANTZ.

Et si je demandais un train spécial, la nuit… si j’ai besoin de ma soirée.

LE CHEF DE CABINET.

Oh ! ce serait… ce serait…

RANTZ.

Népotique !… vous avez raison… Pour quelqu’un qui réorganise les bureaux ! (Il mastique et boit.) Ça me rappelle le collège, tenez ! deux sous de crottes de chocolat et une saucisse froide ! Enfin, je mangerai aussi dans le train. Partez, mon cher, et recevez…

LE CHEF DE CABINET, (ahuri.)

Quoi ! Monsieur le ministre. Moi ?

RANTZ.

Vous.

LE CHEF DE CABINET.

Mais… je ne peux pas !… C’est vous-même, Monsieur le ministre…

RANTZ.

Si, vous pouvez très bien…

LE CHEF DE CABINET.

Mais, qu’est-ce qu’il faudra dire à ces gens-là… à la délégation.

RANTZ.

Allez donc ! J’arriverai, mais je ne sais pas quand. Qu’ils attendent… Taillez une bavette !…

LE CHEF DE CABINET.

Monsieur le ministre ! Mais qu’avez-vous ?

(Il sort.)
RANTZ.

Ce que j’ai ?… Ah ! (Il referme violemment la porte sur le chef de cabinet. Entre les dents il grommelle en traversant la pièce.) Rompre avec sa maîtresse ! Perdre sa fille le jour où on la marie !… Écrire un discours… prendre le train… qu’est-ce qu’il manque encore ?

(Il ouvre brusquement la porte aux sténographes.)


Scène V


RANTZ, LES STÉNOGRAPHES, puis FRANÇOIS

RANTZ.

Oust, vous autres. Allons-y. Qu’est-ce que je disais ? Quoi ? Quoi ?… Eh bien, quoi ?…

UN STÉNOGRAPHE.

Monsieur le ministre, vous en étiez resté à : embellir la face de l’État.

RANTZ, (s’apaisant.)

Ah ! oui. (Il reprend.) C’est en légiférant pour des qualités et non pour des quantités seulement, que nous arriverons… à organiser avec sagesse les… forces du syndicalisme social. (On entend un bruit dans l’appartement. Rantz ouvre la porte furieux.) Qu’est-ce encore ? Qu’est-ce que c’est ?

(On entrevoit François et un déménageur qui porte une caisse dans le couloir.)
FRANÇOIS.

Mais, Monsieur, je commence à faire enlever les premières caisses pour l’emménagement, rue de Grenelle, comme Monsieur l’a dit…

RANTZ.

Il s’agit bien de déménager !… Est-ce que je vais déménager ? Renvoyez-moi tout ça, renvoyez… On a bien le temps !… crénom !

(Un autre domestique accourt.)
LE DOMESTIQUE.

Monsieur, il y a Raymond que j’ai fait attendre comme Monsieur m’avait recommandé.

RANTZ, (aux sténos, le domestique sort.)

Messieurs, décidément, pas de chance. Je ne peux pourtant vous faire courir ainsi indéfiniment. Finissons-en. Montez dans mon fumoir… par là… oui… (Il montre l’escalier du fond.) Copiez… amusez-vous pendant ce temps… J’arriverai bien un jour ou l’autre.

(Ils montent l’escalier et s’en vont au trot.)


Scène VI


RANTZ, RAYMOND, puis FRANÇOIS

RANTZ, (ouvre la porte du salon d’attente, et changeant de ton, très maître de lui.)

Entrez, Raymond. (Raymond entre.) Ce sont des adieux, Raymond.

RAYMOND, ( en splendide veston havane.)

Ah ! Monsieur ne peut pas se douter du chagrin que ça me fait ! Je ne puis pas m’habituer à l’idée que Monsieur va quitter Madame.

RANTZ.

C’est pourtant ainsi. Je vous ai fait venir, car bien que vous n’ayez jamais été attaché à mon service, j’estime que vous m’avez été toutefois très fidèle et je ne veux pas me séparer de vous sans vous donner une gratification.

RAYMOND.

Oh ! Monsieur est trop bon ! Je ne sais si je dois accepter… (Rantz va à la table, sort d’un tiroir un portefeuille et met sous enveloppe quelques billets ; il tend l’enveloppe. Raymond s’avance, puis hésite.) Tout réfléchi, je ne crois pas devoir accepter.

RANTZ.

Prenez donc… c’est la moindre des choses.

(Il jette l’enveloppe sur la table.)
RAYMOND, (la prend, la glisse dans sa poche avec un geste de désespoir, puis il cherche une larme.)

Monsieur ne peut pas se douter, non. Monsieur ne peut pas se douter de la peine que cela me fait…

RANTZ.

Quoi, Raymond ?… cette gratification ?

RAYMOND.

Non, pas la gratification, je ne vais pas jusque-là !… Mais je n’aurais pas pensé, véritablement, qu’un jour on en arriverait là, et encore maintenant, je me permets d’espérer que Monsieur reviendra, que Monsieur…

RANTZ.

Non, Raymond, c’est irrémédiable. Vous avez trop assisté au spectacle de notre intimité, depuis quelques mois, pour n’être pas fixé…

RAYMOND.

Monsieur ne se figure pas le chagrin qu’a Madame. Si Monsieur l’avait vue encore ce matin !… Nous étions tous auprès d’elle ; on l’entendait crier jusque…

RANTZ, (l’interrompant.)

Je vous en prie, Raymond, assez !… Je me rends compte de tout, et c’est pour moi une peine immense. Il me faut une énergie extrême pour supporter, moi aussi, les circonstances actuelles… Cette séparation est particulièrement douloureuse, mais Madame rendait toute vie impossible depuis plusieurs années !… C’est aussi bien pour elle que pour moi que j’ai dû en arriver à cette extrémité. Toutes les séparations sont pénibles, et ceux qui y assistent, comme vous, ceux qui en sont les témoins journaliers, peuvent seuls se rendre compte de ce que les étrangers ne soupçonnent même pas !… Il était temps, il était nécessaire, pour le bonheur de Madame elle-même, que nous en arrivions là. Enfin… nous voilà au bout du chemin… Adieu Raymond.

RAYMOND.

Mais, Monsieur, si je compte bien, ça fait la troisième fois que Monsieur quitte la maison, et…

RANTZ.

Cette fois est la bonne ! Non, Raymond, pas un mot de plus. Je vous donne les explications que je crois devoir vous donner, mais n’abusons pas. (Avec intention.) Toute insistance de Madame serait vaine !… Cette brusque séparation est terrible, mais nécessaire pour l’instant… Plus tard, dans quelques mois, nous nous reverrons ; il n’est pas impossible que vous m’ouvriez la porte d’entrée et que je revienne même de temps à autre passer la soirée, en ami, avenue de Wagram. Bonne chance, Raymond ! J’ai été très satisfait de vous et soyez sûr que je vous garderai de la reconnaissance, si vous veillez sur Madame avec le plus grand soin.

RAYMOND.

Oh ! Monsieur n’a pas besoin de me le recommander !… (Au moment de sortir.) Est-ce que je puis dire adieu à Mademoiselle ? Elle a été si gentille à mon égard que ça me ferait un chagrin de m’en aller sans…

RANTZ.

Elle n’est pas là.

RAYMOND.

Je le regrette.

(Il va sortir.)
RANTZ, (après avoir réfléchi.)

Raymond ?

RAYMOND.

Monsieur ?

RANTZ.

Peut-être, après tout, pourriez-vous m’apporter un renseignement, un indice… Vous avez vu hier, ici, Mademoiselle ?

RAYMOND.

Oui, Monsieur, hier matin, quand je suis venu remettre à Monsieur la lettre de Madame !

RANTZ.

Voyons !… (Après une dernière hésitation, il se décide.) Pouvez-vous garder strictement pour vous ce que je vais vous dire, sans en parler, même à Madame ?

RAYMOND.

Certainement… Il suffit que Monsieur me le demande.

RANTZ.

Je suis très inquiet… Mademoiselle n’est pas rentrée depuis hier soir.

RAYMOND, (avec un haut-le-eorps.)

Qu’est-ce que Monsieur me dit là ?

RANTZ.

Et je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

RAYMOND.

Ah ! bougre… Ah ! l’anim… Eh bien…

RANTZ.

Quoi ? Quoi ?…

RAYMOND, (bafouillant.)

Je dis… Ah ! quelle histoire !…

RANTZ.

Je sais que ma fille vous traitait avec sympathie… On m’a informé que vous aviez passé une demi-heure ici.

RAYMOND.

Oui, Monsieur… Mademoiselle m’a fait arranger des fleurs dans sa chambre… Je lui ai montré une recette pour les conserver.

RANTZ.

Aucun mot ne vous a frappé, dans votre conversation d’hier, qui pourrait me servir actuellement d’indice ?

RAYMOND, (reprenant son sang-froid.)

Aucun, Monsieur.

RANTZ.

Elle ne vous a pas dit par hasard où elle devait aller hier soir ?

RAYMOND.

Non, Monsieur… non.

RANTZ, (alors, affecte la plus grande insouciance.)

D’ailleurs, je vous demande cela par acquit de conscience, car, au fond, je me doute très bien de l’endroit où se trouve ma fille en ce moment.

RAYMOND, (ironique.)

Ah ! Monsieur sait.

RANTZ.

Oui, oui, oui…

RAYMOND, (souriant.)

Alors, si Monsieur sait…

(Il balance son chapeau melon, et jette sur Rantz un regard jovial et sournois.)
RANTZ.

Oui, elle doit être chez la supérieure du couvent où elle a été élevée. Elle avait manifesté plusieurs fois cette intention d’aller passer là-bas un jour ou deux.

RAYMOND.

Évidemment, Monsieur. Elle ne peut être que dans un endroit de ce genre !… Évidemment…

(La porte s’ouvre.)
FRANÇOIS, (se rapprochant, bas, à Rantz.)

Monsieur, c’est Madame.

RANTZ, (bas.)

Madame ? Ici ! Vous avez laissé… (Se retournant.) Attendez Raymond.

(Raymond s’écarte.)
FRANÇOIS, (bas.)

Madame est entrée brusquement… elle a refermé la porte, j’ai eu beau dire que Monsieur n’était pas là, elle a répondu : « Ça m’est égal, j’attendrai indéfiniment, je ne sortirai pas d’ici… » Que faire ? J’ai peur d’un esclandre.

RANTZ.

Sapristi ! C’est le comble !… Vous deviez l’empêcher d’entrer.

FRANÇOIS.

Comment l’aurais-je pu ?… Je l’ai laissée avec Adrien dans l’antichambre… et je suis vite venu demander à Monsieur ce qu’il fallait faire. Elle veut écrire, dit-elle, un mot à Monsieur… sur son bureau… Si Monsieur donne des ordres contraires…

RANTZ.

Non… maintenant que la bourde est faite !… Que c’est contrariant !… Je vous avais assez prévenu, pourtant… (Il prend un parti.) Tant pis !… je vais monter au fumoir et voilà tout… Laissez-lui le champ libre ici, qu’elle fasse ce qu’elle voudra… Seulement je ne veux la voir sous aucun prétexte, vous entendez, aucun !… Surveillez-la discrètement, avec la plus grande correction… Moi, je m’enferme là-haut… J’emmène Raymond, car je ne veux à aucun prix qu’il la croise dans l’antichambre ou la galerie.

FRANÇOIS.

Alors, si elle désire entrer dans le cabinet de Monsieur ?

RANTZ.

Autorisez… (Avec intention et fermeté.) Mais restez. Ordre de ne pas vous éloigner. (Le domestique sort.) Venez, Raymond… J’ai encore quelque chose à vous dire et une lettre à vous faire porter…

(Il monte l’escalier.)
RAYMOND, (courant derrière lui et répétant.)

Monsieur ne peut pas se douter de la peine que…

(Rantz referme la porte du haut à double tour. Quelques instants après, le domestique rentre, constate que la pièce est vide, et introduit Liane.)


Scène VII


LIANE, FRANÇOIS

FRANÇOIS.

Si Madame veut se donner la peine d’entrer. (Il va au bureau.) Il y a des plumes et du papier à lettre. Madame peut écrire.

LIANE, (jetant à terre la plume que lui tend François.)

Avec votre permission, François !… J’en suis là ! Il faut que je subisse l’humiliation de la domesticité !… Si vous l’aviez osé tout à l’heure, vous auriez repoussé la porte du genou pour m’empêcher de passer. J’ai vu le mouvement.

FRANÇOIS.

Oh ! Madame s’abuse…

(Elle n’est plus semblable à ce qu’elle était à l’acte précédent. C’est une femme, d’aspect résolu maintenant. Elle a un grand manteau drapé, de couleur vive et riche. La figure est très faite, le fard a effacé toute trace des ravages de la veille.)
LIANE.

La maison m’est fermée comme à une quémandeuse, maintenant ! Il faut que je subisse l’insulte et la gouaillerie de l’office !… Ah ! ah ! nous verrons bien, par exemple ! Dites à Monsieur que je veux le voir, et que je le verrai coûte que coûte…

FRANÇOIS.

Je répète à Madame que Monsieur vient de sortir ; il est au ministère.

LIANE.

Ce n’est pas vrai.

FRANÇOIS.

Si, Madame.

LIANE.

Parfait ! je vais donc visiter l’appartement.

(Elle se dirige vers l’escalier.)
FRANÇOIS.

Je ne crois pas pouvoir autoriser Madame…

LIANE.

Vous avez des ordres ?…

FRANÇOIS.

Nullement… Madame doit bien voir qu’elle peut entrer, aller et venir, comme il lui plaît, au rez-de-chaussée. Je ne pense pas que Madame ait à faire dans les pièces du haut.

LIANE.

Alors je vous prie de sortir… Eh ! bien… (Le domestique hésite, puis sort lentement. Elle ouvre le salon de droite, s’assure qu’il n’y a personne, monte ensuite l’escalier, essaie d’ouvrir la porte, constate que le double tour est donné.) Naturellement !… Paul, tu es là… J’en suis sûre… Tu écoutes. Je connais ta manière. Oh ! désormais tu es l’être invisible qui écoute au bout du fil, derrière une porte mes sanglots ou mes cris… Paul… Paul… Je reviendrai s’il le faut… Je me coucherai la nuit sur le paillasson de ta porte, mais tu entendras ta pauvre maîtresse. Elle ne vient pas te faire une scène… Paul ouvre, je t’en supplie, je t’apporte des choses précieuses indispensables pour toi. Je les ai dans mon sac… des choses qui allaient peut-être te perdre mon chéri. Je t’assure, c’est pour toi… tu me remercieras… et puis, je m’en irai pour toujours… Il faut que tu m’entendes. (Elle tombe en sanglotant contre la porte puis se relève.) Mais ouvre donc, ouvre donc… Prends garde… Je veux qu’on m’ouvre. (François entre de gauche.) Ah ! voilà sa réponse, voilà sa réponse. Le domestique pour me chasser… Répondez… Répondez vous avez l’ordre… non… non… Vous pouvez mettre votre joie à me toiser en silence, à humilier la patronne, non François, peine perdue. Vous allez me servir de témoin et de confident, car il faut un témoin de ce que j’étais venue faire ici. Gardez-moi à vue et écoutez. Puisque je ne peux pas le voir, vous lui répéterez exactement ce que je vais vous dire… Voilà… Je mets ce sac sur son bureau… qu’il l’ouvre. J’ai pu me procurer les documents qu’on allait lancer contre lui dans la presse. Il les reconnaîtra tout de suite, on allait le perdre… je l’ai sauvé… C’est toute ma vengeance à moi… Vous ajouterez ceci : Que je veux m’en aller pour un grand voyage sans rien qui lui appartienne. Si je mourais, je ne veux pas qu’il y ait à mon cou les bijoux qu’il m’a donnés. Je m’en irai sans plus rien de lui (Elle s’attarde à la bague qu’elle a au doigt.) Le souvenir aussi, tout, c’est fini. (La porte s’ouvre. Adrien et Augustine entrent.) Un autre… Oh ! quelle insulte… Il me fait chasser à l’heure où je viens pour… Oh ! le lâche, le lâche… Eh ! bien non, non, je ne m’en irai pas, je vous défie, mauvais chiens… Je le verrai, je ne veux pas mourir sans le voir… Paul, tu m’ouvriras.

