Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 11

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 165-173).

CHAPITRE XI.

la bataille générale.


emploi de la bataille.


Quelle que soit la forme qu’affecte la direction de la guerre, quelles que soient les modifications que les circonstances particulières nous contraignent par la suite d’apporter aux règles générales que nous venons d’exposer, les axiomes suivants se dégagent déjà pour nous de la notion même de la guerre :

1o  L’anéantissement des forces armées de l’adversaire est le principe capital de la guerre et constitue le moyen d’action le plus efficace pour arriver au but.

2o  Cet anéantissement se réalise principalement par le combat.

3o  Les batailles et les grands combats mènent seuls à de grands résultats.

4o  C’est alors que les combats se réunissent en une grande bataille que les résultats sont les plus grands.

5o  Le général en chef ne peut diriger personnellement l’œuvre que dans une bataille générale, et il est naturel que ce soit à sa propre direction qu’il donne la préférence.

De ces vérités naît la double loi que c’est principalement dans les grandes batailles et dans leurs suites qu’il faut rechercher l’anéantissement des forces armées de l’adversaire, et réciproquement que cet anéantissement doit être le but capital des grandes batailles.

Sans doute l’anéantissement de l’adversaire se peut aussi réaliser par des moyens moins puissants, sans doute il est de petits combats tels que celui de Maxen par exemple, dans lesquels, soumis à des conditions spécialement défavorables, le vaincu subit des pertes absolument disproportionnées ; sans doute enfin, il peut arriver que la conquête ou la conservation d’un poste ou d’une position devienne la cause prédominante et l’objet capital d’une bataille générale, sans que néanmoins ce double axiome perde de sa force et de sa vérité, qu’on ne livre seulement une bataille générale qu’en vue de détruire les forces armées de l’ennemi, et que cette destruction ne se peut foncièrement réaliser que par cet unique procédé.

Il convient donc de considérer la bataille générale comme le centre d’importance de toute la guerre. De même qu’en se réunissant au foyer d’un miroir concave, les rayons du soleil y développent son image parfaite dans une intensité de chaleur extrême, de même toutes les ramifications du plan de campagne tendent incessamment à la bataille générale, et tous les efforts de la guerre se concentrent en elle sans exception.

La répartition des troupes en grandes masses, répartition que l’on voit se réaliser à des degrés différents dans toutes les guerres, implique foncièrement, tout d’abord, l’intention de frapper un coup décisif soit directement dans l’offensive, soit en ripostant dans la défensive. Là où, néanmoins, il ne se produit pas de bataille générale, ce ne peut donc être que parce que des motifs d’attente ou des raisons modératrices s’imposent à la situation, neutralisent le sentiment originel d’hostilité, et affaiblissent, modifient, neutralisent ou enrayent même complètement le mouvement. Telles ont été les causes de l’état d’inaction réciproque qui a foncièrement caractérisé la grande majorité des guerres antérieures à celles de la Révolution française. Or l’étude de l’histoire révèle qu’alors même que la guerre revêt cette forme, l’idée d’une bataille générale éventuellement possible ne s’en impose pas moins toujours et dans la conception des projets, et dans la direction générale de l’action. Latente en pareil cas, l’autorité qu’exerce néanmoins toujours la bataille générale sur les décisions s’affirme de plus en plus à mesure que les sentiments d’hostilité et de haine se manifestant davantage, la guerre s’écarte moins de son type absolu et devient plus active, plus énergique et plus meurtrière.

Partout où les visées ambitieuses de l’attaquant menacent profondément les intérêts de l’attaqué, la bataille générale s’offre, de part et d’autre, comme le plus naturel, et nous le prouverons bientôt, comme le meilleur des moyens ; si bien qu’en général ce ne peut être impunément qu’on l’évite par crainte de la grandeur des résultats qu’elle entraîne.

Le but positif appartenant à l’offensive, la bataille générale est de préférence le procédé de cette forme de la guerre. Nous verrons cependant, quand nous traiterons de la défensive, que dans les cas les plus nombreux il arrive tôt ou tard un moment où le défenseur n’a lui-même que ce moyen efficace de satisfaire aux besoins de sa situation et d’accomplir son œuvre.

Si puissante que soit la bataille générale comme moyen de destruction, nous verrons, dans le prochain chapitre, que la défaite y est moins encore la conséquence de l’anéantissement matériel effectif des forces de combat que celle de la dépression de leur moral et de leur courage. Quoi qu’il en soit cependant, la victoire n’y peut être que le prix d’une si effroyable effusion de sang, que malgré l’extrême puissance du procédé, un sentiment instinctif naturel au cœur de l’homme porte la plupart des généraux en chef à n’y avoir point recours.

