Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 18

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 180-208).

CHAPITRE XVIII.

défense des rivières et des fleuves.


Au point de vue défensif, les cours d’eau de fort volume appartiennent, comme les montagnes, à la classe des barrières stratégiques. Cependant, selon qu’il s’agit d’une défense relative ou d’une défense absolue, les premiers de ces obstacles se distinguent des seconds par les deux points suivants :

1o Les montagnes et les cours d’eau favorisent puissamment une défense relative, mais les seconds présentent cette particularité, que leur résistance est semblable à celle d’un instrument d’acier fortement trempé, qui supporte tous les chocs sans faiblir, ou se brise et refuse tout service. En d’autres termes, si, dans des conditions avantageuses de défense, un fleuve d’un volume d’eau considérable peut matériellement devenir infranchissable pour l’ennemi, par contre, dès que, dans des conditions moins bonnes, le passage en est forcé sur un seul point, à l’opposé de ce qui se passe en cas analogue dans les montagnes, c’en est aussitôt fait de toute résistance consécutive.

2o La seconde propriété défensive spéciale aux cours d’eau est que, à l’opposé des terrains montagneux, ils fournissent à la défense, dans un grand nombre de cas, d’excellentes combinaisons pour une bataille générale.

Dissemblables par les deux caractères que nous venons d’indiquer, ces deux instruments défensifs ont cela de commun, qu’ils séduisent et entraînent souvent la défense par les aspects les plus trompeurs, et l’incitent, ainsi, à prendre des mesures aussi fausses que dangereuses. Nous nous réservons de fixer l’attention à ce sujet à mesure que nous avancerons dans cette étude.

L’histoire ne relate que de très rares circonstances où la défense des cours d’eau ait été couronnée de succès, et ait produit des résultats importants. Cela paraîtrait justifier l’opinion que les fleuves et les rivières ne constituent pas, en somme, des barrières aussi fortes qu’on le croyait, alors qu’un système défensif absolu cherchait à tirer parti de tous les points d’appui que le terrain peut offrir. Il faut cependant reconnaître que ce genre d’obstacle favorise, d’une façon générale, la défense d’un pays envahi.

Avant d’aborder l’étude de la question dans son ensemble, nous allons procéder à la recherche des différents aspects sous lesquels elle peut se présenter.

Il est, tout d’abord, très important de distinguer entre les résultats stratégiques que peut amener la défense effective des cours d’eau, et l’influence naturelle qu’ils exercent, au point de vue défensif, sur la contrée qu’ils parcourent, lors même qu’ils ne sont pas directement défendus.

La défense des cours d’eau peut affecter l’une des trois formes suivantes :

1o Une résistance absolue avec le gros de l’armée ;

2o Une résistance simulée ;

3o Une résistance relative, au moyen de subdivisions détachées, corps couvrants, corps auxiliaires, avant-postes…, etc., etc.

Dans chacune de ces formes, la défense peut faire choix de l’un des trois procédés suivants :

1o Une défense immédiate, en s’opposant directement au passage.

2o Une défense indirecte, en ne se servant du cours d’eau et de sa vallée que comme éléments de meilleures combinaisons de combat.

3o Une défense essentiellement directe, en se maintenant dans une position inattaquable sur la rive occupée par l’ennemi.

Nous allons examiner quelles applications chacun des trois procédés est susceptible de recevoir dans chacune des trois formes que la défense peut adopter.


1er mode de défense des cours d’eau.


Le but est ici de s’opposer directement au passage de l’armée ennemie.

Tout d’abord ce but n’est réalisable que lorsqu’il s’agit d’un fleuve ou d’une rivière roulant une grande masse d’eau.

Ici, les combinaisons d’espace, de temps et de forces compliquent considérablement la question. Cependant un examen approfondi du sujet conduit aux résultats suivants :

On détermine, d’après le temps reconnu nécessaire à l’ennemi pour l’établissement d’un pont, l’intervalle qui doit séparer les emplacements des corps chargés de la défense d’un cours d’eau. Le nombre des corps sera nécessairement égal au nombre de fois que cet intervalle sera contenu dans le parcours à défendre. En divisant alors l’effectif général de l’armée par le nombre de corps ainsi obtenu, on fixe l’effectif de chacun de ceux-ci, et il ne reste plus qu’à comparer cet effectif avec celui des troupes que, par des moyens auxiliaires, l’ennemi pourra jeter d’une rive sur l’autre pendant l’établissement du pont, pour savoir si l’on sera en mesure de faire une heureuse résistance.

Il faut admettre, en principe, que le passage sera impossible si la défense est en situation d’opposer à l’ennemi des forces très supérieures, doubles environ de celles qu’il parviendra à jeter d’une rive sur l’autre pendant le temps qu’exigera l’établissement du pont.

