Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 11

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 100-110).
la défensive

CHAPITRE XI.

des places fortes (suite).


Nous venons de parler du rôle des places fortes, passons maintenant à la fixation de leur emplacement. Au premier coup d’œil la question paraît être des plus complexes, mais c’est une erreur car la théorie doit bien se garder ici de toute subtilité inutile, et loin de vouloir traiter chacun des cas multiples qui peuvent se présenter dans la pratique et que, d’ailleurs, les circonstances locales peuvent encore modifier, elle doit se borner à n’aborder le sujet que dans ses lignes fondamentales.

Imaginons, pour traiter cette question, une nation qui, sur l’une de ses frontières, veuille se mettre en garde contre l’éventualité d’une invasion de la part d’une nation voisine. La constitution géographique, sociale et politique du pays fait tout d’abord connaître la contrée qui sera envahie et qui, par suite, deviendra le théâtre des événements militaires. Il est clair que l’on satisfera à toutes les conditions de prudence si l’on fortifie, dans la contrée ainsi désignée, les villes les plus riches et les plus populeuses ainsi que celles qui avoisinent les grandes voies de communication par lesquelles les deux nations sont reliées, et de préférence celles qui sont placées près des ports et des rades ou sur les grands neuves et dans les montagnes.

Les grandes villes et les grandes routes ne vont pas les unes sans les autres, et sont, en outre, en rapports naturels intimes et constants avec les grands fleuves et les points importants des côtes maritimes. Ce sont donc là quatre éléments qui marchent de pair et sans se contredire. Les montagnes seules font exception à la règle, par la raison qu’on y rencontre rarement de grandes villes. Il suit de là que si la situation et la direction générale d’un système de montagnes le rendent propre à constituer une ligne de défense, il devient nécessaire d’en fermer les routes et les passes par de petits forts qui, n’ayant que ce but spécial, sont construits le plus économiquement possible. On réserve alors uniquement pour les grandes villes les grands ouvrages défensifs.

Si jusqu’à présent nous n’avons tenu aucun compte de la frontière même et n’avons rien dit de la forme géométrique de la ligne des places fortes ainsi que des conditions géographiques de leur emplacement, c’est que nous tenions à ce que les premières fixations que nous avons établies fussent tout d’abord regardées comme les plus importantes, et que nous estimons que dans un grand nombre de cas, et particulièrement quand il s’agit de petits États, elles répondent à tous les besoins. Cependant il peut arriver que ces fixations ne soient pas toujours suffisantes, et que par conséquent il soit nécessaire d’en établir de nouvelles. Parmi les États de grandes dimensions, il en est qui sont couverts de villes importantes et sillonnées de nombreuses grandes routes, tandis que d’autres en sont presque entièrement dépourvus. Les premiers sont fort riches, et, bien qu’ils aient déjà un grand nombre de places fortes, veulent souvent encore en élever de nouvelles. Les seconds sont très pauvres et n’ont, pour se défendre, que de faibles ressources qu’ils ne peuvent jamais augmenter. En un mot, le rapport normal qui devrait toujours sensiblement exister entre le nombre des places fortes et celui des grandes villes et des grandes routes se trouve dépassé dans le premier cas, et n’est pas atteint dans le second. C’est dans ces circonstances que les fixations que nous avons établies tout d’abord deviennent insuffisantes.

Nous pensons que la solution des questions capitales suivantes apportera le complément nécessaire à l’étude du sujet que nous traitons ici :

1o  Étant donné que de plusieurs routes qui relient les deux nations voisines, on ne puisse ou ne veuille en fortifier qu’une, quelles sont les considérations qui amèneront le choix de cette route ?

2o  Les places fortes doivent-elles être toutes situées sur la frontière, ou convient-il de les répartir sur la surface entière du pays ?

3o  Les places fortes doivent-elles être disposées symétriquement ou par groupes ?

4o  Quel rôle la constitution géographique de la contrée joue-t-elle dans le choix des places fortes ?