FRANÇOIS.

Allons, Madame.

LIANE.

Ah ! ne m’empêchez pas de passer. D’abord je suis ici chez moi. Je ferai ce que je veux.

FRANÇOIS.

Je vous en prie Madame.

LIANE.

Ne m’approchez pas… Je vous défends.

FRANÇOIS, (appelant à voix basse.)

Adrien… Augustine.



Scène VIII


Les Mêmes, AUGUSTINE, ADRIEN

(Adrien et Augustine entrent précipitamment et s’arrêtent sur le seuil.)
LIANE.

Vous ne vous sentez pas de taille. Il vous faut du renfort, toute la meute ! mais je deviens folle, moi. Je ne m’en irai pas… Je m’accrocherai, je resterai là.

FRANÇOIS.

Madame, je suis désolé d’insister, mais Madame ne peut rester ici. Je vais la reconduire à sa voiture… Que Madame prenne mon bras.

LIANE.

Ne m’approchez pas… ne me touchez pas… Paul, Paul… quelle horreur… C’est toi qui me fais chasser… c’est honteux… Paul… Paul…

(Quand elle gagne le seuil en reculant pas à pas pour se garer du contact des valets, François passe devant elle. Et, brusquement, les deux domestiques, l’homme et la femme de chambre, referment la porte sur eux deux. On entend encore la voix de Liane dans la galerie. Un dernier « Paul ! » affaibli. La femme de chambre rentr’ouvre la porte, écoute, puis s’en va. L’autre domestique reste en scène, collé contre la porte. Au haut de l’escalier, on entend le bruit de la serrure qui s’ouvre. Rantz apparaît. Il fait signe au domestique de disparaître.)


Scène IX


RANTZ seul, puis FRANÇOIS

(Resté seul, il écoute encore, puis va tout contre les rideaux de la fenêtre qu’il soulève pour regarder au dehors. On l’entend murmurer : « Il faut bien, tout de même ! Il faut bien ! » Il considère ensuite avec émotion les objets brisés, mais il n’a pas encore été à la table. François rentre précipitamment, essoufflé.)
RANTZ.

Eh bien ? Eh bien ?

FRANÇOIS.

Monsieur peut être rassuré, elle s’en va. Oh ! je ne me suis pas permis de la brutaliser.

RANTZ.

Je l’espère bien !

FRANÇOIS.

Monsieur, elle vient de se calmer. Je suis sûr qu’elle est calmée… Elle s’en va.

RANTZ.

A-t-elle son auto ?

FRANÇOIS.

Oui, Monsieur. Il m’a semblé, en tout cas… une auto les stores baissés.

RANTZ.

Une auto verte ?

FRANÇOIS.

Il m’a bien semblé.

RANTZ.

C’est la sienne.

FRANÇOIS.

Monsieur, elle a dit aussi…

RANTZ, (en proie à la plus grande émotion contenue.)

Laissez-moi !… Qu’est-ce que ça peut bien me faire, ce qu’elle a dit ?

FRANÇOIS.

Cependant, Monsieur…

RANTZ, (l’interrompt.)

Je m’en vais au ministère. La valise est faite ?

FRANÇOIS.

Je n’ai pas encore eu le temps.

RANTZ.

Aucune nouvelle… de Mademoiselle… naturellement ? Le petit est-il rentré du lycée ?

FRANÇOIS.

Non, Monsieur, Monsieur Raoul n’est pas rentré. Il n’est pas quatre heures, sa classe ne doit pas être encore terminée… mais que Monsieur me permette d’ajouter pourtant, car cela paraît important, que Madame a écrit…

RANTZ.

Où est sa lettre ?

FRANÇOIS.

Là (Rantz pour prendre la lettre aperçoit le sac.) Madame a dit que dans ce sac, il y avait des choses importantes pour Monsieur, des choses qu’elle rendait… je crois… je n’ai pas très bien compris.

RANTZ.

Il suffit. Écoutez… (Ils écoutent tous les deux.) Non ! plus rien ! Fini ! Assurez-vous que l’auto est partie. Fermez l’hôtel… Descendez à l’office distribuer les ordres que je vous ai donnés tout à l’heure. Qu’on me laisse tout à fait seul ici. Apportez-moi mon pardessus immédiatement, mon chapeau… Je sortirai quand je voudrai. Qu’on ne me parle plus !… Allez ! (Le domestique sort. Au bout d’un instant Rantz décachette la lettre et se met à la lire immobile. Le domestique rentre à pas de loup, pose sur le canapé le chapeau, la canne et le pardessus, puis il ressort sans mot dire. Rantz lit la lettre, puis il croise les bras. Il passe la main sur ses cheveux avec un mouvement d’orateur. Il prend le sac, l’entr’ouvre à peine et rejette cet objet féminin sur la table. Il glisse les bijoux dans le tiroir de sa table, et ferme le tiroir à clef. Lui aussi a regardé longuement la bague de Liane, puis il saisit dans sa poche la dépêche de tout à l’heure et la relit. Il regarde l’heure, angoissé.) Nellie… Du courage… Reprenons-nous !… (Il saisit les feuillets recopiés laissés par les sténos. Il commence à murmurer à voix très basse, les phrases du discours mais d’un air absent.) « C’est en légiférant pour des qualités et non pour des quantités seulement que nous arriverons à organiser avec sagesse les forces du… »

(Il est à la table, les deux poings sur les tempes, attentif, prostré et perdu dans une réflexion. Au bout de quelques instants, la porte s’entr’ouvre légèrement. Quelqu’un entre presque de dos, le chapeau baissé sur les yeux, et referme la porte immédiatement derrière lui.)


Scène X


RANTZ, MAURICE

RANTZ, (se levant.)

Qui se permet ?…

MAURICE.

Moi, monsieur.

RANTZ.

Qui êtes-vous ?

MAURICE, (se retourne, retire son chapeau et se montre de face.)

Ce qui serait drôle, c’est que vous ne me reconnaissiez pas !…

RANTZ.

Que venez-vous faire chez moi ?

MAURICE.

J’étais dans l’auto, en bas. J’avais accompagné ma mère. Je l’attendais. Pendant qu’on la ramenait à moitié évanouie et comme folle, j’ai pu me dissimuler et, au milieu de la surexcitation de votre maison, je me suis glissé… J’ai jeté un nom ministériel au concierge, dans la cour… je suis monté… Personne… J’entre… et je m’en excuse.

RANTZ.

Que venez-vous faire ? Un esclandre ? Du bruit, comme votre mère ? Je vous en avertis, vous comme elle, je suis décidé à ne pas le subir.

MAURICE.

Non, Monsieur, non, c’est très simple. Ma mère vous a remis dans un sac à main, un sac bleu, je crois… tous les souvenirs qui vous sont personnels et qu’elle tenait à vous rendre, et en plus, m’a-t-elle dit, des récépissés de titres… Vous avez dû regarder ?

RANTZ.

Non, Monsieur, je n’ai pas regardé.

MAURICE, (d’un ton détaché et très courtois.)

Or, elle a complètement oublié, en vous laissant ce sac, qu’il y avait dedans deux ou trois lettres à moi… Oh ! des papiers sans importance… mais que je ne me soucie pas de vous laisser. Elle aurait dû les retirer. Elle l’a oublié. Je vous demande la permission de reprendre ce qui m’appartient. Soyez sûr que je ne prendrai pas autre chose.

RANTZ.

Reprenez, Monsieur, reprenez tout ce que vous voudrez.

(Il pousse le sac au coin de la table.)
MAURICE.

Ce ne sera pas long.(Pendant que Maurice ouvre le sac, Rantz affecte de s’éloigner. Il s’approche d’un petit pupitre et, debout, annote et pagine. Maurice lui, inspecte le sac, sort des papiers, en choisit plusieurs sans se presser, puis referme le sac et le repose sur la table. Maurice glisse dans la poche de son veston les papiers qu’il vient de prendre.) Enfin ! Ah ! j’ai eu peur !… Maintenant, j’ai mon lest. Ça y est ! Mais je l’ai échappé belle. (Il boutonne son veston.) Savez-vous, Monsieur, ce que cette femme que vous accusez de scandale et de coup monté venait de faire sans mon assentiment ? Je vais vous le dire. Depuis dix heures, ce matin même, j’avais acquis — vous voyez que c’est récent — deux ou trois petits documents relatifs à votre vénérée personne.

RANTZ.

Plait-il ?

MAURICE.

Et je ne m’en serais pas dessaisi désormais pour un empire !… Il y a une heure environ, je me suis rendu chez ma mère et je lui ai montré ces documents. Elle m’avait supplié de les lui remettre, elle avait exigé de moi que je ne m’en serve pas, au moins momentanément, et de peur que je ne puisse résister à une impulsion, il avait été convenu qu’elle les mettait dans un tiroir… comme un dépôt. Or, en venant ici, en voiture, elle m’a avoué qu’elle les avait glissés dans ce sac au moment où nous étions partis de chez elle… À son tour, elle voulait vous les montrer, oh ! de loin, disait-elle, histoire de vous les mettre sous le nez… Après quoi, elle devait me les rapporter… J’étais si sûr qu’elle ne vous verrait pas ici que je l’ai laissé faire sans crainte ; je ne me suis pas trompé, vous le voyez !… Mais l’idée, par exemple, ne m’était pas venue que ma mère allait, malgré cela, vous laisser tout son reliquaire !… Voyez !… Vous êtes justement en train de l’accuser, Monsieur, alors qu’envers vous qui la chassez d’ici — et comment ! — elle vient de se conduire d’une manière généreuse, admirable même, à mon avis. Elle se dépossédait de bien des choses, vous le verrez, et elle me dépossédait en plus de papiers graves dont je vais vous rafraîchir la mémoire… Maintenant, ma mère est loin, jetée à la porte honteusement, horriblement… Où ? Je n’en sais rien, je ne veux pas le savoir !… Je ne veux pas penser à ce qu’elle peut faire en ce moment, dans son désespoir !… Moi, je suis monté en proie à la plus vive émotion, je suis venu reprendre ces papiers-là… Maintenant que je les ai (Il respire fortement.) ça va bien !…

(Durant ce temps, Rantz s’est maîtrisé, a haussé les épaules et a continué de crayonner. Quand Maurice a terminé, Rantz relève la tête négligemment.)
RANTZ, (glacial.)

Je vous ai laissé parler. Puisque aussi bien vous aviez pris la peine de vous introduire ici subrepticement ! Mais cette insignifiante et trop longue histoire, Monsieur, est pour moi dénuée de toute espèce d’intérêt…

MAURICE.

Croyez-vous ?

RANTZ.

J’en suis sûr !

MAURICE, (a une hésitation, puis.)

Non… J’ai quelque chose de plus important encore à vous dire auparavant.

RANTZ.

Et c’est ?…

MAURICE.

Monsieur, vous ne pouvez pas abandonner ainsi ma mère… Il faut que vous l’épousiez…

RANTZ, (les épaules secouées d’un rire.)

Ah ! ah ! cette injonction est admirable !… (Changeant de ton subitement.) Je ne veux pas m’indigner, mon petit bonhomme. Sachez que je n’ai pas de comptes à vous rendre. Votre irruption spontanée dans ces règlements de cœur est, je l’avoue, inattendue. (Cassant.) En voilà assez, hein !… Si c’est pour ça que vous vous êtes faufilé dans mes escaliers, (Il montre la porte.) donnez-vous donc la peine de redescendre.

MAURICE, (hochant la tête.)

Mais si, Monsieur, mais si, vous l’épouserez. Vous allez l’épouser !… Il n’est pas possible que vous agissiez autrement ! Vous auriez dû le faire depuis très longtemps. C’était votre vraie compagne. Et sans qu’on vous y force, sans…

RANTZ.

Ah ! pas de plaisanterie, mon garçon…. Un conseil : ne vous mêlez pas plus longtemps de l’existence de votre mère. Restez à votre plan et à votre place. (Le doigt menaçant.) Et ne vous le faites pas dire deux fois.

MAURICE.

Veus ne l’épouserez pas ? Vous en êtes sûr ?… Vous avez tout pesé… tout prévu ?

RANTZ, (a un mouvement de colère, puis il s’avance vers lui et, posément.)

Je ne puis pas épouser votre mère et je répète que je n’ai pas à vous rendre compte de mes actions… Je vous ai peu parlé, quoique m’étant intéressé à votre éducation, et vous ne m’avez pas assez approché pour me connaître… Aujourd’hui, si vous n’étiez pas entré sur ce ton impératif et douteux, à la fois, j’aurais peut-être consenti à causer avec vous de cette séparation cruelle, douloureuse, qui a l’air de vous affecter si considérablement… Vous avez rendu la chose impossible.

(Cette fois, il brise définitivement et montre encore la porte. Un temps.)
MAURICE.

Alors, je suis au regret… mais… je n’ai pas d’autre moyen. (Il ouvre son veston, sort les papiers qu’il y a placés, après les avoir retirés du sac, et les montre de loin à Rantz.) Voyez-vous ça ? C’est : 1° le reçu fait par l’éleveur au jockey Bowling du cheval substitué à Liverpool pour le Derby de 1900 ; 2° une dépêche de vous assez dangereuse ; 3°…

RANTZ, (ne le laissant pas achever.)

Ah ! les manœuvres de chantage ! Il fallait s’y attendre. Vous êtes un joli coco !

MAURICE.

Évidemment, il y a mieux, mais c’est plus cher !… Je poursuis. Ce n’est pas du chantage, ce sera, si vous m’y forcez, une vengeance ! Demain, ce soir même, peut-être, ces documents seront livrés à un important journal. Je suis tranquille, une interpellation viendra, et vous serez déboulonné.

RANTZ, (dans un rire sonore.)

Ah ! ah ! votre naïveté juvénile l’emporte encore sur votre malpropreté ! Ces documents ne signifient rien ! Ils ne peuvent entacher ni ma conduite ni ma vie, et aux mains des misérables qui s’en serviront, ils ne peuvent prouver qu’une chose…

MAURICE, (l’interrompant.)

C’est que, légèrement, vous avez extorqué au public gogo de trois à quatre cent mille francs. Votre puissance a amorti jadis le coup. Vous êtes sorti blanc, mais cette petite tache dans votre passé devait vous inquiéter quelquefois. On ne prend pas le pouvoir dans ces conditions. Ce n’est pas criminel, soit ! Mais largement suffisant pour qu’un cabinet, qui a fait appel imprudemment peut-être, à votre personnalité, vous débarque (Il fait le geste.) et vous…

RANTZ.

Essayez, jeune fripouille… et vous en serez pour votre fripouillerie ! En deux mots, je ferai justice de ce bas chantage.