Prenons un exemple. Supposons que l’ennemi ait besoin de vingt-quatre heures pour établir son pont, et que, pendant ce laps de temps, il soit hors d’état, au moyen du matériel seul dont il se fait suivre, de jeter plus de 20 000 hommes sur la rive opposée. Si le défenseur est en mesure, par suite des intervalles que son objectif général lui a permis de donner à ses différents corps, de porter le même nombre d’hommes en moitié moins de temps, soit en douze heures, sur n’importe quel point du cours d’eau, le passage sera nécessairement irréalisable. Dans de semblables données, en effet, 20 000 hommes de la défense apparaîtront toujours sur le point menacé, avant que plus de 10 000 hommes de l’attaque aient pu passer d’une rive sur l’autre. Or comme, y compris le temps nécessaire à la transmission des avis, les corps en marche peuvent faire 4 milles (30 kilomètres) en douze heures, dans l’exemple que nous venons de choisir, le défenseur doit être en mesure de placer, le long du cours d’eau, des corps de 20 000 hommes à 8 milles (60 kilomètres) de distance les uns des autres, ce qui, pour une étendue de 24 milles (180 kilomètres) de rives, exige un effectif général de 60 000 hommes.

Dans de pareilles conditions, la défense sera toujours en état de porter 20 000 hommes en temps utile sur tout point menacé, alors même que l’ennemi tenterait d’effectuer le passage sur deux points à la fois, tandis que, s’il se bornait à ne risquer qu’un seul passage, elle pourrait lui opposer 40 000 hommes.

Trois circonstances sont donc ici décisives : 1o la largeur du cours d’eau ; 2o les moyens auxiliaires de passage ; 3o la force numérique des troupes de la défense.

De la largeur du cours d’eau dépend le temps plus ou moins long nécessaire à l’établissement du pont, temps dont les troupes de la défense doivent profiter pour se porter sur le point menacé. Des moyens auxiliaires de passage dont peut disposer l’attaquant dépend le nombre d’hommes que celui-ci pourra jeter sur la rive opposée pendant l’établissement même de son pont. Quant à la force numérique, celle de l’armée attaquante n’entre pas encore ici en ligne de compte.

On voit, d’après cet exposé, que, quelle que soit la supériorité de ses forces, il est des circonstances dans lesquelles l’attaque est matériellement hors d’état d’effectuer le passage d’un cours d’eau.

Telle est simplement présentée, c’est-à-dire dégagée encore de l’action des démonstrations que l’attaque peut employer, la théorie de la défense des cours d’eau quand le but du défenseur est de s’opposer directement à l’achèvement du pont et au passage de l’ennemi.

Pénétrons maintenant plus avant dans l’étude des circonstances et des dispositions qu’exige ce genre de défense.

Si nous faisons tout d’abord abstraction des particularités topographiques, une seule règle suffit ici. Les corps de la défense, déterminés théoriquement comme nous l’avons indiqué plus haut, doivent être établis sur la rive même du fleuve, et chacun en état de concentration. Nous disons sur la rive même du fleuve, parce que toute formation prise en arrière augmenterait sans nécessité et sans profit la distance à parcourir pour se porter sur le point menacé. En effet, le volume d’eau mettant les corps de la défense à l’abri de toute surprise de la part de l’ennemi, il n’est pas nécessaire de les éloigner comme on le devrait faire s’il s’agissait de la réserve d’une ligne de défense en terrain ordinaire. En outre, les routes qui suivent parallèlement le cours même d’un fleuve sont généralement plus praticables que les chemins perpendiculaires ou obliques qui conduisent de l’intérieur du pays à un point donné de ses rives. Enfin, lorsque les corps de la défense sont formés sur le cours d’eau même, les généraux commandants se trouvent de leur personne sur le terrain à surveiller, et, par suite, le service d’observation devient notablement supérieur à celui que l’on pourrait attendre d’une simple ligne de postes. Nous avons dit aussi que chacun des corps de la défense devait être formé en état de concentration. Tout homme d’expérience sait, en effet, les longues heures qu’exige le rassemblement des troupes, et comprendra, par suite, que c’est précisément dans une concentration préexistante que la défense puisera, ici, la plus grande partie de sa force d’action. Il est certain que, au premier coup d’œil, on se sent très porté, en plaçant une quantité de petits postes sur la rive même du fleuve, à s’opposer directement au passage de l’ennemi sur les bateaux dont il peut disposer, mais, à quelques exceptions près qui se bornent aux points qui se prêteraient le plus à ce genre de passage, cette manière d’agir serait excessivement dangereuse. En effet, sans même tenir compte de ce que, de la rive opposée, un feu supérieur pourrait facilement paralyser la résistance de tels ou tels de ces petits postes, on n’en arriverait qu’au résultat que l’ennemi choisirait un autre point de passage. On voit donc que, à moins d’être numériquement assez fort pour en agir avec le cours d’eau et le pouvoir défendre comme on le ferait du fossé d’une place forte, circonstance qui n’exigerait dès lors aucune règle particulière, cette manière de défendre la rive même manquerait nécessairement le but qu’on en attendrait.