De nombreux traités d’art militaire développent encore une quantité d’autres questions sur la forme géométrique à donner à la ligne des places fortes. Doivent-elles, par exemple, être placées sur plusieurs rangs ou sur un seul ? En d’autres termes, leur action est-elle plus grande quand elles sont placées les unes à côté des autres, ou les unes derrière les autres ? Est-il préférable qu’elles se présentent en échiquier ou sur des lignes droites ou brisées ? Ces lignes doivent-elles, enfin, affecter la forme même des ouvrages de fortification, c’est-à-dire figurer des parties rentrantes et des parties saillantes ? Pour nous ce sont là des subtilités sans aucune valeur, et nous ne les mentionnons ici que parce que certains auteurs accordent beaucoup trop d’importance à toutes ces misères.

Nous nous en tiendrons donc à l’étude des quatre questions que nous avons indiquées plus haut.


1re  question :

Étant donné que de plusieurs routes qui relient les deux nations voisines, on ne puisse ou ne veuille en fortifier qu’une, quelles sont les considérations qui doivent présider au choix de cette route ?


Pour traiter cette question avec plus de clarté, nous prendrons pour exemple l’Allemagne du Sud dans ses relations avec la France. Il faut donc se reporter ici au cours supérieur du Rhin. Représentons-nous ce vaste terrain comme un tout dont nous voulons faire le système de défense sans tenir compte de son partage politique en États différents. Nous allons tout d’abord nous heurter à une grande incertitude, car il se présente un grand nombre de routes magnifiques et fort habilement tracées qui conduisent du Rhin dans l’intérieur de la Franconie, de la Bavière et de l’Autriche. Il ne manque sans doute pas de villes, telles que Nuremberg, Wurtzbourg, Ulm, Augsbourg, Munich qui, par leur grandeur, se signalent entre toutes ; mais, à moins qu’on ne veuille fortifier chacune de ces grandes villes, il faut cependant se décider à faire un choix parmi elles. En outre, et bien que, suivant les principes que nous avons déjà fixés, on regarde comme nécessaire de fortifier les villes les plus importantes et les plus riches, on ne peut méconnaître que, en raison de la distance qui sépare Nuremberg de Munich, l’objet stratégique que devra remplir la première de ces villes sera sensiblement différent de celui auquel la seconde devra répondre. On se demandera donc, sans doute, s’il ne conviendrait pas, au lieu de Nuremberg, de choisir un autre point moins important à la vérité, mais plus rapproché de Munich ?

Pour trouver la solution dans des cas de cette nature, il faut se reporter à ce que nous dirons du choix du point d’attaque dans le chapitre qui traitera du plan général de défense, à savoir que c’est là où se présente le point d’attaque le plus naturel que la défense doit prendre ses plus fortes dispositions.

Il suit de là que, de toutes les grandes routes qui conduisent du pays d’où part l’invasion dans celui qu’il faut mettre à l’abri de cette invasion, c’est celle qui mène directement au cœur de l’État, ou qui, soit en raison de la richesse des provinces qu’elle traverse, soit à cause de la proximité d’un fleuve navigable, soit par d’autres motifs analogues, faciliterait le plus la marche de l’ennemi, qu’il convient de couvrir par des places fortes. On sera alors certain que l’invasion se présentera sous l’une des deux formes suivantes : l’ennemi marchera directement sur ces places, ou, s’il cherche à les éviter, il offrira à la défense l’occasion la plus favorable d’agir sur ses flancs.

Vienne est le cœur de l’Allemagne du Sud, et par conséquent Munich et Augsbourg auraient une action bien plus étendue, comme places fortes, que Nuremberg et Wurtzbourg au point de vue d’une invasion française, en supposant la neutralité de la Suisse et de l’Italie. L’importance de ces deux places devient encore plus sensible si l’on tient compte, tout à la fois, des routes qui viennent de la Suisse par le Tyrol et de l’Italie, car, dans le cas d’une invasion qui suivrait ces routes, Munich et Augsbourg conserveraient encore une certaine action, tandis que Wurtzbourg et Nuremberg n’en auraient pour ainsi dire plus aucune.