MAURICE.

Non ! Vous ne le pourrez pas. Oh ! je connais ie turf ! On ne me la fait pas, à moi ! Uitt !… Je m’y connais en matière de courses !… Ceci paru dans un journal, vous êtes touché !

RANTZ, (court à la sonnette de son bureau.)

Allez-y, mais pour le moment je vais sonner mes gens pour qu’on vous foute à la porte.

MAURICE, (croisant les bras et le regardant dans une provocation de gosse faubourien.)

Comme la mère !… N’êtes-vous pas assez fort pour le faire vous-même ?

RANTZ.

Mais vous n’êtes pas à toucher avec des pincettes, mon bonhomme !… Ah ! ah ! c’était prévu et c’est vraiment admirable ! Le petit coup des documents ! Si vous épousez, je déchire ! Pour qui me prenez-vous, imbécile ! Pour un des vôtres ? (Tout à coup.) Vous vous êtes mis à deux pour cette belle manœuvre !

MAURICE, (sans comprendre.)

À deux ?

RANTZ.

Vous voulez recommencer le coup de la publication de « Son Excellence Monsieur Merlou ». Votre mère était complice !… C’est affreux, c’est affreux à penser.

MAURICE.

Ma mère ?

RANTZ.

Victime, croit-elle, de ma montée sociale, elle veut l’attaquer de plain-pied, elle veut…

MAURICE, (criant.)

Non, Monsieur, ma mère, je vous le jure, n’y est pour rien !… Pour rien !

RANTZ.

Ce n’est pas possible !

MAURICE, (il montre le sac.)

Vous en avez la preuve ! Généreusement, cette femme, qui est peut-être en train de se casser la tête contre un mur, vous apportait, et malgré moi, la preuve la plus éclatante du contraire.

RANTZ, (tapant du poing sur un fauteuil.)

Non, non ! Ceci ne peut pas se faire pourtant sans la complicité ou l’assentiment de votre mère. Vous êtes de connivence !

MAURICE.

Et c’est lorsqu’elle vient d’avoir cette générosité pitoyable…

RANTZ.

Alors, vous prenez le coup à votre compte ? Vous endossez ?

MAURICE.

Et de bon cœur encore !

RANTZ.

Et vous avez la naïveté de croire, de penser que vous allez m’extorquer un contrat de mariage par cette scélératesse !… Vous m’avez l’air doué, jeune gouape, d’un petit sens moral plutôt falot… mais qui se porte bien tout de même ! (Brusquement.) Filez vite à votre besogne, et plus vite que ça. Allez, allez, allez !

(Il va à la porte. On voit qu’il va le jeter dehors.)
MAURICE.

Je reconnais que ce n’est pas très glorieux ; mais ce que vous avez fait autrefois était-il beaucoup plus beau ?

(Il montre la poche où il a mis les papiers.)
RANTZ.

Ah çà ! voulez-vous déguerpir ! Allez rejoindre votre clique et vos pareils. Cette histoire a assez duré ! Hop !… Dehors !

(Ils parlent et gesticulent ensemble. Rantz a ouvert la porte.)
MAURICE.

Attendez, attendez. Minute !… Ce n’est pas fini, alors !… Oh ! c’est encore beaucoup plus drôle ! (Il s’appuie au bureau de Rantz, et, tranquillement, mais blême affreusement, sûr de son effet, sans même regarder son interlocuteur.) Écoutez bien ça… Votre fille…

(Il s’arrête.)
RANTZ, (referme la porte.)

Ma fille ?

(Alors Maurice retourne la tête vers lui, ricane et fait un geste gamin de la main.)
MAURICE.

Patience !… Pas si vite ! J’suis pas pressé, moi ! (Il se campe bien d’aplomb, dévisage Rantz qui demeure muet, terrible, prêt à fondre, la respiration retenue.) Votre fille que vous cherchez probablement depuis ce matin… (Il prend encore un temps.) Et bien, elle est chez moi et je la garde !

RANTZ, (se précipite sur lui, l’empoigne sous le menton et l’accule contre son bureau.)

Saleté !… Abominable coquin !…

MAURICE, (hoquetant sous l’emprise, avec des exclamations de triomphe.)

Hein !… C’est drôle… et ça… ça vous porte un coup… (Rantz le secoue par la gorge.) Ce n’est pas tout… attendez… votre fille m’aime…

RANTZ.

Taisez-vous !

MAURICE, (suffoquant.)

Elle m’aime !

RANTZ, (le lâche tout à coup, mais il reste sur lui, les mains levées, prêt à le happer de nouveau.)

Non, parlez, parlez, petit misérable ! L’avez-vous souillée ?

MAURICE.

Oh ! rassurez-vous !… Elle est intacte, ça je vous le jure ! Intacte ! (Rantz recule. Un silence. On les entend respirer fortement tous deux. Maurice redressé.) Jusqu’à présent du moins.

(Il a dit cela d’un air fanfaron encore, mais maladroit, en rattachant son col défait.)
RANTZ, (a de nouveau le mouvement de se précipiter sur lui, il se ravise et, avec une moue écœurée.)

Ah ! vous êtes complet… (Silence d’angoisse.) N’importe ! Si ce que vous dites est vrai, si ma pauvre enfant est encore sauve, le reste ne sera rien, rien, plus rien !

MAURICE.

Attendez ! Attendez…

(Rantz, debout, la voix blanche d’émotion, regarde droit devant lui. On voit qu’il essaie de comprendre ce qui s’est passé… de reconstituer.)
RANTZ.

J’ignore dans quelle aventure s’est galvaudée ma pauvre petite Nellie, j’ignore (Avec force.) mais je réponds bien d’une chose sans le savoir, c’est qu’à l’heure actuelle, même si elle a été folle ou imprudente, elle ignore quel instrument de vengeance elle est dans vos mains. De ça je suis sûr ! (Il redresse la tête avec un orgueil paternel.) Et lorsqu’elle va le savoir… car elle sera ici dans une heure, maintenant j’en réponds… ah ! quel dégoût de vous elle éprouvera, Monsieur, quel dégoût ! (Maintenant il éclate, rassuré.) Non, c’était trop bête, vraiment ! Qu’espériez-vous ?… C’est ingénu ! Vous aviez peut-être la possibilité de vous venger hideusement… ignoblement… mais si vous avez différé cette lâcheté, dans l’espoir de me faire chanter en prenant ma fille pour otage, ah ! mon bonhomme ! il faut être fou, vraiment ! Qu’espériez-vous ?… Un tour de clef à votre porte, maintenant, et tout est dit !… Allons ! Allons !… Négociez vos petits papiers à votre aise. Vous êtes libre… Mais, pour le reste, vous avez parlé trop tôt, mon garçon ! Coup paré !… Vous ne savez pas encore votre métier !…

MAURICE, (essoufflé encore, tapi dans un coin, l’a laissé parler, en ponctuant de sarcasmes. Il se relève.)

Ah ! c’est là que je vous attendais ! Vous vous croyez malin, n’est-ce pas ? Non, non… Ça n’a pas été un guet-apens comme vous le supposez… Au contraire !… C’est votre fille qui est venue à moi !

RANTZ, (révolté.)

Ce n’est pas vrai !

MAURICE.

Je ne vous raconterai pas comment ! Mais, lorsqu’elle est venue hier chez moi, oh ! je l’affirme, j’étais décidé… c’était ma fierté… à me conduire de la façon la plus chevaleresque, la plus correcte…

RANTZ.

Chevaleresque !…

MAURICE.

Brusquement, une circonstance terrible, la détresse de ma mère, en quelques minutes, a fait chavirer les meilleures intentions du monde !…

RANTZ.

C’est beau !… J’admire !…

MAURICE.

Ah ! on ramasse les armes qu’on peut ! Quand on est ce que je suis, faut pas être difficile ! Il n’y a pas de crève-cœur qui tienne !… N’importe, nous avons pu causer, votre fille et moi, de longues heures, très simplement, dans une intimité et un accord parfaits… Elle ignore ce qui se passe, c’est vrai…

RANTZ, (avec un cri de joie.)

Parbleu ! J’en étais sûr !…

MAURICE.

Mais elle me connaît aussi, maintenant, elle connaît un tout autre homme que celui qui vous parle et qui n’est pas, comme celui-ci, un homme de fortune, né de l’occasion et de la haine. Ah ! vous triomphiez !… Vous croyiez que j’avais abattu le jeu pour rien. Eh bien… regardez votre pendule… Il est quatre heures… et votre fille n’est pas encore là. Elle sait pourtant que vous l’attendez ici dans l’anxiété ! Comprenez-vous ce que ça prouve ? Qu’elle est consciente de ses actes, que ce n’est pas un caprice d’enfant, mais que le choix de sa vie est fait à l’heure actuelle, qu’elle ne reculera devant aucun scandale si je le veux !… Elle accepte ma vie et court ma chance !… À l’heure actuelle, elle est même en train de vous l’écrire… Allez, faites maintenant ce que vous voudrez, je suis tranquille ! Et voyez jusqu’où va ma confiance ! Je relève le défi !… Ramenez votre fille, racontez-lui le boniment… Empêchez-là de partir avec moi… Je suis sûr que ce ne sera pas pour longtemps !…

(Et les mains dans les entournures du gilet il attend.)
RANTZ.

Je vous regarde parler. Vous êtes un beau spectacle, vraiment !

MAURICE.

N’est-ce pas ?

RANTZ, (marche sur lui, les mains dans les poches, et le regarde de la tête aux pieds, avec dégoût.)

Vous avez la tête de l’emploi, d’ailleurs ! Celle d’un petit mec douteux, aux mœurs inavouables. Vous passez du ruisseau au trottoir ! C’est logique et c’est moral ! Ah ! vous tenez bien ce que vous promettiez ; je vous avais deviné tout petit… J’avais prévu votre mentalité depuis longtemps, noble rejeton d’une illustre famille !

MAURICE.

Pour vous servir, Monsieur !

RANTZ, (laissant tomber de toute sa hauteur le mot qui cingle et cravache.)

À vingt ans, vous séduisez déjà les jeunes filles ! Vous les chambrez pour faire casquer les parents… C’est savoir vous servir tôt d’un visage d’Adonis pour cocottes !

MAURICE, (les dents serrées.)

Causez toujours !… Ça vous va bien, vous, l’enflé d’orgueil, le parvenu ! Allons, allons !… finie, cette morgue ! Voilà la panne maintenant… Ah ! le beau-père du petit Orland, c’est embêtant ! Hein ? Bien plus embêtant encore qu’un barbottage de trois cent mille francs !

RANTZ.

Insultez ! Bavez ! Vous êtes hideux !… Vos ricanements de basse pègre qui se retrouve !… C’est le souteneur qui fait ses premiers pas…

MAURICE.

J’encaisse ! J’encaisse ! Vous ne me ferez pas sortir de mes gonds. Je me le suis promis. Vous ne me faites pas peur, allez !

RANTZ.

Si vous vous voyiez !… Vous êtes blême… mais blême de sérénité candide, gamin vicieux, campé dans un veston du bon faiseur, payé par papa Rantz, car je ne vous fournis pas seulement vos cravates mauves et vos souliers vernis avec quoi on séduit les dames ! Si je ne m’abuse, c’est moi qui vous nourris et vous entretiens depuis votre si tendre enfance ? Je n’ai pas fait votre compte. mais vous devez émarger pas mal au gouvernement !

MAURICE.

Eh bien, après ? C’était bien le moins ! Vous n’avez fait que votre devoir. Que l’argent vienne de ma mère ou de vous, qu’est-ce que ça fait ? Est-ce que j’ai à le savoir ? Glorifiez-vous donc, je vous le conseille, de ne pas m’avoir laissé crever dans un trou de campagne ! Vous avez payé mon collège et mes culottes ? Comme c’est beau !… Quelle reconnaissance je dois au Mécène qui m’a fait une si belle éducation, qui a encouragé ma paresse, mon obscurité, mes mauvais instincts, moyennant un peu de galette !… Je vis aux frais du prince ?… Allons donc ! Je vis surtout de jeux, de courses, de tapages par-ci par-là, et j’en ai souffert assez cruellement, allez !

RANTZ.

Blagueur !

MAURICE, (s’exaltant de plus en plus.)

Glorifiez-vous de mes jaquettes et de mes cravates ! Et appelez ma mince reconnaissance pour vous sauver, car vous allez sauter !

RANTZ, (haussant les épaules et riant aux éclats.)

Ah ! ah !

MAURICE.

Car demain vous serez un ministre démissionnaire… le moment est venu… et c’est justice ! Si vous plaquez comme une fille… la compagne dévouée de votre vie, la…

RANTZ.

Et en avant les grands sentiments ! Trémolo ! Que c’est beau, la piété filiale ! C’est grand comme un monde ! Le fils s’instituant vengeur, se faisant forban, maître chanteur et détourneur des mineures par amour pour sa mère !

MAURICE.

Parfaitement, je suis ignoble ! Parfaitement, j’emploie les moyens les plus vils ! Je le sais bien ! Je n’ai pas le luxe de me dégoûter moi-même !

RANTZ.

Et allez donc !

MAURICE.

Quels moyens voulez-vous que j’emploie, moi, le raté, fils de cocotte, l’enfant inavoué, le déclassé, cancre ou raclure, comme vous voudrez !

RANTZ.

On se connaît !

MAURICE.

Les beaux sentiments, c’est pour vous, l’honneur, le rachat et tout le tralala… pour les richards, les heureux de la vie !

RANTZ.

Je l’attendais !… Nous y sommes ! Complet partout !

MAURICE.

Pour ceux qui ont eu comme vous les honneurs, les richesses et aussi toutes les tendresses ! Veinards que vous êtes, car vous pouvez faire les plus sales actions sous le couvert de l’honneur, de la puissance et de l’argent !… Moi, pas mèche !… J’aurais pu valoir quelque chose, qui sait ? Maintenant je suis de ceux qui ne peuvent même pas faire leurs bonnes actions avec les moyens de tout le monde. Ce qu’il y a de meilleur est encore taré ! Quand je sens en moi quelque chose de propre, de bien…

RANTZ.

De propre, en effet !

MAURICE.

Oui, de bien… ce qui m’agite depuis huit jours, une grande douleur, des impulsions, des tendresses de toute espèce, ce qui bouillonne là, en moi, eh bien, je n’ai pas la possibilité de le sortir !… Alors, comme il faut bien agir tout de même, se porter au secours de ceux qu’on aime, je me sers des armes que la vie me donne… Bast ! faut pas être fier !… Et tant pis si la cause est bonne ! Parce qu’il me semble tout de même qu’il y a une chose qui m’absout, c’est que ce n’est pas pour moi, ce que je fais là… Vous comprenez ?… Pour moi, je n’oserais pas ! Je sens qu’il y a là des élans qui veulent sortir, qui me poussent… Alors, je vais, je vais… j’avance, je fonce dans le tas… je saisis l’occasion qui passe… je voudrais faire parler ma voix, me faire comprendre… je voudrais…

RANTZ.

Et pour cela vous criez, au besoin vous hurlez, vous forcez les portes et les meubles… Vous tirez de vous la bassesse innée de l’homme qui se dégrade !… Allons donc ! Bas le masque ! Si vous étiez sincère, et si vous aviez une once d’ardeur morale, vos actes seraient plus désespérés encore, peut-être, mais ils seraient plus nobles et plus crânes… À toutes les faiblesses il y a des excuses, il n’y en a pas à l’infamie !…

MAURICE.

