Théâtre et beaux-arts

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Théâtre et beaux-arts
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 980-983).
THEATRES. — L’OPERA. — LA CORBEILLE D’ORANGES.

Il y a certaines heures dans la carrière des musiciens et des poètes dramatiques où il faut que leur talent ou leur bonne volonté se montre, non au profit de leur gloire, mais pour le bien du théâtre qu’ils alimentent. M. Scribe et M. Auber ont eu cette fois à sacrifier aux nécessités immédiates. Il fallait tout de suite, sans prendre le temps d’y songer, un opéra pour la rentrée de Mlle Alboni. Cet opéra ne devait être ni trop sérieux ni trop gai ; on avait vu Mlle Alboni dans les rôles du répertoire ordinaire : il fallait faire connaître au public, dans une musique faite exprès, le côté bouffe du talent de la célèbre chanteuse. Le poète et le compositeur se sont mis à l’œuvre. On prend rarement M. Scribe en défaut ; ses cartons fourmillent de livrets de toute taille qu’un trait de plume approprie aux circonstances ; pour M. Auber, la chose est aussi facile, et quoique depuis près de trente ans il puise aux sources de l’harmonie, sa coupe est toujours pleine ; puis, si le temps manque, et il a manqué, n’a-t-il pas, comme M. Scribe, de petits trésors enfouis : airs de ballets d’un opéra retiré du répertoire, fragmens d’un duo plus récent, petits couplets oubliés dans le tumulte d’un finale, et qu’on a soigneusement mis de côté pour une meilleure occasion ? Avec ces dépouilles rajustées, rajeunies, saupoudrées de quelques jolis motifs pour relier le tout, M. Auber fait un opéra. Ce n’est donc pas d’une œuvre originale que nous parlerons, mais d’un cadre préparé pour faire valoir sous toutes ses faces le ravissant talent de Mlle Alboni.

Jusqu’à présent, on n’avait entendu Mlle Alboni à l’Opéra que dans la musique sérieuse et dramatique, on avait apprécié les qualités incontestables de son organe, la pureté, la limpidité cristalline de sa vocalisation ; mais, au milieu de ces trésors, un seul défaut atténuait l’ensemble : l’ame manquait, et avec elle le sentiment ardent, passionné. Aucune vibration ne sortait de ces notes alignées et correctes ; c’était délicieux à entendre, mais monotone à écouter on aurait désiré une aspérité à cette voix de velours pour y accrocher une émotion. Dans la musique bouffe, demi-souriante, demi-attendrie, le talent de Mlle Alboni est complet. Le plaisir, la joie, mettent leur étincelle là où il faut ; la mélodie vive d’allure sort tout épanouie en jets vigoureux et puissans. L’organisation de l’artiste se sent à l’aise et prend ses coudées franches, son visage même si gracieux et si ouvert, heureux de laisser les grands airs tragiques, subit comme le reste une transformation. Mlle Alboni dit d’une façon ravissante une petite chanson dont le motif revient souvent et explique la situation du poème ; elle la dit ou naïvement ou avec malice, la note simple, ou éblouissante de fioritures ; s’il fallait analyser de combien de trilles, d’arpèges, de gammes ascendantes et descendantes elle se fait un jeu, ne laissant jamais le son se poser sans prendre haleine, jouant avec sa voix comme Paganini avec son violon, tout le vocabulaire musical y passerait. Mlle Nau fait de son mieux et gazouille du bout des lèvres avec une méthode qui n’est pas sans charme, mais qui manque absolument de force et de couleur. Elle seconde Mlle Alboni, et il faut l’avouer à la honte de notre première scène lyrique, personne autre qu’elle n’était en état de lui donner la réplique, et, malgré l’invraisemblance flagrante qui fait de Mlle Nau la fille de Mlle Alboni, il a bien fallu passer par là : libre aux spectateurs de se faire des illusions.

Puisque nous sommes en train de parler des opéras écrits pour des chanteurs, il ne faut pas oublier de signaler pour mémoire, car, hélas ! la critique en a fait justice, un opéra, Sapho, écrit pour mettre en lumière le côté antique du talent de Mme Viardot. On a dit, dans le monde, que la musique de cette partition avait été composée sous l’inspiration et même avec la collaboration de l’artiste. Nous avons trop bonne opinion du talent musical et du goût de Mme Viardot pour penser que, si elle avait travaillé à cette œuvre, elle ne s’y fût pas montrée plus à son avantage ; quand on écrit pour soi, ordinairement on soigne mieux ses intérêts. Ceci nous amène naturellement à dire que vu la facilité avec laquelle de pareils ouvrages se produisent, Sapho et le Démon de la Nuit, par exemple, il n’est plus permis de prétendre que la carrière est fermée au talent inconnu ; les portes de l’Opéra doivent être grandement ouvertes au contraire, puisque, soit disette ou bon vouloir, on accepte et on fait étudier à des artistes sérieux d’aussi déplorables essais. Heureusement pour l’Opéra que le succès de la Corbeille d’Oranges et la présence de Mlle Alboni viennent réparer le double échec de Sapho et de la cantatrice.