Ayant ainsi fixé les principes fonciers de la formation générale des troupes de la défense, nous devons encore nous occuper :

1o Des circonstances particulières que présente le cours d’eau ;

2o De l’enlèvement ou de la destruction de tous les moyens auxiliaires de passage dont l’ennemi pourrait tirer parti ;

3o De l’influence que peuvent exercer les places fortes situées sur le cours d’eau.

À moins que d’autres circonstances ne s’opposent déjà à ce que l’ennemi puisse effectuer son passage au delà des extrémités d’une ligne de défense fluviale, celle-ci doit, condition sine qua non, s’appuyer, en aval aussi bien qu’en amont, à des points intournables, tels par exemple que la mer ou un territoire neutre. Or, des conditions semblables ou de pareils points d’appui ne se rencontrant que sur des espaces considérables, on voit tout d’abord que la défense des cours d’eau ne peut se réaliser que sur des lignes très étendues, et que, par suite, la possibilité d’établir de grandes masses de troupes en arrière d’une ligne fluviale relativement courte sort de la série des cas réels, les seuls dont nous ayons à nous occuper. Quand nous disons ici une ligne fluviale relativement courte, nous entendons par là un développement qui ne dépasse pas sensiblement celui que l’on donne d’habitude à une ligne de défense ordinaire, c’est-à-dire non fluviale. Nous affirmons que de pareils cas ne se présentent pas, et que toute défense immédiate de cours d’eau se rapproche toujours, au moins sous le rapport du développement de la ligne, du système de cordons. Or, contrairement à celui des formations concentrées, ce système est absolument impuissant contre les mouvements tournants de l’attaque. Là où un mouvement tournant est possible, la défense immédiate d’un fleuve, quelques heureux résultats qu’elle puisse promettre en d’autres circonstances, devient donc une entreprise des plus dangereuses.

Si nous passons maintenant à l’étude du développement d’une ligne de défense fluviale, il va sans dire que chacun des points du cours d’eau se prête plus ou moins au passage de l’ennemi. On peut certainement fixer quelques règles générales de défense à cet égard, mais, en somme, les circonstances locales se présentent constamment dans des conditions si différentes les unes des autres, que le simple examen d’un cours d’eau, appuyé des renseignements recueillis près des habitants, aura toujours plus de valeur que tous les préceptes théoriques.

Nous nous bornerons donc à dire d’une façon générale, que les objets qui apportent le plus d’aide au passage d’un cours d’eau sont les routes qui conduisent sur ses rives, les affluents qui s’y déversent, les villes qu’il baigne, et surtout les îles qui émergent de son lit. Quant au commandement de l’une des rives sur l’autre et aux sinuosités que décrit le cours d’eau au point de passage choisi, bien que tous les livres d’art militaire en fassent spécialement mention, ce sont là des circonstances qui ne sauraient exercer de sérieuse influence qu’au cas où la défense serait absolument directe, ce qui ne peut se présenter que très exceptionnellement, ou, pour mieux dire, alors seulement qu’il s’agit des plus grands fleuves.

Il va de soi que toutes les circonstances qui peuvent favoriser le passage d’un cours d’eau sur tels ou tels de ses points doivent exercer de l’influence sur la formation des troupes de la défense, et modifier quelque peu la loi générale de cette formation, mais, par contre, on ne saurait trop insister sur le danger qu’il y aurait à s’écarter de cette loi pour accorder toute confiance aux difficultés que tels ou tels points du cours d’eau paraissent devoir opposer aux tentatives de l’ennemi. Celui-ci, en effet, n’hésiterait pas à choisir les endroits que la nature aurait le moins disposés pour son passage, s’il acquérait la conviction que c’est là précisément qu’il aurait le plus de chance de ne pas rencontrer ou de surprendre la défense.

Dans tous les cas, on ne peut trop recommander la très forte occupation des îles, car, si l’ennemi les attaque sérieusement, il donnera ainsi l’indication précise du point de passage qu’il aura choisi.

Les corps de troupes répartis sur la rive du cours d’eau étant destinés à se porter selon les besoins des circonstances en aval et en amont de leurs points de concentration, l’un des travaux préparatoires les plus nécessaires à la défense, au cas où il n’existe pas de grandes routes parallèles au courant, consiste à approprier les petits chemins les plus rapprochés qui suivent cette direction et à les relier les uns aux autres.

Quant à la destruction et à l’enlèvement de tous les moyens auxiliaires de passage, cette opération est souvent difficile sur le fleuve même et exige toujours beaucoup de temps, mais elle présente parfois des difficultés insurmontables lorsque les affluents qui se déversent sur la rive opposée sont déjà au pouvoir de l’ennemi. De là l’importance des places fortes élevées aux confluents des cours d’eau et de leurs tributaires.