Infamie ! Quel beau mot ! Ah !

(À cet instant, la porte s’est ouverte, le petit Raoul, avec son cartable sur le dos, vient d’entrer.)
RANTZ.

Taisez-vous donc ! Pas devant mon fils !…

(Le petit reste interdit sur le seuil.)
MAURICE, (l’écume aux lèvres, forcené.)

Votre fils ! En voilà un qui ne sera pas infâme, lui !

RANTZ.

Je vous défends d’insulter celui-là !

MAURICE.

Écarquillez vos yeux, petit bourgeois cossu, fils de bourgeois !

RANTZ.

Va-t’en ! Va-t’en ! C’est un fou ! Tu vois bien que j’ai affaire à un fou ! (Il repousse son fils, ferme la porte, et vient, menaçant, sur Maurice.) Avez-vous fini, cette fois, ou je vous clos le bec d’un coup de poing. Dans votre rage maintenant vous vous en prenez jusqu’aux miens.

MAURICE.

Parfaitement, au fils ! Un fils comme moi, qui ne vaut pas mieux !

RANTZ.

Ah ! maintenant, petite crapule, vous jouez à jeu complètement découvert ! L’anarchiste se découvre… Vous irez jusqu’au bout… jusqu’au bout !…

MAURICE.

Oui, jusqu’au bout !…

RANTZ.

Vous avez de qui tenir, d’ailleurs… Vous êtes bien le fils d’un garçon de café de Thomery !… (Maurice a un bondissement de tout l’être. Il se retourne vers Rantz, et, dans un tremblement éperdu, il tend les poings comme s’il allait se jeter sur lui.) Allez-y donc ! Ne vous gênez pas !… Retroussez vos manches, comme monsieur votre père, pendant que vous y êtes ! Vos biceps blancs ne sont pas à la hauteur, mon garçon !… Vous ne voyez pas que je vous écraserais d’une chiquenaude !

MAURICE, (les larmes aux yeux.)

Ah ! c’est vous le misérable et le coquin…

(Il s’élance.)
RANTZ.

Allez-y donc !… (Les poings sur les hanches, calme et dédaigneux.) Frappez !… J’attends !

MAURICE, (a le bras levé sur Rantz, mais maintenant sans vigueur. La parole de Rantz l’a subitement dégrisé, et le mot qui lui a révélé sa naissance résonne encore sans doute à son oreille… Il mollit… L’œil perd son assurance… Il regarde autour de lui, comme s’il se sentait tout à coup gêné, petit, sans autorité… Il est là, hésitant, se raidissant de toute sa volonté pour reprendre pied, devant un abîme.)

Je ne sais plus ce que je fais !… Je suis fou !… La colère m’a emporté… J’ai voulu tout sauver et je sens que je viens de tout perdre ! (Il essuie son front du revers de la main.) Voyons, voyons… où en suis-je, mon Dieu ?… C’est que j’ai été tellement secoué ces jours-ci… Voyons, voyons, je n’y suis plus, moi ! Je vais à tort et à travers… je bats de l’aile !

RANTZ.

De l’aile !…

MAURICE, (a encore un dernier sursaut, mais il se laisse aller, lamentable, tassé contre le coin de la table.)

Je n’ai pas dit un mot de ce que je voulais vous dire !… Pas un !… Les phrases me sont venues malgré moi… et m’ont emporté… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… Je sens bien que j’aurais beau aller jusqu’au bout de mon courage, ce sera pour rien !… Je n’arriverai pas à la sauver !… Je viens probablement de la perdre à tout jamais !… Qu’est-ce qu’un fils comme celui-là peut pour elle !… Ah ! j’aurais tant voulu pourtant !… C’est que j’ai trop éprouvé de chocs ces jours-ci, je me suis trop débattu dans des agitations de toutes sortes… si nouvelles pour moi !… Alors, je ne sais plus ! J’ai vu tellement se débattre la pauvre femme… souffrir !… Et c’est si affreux !… Je l’ai eue entre mes bras prête à se tuer !… Et ses pauvres larmes, le timbre de sa voix que je ne connaissais pas !… (Il pleure comme un enfant, maintenant, avec rage.) Je ne veux pas qu’elle meure, cette femme-là !… Je ne veux pas qu’elle soit si désespérée… C’est maman n’est-ce pas ? Malgré tout, c’est maman à moi… Et je l’aime beaucoup !… Elle est si seule maintenant !… Écoutez… je ne demande plus rien !… J’ai cru bien faire… je ne suis pas de taille… Tout de suite, je m’étais dit que je n’arriverais à rien ; seulement j’avais commencé, n’est-ce pas ?… je me suis raidi et maintenant je suis désespéré !… Oh ! je ne demande plus qu’une chose, alors, qu’une pitié… mais je la demande de toutes mes forces, c’est que vous alliez la voir… simplement ça !… C’est pas beaucoup !… Parlez-lui. Je suis sûr que cela seulement l’empêchera de se faire du mal !… J’en suis sûr !… Vous lui direz n’importe quoi… ce que vous voudrez… mais vous lui mettrez la main sur le front… et alors, je la connais, ça suffira sûrement… Vous pouvez bien, dites ? Je l’ai entendue ces jours-ci, Monsieur, parler de vous, malgré tout, d’une façon si tendre, si délicate… si jolie !… Elle vous aimait tellement, vous, Monsieur !… (Il pleure.) Faites-le, dites ! Moi, ne vous occupez pas de moi… ça ne compte pas ! Vous avez raison… je suis un misérable. J’ai tenté une résistance acharnée… absurde d’ailleurs… folle !… Oui, vous avez raison… un sale bonhomme !… Tenez, je ne ferai plus rien ! Voici la clef de chez moi. Voici les lettres… (Il jette tout sur la table et désespérément.) Mais allez trouver maman, dites ?… Allez vite !… Empêchez-la de se tuer. Et pour vous, Monsieur pardon, pardon…

(Il est presque à genoux, la voix étranglée. Depuis un moment, on lit sur le visage de Rantz une transformation d’attitude et d’anxiété intérieure. Il a même dû lutter contre une émotion instinctive, qui lui vient de cette clameur désespérée, car il se mord les lèvres, fait quelques pas, silencieusement, lourdement, sans regarder Maurice. Puis, tout à coup, il est gagné par un hoquet brusque, une sorte de sanglot, on ne sait pas au juste, et il empoigne son chapeau et son pardessus qu’a rapportés le domestique tout à l’heure.)
RANTZ.

Venez ! (Maurice a un cri de joie. Rantz, ouvrant la porte et bourrument, à Maurice.) Passez devant, Monsieur, passez, passez !


RIDEAU

ACTE QUATRIÈME

Le boudoir blanc de Liane, au deuxième étage de son hôtel ; la pièce où la maturité de Liane se complaît. Aux murs des portraits, pastels et autres, à des âges divers, de la maîtresse de la maison. Une psyché, autour de la psyché, un onglier, des meubles à fards : la chaise longue ornée de dentelles. Rotonde très intime. Fourrures, divans surchargés de coussins brillants, tentures blanches, hermétiques. Portes à gauche. Porte à droite. Au lever du rideau, on entend des éclats de rire. Rantz est assis sur la chaise longue, Liane, en un déshabillé très souple et savant, est couchée, à côté de lui, sur des coussins, à ses pieds. Elle a les pieds nus dans des mules.



Scène PREMIÈRE


LIANE, RANTZ

LIANE, (riant à tue-téte.)

Dieu que c’est drôle ! Dieu que c’est drôle !…

RANTZ.

Et alors, le préfet s’est levé ; seulement il était tellement myope qu’il ne voyait même pas la carafe, et, comme on lui avait dit que j’étais très grand, ses yeux se portaient inlassablement sur les corniches de la salle des fêtes. C’était une chose horrible ! Pour lui faciliter sa tâche et ne pas le rendre ridicule, je me haussais sur la pointe des pieds. Pendant vingt-cinq minutes qu’il m’a parlé, j’avais la sensation que la République était à un mètre cinquante au-dessus de ma tête…

LIANE.

Dieu que c’est drôle, ce que tu dis là !… Il n’y a que toi pour avoir des idées pareilles ! Comme je voudrais te voir dans ces fonctions ! Les femmes des ministres ne les accompagnent jamais dans ces petites fêtes ?

RANTZ.

Ça dépend. Aux funérailles des fonctionnaires morts pour la patrie tu pourras venir.

LIANE, (avec tendresse.)

Tu n’as pas froid ?

RANTZ.

Ni froid, ni chaud. Bon.

LIANE.

Ça veut dire que tu as froid, je te connais. Attends. (Elle se lève avec précipitation.) Oh ! Ces domestiques qui ne viennent jamais.

RANTZ.

Par délicatesse.

LIANE, (va à la porte.)

Joséphine ! Voyons, je vous sonne depuis une heure… Monsieur meurt de froid.

RANTZ.

Tu exagères. Ce n’est pas encore la retraite de Russie.

LIANE.

Oh ! puis le thé ! J’oubliais complètement. Suis-je bête ! Il va être trop fort, maintenant. (Joséphine entre.) Joséphine, à quoi pensez-vous ? Il n’y a plus de bûches.

RANTZ, (souriant aimablement.)

Bonjour, Joséphine.

JOSÉPHINE.

Bonjour, Monsieur. Monsieur va bien ? Monsieur a fait un bon voyage ? J’ai lu dans les journaux…

RANTZ.

Je vous remercie. (Joséphine sort.) Tu vois, tout le monde a le sourire.

LIANE, (se blottissant contre lui.)

Ah ! Paul ! Ce que j’aurais donné pour une heure comme celle-ci, il y a quelques jours ! Est-ce vrai, mon amour chéri, que tu es là, après toutes ces horreurs ? Il me semble que j’ai été folle, que j’ai été internée quelque part. J’ai dû avoir la camisole de force du malheur. Ça serrait de tous les côtés, la tête, la poitrine ! Et, maintenant, maintenant, tout est si doux ! Je suis là… je peux regarder par en dessous ton regard clair, trop bleu… Et le contact de ta peau ! Je peux glisser ma main dans ta manchette comme autrefois… Non, non, c’est trop de bonheur !… Il va m’arriver encore quelque tuile ! Le bonheur et moi nous nous accordons si peu ! Je ne peux pas croire à tout ce que tu m’as dit.

RANTZ.

Il faut le croire.

LIANE.

Encore, il y a quatre jours, quand j’allais me jeter par la fenêtre et que Maurice t’a ramené ici, tout à coup, cela tenait du prodige… mais c’était encore dans le domaine des choses possibles ! Je pensais : « Il n’exécutera pas la moitié de ses promesses, c’est une réconciliation de principe, il part tout à l’heure… et, quand il reviendra, va te faire fiche !… » Pas du tout. Tu es revenu et à l’heure où je m’attendais de nouveau à toutes les catastrophes… l’apothéose !…

RANTZ.

Voilà comme je suis. Les femmes ont toujours eu raison de ma raison.

LIANE.

Ah ! va, je ne serai pas une maîtresse bien encombrante, mais ce que je serai, par exemple, de tout mon cœur, de toutes mes forces, c’est ta femme ! Ta femme !… En voilà un bon mot ! Ah ! celui qui l’a fabriqué !

RANTZ.

Femme, maîtresse ! Il n’y a qu’un seul mot qui compte en amour : chérie !… Tant qu’on peut encore le prononcer !

LIANE.

Tiens, ce que tu dis là, avec ton sourire de turco au bivouac, comment veux-tu que je ne pense pas que ce soit à la blague ? C’est du roman, tu dictes un roman ! Quand les bouches se sont profanées d’une façon aussi horrible, entendre tout à coup : chérie !… On dirait une fleur sur du fumier.

(Joséphine rentre avec un panier de bois, recouvert d’étoffe bleu ciel. Elle met les bûches dans la cheminée.)
RANTZ.

Et Raymond ? Je n’ai pas dit bonjour à Raymond.

LIANE, (bas à Rantz, gênée.)

Comment ! Tu veux voir aussi Raymond, après ce qu’il a fait ?

RANTZ.

Mais, pourquoi pas ? Il faut être généreux !… C’est une bonne grosse canaille, ce qui vaut encore mieux qu’une canaille tout court… Je serais enchanté de le revoir ! Dites-moi, Joséphine, n’oubliez pas de dire à Raymond de monter dans un quart d’heure, n’est-ce pas ?

JOSÉPHINE.

Certainement, Monsieur.

(Elle sort.)
LIANE, (lui apportant le thé.)

Ah ! les domestiques ! Quelle plaie ! Ils en auront joué un rôle dans notre existence ! Tantôt ils sont nos confidents, tantôt nos ennemis…

RANTZ.

Et à cinq minutes de différence.

LIANE.

Si tu avais vu l’autre jour leurs sales têtes, leur joie, quand ils m’ont flanquée dehors !… Ce François ! Moi qui ne lui ai fait que du bien.

RANTZ.

Est-ce qu’ils t’ont brutalisée, par hasard ? En tout cas, ils t’ont laissée bien libre, car j’ai trouvé par terre des débris incontestables de ta liberté !

LIANE, (riant, en prenant sa tasse de thé.)

Le pot blanc !

RANTZ.

Pourquoi ris-tu ?

LIANE.

Je ris maintenant, tu ne sais pas pourquoi ? Figure-toi que sur la tablette, dans ma colère, j’avais pris un grès noir, ton Delaherche…

RANTZ.

Il y est encore.

LIANE.

Figure-toi, j’ai eu la présence d’esprit de le remettre sur la table et de prendre un pot blanc pour le casser.

RANTZ.

Pourquoi ?

LIANE.

Parce que le blanc ça porte bonheur.

RANTZ.

Ça, par exemple, est-ce assez femme !

(Ils rient tous deux bruyamment.)
LIANE.

Ah ! Quelle misère, Paul ! Quelle misère que l’on puisse rire, après, de ces choses qui vous ont conduit presque jusqu’à la mort !… que l’on puisse prendre à la légère ce qui a été toutes vos larmes, toute l’énormité de votre douleur ! Et c’est l’amour qui peut produire de pareilles métamorphoses !

RANTZ.

Mais oui, c’est sa puissance !

LIANE.

C’est son horreur aussi… sa puissance et son infirmité !

RANTZ.

Et puis, nous éprouvons la réaction, la réaction nécessaire de tant de drames. Nous rions un peu bêtement, nous rions trop, c’est vrai ! Moi aussi, moi comme toi. On a besoin de ne plus penser ! Nous venons de prendre un immense parti, parti dangereux, formidable de conséquences, mais salutaire et salubre. Alors nous détendons nos nerfs, nous étirons nos bras, devant ton feu de bois, nous nous reprenons. Mais ne soyons pas dupes même de notre rire, de notre joie de nous retrouver intacts l’un devant l’autre. Il faut que nous refassions notre vie, Liane, et sur des bases complètement nouvelles, tu entends, complètement nouvelles ! Il faut que tu te fies à l’intelligence du pilote. Obéis, non en esclave, mais en femme aimante.

LIANE.

Ordonne, puisque je suis persuadée que ce que tu dis est vrai, que tu reviens un peu par un reste d’affection (Avec crainte.) car… me permets-tu, non d’en douter… mais de te poser cette question avec encore un peu d’angoisse. La raison de ton retour à moi ? Est-elle dans une vieille réserve d’affection que tu ignorais toi-même, dans de la pitié… je m’en contenterais… dans…

RANTZ.