Il est pourtant un autre sentiment qui exerce plus d’empire encore à ce propos que le précédent et, qui procède de la vague appréhension qui s’empare habituellement de l’esprit, lorsque dans de graves conjonctures on est appelé à prendre une suprême décision. Dans une bataille générale le terrain sur lequel l’action se concentre et l’espace de temps pendant lequel elle se développe se réduisent à des proportions si restreintes par rapport à la masse des troupes à engager, que le général en chef cède facilement à la crainte de ne pouvoir, dans ces conditions, utiliser la totalité de ses forces. De là à renoncer à risquer une grande décision en un seul coup, il n’y a qu’un pas, et ce pas le général le franchit fréquemment, dans l’espoir absolument chimérique d’arriver au même résultat en gagnant du temps et en morcelant son action.

Tels sont les motifs qui ont toujours porté les gouvernements et les généraux de tous les temps à éviter les batailles décisives et à chercher à atteindre leur but par d’autres moyens ou à y renoncer peu à peu et sans bruit. Les écrivains et les faiseurs de théorie ne rencontrant que de rares batailles dans l’histoire de ces guerres se sont épuisés à y découvrir de nouveaux procédés de solution, et en ont déduit des règles idéales d’art militaire, en vertu desquelles la guerre pouvant arriver à ses fins sans grande effusion de sang, toute bataille générale doit être évitée comme une faute à laquelle une direction prudente et raisonnée ne devrait jamais conduire.

L’expérience si chèrement acquise dans les guerres de la Révolution et de l’Empire français, a enfin triomphé de ces funestes illusions, sans que personne cependant puisse affirmer qu’elles ne reprendront pas quelque jour leur autorité naturelle sur l’esprit humain, et ne conduiront pas de nouveau les gouvernants et les commandants d’armée aux mêmes erreurs et aux mêmes désastres. Qui sait, par exemple, si dans quelques générations on ne verra pas reparaître l’engouement pour la vieille escrime et pour les méthodes surannées, et condamner les campagnes et les batailles de Bonaparte comme des actes de barbarie et d’inutile brutalité !

C’est à mettre en garde contre ces dangereuses erreurs que tous les efforts des écrivains militaires doivent tendre désormais. Que le ciel daigne accorder à nos travaux d’exercer une salutaire influence à ce propos sur l’esprit des hommes auxquels il réserve, dans l’avenir, le gouvernement et la direction des intérêts de notre chère patrie !

Née de l’étude même des notions de la guerre, la conviction que les grandes batailles conduisent à de grandes décisions se trouve confirmée par l’expérience. De tout temps, d’une façon absolue dans l’attaque et à des degrés plus ou moins accentués dans la défensive, les grandes victoires ont seules produit de grands résultats. Bonaparte lui-même n’eût jamais obtenu un résultat comparable à celui de la capitulation d’Ulm, si les 30,000 hommes qui mirent bas les armes devant lui dans cette circonstance n’eussent su qu’il était sans exemple qu’en présence d’une grande solution il eût reculé devant l’effusion du sang, et l’on se trouve ainsi conduit à considérer ce résultat sans précédent comme le regain, comme la moisson complémentaire des victoires remportées par ce grand général dans ses campagnes précédentes.

Les généraux entreprenants et hardis ne recourent pas seuls aux grandes batailles, et de tous temps elles ont aussi été le mode d’action des généraux heureux.

De ce que la victoire ne peut être que le prix du sang, on peut logiquement conclure qu’il faut ou ne pas faire la guerre, ou ne la faire qu’avec la plus extrême énergie ; mais, par des raisons d’humanité, chercher peu à peu à en atténuer la violence, c’est s’exposer inévitablement à être écrasé par un adversaire moins sentimental.

Bien qu’une bataille générale entraîne une décision capitale, il ne s’en suit pas que cette décision mène nécessairement seule aux fins d’une campagne ou d’une guerre. Très exceptionnel dans les guerres antérieures, ce cas s’est cependant fréquemment réalisé dans les guerres de la Révolution et de l’Empire français.