Passons maintenant à l’étude de la seconde question.


2o  Les places fortes doivent-elles être toutes situées sur la frontière, ou vaut-il mieux les répartir sur la surface entière du pays ?


Nous ferons remarquer, tout d’abord, qu’alors qu’il ne s’agit que de petits États cela ne fait pas question, car ce que l’on nomme stratégiquement une frontière a plus de largeur que ne le comporte la superficie d’un petit État. Par contre, plus l’État est grand et plus la question prend d’importance.

La réponse qui paraîtrait la plus naturelle serait d’assigner aux frontières l’emplacement des places fortes. En effet, les places fortes doivent défendre l’État, et l’État est défendu tant que les frontières le sont elles-mêmes. Il est certain que si l’on s’en tenait à cette fixation elle aurait une valeur générale ; cependant les considérations que nous allons exposer vont faire voir combien de restrictions peuvent s’imposer à ce propos.

Toutes les fois que la défense est en droit de compter sur l’appui d’alliances étrangères, elle a le plus grand intérêt à gagner du temps. Elle ne se borne plus, dès lors, à offrir une grande résistance et à riposter vigoureusement à l’attaque, mais cherche au contraire à procéder lentement, et son but principal n’est plus l’affaiblissement immédiat de l’envahisseur, mais bien surtout de faire traîner les opérations en longueur. Cependant, et toutes choses égales d’ailleurs, il est dans la nature même du sujet que des forteresses réparties sur toute la surface du pays et renfermant entre elles de grands espaces offrent une plus longue résistance que celles qui sont accumulées sur une ligne régulière. Ce serait en outre agir de la façon la plus contradictoire, que de placer les points fortifiés uniquement sur la frontière, toutes les fois que l’étendue des lignes de communications de l’ennemi et la difficulté de son entretien pourront concourir à sa défaite. Ce sont là des considérations dont doit foncièrement tenir compte toute nation qui, par une cause ou par une autre, peut particulièrement avoir recours au procédé défensif basé sur la retraite dans l’intérieur du pays. Enfin si l’on comprend bien toute l’importance qu’il y a, lorsque d’ailleurs les conditions le permettent, à fortifier la capitale, les chefs-lieux administratifs et les grands centres commerciaux, si l’on considère que les grands fleuves qui traversent le pays, ainsi que les chaînes de montagne et les grandes coupures de terrain qui s’y trouvent fournissent de nouvelles lignes de défense, qu’il se rencontre de nombreuses villes qui par leur situation naturelle présentent de grands avantages à ce qu’on en fasse des forteresses et, pour terminer, que les grands établissements militaires tels que les fabriques d’armes et les fonderies de canons valent bien la peine qu’on les fortifie et qu’on les éloigne de la frontière, on verra que, tout bien pesé, on est toujours plus ou moins porté à avoir des places fortes intérieures. Notre opinion est donc que si c’est avec raison que, dans les États qui ont beaucoup de places fortes, le plus grand nombre en est placé à la frontière, il est, par contre, très désavantageux de n’en avoir pas à l’intérieur. Nous croyons, par exemple, que c’est là un défaut qui existe à un degré sensible en France.

C’est alors surtout que les provinces frontières manquent absolument de villes importantes, et que ces dernières ne se rencontrent que beaucoup plus avant vers le centre de l’État, qu’il devient extrêmement difficile de résoudre la question. C’est le cas pour l’Allemagne du Sud, où l’on ne trouve que quelques rares grandes villes en Souabe, tandis que la Bavière en est couverte. Nous n’estimons pas cependant qu’il soit nécessaire de chercher à poser des principes généraux à ce sujet. Nous croyons que, dans l’application, il se présentera toujours des raisons spéciales qui fixeront l’emplacement rationnel à donner aux places fortes, et nous nous contentons d’appeler l’attention du lecteur sur la remarque qui termine ce chapitre.


3o  Les places fortes doivent-elles être disposées symétriquement ou par groupes ?