Tout, sauf dans l’intimidation, voilà ce que je veux que tu saches bien… Ton fils a d’ailleurs abandonné sa sotte et lamentable manœuvre de chantage : donc tu aurais, s’il le fallait, la preuve que mon retour est délibéré, sans contrainte aucune… du moins sans autre contrainte que celle de mes propres sentiments. Nous étions arrivés à un point de discorde tel qu’il n’y avait plus qu’à nous séparer à tout jamais, ou à recommencer littéralement notre vie, revenir au point de départ. Nous nous sommes arrêtés, stupéfaits à deux pas de la mort… Devant le terrible choix que tu me donnais, j’ai cédé, mais à une condition seule, par exemple, sine qua non, c’est que notre vie sera modifiée de fond en comble. Plus d’irrégularité, plus de cette pourriture de parisianisme… Un ménage nouveau, rigoureusement social, retrempé dans de nouveaux devoirs. Ces êtres veules et tragi-comiques que nous avons été, à la face de Paris, vont devenir des personnages normaux, graves… ce n’est pas assez… officiels !… Tant pis pour les gouailleries ! Je tiendrai tête, puisqu’il en est ainsi. J’accepte cette tentative sur des fondements nouveaux. De toi dépend, de toi seule, le miracle de notre régénérescence…

LIANE.

Mais c’est l’idéal ! Le ciel ! Le paradis !… La réalisation de mon plus grand rêve !… Ah ! tu vas voir, par exemple !… Dieu que je suis contente ! Je me renouvellerai toute… Tu verras… Je serai ta femme aimante, obéissante… Tu n’auras plus à me reprocher une discussion, une aigreur…

RANTZ.

Le pourras-tu ?… Tu te reformeras ?… Tu te soumettras ?… Tu ne referas plus ta vie tous les matins ?

*[[1]LIANE.

Puisque tu l’auras comblée !… Mais… dis, dis, rassure-moi encore… les deux sous d’amour, est-ce qu’ils sont dans la balance ?

RANTZ.

Liane, soyons francs, nous avons perdu l’habitude de l’amour ! Je ne demande pas mieux que de la reprendre, mais il y aura du travail ! Nous avons contracté une autre habitude, celle de nous haïr pendant des années, ou d’arriver presque à le croire, à nous le dire et à nous juger avec une cruauté et une sévérité sans pareilles. C’est d’ailleurs absurde. Quand on est ensemble depuis dix-sept ans, il ne faut plus se juger, il ne faut pas se dire tous les matins : est-elle satisfaisante, ou est-il tolérable ?… Il faut savoir se laisser métamorphoser par l’existence, sans protester. Du reste, c’est facile… Prenons enfin l’habitude d’être polis… d’être unis, et, par le fait seul du mariage, nous serons forcés de vivre complètement tous les instants ensemble. Ceci est le meilleur du mariage… Depuis quelques années, nous vivions trop séparés… Les gens qu’on voit tous les jours de très près, même une maîtresse, même un amant, on perd l’habitude de les juger ; on manque de recul pour le faire ; mais, si l’on s’éloigne, c’est absolument comme lorsqu’on voit apparaître sa maîtresse au détour d’une rue et qu’on la regarde avancer… tout à coup l’œil acquiert une nouveauté et une sévérité qu’on n’avait pas tout à l’heure quand on lui donnait le bras.

LIANE.

Ce qui revient à dire ?…

RANTZ.

Ce qui revient à dire, mon petit, que l’amour n’est pas aveugle comme on le prétend, il est presbyte ; il voit mal ce qui est près, il voit terriblement ce qui est loin. Eh bien, recourons vite l’un à l’autre ; serrons-nous d’encore plus près ; retrouvons-nous dans ce champ visuel rapproché où les défaites s’atténuent, s’effacent presque, mais faisons-le d’une façon définitive, au moyen de ces chaînes que les hommes ont appelées le mariage.

LIANE.

Ah ! Je te retrouve là avec ton terrible scepticisme ! Ça vous donne des frissons, ces paroles-là ! Crois-tu, Paul, que le blé puisse repousser dans un terrain aussi ingrat, aussi desséché ?

RANTZ.

Pour me servir de ta comparaison, le blé ne repousse pas des années de suite impunément dans le même champ. Tout amour qui dure finit par être un affadissement de la personnalité. De la terre dégénérée dans laquelle il vivait, transplantons-le dans de la bonne terre de bruyère et nous verrons bien.

LIANE.

Mais, Paul, la récolte peut-elle être aussi belle qu’autrefois.

RANTZ.

Ce sont aussi les paysans qui disent en vieillissant, avec mélancolie : « La terre ne produit plus comme autrefois. » Si les printemps de maintenant ne rendent plus ce que rendaient les autres, contentons-nous-en tout de même, Liane, et à l’ouvrage. Cultivons notre jardin… comme dit l’autre !…

LIANE.

Je te comprends. Tu ne jettes pas en vain tes feux de brillant causeur. Tu devines que j’ai trop de joie et tu veux sur cette joie jeter la cendre de ton ironie… me faire sentir ce qu’il y a de sacrifice dans ta générosité… Eh bien, non, ton scepticisme ne peut même pas gâter ma félicité. Je t’ai… Je t’adore… Je te garde pour la vie !… Alors, flûte à ton énigme… Je n’ai jamais pu te comprendre à fond, toi et ton maudit sourire, mais tant pis !… Prends-nous tout entières !

RANTZ.

Que signifie ce pluriel ?

LIANE.

Oui… toutes, nous avons un homme comme toi. un mâle, qui nous domine, que nous expliquons difficilement, mais auquel nous faisons le sacrifice de notre vie !… Prends-moi… Rends-moi heureuse. Je te jure que je ferai le miracle, tous les miracles, en riant de bon cœur. Je me sens capable d’avoir vingt ans… si tu le souhaites !… Ordonne ! Commence. J’obéirai.]*

(Elle l’embrasse avec passion.)
RANTZ.

Et d’abord, il faut que notre mariage ait lieu immédiatement ; ne tardons pas à régulariser. Faisons-en une question de jours et d’heures.

LIANE, (riant.)

Veine !… Mais est-ce qu’il y a déjà eu des ministresses dans mon genre ? J’ai la frousse !

RANTZ.

Je ne suis que sous-secrétaire d’État… Et d’ailleurs, ça s’est vu plus d’une fois… même dans ce ministère-ci… Il y a un précédent à la Marine… Dès maintenant, dès aujourd’hui, je veux te présenter comme ma femme. Je veux te traiter comme telle. Commençons dès aujourd’hui. J’ai donc tenu à te présenter officiellement à mes deux enfants, comme leur belle-mère.

LIANE.

À Raoul et à Nellie ?

RANTZ.

À Raoul et à Neliie. Je les en ai avertis ce matin à déjeuner. Je leur ai annoncé mon mariage et que dans un mois nous vivrions sous le même toit.

LIANE.

Diable ! Comment ont-ils supporté la nouvelle ?

RANTZ.

Mon Dieu !… Le petit Raoul n’est pas encore en âge de bien se rendre compte…

LIANE.

Et elle ? Elle a accepté ?…

RANTZ.

Ah ! elle !… Quoique nous ayons évité de traiter ce sujet, Liane, inutile de te cacher que la malheureuse enfant est dans un état effroyable et que nos rapports à tous les deux ont une apparence plus que froide… Elle a repris sa place à la maison… avec une dignité froissée… Elle ne desserre par les dents… que pour en laisser échapper certaines paroles… (Il s’interrompt.) Enfin, nous causerons de Nellie, si tu veux, mais pour l’instant c’est secondaire… Je veux, dis-je, te présenter mes enfants.

LIANE, (étonnée.)

Ici… ? Tu aurais pu ne pas les contraindre à se rendre chez moi, surtout après ce qui s’est passé !… Qu’est-ce qu’elle a dit, Nellie, quand tu lui as annoncé ce projet de visite ?

RANTZ.

Rien. Motus. Deux minutes après elle s’est levée de table. Elle est montée dans sa chambre… Mais n’importe… n’importe… Liane, je suis sûr, je suis sûr que tu aimeras mes enfants comme si tu étais leur propre mère.

LIANE.

Tu verras ! Je ne te promets pas seulement de les aimer, de les chérir… je te promets de me faire peu à peu aimer d’eux. Quand les as-tu convoqués ? Car, enfin, c’est pour moi une grosse émotion !

RANTZ.

Aujourd’hui. Tout à l’heure. Cela ne te va pas ?

LIANE, (troublée.)

Si, si… À quelle heure ?…

RANTZ.

Mais avant le ministère, tout à l’heure. J’ai tenu à ce qu’ils te fassent une visite, je le répète, en quelque sorte officielle.

LIANE, (le fixant avec une inquiétude.)

Tu n’as pas une pensée de derrière la tête ?

RANTZ.

Aucune ! Pourquoi ? Cette présentation n’aura rien de guindé. Mais je ne tolérerai pas d’ambiguïté. Je t’épouse ! Que ce soit alors une régularisation complète, un mariage d’étroite union… Il faut sortir de ces situations équivoques. Je veux que Nellie oublie le fils pour ne plus songer qu’à ses devoirs vis-à-vis de celle qui va être ma femme… Nellie est aussi coupable dans cette mésaventure… Que son imprudence, sa légèreté fassent amende honorable en t’apportant d’abord l’hommage d’un respect qu’elle te doit. Voilà ce que j’ai voulu lui imposer… Mais inutile, n’est-ce pas, de te dire qu’elle ne se résoudra pas à cette visite ? Donc, seul le petit Raoul viendra me chercher, c’est plus que probable. Je ressortirai avec lui, après que tu l’auras embrassé. Et voilà. Raoul sera amené ici à la sortie du lycée, à cinq heures…

LIANE.

Ainsi… tout de suite… si vite ?… C’est que…

RANTZ.

Enfin, qu’y a-t-il qui te gêne là-dedans ?

LIANE.

Je ne prévoyais pas ta visite d’aussi bonne heure… à cause du ministère.

RANTZ.

Alors ?

LIANE, (avec hésitation.)

Alors, j’avais donné rendez-vous…

RANTZ.

À qui ?

LIANE.

À Maurice.

RANTZ.

Ah ! ah ! Ton fils doit venir ?…

LIANE.

Mais je le renverrai.

RANTZ.

Non, non, au contraire, ne le renvoie pas. C’est parfait. C’est parfait !

(Un long silence. Il arpente la chambre, les mains derrière le dos.)
LIANE, (angoissée, déjà heureuse.)

Que veux-tu dire, par ces paroles : « C’est parfait ! » Je n’ose leur donner un sens. J’ai peur de me tromper.

RANTZ.

Liquidons toute la situation d’un seul coup ; nous avons évité de toucher à ce sujet scabreux, solutionnons-le.

LIANE, (avec espoir.)

C’est-à-dire…

RANTZ, (se retourne et, sur un ton sévère)

Ton fils s’est conduit vis-à-vis de moi de la plus abominable façon. Il a été abject, il a été impardonnable !

LIANE.

Eh oui… mais, Paul, ce qu’il a fait… c’était par…

RANTZ, (sur le même diapason.)

Et je le répète, il n’est pour rien dans cette réconciliation ! Pour rien ! Il a failli rendre tout irréparable au contraire… en me prenant ma fille… en osant… (Il s’arrête.) Enfin, je me tais… Eh bien, Liane, je fléchis… Je me maîtrise. (Il s’assied à califourchon et, sur un ton, tout à coup, bonhomme.) Il faut faire à ce garçon si étrangement amoral, une situation… une très belle situation, qui l’empêchera de tomber dans d’autres égarements.

LIANE, (avec joie.)

Ah ! voilà ce que j’attendais de toi !

RANTZ, (soufflant sur le verre de son monocle.)

Il n’a aucune aptitude. Je reconnais qu’il n’a d’ailleurs pas reçu d’éducation suffisante pour les développer. Il n’est pas employable ; mais peut-être pourra-t-il se perfectionner tout de même. Eh bien, puisque nous sommes dans un jour heureux, un jour de lessive blanche, lavons, effaçons… de belle humeur… Je lui fais une position du jour au lendemain… écoute… de vingt-huit mille francs.

(Il tapote la chaise en souriant.)
LIANE.

De vingt-huit mille francs ?… De capital ?…

RANTZ.

De rente.

LIANE, (avec élan.)

Oh ! c’est trop beau ! Que tu es bon ! C’est bien trop !

RANTZ.

Je souhaite qu’il comprenne la valeur de mon geste. (Il répète.) Vingt-huit mille francs de rente !… J’espère qu’il travaillera !

LIANE.

Mais quelle position peut valoir une pareille rémunération ?

RANTZ.

Tu connais mes mines d’anthracite aux environs de Chicago ? Je t’en ai déjà parlé… elles constituent une jolie source de revenus d’ailleurs pour moi.

LIANE.

Où sont-elles ?

RANTZ, (allume une cigarette.)

En Amérique, naturellement.

LIANE.

En… Amérique ?

RANTZ.

Tout marche par soi-même avec un roulement d’ingénieurs étrangers très convenable. Mais une surveillance française ne messiérait pas… Je t’expliquerai pourquoi… En tout cas, si, dans les premières années, ton fils ne peut pas être d’un apport bien considérable, je le reconnais, il ne nuira pas à une exploitation dont il ignore le premier mot et c’est déjà quelque chose ! Il aura tout le temps désirable, ensuite, pour apprendre son métier… Hein ?… C’est féerique !… C’est féerique !… Ah ! il a de la veine d’être tombé sur moi… à bras raccourcis, mais enfin…

LIANE, (timide.)

Et il faudra qu’il y vive tout le temps, en Amérique ?

RANTZ, (riant.)

Écoute, mon chou, tu ne voudrais tout de même pas qu’il touche de pareils émoluments et qu’il continue à faire la noce à Paris !

LIANE.

Ce n’est pas ce que je veux dire, Paul. Mais enfin, dans la circonstance présente, peut-être y a-t-il de ma part — oh ! pas de la tienne ! — quelque chose d’un peu…

RANTZ.

D’un peu… Achève ?

LIANE.

Je ne sais pas comment dire… D’un peu…

RANTZ, (vivement.)

Je voudrais bien voir qu’il ne soit pas ravi… Mais, ma Lianon, je le tire du pétrin !… J’octroie à ce garçon dévoyé une situation superbe, inespérée. Je lui mets un métier dans les mains… J’en fais un homme, un homme actif… Je l’arrache à la gabegie de Paris qui a été sa perte… Je l’arrache, enfin, à lui-même… Eh bien, merci !… Remarque que je ne parle là, avec délicatesse, que des intérêts de ton fils, car, enfin, si tu veux entendre dire que cet éloignement est indispensable pour ma fille, je vais te le dire, et sans gêne encore ! Je redoute tout, te dis-je, tout, s’il reste ! Je ne réponds plus de rien !… J’ai le droit d’arracher ma fille à l’épouvantable fiasco auquel elle s’est réservée si elle ne réagit pas, si nous ne réagissons pas pour elle… La voilà maintenant qui refuse obstinément le mariage qu’elle avait accepté… un très beau mariage !… Après cette terrible leçon, j’espérais qu’elle aurait les yeux ouverts sur la valeur morale du garçon… Du tout. J’ai peur… d’elle… maintenant que nous nous rapprochons par la vie commune… et j’ai peur de lui, s’il reste à Paris… Mon enfant a été littéralement fascinée. Ah ! c’est joyeux ! Note que si j’envoyais ton fils, par représaille, en expédition lointaine, je comprendrais ta résistance… Mais je te répète que c’est de la féerie ! Je lui crée, et de bon cœur, une situation insensée, je le tire de tous les embarras, d’un état social par trop imprécis, et…

LIANE.