Quand il s’agit de grands fleuves, les équipages de ponts dont l’attaque se fait suivre sont généralement insuffisants. On conçoit donc de quelle valeur peuvent être, pour l’envahisseur, les moyens auxiliaires qu’il rencontre sur le fleuve et sur ses affluents, dans les grandes villes laissées sans défense, et dans les forêts prochaines qui fournissent tant d’éléments pour la construction des radeaux et des bateaux. Il peut se présenter des circonstances dans lesquelles toutes ces ressources manquant à l’ennemi, il lui soit, par cela seul, impossible d’effectuer le passage d’un cours d’eau.

Enfin les places fortes situées sur les deux rives, et particulièrement celles de la rive occupée par l’ennemi, concourent non seulement à empêcher le passage de celui-ci sur tous les points situés à leur proximité en aval et en amont, mais, ainsi que nous l’avons déjà dit, elles ferment en outre les affluents, et permettent de ramasser promptement et de mettre à l’abri tous les moyens auxiliaires dont l’attaque pourrait profiter et tirer parti.

Telles sont les considérations que nous voulions exposer au sujet de la défense directe des fleuves à grand volume d’eau. Lorsque le cours d’eau suit une vallée très encaissée, ou que, s’étendant sur ses rives, il y forme des marécages, il est certain que cela augmente la difficulté du passage et la puissance d’action de la défense ; mais ces particularités ne sauraient cependant suppléer au volume d’eau, car elles ne s’opposent pas formellement à l’accès de la contrée, condition indispensable d’une défense directe.

Si l’on se demande quel rôle la défense directe des cours d’eau peut jouer dans le plan stratégique d’une campagne, il faut reconnaître que ce procédé ne saurait jamais conduire à une victoire décisive. Le but restreint que l’on se propose quand on y a recours n’est pas tant, en effet, d’empêcher le passage même de la masse générale de l’ennemi, que d’écraser les premières masses importantes de troupes qu’il est en mesure de jeter tout d’abord d’une rive sur l’autre. Or, une fois ce résultat obtenu, le fleuve même apportera toujours un obstacle matériel à ce que, par une vigoureuse offensive, le défenseur étende la portée de son succès jusqu’aux proportions d’une victoire décisive.

Par contre, la défense directe d’un cours d’eau peut procurer un gain de temps considérable, ce qui a généralement une grande valeur pour le défenseur. La recherche et la concentration des moyens de passage paralysera tout d’abord pendant un certain temps l’action de l’attaquant ; que celui-ci échoue dans plusieurs de ses tentatives, ce sera encore autant de gagné pour son adversaire ; que la présence du cours d’eau contraigne l’envahisseur à donner une autre direction à ses efforts, il en résultera aussitôt de nouveaux avantages pour la défense. Enfin, dans tous les cas où l’attaque ne sera pas caractérisée par un sérieux esprit de résolution, le cours d’eau arrêtera sa marche en avant, et constituera un instrument permanent de protection pour le pays.

Ainsi, quand les deux adversaires opèrent avec des masses de troupes considérables, la défense directe des grands fleuves, entreprise dans des conditions favorables, peut être considérée comme un excellent procédé défensif, et donner des résultats dont on a trop peu tenu compte dans les derniers temps, en attribuant par contre à la méthode des insuccès qui n’étaient dus qu’à la seule insuffisance des moyens employés. En effet, si, d’après les données que nous avons exposées plus haut, données qui peuvent parfaitement s’appliquer à des fleuves tels que le Rhin et le Danube, on peut, avec 60 000 hommes repartis sur un parcours de 24 milles (180 kilomètres), opposer une résistance efficace à des forces notablement supérieures, on nous accordera bien que ce soit là un résultat qui mérite d’être pris en considération.

Nous disons contre des forces notablement supérieures, et devons nous expliquer à ce propos.

Il est certain que, dans la théorie que nous venons d’exposer, tout dépend des moyens de passage, tandis que la force numérique des troupes qui veulent passer reste indifférente. Toutefois, cette manière de procéder à la défense directe d’un cours d’eau, quoique théoriquement logique, n’est que rarement applicable dans la réalité, car il ne faut pas oublier que la plupart, voire même la généralité des lignes défensives fluviales, manquent de points d’appui absolus, et peuvent, par conséquent, être tournées, et cela d’autant plus facilement que l’ennemi dispose d’une supériorité de forces plus considérable.

Nous dirons, en outre, qu’alors même que l’attaque viendrait à triompher de la défense directe d’un cours d’eau entreprise selon nos prescriptions, cela ne pourrait jamais avoir pour le défenseur les conséquences d’une bataille perdue, et encore moins le conduire à une défaite complète. En effet, en pareille occurrence, une partie des troupes de la défense a seule pu prendre part au combat, et l’ennemi, retardé par le passage toujours si lent d’un fleuve, se trouve dans l’impossibilité de donner une suite importante immédiate à l’avantage qu’il vient d’obtenir. C’est là, selon nous, un nouveau motif de ne pas tenir ce procédé en trop faible estime.