F. DE LAGENEVAIS.


La Séparation des Apôtres, gravée à l’aqua-tinte par M. Gautier, d’après M. Ch. Gleyre[1]. — Le tableau que M. Gautier vient de reproduire dans une estampe, estimable à beaucoup d’égards, fut exposé au salon de 1845. Peut-être, à cette époque, ne rendit-on qu’une justice incomplète aux qualités qui distinguent l’œuvre de M. Gleyre ; il serait à désirer qu’un succès plus général l’accueillît aujourd’hui, et que la gravure réussit à populariser cette composition tout-à-fait neuve, et cependant intelligible au premier coup-d’œil. Réunis une dernière fois, les apôtres vont se disperser par toute la terre pour y porter la parole de vie. La croix, encore humide du sang du divin maître, s’élève au milieu du groupe des disciples. Déjà quelques-uns, faisant les premiers pas dans la voie qu’ils ont mission de suivre, quittent le calvaire où saint Jean s’attarde, agenouillé et comme éperdu de ferveur ; d’autres s’embrassent avant de se séparer, tandis qu’au pied de la croix Simon-Pierre fortifie ses saints compagnons par une exhortation suprême et les bénit au nom de celui qui l’a établi leur chef. Un pareil sujet, dont le choix est une découverte, avait échappé aux grands artistes. Plusieurs maîtres italiens ont, il est vrai, symbolisé la passion dans des compositions analogues en apparence à celle-ci. Par un sentiment de piété qui justifiait l’anachronisme, ils mêlaient quelquefois des saints de tous les siècles et de tous les pays aux personnages témoins, selon l’Évangile, de l’agonie du Sauveur : ainsi Fra Angelico, dans sa grande fresque du couvent de Saint-Marc, à Florence, fait assister à la mort du Christ les docteurs de l’église et les fondateurs des ordres religieux, pour montrer, à côté du sacrifice qui se consomme, l’avenir fécondé par la foi. Le tableau de M. Gleyre est conçu à un tout autre point de vue ; il ne se rapproche des monumens de la peinture ancienne que par la distribution des lignes générales. Ici la croix est nue, et les hommes qui l’entourent n’en ont pas encore propagé les mystères ; le lieu où ils se trouvent n’est pas seulement un lieu d’adoration et de prière, c’est le point de départ de leur apostolat : il n’y a donc, dans l’invention de cette scène, rien qui rappelle les exemples du passé. Très française en ce sens qu’elle s’adresse surtout à l’intelligence, la composition des Apôtres ne procède nullement de ces hérésies esthétiques qu’aujourd’hui nous consentons presque à accueillir comme la théorie du progrès. Au lieu de cette « délectation de l’ame » que Poussin propose comme but de la peinture, ne recherchons-nous pas en effet une impression de surprise, et l’étrangeté de l’exécution matérielle ne nous trouve-t-elle pas trop enclins à lui sacrifier la vérité poétique ? Peu s’en faut que l’oubli des principes pratiqués par les maîtres ne nous paraisse la marque assurée du mérite, et nous avons tellement pris goût aux innovations radicales, que les chefs de l’école romantique ne sont déjà plus à nos yeux que des révolutionnaires girondins. D’abus en abus, on en est venu à méconnaître les limites où chaque art doit demeurer circonscrit. La peinture, en s’efforçant d’être musicale, c’est-à-dire d’éveiller une sensation vague, s’est dépouillée de son charme sévère sans emprunter à la musique sa puissance affective. La musique, au contraire, a entrepris de tout peindre, et l’on a prétendu imiter par des sons jusqu’à la lumière. La poésie a, depuis long-temps, quitté sa lyre pour une palette. La sculpture s’est faite et dite pittoresque. En un mot, sous prétexte d’agrandir le domaine des arts, on a semé partout la confusion et le désordre, et (dernier symptôme de décadence !) voici qu’un réalisme brutal menace de se substituer, dans les productions de notre école, au spiritualisme, qui, depuis des siècles, en est le caractère principal et l’honneur. Pour faire sentir le vice de la doctrine nouvelle, il convient d’appeler l’attention sur les travaux qui la démentent, et, dans ce temps où abondent les rouvres nées de l’irréflexion et de l’erreur, la Séparation des Apôtres mérite d’être signalée comme un exemple contraire. — La planche de M. Gautier retrace avec fidélité l’aspect de la peinture originale, et se recommande par une certaine largeur d’exécution, bien que le ton de plusieurs parties ne soit pas exempt de lourdeur, et que le contour manque parfois de netteté. Ainsi, la figure placée derrière saint Jean présente, dans son ensemble, quelque chose de vague et d’indécis d’un côté, le pied gauche se confond avec le terrain ; de l’autre, le bras qui tient le bâton ne se relie pas, par l’effet, à la main de saint Jean et ne se détache pas du groupe rejeté au second plan. Le visage de l’apôtre debout à la gauche du spectateur semble trop coloré par rapport aux mains enfin la proportion de quelques têtes, trop forte pour la taille des figures, ôte à celles-ci un peu de leur majesté. Malgré ces imperfections de détail, l’apparition de l’estampe des Apôtres peut avoir sur le goût public une influence favorable. On ne saurait lui donner l’importance d’un événement dans l’art, mais il est permis d’y voir un accident heureux. Si la gravure traduisait moins rarement des compositions de cet ordre, peut-être se détacherait-on plus vite de celles qui n’ont pas de signification morale ; peut-être aussi quelques-uns des prétendus réformateurs n’essaieraient-ils plus de réduire la peinture au rôle d’une industrie subalterne, et cesseraient-ils de sacrifier le respect des conditions de l’art aux entraînemens de la fantaisie ou au culte de la réalité vulgaire.

H. DELABORDE.

  1. Paris, chez Goupil et compagnie, boulevard Montmartre.