Oui, mais il ne me verra plus…

RANTZ.

Ah ! çà ! mais avais-tu la prétention… ceci aurait été inconcevable… avais-tu la prétention d’introduire ici, au milieu de nous, au milieu de mes enfants, au même foyer, rue de Grenelle, en plein ministère, ton enfant illégitime, et qui s’est permis… (Sèchement.) Dans ce cas, ma chère, il fallait me prévenir ! Je ne serais pas ici ! Ah ! non !

LIANE, (timide.)

Je n’allais pas jusque-là,… ce serait inadmissible… en effet…

RANTZ.

Eh bien, alors, quoi Liane ?… Cet enfant que tu as tenu éloigné de toi pendant une vingtaine d’années, dont tu te souciais comme d’une pomme… voilà que maintenant, à l’âge où il se fait homme, où il n’a justement plus besoin des siens, tu réclamerais sa présence ? Ce serait plutôt paradoxal !…

LIANE.

C’est que tant de choses se sont passées !… Oh ! je ne réclame pas sa présence, tu te trompes… Je songe à lui…

RANTZ.

Ton fils n’est plus un bébé… C’est un bonhomme qui ne vit plus dans les jupes de sa mère, j’en sais quelque chose. S’il vit dans des jupes, ce n’est certainement pas dans celles-là ! Vraiment, après les basses canailleries qu’il a commises, je crois que peu d’hommes feraient ce que je fais aujourd’hui. C’est à prendre ou à laisser. D’ailleurs, cela dit, tu te leurres complètement, mais complètement. Dès qu’il va apprendre cette générosité, à laquelle il n’est fichtre pas en train de s’attendre, tu verras son accueil…

LIANE.

Tu crois ?

RANTZ.

J’en suis certain… Sacristi, mais je ne ferai pas cette situation à mon fils !… Mais il n’aura pas ça… Il n’en aura pas la moitié… en turbinant, et dur !… Je te le garantis !… On voit peu de fils de famille qui débutent dans la vie avec une situation assurée de vingt-huit mille francs. Répète en toi-même le chiffre… Et à ton fils tu n’auras pas besoin de le répéter. Considère seulement son sourire.

LIANE.

C’est peut-être possible !… C’est probable, même !… Oh ! je ne demande pas mieux, tu penses bien… En effet, je dois me forger des idées… des appréhensions qui ne tiennent pas debout…

RANTZ.

Mais absolument.

LIANE.

C’est comme tu le dis, peut-être une admirable carrière qui s’ouvre pour lui… Si elle lui sourit…

RANTZ.

Allons, cesse un peu, même dans le bonheur, de froncer les deux sourcils ! Tu as toujours l’air d’un lapin dressé qui attend le coup de fusil !

LIANE.

Dame !

RANTZ.

Embrasse-moi, tiens !

LIANE.

Ah ! de tout mon cœur, de toutes mes forces !

RANTZ.

Où nous marions-nous ?

LIANE.

Ça m’est égal ! Même à l’église, si tu veux !

RANTZ.

N’exagérons pas. Voilà ce que je propose. Si le ministère tient — nous le saurons dans huit jours — nous nous marierons réglementairement à la mairie du seizième ; si nous tombons avant la publication des bans, eh bien, nous irons nous marier chez moi, à Marly-le-Roi.

LA FEMME DE CHAMBRE, (entre et apporte une lettre à la main.)

Madame, une lettre qu’un domestique a apportée.

LIANE.

Il n’y a pas de réponse ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je ne sais pas, Madame.

LIANE.

Tu permets ?

(Elle s’avance près de la coiffeuse.)
LA FEMME DE CHAMBRE, (bas, à Liane.)

Je suis entrée surtout pour avertir Madame que Monsieur Maurice était là.

LIANE, (bas.)

Il y a longtemps ?

LA FEMME DE CHAMBRE, (bas.)

Non, il arrive seulement. Que faut-il lui dire ?

LIANE.

Qu’il repasse dans une heure ; je serai seule.

RANTZ, (du fond de la pièce.)

Du tout, inutile. Qu’il entre.

LIANE.

Que veux-tu dire ?

RANTZ.

J’ai une très bonne oreille ! J’entends de loin, C’est ton fils ! Qu’il entre ! Mais si, je t’en prie !… Il vaut bien mieux que tu lui parles tout de suite. Joséphine, allez… Ou plutôt, quand Madame sonnera, vous ferez entrer Monsieur Orland, directement ici.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, Monsieur.

(Elle sort.)
RANTZ.

Ne te contracte pas ainsi, allons… C’est simple comme bonjour. Je vais te laisser avec lui… Pose-lui la question en toute franchise, mais, par exemple, sans aucune littérature, sans aucune question préalable. Dis-lui : voilà ce qu’on t’offre… et attends. Je tiens le pari.

LIANE.

Ah ! dans ces conditions, si cet avenir lui sourit… L’offre de ta part, n’est-ce pas ?

RANTZ.

Parbleu ! Je ne m’en vais pas d’ailleurs de chez toi. Je descends simplement au rez-de-chaussée ; je vais en profiter pour faire comparoir mon vieil ami Raymond, durant ce temps. Il s’attend à une bûche terrible. !

LIANE.

Quelles sont tes intentions ? Tu sais qu’il m’est très utile…

RANTZ.

Ce que je vais faire ? Je vais l’augmenter !

LIANE.

Quel homme !

RANTZ.

N’est-ce pas ?

LIANE.

Tu as bien le sourire le plus communicatif, le plus entraînant que je connaisse. Quel admirable général tu aurais fait !

RANTZ.

Allons, bon ! Ministre ne lui suffit plus, je passe à l’armée ! Hélas ! je ne suis pas plus né pour être général que pour être ministre ! Je suis né amant et je mourrai sans doute amant ! Pas même Napoléon… Boulanger !… Donne-moi tes mains !… Amis ? Amants ? Amis ?…

LIANE.

Les deux ! Je veux tout… et encore plus !…

(Il lui embrasse le poignet.)
RANTZ.

À tout à l’heure ! Si tu as besoin de ma présence, n’hésite pas à m’appeler. (Il montre le bouton.) Ma sonnerie habituelle… ma fanfare de zouave… ou viens me rejoindre en bas. (Il se retourne.) Et tu vas voir le sourire épanoui de ton fils ! Prépare-toi. (Il sonne pour appeler la femme de chambre.) Il y avait longtemps que je n’avais parlé à ce bon Raymond ! Ça me manquait !… J’ai même rapporté de Grenoble une montre en or émaillée, ancienne… que je destinais à mon secrétaire… Je vais la coller à Raymond.



Scène II


LIANE, puis AUGUSTINE

(Au bout de quelques instants, la femme de chamhre entre par l’autre porte.)
LIANE.

Oui, oui, faites entrer.

(La femme de chambre ressort. Liane s’installe à la coiffeuse, se met activement du rouge, de la poudre, s’avive les ongles, pour que son fils la trouve dans une occupation naturelle.)


Scène III


MAURICE, LIANE

MAURICE, (entrant, gaiement.)

Bonjour, maman ! Comment va ?

LIANE.

Très bien. (Il l’embrasse sur le front, durant qu’elle se poudre.) Rantz est là, tu le sais ?

MAURICE.

Je sais… Eh bien, vite ! dis-moi, vite… C’est décidé ? Il ne revient pas sur sa décision ?

LIANE.

Non, Maurice. Il est sincère. Nous nous marions.

MAURICE.

Ah ! que je suis content, que je suis content ! Tu n’as pas idée de la joie que j’éprouve ! (Il lui saute au cou.) Enfin ! Voilà le rêve réalisé, ma chère petite maman ! Tu vois bien qu’on y est arrivé tout de même, et c’est fini des mauvais jours, et c’est fini de la tristesse !… Tu vas avoir de beaux yeux clairs, reluisants ! des yeux bien astiqués, comme autrefois ! (Il lui parle en la regardant dans la glace de la coiffeuse.) Mais tu es sûre qu’il n’y a pas maldonne ?

LIANE.

Certaine, Maurice ! Il est sincère. Mais oui, mais oui, il est sincère… Ah ! je comprends que tu en doutes un peu !

MAURICE.

Et pour cause ! On est toujours inquiet avec lui ! Il n’essaie pas de gagner du temps ?

LIANE.

Oh ! non, Maurice. Ce que je garantis, c’est que son parti est pris, désormais !… Je ne veux pas l’excuser… bien au contraire ! Il a eu les torts les plus graves… Seulement, au fond, ce n’est pas un mauvais homme. Sa nature l’entraîne sans que sa volonté le conduise. Je le connais ! il fait des détours, et puis il revient au point de départ.

MAURICE, (la regardant avec surprise.)

Le détour est quelquefois un peu long ! Enfin, je comprends que maintenant tu ne veuilles pas le juger.

LIANE.

Je ne juge pas. Je constate, voilà tout. C’est que je le connais tant ! Oh ! je pensais tout ce que je te disais de lui ces jours-ci… tout et encore pis… mais, depuis… je l’ai entendu. Je t’affirme qu’il y a des choses très excellentes en lui… Il ne sait pas se faire valoir… Il a des mouvements plus irréfléchis qu’on ne le pense… Ainsi, une chose indéniable et qui me permet de lui pardonner bien des erreurs, c’est qu’il revient à moi, spontanément… Oui… Je ne crois pas qu’il y ait eu chez lui la moindre peur, qu’une crainte quelconque l’ait déterminé à capituler… Dieu sait que c’est grâce à toi, mon cher petit, et à ton secours que je dois que les événements se soient ainsi précipités…

MAURICE, (regardant la poignée de sa canne.)

Pourquoi ? Oh ! ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr du tout !

LIANE.

Si… Bien que nous ayons commis, l’un et l’autre, certaines maladresses qui auraient pu compliquer les événements, au lieu de les arranger ! Mais regarde, justement, ces maladresses (Mouvement de Maurice.) ou du moins, je m’exprime mal, cette tentative un peu… hardie, n’a rien gâté !… Et, tiens, il vient, figure-toi, de s’exprimer tout à l’heure sur ton compte d’une façon qui n’aurait pas fait changer tes sentiments à son égard, bien entendu, mais enfin, qui aurait atténué tes raisons de rancune et de défiance.

MAURICE.

Ah !… Je suis très heureux, je suis très heureux qu’il en soit ainsi… (Brusquement.) De toutes façons, l’essentiel n’est-il pas que tu aies réalisé ton rêve, et je crois que cette fois le voilà bien réalisé, n’est-ce pas ?

LIANE.

Oui, je le crois fermement… Il s’est fait une idée équitable de la situation. Cette crise a déterminé en lui des notions de justice… oui… Il désire un apaisement général… Et même je suis chargée de te demander quelque chose à ce sujet. Je vais te le demander sans préliminaire aucun. Tu jugeras toi-même. Je ne suis chargée, bien entendu, que de te soumettre l’idée, le principe. Je t’assure que je n’ai vu dans sa proposition qu’un effort sincère pour tout arranger…

MAURICE, (fronçant les sourcils.)

Quoi ? J’attends…

LIANE.

Tu es entièrement libre d’accepter ou de ne pas accepter. Tu penses, mon cher petit, que ce que tu décideras sera toujours excellent à mes yeux… et je respecterai ta volonté…

MAURICE.

Ne tergiverse pas !… Qu’est-ce que c’est ?… Il s’agit de moi ?

LIANE, (posant ses accessoires de toilette et le regardant.)

Que penserais-tu si tu te trouvais du jour au lendemain à la tête d’une situation de vingt-huit mille francs de rente ?

MAURICE.

De vingt-huit mille francs de rente ! Qu’est-ce que tu dis, maman ?… Tu te moques de moi… Voyons, voyons ! Tu veux me faire une fausse joie…

LIANE.

Je ne dis que la vérité… vingt-huit mille francs de rente assurée… Une situation inespérée !

MAURICE.

Incroyable !

LIANE.

Il t’offre de te mettre à la tête de la surveillance de ses mines d’anthracite aux environs de Chicago… Te souviens-tu ? Je t’en ai parlé, je crois…

MAURICE.

Ah ! bien… Très bien !… Oui… oui…

LIANE.

Réponds sincèrement… Maurice, réponds !… Dis-moi toute ta pensée comme tu l’éprouves. Je me fonderai sur elle. Quel premier effet ça te fait-il ?… De but en blanc ?

(Un long silence. La figure de Maurice s’est détournée. Il balance sa canne un grand moment… puis il regarde Liane avec un hochement de tête et un sourire.)
MAURICE.

Eh bien, mais ça me paraît admirable… admirable…

LIANE.

Ah !… Vraiment ?

MAURICE.

Tiens, parbleu ! vingt-huit mille francs ! Bougre !… C’est une superbe position !

LIANE.

N’est-ce pas ?… Je me disais bien la même chose… Mais comme je n’y connais rien…

MAURICE.

À mon âge. Songe donc !… Et puis, l’Amérique, c’est très bien, l’Amérique ! (Un temps.) Je vivrai, naturellement, les douze mois de l’année là-bas ?

LIANE.

Je ne sais pas… J’ignore !… Mais tu voyagerais évidemment !… Tu irais et tu viendrais…

MAURICE.

Oui, oui, bien sûr, j’irai… je viendrai… (Il balance toujours méditativement sa canne.) Eh bien, mais ça ne me paraît pas mal du tout !

LIANE.

Tu le dis d’un air bizarre.

MAURICE.

Moi ?… Pas le moins du monde ! Je t’affirme le contraire ! Pourquoi donc ? Je réfléchis seulement à cette situation… inattendue… J’essaie, d’un coup d’œil, d’envisager… (Un temps.) Après ce qui s’est passé et ce que j’ai fait, il se conduit admirablement…

LIANE.

Il me le semble… n’est-ce pas ?

MAURICE.

En somme, il pourrait s’en tirer avec beaucoup moins de générosité… (Changeant de ton, tout à coup, rapide, bref.) Il n’y a qu’une seule condition, une seule… seule… oui, voilà le point… mais je peux en avoir le cœur net, tout de suite, d’ailleurs… j’en fais, je le répète, une condition sans réplique.

LIANE.

Laquelle ?

MAURICE.

Je veux savoir, avant d’accepter, si ma petite amie consent à aller vivre avec moi, là-bas… Si Aline m’accompagne, oh ! alors, je pars tout de suite, je pars quand on voudra… Autrement, n’est-ce pas, si brillante que soit l’affaire, ce serait tout de même un peu dur !… Mais nous allons en avoir le cœur net, de suite. La petite est très franche, très rapide dans ses décisions…

LIANE.

Tu as tout le temps, mon enfant, tu as tout le temps !

MAURICE.

À quoi bon ?… Ne vaut-il pas mieux régler ça tout de suite : c’est si facile !… Elle est là, elle est restée à… enfin… à la cuisine… Je descends la trouver, et je lui pose la question. Selon ce qu’elle répondra, je te dirai oui ou non…

LIANE.

Mais veux-tu bien ! Demeure là !… Je veux que tu la fasses monter… Si, si… par exemple !… On ne traite pas entre deux portes, des affaires aussi intimes. Je vais vous laisser ensemble, vous causerez, tout à l’aise…

(Elle sonne.)
MAURICE.