Dans la vie pratique chaque action doit tendre à un but déterminé. Il ne faut entreprendre la défense d’un fleuve qu’après y avoir mûrement réfléchi. Un détail qui paraît insignifiant au premier abord change parfois le cas du tout au tout, et ce qui, dans une circonstance, est une preuve d’entente et de sagesse, peut, dans une autre, avoir les suites les plus désastreuses. La difficulté d’apprécier chaque chose à sa juste valeur et, dans l’espèce, de défendre chaque fleuve selon le mode qui lui convient, est peut-être plus grande ici que partout ailleurs. Il faut donc se prémunir particulièrement contre le danger de toute interprétation ou application fausse. Mais, par contre, une fois cette réserve faite, nous déclarons aussi sans détours que nous ne tenons aucun compte des grands mots et des phrases de ceux qui, sous l’empire de sentiments et d’idées qu’ils seraient bien embarrassés de préciser, attendent tout de l’attaque et des manœuvres, et voient l’image entière de la guerre victorieuse dans un hussard lançant son cheval au galop et brandissant son sabre au-dessus de son talpack.

Ce sont là des sentiments qui persistent rarement, et qui, alors même qu’ils persistent, ne sauraient suffire, ainsi que le prouve l’exemple du dictateur Wedel à Zullichau en 1759, et leur plus grand danger est que, s’ils ne persistent pas, ils abandonnent l’esprit du commandant en chef au dernier moment, le laissant ainsi indécis et perplexe en présence des circonstances les plus formidables et les plus compliquées.

Nous croyons donc que, lorsque les circonstances s’y prêtent et que l’on sait se contenter d’une négative modeste, la défense directe des cours d’eau entreprise avec de grandes masses de troupes peut amener de bons résultats. Mais il ne saurait en être de même lorsqu’on ne dispose que de faibles effectifs. Étant donnée une certaine étendue d’un cours d’eau prise comme ligne de défense, il est certain que 60 000 hommes seront en état d’en interdire le passage à une armée de 100 000 combattants et au-dessus, tandis qu’un corps de 10 000 hommes serait incapable d’y arrêter un ennemi d’un effectif égal ou même de moitié moins nombreux, si, toutefois, ce dernier ne craignait pas, après avoir franchi le fleuve, d’avoir aussitôt à en venir aux mains avec un adversaire égal ou supérieur en nombre. La chose est en soi claire et facile à comprendre, car, dans les deux cas, le rapport des effectifs se trouve seul changé, tandis que les points et moyens de passage restent les mêmes.

Nous n’avons guère à nous occuper ici des démonstrations, par la raison qu’on n’a que peu de compte à en tenir quand on s’oppose directement au passage d’un fleuve. En effet, ce procédé défensif n’étant pas basé sur la réunion concentrée de l’armée de la défense sur un point donné, et chaque corps de troupes ayant au contraire mission de surveiller isolément la partie du cours d’eau qui lui est assignée, il devient fort difficile à l’attaque, dans ces conditions, d’en imposer par des démonstrations. Il arrive souvent aussi que, disposant à peine de moyens de passage suffisants pour assurer la réussite de son entreprise, l’attaquant est peu porté à en consacrer une partie à une démonstration, ce qui diminuerait d’autant les troupes et le matériel qu’il pourrait employer au point de passage véritable, rendrait l’opération plus lente, et donnerait, par conséquent, plus de temps au défenseur pour la réunion des forces à y opposer.

En règle générale, la défense directe des cours d’eau ne paraît être applicable, en Europe, qu’aux fleuves de première grandeur, et seulement sur la seconde moitié de leur cours.


2e mode de défense des cours d’eau.


Ce procédé défensif convient particulièrement aux cours d’eau de second ordre et parfois même d’importance moindre, ainsi qu’aux vallées profondément encaissées. On doit alors prendre position à une distance telle du cours d’eau, que l’on soit en situation de se jeter sur l’ennemi au moment même où il viendra d’en effectuer le passage, soit qu’ayant traversé sur plusieurs points il n’ait pas eu le temps de réunir ses colonnes, soit qu’il se trouve encore limité à une seule route faisant suite à un seul pont. On conçoit que, contraint à accepter la bataille dans ces conditions, lorsqu’il est paralysé sur ses derrières par un cours d’eau ou par une vallée encaissée et qu’il ne dispose que d’une seule et étroite ligne de retraite, l’attaquant se trouve dans une situation extrêmement désavantageuse.

C’est donc précisément dans l’utilisation de ces circonstances que doit consister la défense des cours d’eau de moyenne force et celle des vallées encaissées.