Il va de soi que la portée de la décision produite par une grande bataille ne dépend pas seulement du nombre de troupes qui y ont combattu de part et d’autre, c’est-à-dire de la force intrinsèque de la victoire, mais bien encore de la masse des autres rapports existants entre les États belligérants comme puissances militaires et politiques. Par le fait cependant que l’on porte au combat la totalité des forces armées disponibles, on provoque une action capitale dont la puissance se peut en partie calculer d’avance, et qui alors même que sans être l’unique elle ne serait seulement que la première des actions résolutives, n’en exercerait pas moins déjà par cela seul une influence déterminante sur toutes les actions résolutives suivantes.

Telles sont les raisons qui font de la bataille générale le plus puissant moyen préparatoire de solution, et par conséquent le centre vers lequel doivent converger tous les projets et tous les calculs du plan de campagne. Plus un général en chef est animé du véritable esprit de la guerre, plus il a conscience qu’il peut et doit vaincre son adversaire, et plus ardemment il recherche une première grande bataille et compte tout atteindre par elle. Bonaparte ne s’est peut-être jamais mis en campagne sans avoir la conviction d’écraser son adversaire dans la première rencontre, et Frédéric le Grand, bien que dans une sphère d’actions et d’intérêts plus restreinte, obéissait sans doute à la même pensée, alors que ne disposant que d’une faible armée, il cherchait à se dérober sur ses derrières, de façon à profiter des lignes intérieures pour tomber à l’improviste tantôt sur les Russes et tantôt sur les Impériaux.

Nous avons déjà dit que dans une bataille générale la grandeur de la décision dépendait en partie de la quantité des forces avec lesquelles la bataille était livrée. Or comme plus la décision ainsi obtenue est considérable et plus elle entraîne de décisions subordonnées, les généraux qui par confiance en eux-mêmes ont recherché les batailles décisives, ont toujours pu y consacrer la plus grande partie de leurs forces sans rien compromettre d’important sur les autres points.

Quant aux dimensions ou, pour parler plus justement, quant à la force intrinsèque de la victoire, elle dépend principalement :

1o  De la forme tactique dans laquelle la bataille a été livrée ;

2o  De la nature de la contrée ;

3o  De la proportion des armes ;

4o  Du rapport des forces.

En attaquant l’ennemi de front sans le menacer sur ses flancs, on arrive rarement à d’aussi grands résultats qu’en le tournant ou en le forçant à modifier plus ou moins sa ligne de bataille.

Une contrée coupée ou montagneuse contraint à morceler l’action et affaiblit partout la puissance du choc.

Si le vaincu dispose d’une cavalerie égale ou supérieure à celle du vainqueur, les effets de la poursuite, et par conséquent la majeure partie des résultats de la victoire, se trouvent amoindris ou neutralisés.

Enfin la supériorité numérique, en raison des avantages qu’elle comporte (mouvements tournants et enveloppants, changements de front, etc., etc., etc.), est un si puissant coefficient du succès dans une bataille, que la portée d’une victoire ne peut être que fort restreinte lorsque pour l’obtenir on ne dispose que de forces numériquement inférieures à celles de l’adversaire. La bataille de Leuthen pourrait cependant faire douter de la justesse pratique de ce principe, et semble ainsi justifier le proverbe que l’exception confirme la règle.

Telles sont les considérations qui fournissent au général en chef les moyens de donner un caractère décisif à sa bataille. Il est vrai que plus grande est la décision qu’il cherche à obtenir, et plus nombreux sont les risques qu’elle comporte ; mais n’en est-il pas ainsi de toutes les actions dans la vie.

Comme importance rien ne saurait donc être comparé à la bataille générale, et c’est dans la recherche des voies qui y conduisent, dans la manière d’y porter les forces, dans la fixation du lieu et du temps où elle se doit produire, dans l’utilisation enfin des résultats qu’elle entraîne que se manifeste la plus haute sagesse de la direction stratégique.

On ne saurait cependant conclure de l’importance de ces objets qu’ils soient de nature très compliquée. Mais bien qu’ici tout se produise simplement, au grand jour et sans grandes combinaisons, rien ne réussit néanmoins, que par la réunion dans le général en chef de toutes les nobles qualités qui constituent le véritable homme de guerre : un jugement sûr et logique dans ses déductions, de l’esprit d’entreprise, de la fermeté de caractère, beaucoup d’énergie et beaucoup d’élan.

Le sentiment juste de la situation, la conviction de la puissance du procédé, la confiance en soi, tels sont les mobiles qui portent un général en chef à rechercher les grandes batailles. La science que l’on puise dans les livres exerce fort peu d’influence à ce propos ; seuls les exemples peuvent être utiles, alors qu’ils ne se trouvent pas présentés de manière à appuyer les préjugés les plus faux et les préceptes théoriques les plus ineptes.