Il est préférable, en effet, que tu ne sois pas mêlée à cette conversation. Laisse-moi deux minutes.

(La femme de chambre entre.)
MAURICE ET LIANE, (ensemble.)

Voulez-vous dire à Mademoiselle Aline…

MAURICE, (à sa mère, en souriant.)

Fais…

LIANE, (continuant.)

… qu’elle vienne ici… que Monsieur Maurice l’attend.

(La femme de chambre ressort.)
MAURICE.

Elle m’aime… mais sais-je jusqu’à quel point ?… Elle peut très bien ne pas se soucier de quitter la France. Elle a encore sa mère. Alors !… (Il s’interrompt, gêné de sa phrase.) Enfin, je vais me rendre compte… Je te rappellerai aussitôt après. J’aurai au moins une impression très nette… Va, maman, qu’elle ne te trouve pas là. C’est inutile.

LIANE.

Je ne vais rien dire à Paul ; ceci entre nous… Ce sont des affaires de sentiment…

MAURICE.

Comme tu le dis… À tout à l’heure.

LIANE.

À tout à l’heure, cher petit. (De la porte.) Prends tout ton temps. Vous avez du thé, des gâteaux… Désires-tu que je lui fasse monter autre chose ?

MAURICE.

Non, merci, maman, ça va très bien. (Il sourit.) À tout à l’heure.

(Elle s’en va. Maurice reste seul. La porte de l’autre côté s’ouvre. Aline entre.)


Scène IV


ALINE, MAURICE

ALINE, (étonnée et timide.)

C’est toi qui me fais demander ?

MAURICE.

Oui.

ALINE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ? Tu es seul ?

MAURICE.

Oui.

ALINE.

Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

MAURICE.

Aline, viens ici. Donne-moi ta main. Tu vas répondre à la question que je vais te poser, mais immédiatement, sans réfléchir.

ALINE.

Vas-y !…

MAURICE.

C’est pour avoir la première impression, mais en toute sincérité, ainsi que nous avons l’habitude de le faire, d’ailleurs, tous les deux, dans les grandes occasions.

ALINE.

Parle…

MAURICE, (d’une traite.)

Si nous avions vingt-huit mille francs de rente, consentirais-tu à venir vivre tout de suite et pour de longues années avec moi en Amérique ?… Vite, réponds ! Vite, vite, sans réfléchir…

ALINE, (gravement.)

Mon petit Maurice, écoute bien ça… Avec deux francs cinquante par jour, où tu voudras… quand tu voudras.

MAURICE, (lui empoigne la main et en fermant les yeux.)

Merci. Tu ne sais pas le bien que peut faire une bonne parole comme celle-là !

ALINE.

Mais, maintenant que je t’ai répondu, veux-tu m’expliquer, parce que je n’y comprends goutte !… Ou plutôt il me semble que je comprends trop bien !… Maintenant qu’on n’a plus besoin de toi, maintenant que tu es parvenu à faire le bonheur de ta mère, on te congédie !… Et c’est ta mère qui consent à ça ?

MAURICE.

L’idée vient de lui.

ALINE.

Mais c’est elle qui l’accepte ! Tu veux mon impression ?… Je trouve ça infect, je ne peux pas te dire comme je trouve ça infect !… Je suis révoltée !…

MAURICE, (insistant, en la regardant bien.)

Mon Dieu, ma chérie, il y a vingt-huit mille francs de rente à la clef… C’est un chiffre…

ALINE, (hausse les épaules.)

Oui, Rantz pourrait plus mal faire… Et puis il a ses raisons et ses motifs. (Avec éclat.) Mais ta mère !

MAURICE.

Chut !… Tais-toi, je t’en prie, tais-toi !… Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais… Ne l’accuse pas, cherche-lui des excuses, au contraire, si tu veux me faire plaisir. Elle en a… Elle a tellement souffert ! Elle l’aime tant ! Et puis, mon Dieu… elle croit peut-être que c’est pour mon bonheur !

ALINE.

Non, non ! Ce n’est pas là son mobile !

MAURICE.

Tais-toi, alors… si tu le penses… Je viens d’avoir un très grand serrement de cœur, il ne faut pas que j’entende tout haut ce que je n’ose pas encore me dire tout bas… En tout cas, si j’ai éprouvé une forte peine, par contre, je viens de recevoir la plus grande compensation que je pouvais espérer !… Car non seulement toi, avec ton petit cœur, tu as trouvé le premier élan, mais tu viens de faire encore mieux : tu n’as pas pensé à toi une seconde, tu n’as pas pensé à cet argent inespéré qui nous tombe du plafond, à ton changement de situation… non, tu as pensé à moi, dans ton premier mouvement ! Tu as deviné ma peine de cœur… Tu n’as vu qu’elle !… Eh bien, c’est très beau, Aline, et tu ignores tout ce que ça peut effacer !…

(Il lui prend les deux mains. Elle se jette à son cou et lui relève la tête.)
ALINE, (avec une grande tendresse.)

Pleure donc pas, voyons, mon gosse adoré ! Pleure pas !

MAURICE.

Ah ! oui, gosse !… Hein, crois-tu ?… À mon âge, attacher de l’importance à des sentimentalités de ce genre ! Suis-je assez godiche ?…

ALINE.

Sans compter que c’était sûr ! Je le savais tellement, qu’une fois qu’elle n’aurait plus besoin de toi…

MAURICE.

Ne crois pas à un calcul de sa part, ne le crois pas ! C’est la force des choses !… Si j’avais senti que je pouvais être quelque chose pour elle, est-ce que je n’aurais pas cherché à l’amener un peu à moi ? Je ne l’ai même pas tenté. Seulement, tous ces événements nous avaient malgré tout rapprochés, quand je l’avais vue souffrir ainsi ! Ç’avait été pour moi une si grande révolution ! Je m’étais mis à l’aimer tellement, de toute cette tendresse refoulée qu’il me semblait qu’en se raccrochant à moi, d’une façon si désespérée et parfois si tendre, elle trouvait en même temps son amour !… Et m’apercevoir par trois mots, là, que c’était tout de même du néant… c’est très cruel, va !… Voilà… maintenant c’est comme avant… La vie nous avait serrés l’un contre l’autre, une seconde… Il en était sorti des choses admirables… mais condamnés à l’avance, parbleu ! Je la perds comme autrefois, plus peut-être, car il y aura entre nous le souvenir de trop de paroles dites ! Et demain, quand elle sera heureuse avec lui, elle me portera peut-être de la rancune au fond de son cœur, pour avoir osé toucher à son idole !… Ah ! la machine humaine ! Il faut la prendre comme elle est, et se dire que, ce coup de cœur… c’était une chose puérile… puérile… à quel point !… Et il n’y a rien de plus grotesque au monde qu’un homme qui pleure parce qu’il a encore besoin de sa maman.

ALINE, (le tirant à elle sur la chaise longue.)

Comment peux-tu dire une chose pareille ! C’est tellement toi, ce cri-là… et c’est tellement pour ça que je t’aime ! (Elle lui prend la tête et l’appuie à son épaule.) Nous ne nous sommes jamais dit des choses bien graves… On bêtifie tant dans la vie ! Mais, au fond, nous nous comprenons tellement !… Nous savons pourquoi nous nous aimons, n’est-ce pas, mon petit Maurice ? Tu as toujours eu besoin d’être dorloté… Tu as toujours eu du regret… Eh bien, toute ta vie, maintenant, toute ta vie, Maurice, c’est moi qui serai ta maman, va !… moi qui te donnerai le courage… et tu verras qu’on pourra être très heureux. (Ils sont là, sur le bout de la chaise longue, tout petits et serrés l’un contre l’autre. Maternellement elle le cajole et le berce presque.) Et puis, c’est peut-être une affaire de temps ! Quand sa colère à lui sera calmée… C’est sans doute surtout à cause de sa fille qu’il t’éloigne ; il a peur ! (Souriant avec fierté.) Il ne te connaît pas, il a tout cru, lui !…

MAURICE.

Non, non, c’est un bulletin d’exil que je vais signer, d’exil doré et voilà tout ! Il le dissimulera à ma mère, mais il me hait, il me haïra toujours d’une haine atroce, définitive… Quand deux hommes se sont colletés, comme nous, se sont vomi ce qu’ils avaient sur le cœur, c’est fini. On n’efface pas ces paroles-là, ni les paroles, ni les actes ! Il dissimulera certainement, sous ses dehors élégants, mais jamais il ne pardonnera l’humiliation à laquelle je l’ai contraint, jamais !… Crois-tu que je ne vois pas son jeu ? Il se venge d’avoir été contraint ou amené à ce mariage, en le faisant immédiat, et en formant tout de suite un nouveau foyer, pour rendre ma situation ici impossible !

ALINE.

Car, c’est bien ton impression, n’est-ce pas, il est revenu et il l’épouse contraint et forcé ?

MAURICE.

Ma mère prétend le contraire ! Elle préfère le croire… Elle a peut-être raison, qui le sait ?… Qui peut savoir au juste ce qui se sera passé dans cet homme ?… J’ignore ce que j’y ai déterminé : la pitié ?… Peut-être ! On n’est pas d’une seule pièce ! Mais, en tout cas, une chose sûre, c’est que, s’il ne revient pas la rage au cœur, il revient, tout de même, parce que j’ai été là… Sans moi, maman serait morte, à l’heure actuelle… En tout cas, il ne serait plus jamais revenu ! J’ai bien fait de faire ce que j’ai fait ! Tout !…

ALINE.

Oui, Maurice… tout, même ce qui n’est pas bien.

MAURICE.

Et c’est tout de même chic de penser que son effort n’a pas été vain… qu’on a bien fait de s’atteler à la charrue et de pousser de toutes ses forces ! Ce sera une fichue consolation pour moi, Aline, de pouvoir me dire de loin que tout le bonheur qu’elle aura, elle me le doit !… Ça, vois-tu, c’est chic !…

ALINE.

Ah ! oui… Et rudement encore !… Et elle peut se vanter d’avoir eu de la veine de trouver un fils comme toi… C’est égal, ils n’auront pas été longs à te débarquer, mon gros !

MAURICE.

Débarquer !… Peuh ! Pas même ! Je reprends mon rang, voilà tout ! Je rentre dans l’alignement. C’est le reste qui n’était pas normal. Je suis l’enfant pas désiré, je suis celui qui est venu en trop ! Suis-je même un enfant ?… Je suis le souvenir d’un baiser… On m’a acheté, toujours, plus ou moins cher, le renoncement à ce titre d’enfant… Et ça continue, regarde… Seulement, ce que j’ai augmenté !… Vingt-huit mille francs !… Fichtre !… Au prix où est le beurre, ce n’est pas donné !…

ALINE.

Mais tu vivras, au contraire, Maurice ! Tu peux devenir quelqu’un !

MAURICE.

Quelqu’un ?… Ah ! ma pauvre Liline ! Il faudrait avoir sur soi une éducation, une conduite et autre chose avec…

ALINE.

Te voilà malgré tout à la tête d’une situation, et, là-bas, tu te feras une autorité, un nom !

MAURICE.

T’es pas folle ! Je me ferai entretenir encore, un point c’est tout ! Comment veux-tu ? Est-ce que je comprendrai un mot à l’emploi auquel on me destine ? Je suis envoyé là-bas pour ne rien faire. Pense à la tête de ces gens, qui vont me voir tomber comme un bolide au milieu d’eux ! Je vais n’inspirer que du dégoût !

ALINE, (indignée.)

Du dégoût ! Par exemple ! Je voudrais bien voir…

MAURICE.

Mais naturellement ! De bonne foi, qu’est-ce que tu veux qu’ils disent devant ce fils à maman qui s’aboule avec sa maîtresse… En anglais ou en français, ce sera toujours cette phrase : « Vrai, il a bien une tête de maquereau, ce type-là ! »

ALINE.

Maurice, veux-tu ne pas parler ainsi !

MAURICE, (se levant avec rage.)

Et ils auront raison ! C’est injuste, mais il faut avouer qu’ils auront raison !

ALINE.

Ah ! par exemple ! Quand on te connaît comme je te connais, toi qui es si fin, si sensible… toi qui viens encore d’en donner cette preuve… Mon gros, ne pleure pas ?

MAURICE.

Non… je pense à ça… à l’avenir… et puis au passé ! À tout ! Comme c’est drôle, hein ? Je revois toute ma vie, là, sur le tapis !… depuis le début… maman… mes seize ans… ma typhoïde… le collège Gerson, et puis… et puis !… Et tout ça parce que le baiser de ma mère n’a pas été stérile !… Comme c’est bête ! L’amour m’a pris en passant… alors, il faut se laisser aller comme au hasard… comme le vent ! Ah ! heureusement il y a le remède à côté du mal, car il existe de petits êtres exquis comme toi…

(Ils se serrent encore plus l’un contre l’autre.)
ALINE.

Et qui se comprennent comme nous deux.

MAURICE.

Car toi aussi, au fait, mon bichon, tu es une enfant de l’amour ! Pas de père, à peine une mère qui te laissera partir sans dire ouf, pourvu qu’on lui envoie de l’argent.

ALINE.

Ne pleure pas ! Ne pleure pas, coco adoré, puisque je suis là !

MAURICE.

Oh ! ce n’est pas sur moi que je pleure, c’est à cause de celle-là… qui a eu tout mon cœur… (Il montre la porte, puis il relève la tête avec énergie.) Demain, ce sera fini. J’aurai du courage. Demain je serai un homme. Ne fais pas attention, c’est un peu de jeunesse qui s’en va ! (Il l’embrasse brusquement.) Ah ! puis qu’importe, après tout ? Il faut être au-dessus de toutes ces pauvretés… nom d’un chien ! Nous ne sommes pas des enfants désirés, c’est vrai, mais regarde-toi voir dans la glace, regarde !… (Il l’appelle devant la psyché de Liane.) Nous avons une consolation, tu ne trouves pas ? S’ils nous ont fait sans penser à nous, nous avons tout de même la consolation de nous dire que nous sommes beaux. C’est le proverbe qui a raison ! Regarde le couple !

ALINE, (s’appuyant à lui.)

C’est vrai ! Nous faisons bien.

MAURICE.

Il n’y a pas à dire, nous sommes signés !… (Il fait claquer sa langue et en riant il lui prend les mains.) Maintenant, fini ! On va partir, mon petit, et puis on va tâcher d’être heureux tout de même !

ALINE.

Pour les embêter !

MAURICE.

Même pas !… Ça leur est si égal ! Tâchons d’être heureux pour nous-mêmes, pour nous faire plaisir, et je vais le leur annoncer, ça ne va pas être long ! File, ne reste pas une seconde de plus ici.

ALINE.

Mon manchon.

MAURICE, le lui jetant au visage.

Voilà ton manchon, fous le camp ! Et en bas sur le trottoir, dans dix minutes je suis à toi et je t’embrasse !

ALINE.

Mais tu viens de le faire, et très bien.

MAURICE.

Pas du tout. Je ne t’ai pas encore embrassée. Ici, c’est pas possible… Dehors, je t’embrasserai pour la première fois.

ALINE.

Je suis fière de toi ! Tu es épatant !

MAURICE.

Je te l’ai dit, nous sommes des beaux.

ALINE.

Et ne te bile pas !…

MAURICE, avec un geste crâne.

On va essayer…

(Elle sort. Quand elle a disparu, il se dirige avec précipitation à la porte par où est sortie sa mère. Il va appeler « Maman ! »)


Scène V


MAURICE, RAYMOND

(À ce moment il se retourne, c’est Raymond qui lui fait signe de la porte par où est sortie Aline.)
RAYMOND, (dans l’entre-bâillement.)