Nous avons indiqué tout à l’heure, comme étant la plus favorable à la défense directe d’un cours d’eau, la formation de l’armée en grands corps de troupes fractionnés et espacés le long même de la rive à défendre. On ne doit naturellement adopter cette formation que lorsque l’on n’a pas à redouter que l’ennemi puisse impunément effectuer son passage en grandes masses, sans quoi on s’exposerait au danger d’être battu par fractions isolées. Dès que les conditions qui doivent favoriser et accompagner ce procédé défensif cessent d’être suffisantes, si, par exemple, l’ennemi transporte avec lui des équipages de ponts et des moyens de passage très nombreux, si le cours d’eau présente un grand nombre d’îles et de gués, s’il n’est pas suffisamment large et profond, si le défenseur enfin, par une raison ou par une autre, se sent trop faible, il lui faut aussitôt renoncer à la défense directe. Ses troupes, dans l’intérêt d’une liaison plus intime, doivent être portées sur des positions un peu plus éloignées du fleuve, et il ne reste plus, dès lors, qu’une seule manière logique d’opérer ; c’est de prendre des mesures telles, qu’on puisse se concentrer avec la plus grande rapidité sur le point même où l’ennemi effectuera le passage, de façon à l’attaquer avant qu’il ait gagné assez de terrain pour disposer de plusieurs routes dans la direction à donner à ses colonnes. En semblable circonstance, il convient de faire observer et faiblement défendre le cours d’eau ou la vallée par une simple chaîne d’avant-postes, tandis que l’armée, fractionnée en plusieurs corps, prend des positions convenables à quelque distance en arrière. Cette distance sera habituellement de quelques heures de marche.

L’objet capital est ici le passage du défilé formé par le cours d’eau et par sa vallée. Le volume d’eau ne joue plus, dès lors, qu’un rôle secondaire, et, généralement, une vallée rocheuse profondément encaissée apporte plus d’aide à la défense que la largeur même du courant. Il faut se rendre compte, d’ailleurs, qu’un défilé d’une certaine importance offre de bien plus grandes difficultés au passage d’une masse considérable de troupes que le simple raisonnement ne le fait supposer d’abord. Cette opération demande beaucoup de temps, et, pendant toute sa durée, l’attaquant est exposé à voir le défenseur apparaître sur les hauteurs environnantes. Si, pour parer à ce danger, il pousse ses troupes trop au loin, elles joignent trop tôt l’ennemi et peuvent être écrasées par des forces supérieures ; si, au contraire, il ne les éloigne pas assez de la rive qu’il vient d’atteindre, le combat s’engage, pour lui, dans les conditions les plus défavorables. En somme, effectuer le passage d’une telle coupure de terrain, lorsque après être parvenu sur le bord opposé il faudra se mesurer avec toute l’armée de la défense, est toujours une opération hardie, et qui laisse supposer que l’on se sent très supérieur à son adversaire en nombre et en habileté.

Il va sans dire que la ligne de défense ne peut pas avoir, dans le cas présent, autant d’étendue que celle que comporte la défense directe d’un grand fleuve. En effet, le passage ne saurait plus présenter autant de difficultés matérielles, et l’intention du défenseur est, d’ailleurs, de combattre ici avec toutes ses forces réunies. Il en résulte que la ligne de défense est plus exposée aux mouvements tournants de l’ennemi. Néanmoins, comme dans la généralité des cas la direction naturelle de l’attaque traverse perpendiculairement le fleuve et sa vallée, tout mouvement tournant l’éloigne de cette direction normale et expose sa ligne de retraite. Or, comme le resserrement des points de passage qui avoisinent le fleuve loin de cesser brusquement ne diminue que peu à peu, le défenseur conserve longtemps encore quelques avantages sur l’attaquant, alors même que, n’ayant pu atteindre ce dernier au moment si critique du passage, il lui a forcément laissé prendre plus d’espace pour le développement de ses ailes.

Ici la considération du volume d’eau cède le pas à celle de la profondeur de la vallée. Il va de soi, cependant, qu’il ne saurait être question d’une vallée montagneuse dans le sens propre de l’expression. Dans ce cas, en effet, il ne s’agirait plus de la défense d’un fleuve mais bien de celle d’une montagne, genre spécial de défense que nous avons exposé précédemment. Mais on sait que l’on rencontre fréquemment de grandes plaines dans lesquelles des cours d’eau, souvent de petit volume, se sont creusés des lits profonds à bords très escarpés. Il faut, en outre, ranger dans la même catégorie tous les cours d’eau qui présentent des obstacles naturels sur leurs bords, ou forment des terrains marécageux sur leurs rives.

Dans ces conditions, le défenseur peut trouver à se placer dans les positions les plus avantageuses en arrière d’un cours d’eau ou d’une vallée profondément encaissée.