Tout bien considéré, cette question se présentera rarement. On ne saurait nier, cependant, que l’espace compris entre deux, trois ou quatre forteresses, éloignées chacune de quelques journées de marche à peine d’un centre commun, constitue un bastion stratégique d’une si grande puissance et donne une telle force aux troupes qui l’occupent, qu’on est tout naturellement porté à se créer un pareil point d’appui dès que les autres conditions le permettent.


4o  Quel rôle la constitution géographique de la contrée joue-t-elle dans le choix de l’emplacement des places fortes ?


Nous avons déjà dit d’une façon générale que, lorsqu’elle est située au bord de la mer, sur un grand cours d’eau ou dans un pays montagneux, le rôle d’une place forte double d’importance. Nous devons ajouter, cependant, qu’il se présente à ce sujet de nombreuses considérations particulières dont il faut tenir compte.

Lorsque, par exemple, il n’est pas possible d’établir une forteresse sur le cours même d’un grand fleuve, il est préférable de n’en fixer l’emplacement qu’à un éloignement minimum de 12 à 18 milles (75 à 90  kilomètres). Le cours d’eau qui traverse la sphère d’action d’une forteresse gêne, en effet, cette action sous tous les rapports que nous avons exposés plus haut[1].

Il est facile de voir que les marais et les forêts inaccessibles et de vaste étendue présentent à ce sujet les mêmes conditions que les grands cours d’eau. Par contre il n’en est pas de même des montagnes, en ce qu’elles n’interdisent pas d’une façon absolue les mouvements des grandes et des petites masses de troupes, et ne leur opposent qu’une difficulté relative. Cependant une place forte est mal placée dans le voisinage du versant des montagnes du côté de l’ennemi, car elle est alors difficile à secourir, tandis que, située sur le versant opposé, elle augmente extraordinairement la difficulté du siège, par la raison que la montagne coupe alors les lignes de communications de l’assiégeant. Citons, à ce sujet, le siège d’Olmütz en 1758.

On demande fréquemment aussi si des villes situées dans des contrées d’abords très difficiles se présentent dans de meilleures ou de plus mauvaises conditions en tant que forteresses ? Comme elles peuvent être fortifiées à moins de frais, ou, à frais égaux, être rendues plus fortes et souvent devenir inexpugnables, et que d’ailleurs les services que rend une forteresse sont souvent plus passifs qu’actifs, il semble qu’on soit en droit de ne pas accorder grand poids à l’observation qu’elles peuvent être facilement bloquées.

Si, pour terminer, on jette un coup d’œil d’ensemble sur le système de fortification territoriale que nous venons d’exposer, nous croyons qu’on le trouvera d’une grande simplicité. Il est basé, en effet, sur des données positives et sur des relations durables en rapport avec les besoins défensifs des États ; on n’y trouve aucune trace de ces idées fantaisistes et de ces finesses stratégiques qui, nées des besoins exclusifs d’une époque, continuent parfois à s’imposer dans la question, et font commettre des fautes irréparables lorsqu’il s’agit de l’érection de forteresses qui doivent durer un demi-siècle et plus. La forteresse de Silberberg en Silésie, que Frédéric II a bâtie sur l’une des crêtes des Sudètes, est dans ce cas. Elle a perdu presque toute son importance, et n’a pour ainsi dire plus de raison d’être par suite du changement complet des circonstances, tandis que si l’on avait fait de la ville de Breslau une bonne place de guerre, elle le serait à jamais restée, aussi bien contre les Français que contre les Russes, les Polonais et les Autrichiens.

Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que les considérations que nous venons d’émettre ne visent nullement un État qui aurait à établir de toutes pièces son système de défense territoriale. Un pareil fait ne se produira que bien rarement s’il se produit jamais, et nous ne l’avons nullement en vue ici, tandis que les conditions que nous venons d’énumérer peuvent toutes se présenter, lors même qu’il ne s’agirait que de la création d’une place isolée.



  1. Philippsbourg est le type d’une forteresse mal située. On peut la comparer à un homme qui se placerait le nez contre la muraille.