Hé ! Pstt ! Une seconde ! Je guettais la sortie de la petite… Quelque chose à te remettre… très important. Empoche !

MAURICE, (la main sur le bouton de la porte.)

Fais vite… Il n’y a rien d’important maintenant !

RAYMOND.

Une auto vient de s’arrêter devant la porte. On m’a fait appeler discrètement ; c’était la petite Rantz… Elle m’a remis une lettre pour son père qui, paraît-il, l’avait convoquée ici…

MAURICE.

Déjà !

RAYMOND.

Et comme j’ai ajouté que tu étais là… elle est devenue toute blanche… elle m’a dit ainsi que toi : « Déjà ! »

MAURICE.

Comme elle se trompe !…

RAYMOND.

Dans l’auto, sans se presser, elle a griffonné cette autre lettre. Elle a écrit : « Urgent. » Il est peut-être indispensable pour toi que tu saches tout de suite de quoi il s’agit… Avant de remettre l’autre lettre au père, j’ai pensé…

MAURICE, (décachette la lettre vivement. Il lit tout haut.)

« Adieu, Monsieur. Mon père m’a fait part de la nouvelle maison qu’il allait fonder, et de la nouvelle famille qu’il nous donnait. Je ne sais quelle place vous comptez y prendre, mais je sais une chose, c’est que ni de près, ni de loin, je ne veux, moi, en faire partie. C’est ce que je viens d’écrire à mon père et à votre mère elle-même. Quant à vous, Monsieur, je vous dois la plus grande désillusion de ma vie. Je ne vous en veux que de vous être cruellement servi de mon amour et de l’avoir mortifié d’une façon si affreuse ! Je ne vous en veux que de cela !… Le reste m’est égal ! Je vous aimais vous savez comment ! Je sors de là blessée, humiliée, mais fière encore ! Soyez heureux, Monsieur. La seule façon de vous prouver que je vous pardonne peut-être, c’est de vous annoncer que je vais désormais rester fidèle à la peine immense que vous m’avez faite, en refusant toute espèce de mariage. Je perds une illusion, en même temps que je perds une famille. Je voyagerai, je tâcherai de m’armer pour la vie, et j’aurai pour m’y fortifier, toute l’amertume de votre souvenir ! Soyez heureux de votre côté, c’est tout le mal que mon cœur vous souhaite. » — Nellie. (Avec émotion.) Pauvre fille !… Bah ! Elle aussi supportera le contre-coup ! Il en faut pour tout le monde ! Tirons chacun de notre côté. Bonne chance, Nellie ! (Il froisse rageusement la lettre, la met dans sa poche et court à la porte. Il crie.) Maman ! Maman !

RAYMOND, (gagnant l’autre porte.)

Et moi, mon vieux, je viens d’en avoir une avec le zouave ! Ah ! là, là ! Je te le donne en mille ! Tu ne sais pas ce qu’il a fait ?… Il m’a flanqué une gratification de cinq cents francs. J’en suis bleu ! Et ce n’est pas tout ! Il m’a augmenté !

MAURICE.

Toi aussi !

RAYMOND, (sans comprendre.)

Hein ?… Tirant une montre de sa poche. Et pige-moi ce chrono…

MAURICE.

Le père prodigue !

RAYMOND, (remettant la montre dans sa poche.)

Du coup, je consens à l’appeler : « Monsieur le ministre ! »

MAURICE, (à la porte. On entend une voix.)

La voilà ! (Il se retourne. À Raymond.) Va-t’en ! Va-t’en vite ! (Raymond sort. Maurice, à la porte.) Viens-tu, maman ?



Scène VI


MAURICE, LIANE

(Liane entre.)
MAURICE.

C’est fait, maman. Elle sort d’ici. Je viens de lui parler. Tout lui va, admirablement ! Elle est dans le ravissement.

LIANE.

C’est vrai ?

MAURICE, (prenant sa canne et son chapeau.)

On ne peut plus contente ! Dès lors, tu vois que, moi aussi, je n’ai plus d’obstacle ! Je serai très heureux de l’annoncer moi-même à Rantz… (Il rit d’un rire forcé.) Ecco !… Comme on dit en Italie !

LIANE, (surprise.)

Alors, je suis, moi aussi, de mon côté, bien contente. Si tu envisages les choses de cette façon-là ! Mais vraiment ?… Tu as bien réfléchi ? Il est vrai que tu as tout le temps de revenir sur ta décision.

MAURICE.

Inutile… C’est résolu…

LIANE.

Cependant, Maurice, tu ne me regardes pas d’une façon très franche.

MAURICE, (détournant ta tête.)

Moi ? Quelle idée !…

(Il cherche ses gants.)


LIANE.

Pourquoi évites-tu de me regarder ?

MAURICE.

Tu plaisantes, je crois.

LIANE.

On dirait que tu as les yeux rouges ?

MAURICE.

Je n’ai pas les yeux rouges du tout. J’ai les yeux comme d’habitude.

LIANE, (lui prend tout à coup la tête à deux mains. Il balbutie, il se trouble.)

Ah ! mauvaise que tu es ! Mauvaise ! Tu ne vois donc pas que ton fils souffre de ce départ ! Qu’attends-tu pour dire : « Non, non, il ne partira pas ! »

MAURICE.

Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? Quelle nouvelle folie ?

LIANE.

Maurice ! Je suis une mauvaise mère !

MAURICE.

Mais ce n’est pas vrai ! Je proteste de toutes mes forces ! Tu te trompes ! Je ne souffre pas !

LIANE.

Et le pire, dans ma lâcheté, c’est que je me mentais à moi-même… Je suis lucide, parfaitement lucide… Je me révolte, à la fin, je vais refuser tout !… Je vais le lui dire. Tu ne quitteras pas Paris, Maurice. Tant pis si mon mariage casse, tant pis si tout s’écroule ! Il faut que tu restes !

MAURICE.

Et que je sois de la maison, n’est-ce pas ?… De la famille ! Et puis quoi encore ? Extravagance ! Extravagance !

LIANE.

Ah ! cet amour ! Enlève-le-moi donc du cœur une bonne fois, cet amour qui a été la plaie de ma vie, cet amour qui a tout étouffé, tout ce qui n’était pas lui ! J’aurais pu être une mère !… Il a tout pris ! Il a tout aspiré !… Maurice ! Maurice ! Je t’en conjure, il faut m’empêcher de continuer ! Voici le moment venu ! Il faut m’arracher à cette servitude. Tu me rendras un service inouï en me contraignant… Je suis ensorcelée par lui ! Tu l’as vu ! n’est-ce pas, tu l’as vu, c’est la mort quand il n’est plus là ! Je l’ai dans la peau et dans l’âme ! S’il fallait me mutiler pour lui, je me mutilerais… pour un peu j’abandonnerais jusqu’à mon fils !… Il n’y a plus de place pour rien… pour personne… Délivre-moi, Maurice !

MAURICE.

Tâche au contraire de te raccrocher de toutes tes forces à cet amour, puisque tu l’as obtenu, puisqu’on te l’a rendu, enfin !

LIANE.

Mais ce n’est pas cela qu’il faut me dire, Maurice !… Dis-moi que c’est pour mon malheur et pour le tien ! On ne me l’a jamais assez dit ! On ne m’a pas éclairée… Dis-le moi parce que tout à l’heure, il va parler… Il va parler encore, et je vais être crédule, éblouie, et je ne saurai même plus ce que je pense ! Tu vois, je m’avoue dans toute ma laideur devant toi… Je suis une courtisane, je n’ai eu que l’amour autour de moi… l’amour, toujours ! L’amour ! (Elle a un cri de tout l’être.) Oh ! donne-moi de l’air !… Force-moi, par pitié… Empêche ! Empêche !

(Elle est criante, aux genoux de Maurice.)
MAURICE.

Allons !… Cette fois, nous sommes en plein délire ! À toutes ces paroles de femme, j’opposerai au contraire un sens pratique, sain et robuste. Tu me dis : « Empêche ! » Et moi, ton fils, je te dis : « Laisse ! Laisse ! »

(Il veut s’arracher à cette étreinte.)

LIANE.

Ah ! ne dégage pas tes mains de mes mains. Serre-moi… Laisse-moi te les serrer… Je t’aime bien, toi aussi, mon enfant… mon petit chéri… Depuis trois jours nous étions si unis, nous avons palpité ensemble… (Elle se dresse tout à coup.) Allons, du courage ! Fais ton devoir… C’est ton enfant, ça, c’est ton petit… c’est…

MAURICE, (interrompant, avec force.)

Pour l’amour de Dieu, ne te donne pas du cœur à l’ouvrage ! Trop tard ! Trop tard, maman… Il y a dix, quinze ans, peut-être ! Maintenant, je ne suis plus le reste d’un enfant, je suis un homme, et toi, maman, tu n’es plus que le reste d’un amour ! (Durement.) Et puis, tais-toi, tu ne prononces que des paroles qui brûlent… Quand on a ce foyer-là dans le cœur, il ne faut pas lutter contre lui !… Je te jure que je parle clair, que je sais ce que je dis, et que je vais le redire à voix haute, tout de suite, devant lui.

(Il va à la sonnette et appuie plusieurs fois sur le timbre.)

LIANE.

Non, tu ne feras pas ça… C’est moi qui vais lui crier le contraire. C’est moi qui vais lui dire que je n’accepte pas ce marché. Maurice !… Réfléchis. Laisse-moi seule avec lui.

MAURICE.

Tout retard serait une erreur. Comme tu l’as dit : de l’air, de l’air ! J’en ai soif ! Je veux sortir moi aussi de cette atmosphère où j’étouffe !

LIANE.

Je t’empêcherai de parler ! C’est moi qui vais parler ! (Avec emphase.) Tu n’arrêteras pas le cri de mon cœur !

MAURICE.

Nous verrons bien !… (Liane s’accroche à lui.) Laisse-moi, maman, voyons. Le voilà. Laisse-moi, que nous ne nous querellions pas devant lui.

(La porte s’ouvre.)




Scène VII


Les Mêmes, RANTZ

MAURICE, (tout de suite.)

Monsieur, ma mère vient de me mettre au courant de vos propositions. Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est que je vous remercie, que j’accepte avec reconnaissance la proposition que vous me faites…

LIANE.

Mais… Maurice…

MAURICE, (vivement.)

C’est de votre part très généreux. Je l’accepte sans arrière-pensée, et je tâcherai de me rendre digne de la situation qui m’est faite.

LIANE, (d’une voix mal assurée.)

Maurice… c’est à moi, ta mère…

MAURICE, (doucement.)

Tais-toi, maman, n’interromps pas ! Laisse Monsieur Rantz me répondre.

RANTZ, (va à lui la main tendue.)

Je souhaite que l’avenir efface toutes les causes d’inimitié et tous les ressentiments. Tâchez de trouver, dans la nouvelle voie que je vous ouvre, et que je maintiendrai, des raisons nouvelles pour devenir un homme, dans toute l’acception du terme. Je le souhaite.

LIANE, (n’essayant déjà plus que vaguement d’intervenir.)

J’ai droit à donner mon sentiment. Je suis la première à devoir…

MAURICE, (l’interrompant.)

Mais oui, maman, mais oui. Nous sommes tous d’accord, et nous devons également nous féliciter de ce qui arrive et de ce que nous devons à Monsieur Rantz. J’ai deux mots à vous dire en particulier, permettez-vous, Monsieur ? Deux mots au point de vue technique seulement. Ne te retire pas, maman, reste là… (Rantz et Maurice s’approchent sur le devant de la scène. Liane reste accablée, à demi-pleurante, inquiète, timide et honteuse, près de la coiffeuse. Maurice, bas à Rantz à l’écart.) C’est donc entendu, Monsieur, je disparaîtrai. Vous voudrez bien me donner un rendez-vous. Vous m’expliquerez alors ce que je dois faire, quelle est ma participation dans le travail de vos usines, car je compte prendre mon rôle au sérieux.

RANTZ.

C’est ainsi que je le conçois, Monsieur. Je vous donne les moyens de vous trouver vous-même. J’ouvre la cage ! L’avenir ne dépend plus que de vous.

MAURICE.

Je partirai donc tranquille et résolu. Je serai sage, Monsieur, si ce que je laisse derrière moi…

(Il désigne sa mère du regard.)
RANTZ.

Ce que vous laissez derrière vous est en de bonnes mains… Allez, jeune homme ! Apprenez la vie. Apprenez aussi à être heureux, en apprenant à faire votre devoir.

MAURICE.

C’est déjà fait.

RANTZ.

Eh bien, vous apprendrez à le mieux faire encore…

MAURICE, (levant la tête avec un peu de fierté.)

Ce n’est pas sûr !

RANTZ.

Si, car vous voyez qu’à tout âge, même à un âge avancé, on progresse (Avec une voix contenue plus humble et une pointe d’émotion.) et on s’améliore. La plus belle vertu, c’est de faire son devoir et…

MAURICE.

Non, Monsieur. La plus belle vertu, c’est le courage. (Tout haut, brusquement.) Adieu, maman !

LIANE.

Mais ne t’en va pas encore ! Tu as le temps. Qu’est-ce qui te presse ?

MAURICE.

Tout de suite, au contraire… J’ai à faire…

LIANE.

Mais tu vas revenir, ce soir… demain, sûrement… Tu viens demain, n’est-ce pas ?… Je t’attends…

MAURICE.

Sûrement.

LIANE.

Je veux que tu sois là aussitôt après le déjeuner ! Nous sortirons ensemble… N’y manque pas ? Paul ? N’est-ce pas… Il faut qu’il vienne… dis-lui qu’il le faut…

RANTZ.

Mais tant qu’il voudra !… Parbleu !

LIANE.

Tu vois bien, Maurice.

MAURICE.

Oui, maman, c’est entendu. Adieu ! Au revoir !

LIANE.

Maurice, écoute…

MAURICE, (tournant le dos, brusquement.)

Trop pressé ! (À Rantz.) À quelle heure et où puis-je vous voir demain pour les renseignements ?

RANTZ.

À mon cabinet, rue de Grenelle.

MAURICE.

Convenu.

RANTZ.

Mais encore une fois, votre mère vient de vous dire que vous pouvez…

MAURICE, (l’interrompant.)

Et je suis bien content d’être venu constater, maman que tu avais bonne mine… excellente… c’est vrai… (Avec tristesse.) Tu verras dans quelques jours, maman, il n’y paraîtra plus… plus rien… Au revoir, maman… À demain, Monsieur… (Pendant cet instant il ouvre la porte de droite pour sortir, il recule en disant.) Ah ! Quelqu’un !…

RANTZ, (s’avançant.)

Qui ?

MAURICE, (regardant.)

Je ne sais pas. (Dans l’entre-bâillement de la porte apparaît le petit Raoul.) Ah !

RANTZ, (vivement.)

Pas maintenant ! pas maintenant ! Voyons ! J’avais complètement oublié de prévenir en bas… Non… Tout à l’heure, faites redescendre, voyons.

(Il fait des signes dans la direction du couloir. Liane s’est levée, anxieuse.)
MAURICE.

Mais pourquoi donc ? (Sur le seuil, il laisse passage au petit Raoul, et, montrant la chambre.) Entrez, Monsieur !



RIDEAU
  1. (*) Le texte placé entre deux astérisques est supprimé à la représentation.