C’est donc là une des dispositions stratégiques les plus avantageuses, mais, néanmoins, le défenseur doit bien se garder d’y exagérer le fractionnement de ses troupes. En pareil cas on est naturellement très porté à s’étendre d’un premier point présumable de passage à un second, et de celui-ci à un troisième. Si l’on cède à la tentation, on court grand risque de ne pouvoir plus se concentrer en forces suffisantes sur le point même où le passage s’effectuera. Or, si l’on ne réussit pas à attaquer l’ennemi avec la totalité des forces défensives, l’action est manquée, le défenseur est repoussé, il est contraint à la retraite, la confusion se met dans ses rangs, et les pertes éprouvées par ses différents corps le conduisent à un insuccès voisin de la défaite, sans que, parfois même, il puisse porter la résistance à ses dernières limites.

Il est donc absolument indispensable, quand on veut appliquer ce mode défensif, de ne pas donner trop d’étendue à la position, de manière à être toujours en mesure de concentrer les troupes le soir même du jour où l’ennemi aura exécuté son passage. Si l’on ne s’écarte pas de cette règle, elle tiendra lieu de toutes les combinaisons de temps, d’espace et de forces qui, dans l’espèce, sont subordonnées à tant de considérations locales.

Livrée dans de semblables conditions, une bataille revêt un caractère tout spécial pour le défenseur, qui doit y apporter une irrésistible impétuosité. Toutes les démonstrations de passage par lesquelles on tentera de lui donner le change ne lui permettront généralement d’entrer en action qu’au moment suprême. Les avantages spéciaux dont il jouira consisteront précisément dans les désavantages de la situation naturellement si critique de l’attaquant, au moment où celui-ci viendra d’effectuer le passage du fleuve à la rive duquel il se trouvera encore acculé. Si quelques corps de l’attaque, ayant forcé le passage sur d’autres points, tournent la position, il est certain que le défenseur ne sera pas en mesure, comme dans une bataille défensive ordinaire, de riposter par de vigoureuses contre-attaques sur ses derrières, car ce serait renoncer aux avantages de la position qu’il occupe. C’est donc sur son front même qu’il doit forcer la victoire à se prononcer en sa faveur, et cela avant que les corps qui peuvent tenter de le tourner aient le temps de lui nuire. En d’autres termes, il doit, aussi puissamment que faire se peut, attaquer résolument l’ennemi de front, et décider ainsi promptement du sort de l’opération.

Mais, contrairement à ce qu’on peut se proposer quand la défense fluviale est directe, dans le cas présent le but du défenseur ne saurait jamais être de résister à des forces supérieures. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu’il aura à attaquer de front le gros même de l’ennemi, et, bien qu’ici les circonstances locales favorisent particulièrement la défense, il ne serait pas prudent d’adopter ce mode défensif si l’on n’était certain, tout d’abord, de disposer de forces à peu près égales à celles de l’adversaire.

C’est ainsi qu’il convient de défendre les rivières d’importance moyenne et les vallées profondément encaissées lorsqu’on peut y consacrer des masses de troupes considérables. Avec d’aussi puissants moyens, la défense peut et doit avoir pour but un résultat décisif ; elle doit concentrer toutes ses forces pour écraser l’ennemi sur les versants mêmes de la vallée, et éviter ainsi tous les désavantages et tous les dangers d’une position éparpillée le long de la rive. Si cependant il ne s’agit uniquement que de renforcer et d’appuyer une ligne de défense secondaire sur laquelle la résistance ne doit durer qu’un temps limité, rien ne s’oppose alors à ce qu’on ait recours au mode défensif direct des crêtes de la vallée ou des rives mêmes du cours d’eau. Bien qu’ici on ne puisse naturellement compter sur les grands avantages d’une position prise en terrain vraiment montagneux, la résistance aura, du moins, plus de durée qu’en pays plat. Un seul cas peut se rencontrer qui rende très dangereuse, et parfois même impossible, l’application de ce procédé : c’est celui où le cours d’eau décrit de très fortes courbes, circonstance que présentent souvent les rivières profondément encaissées. Nous indiquerons ici, par exemple, le cours de la Moselle en Allemagne. Dans ces conditions, les subdivisions isolées que le défenseur placerait dans les coudes faisant saillie extérieure se trouveraient presque inévitablement perdues si la retraite de la ligne devenait nécessaire.

Il va sans dire que cette manière de défendre les cours d’eau d’importance secondaire, lorsqu’on peut y consacrer un nombre considérable de troupes, peut parfaitement aussi s’appliquer à la défense des grands fleuves dès que les conditions de leurs cours et de leurs vallées s’y prêtent ; bien plus, c’est à ce procédé même que le défenseur doit avoir recours quand il lui importe particulièrement d’obtenir une victoire complète (bataille d’Aspern.)

Lorsqu’une armée prend position directement en arrière d’un fleuve, d’une rivière, ou d’une profonde vallée, dans l’intention d’augmenter la force tactique de son front en en rendant les abords plus difficiles, le cas est tout autre et ne dépend plus de la stratégie. Nous nous bornerons donc à dire ici qu’en prenant une pareille disposition on cède a une illusion complète. En effet, si la coupure du terrain est considérable, le front de la position devient absolument inattaquable. Or, comme négliger une position de cette espèce ne présente pas de plus grandes difficultés qu’en négliger une autre, si l’attaquant passe outre, le défenseur, en prenant cette disposition, n’aura guère agi, en somme, que comme s’il s’était volontairement retiré pour laisser la voie libre à son adversaire, ce qui ne peut guère être son intention. Une disposition semblable ne saurait donc avoir d’utilité que dans les circonstances où le rapport entre les lignes de communications des deux adversaires est si défavorable à l’attaquant, que la moindre déviation de sa direction première pourrait avoir pour lui les conséquences les plus graves.

Dans ce second mode défensif, les démonstrations sont plus faciles pour l’attaquant et plus dangereuses pour le défenseur qui doit éviter de s’y laisser prendre, afin d’être toujours en mesure de réunir toutes ses forces sur le véritable point de passage. Par contre, le défenseur a plus de temps devant lui pour peser les choses et prendre une décision, car il conserve les avantages qui le favorisent dès le principe, jusqu’à ce que l’ennemi ait réuni la totalité de ses troupes sur la rive nouvelle et se soit emparé de plusieurs défilés ou de plusieurs routes. D’un autre côté, l’effet des démonstrations n’est pas encore aussi grand ici que lorsqu’il s’agit de la défense d’un cordon, système dans lequel toutes les portions de la ligne doivent être maintenues, et où, par conséquent, le rôle de la réserve ne consiste pas, comme dans le cas présent, à surveiller le gros de l’armée attaquante, mais, ce qui est bien autrement difficile, à deviner sur quel point on cherchera à forcer le passage.


Nous devons faire remarquer, au sujet de ces deux modes défensifs des grands et petits cours d’eau, qu’ils seront généralement loin de remplir les conditions avantageuses que nous venons de leur attribuer, si, dans la confusion d’un mouvement de retraite précipité, la défense cherche à en tirer parti sans dispositions préparatoires, sans connaissance complète du terrain avoisinant, et sans avoir tout d’abord détruit tous les moyens auxiliaires de passage que l’ennemi pourrait utiliser. En pareille occurrence, ce serait une grande faute d’éparpiller ses forces sur des positions étendues, et les procédés défensifs que nous avons exposés jusqu’ici ne trouveraient plus leur application.

Rien ne réussit à la guerre que ce qui a été mûrement réfléchi et conçu avec une forte volonté. Une défense fluviale qui n’aura été entreprise que dans la crainte d’avoir à se mesurer avec l’adversaire dans une bataille en rase campagne, et dans l’espoir que la largeur du cours d’eau et la profondeur de la vallée arrêteront la marche de l’attaque, ne produira généralement que de mauvais résultats. La démoralisation est grande quand le commandement obéit à de tels mobiles, les sombres pressentiments du général en chef s’étendent bientôt à toute l’armée, et fréquemment les événements se chargent de les réaliser. Dans une bataille, les conditions ne sont pas mesurées également entre les deux adversaires comme dans un duel, et le défenseur qui ne sait pas faire tourner à son bénéfice les avantages inhérents à la forme défensive, la facilité de marche et la liberté de mouvement dont elle dispose ainsi que la connaissance parfaite du terrain qu’elle permet d’avoir, ce défenseur, disons-nous, ne saura tirer parti de rien moins que de la défense d’un fleuve et de sa vallée.


3e mode de défense des cours d’eau.


Il consiste à prendre une position forte sur la rive occupée par l’ennemi, et est basé sur le danger qui en résulte aussitôt pour l’attaque d’avoir ses lignes de communications interrompues par le fleuve, et limitées, par suite, à quelques ponts. Il va de soi qu’il ne peut encore être question ici que de fleuves importants roulant un fort volume d’eau ; seuls ils se prêtent à ce procédé, tandis que, lors même qu’ils ont un lit très profond, les cours d’eau secondaires offrent toujours de nombreux points de passage.

La position que l’on prend au delà du fleuve, lorsque l’on veut faire application de ce troisième mode défensif, doit être extrêmement forte, presque inattaquable même, sans quoi la défense renoncerait à ses avantages et épargnerait à l’attaque une partie du chemin que celle-ci a à faire. Or si la position est assez forte pour que l’ennemi n’ose pas l’attaquer, il se présentera des circonstances où, par cette seule raison, il ne quittera pas la rive ainsi commandée pour se porter sur l’autre. En effet, en effectuant le passage il s’exposerait à ce que les troupes de la position défensive se portassent sur ses lignes de communications. Il convient, cependant, de remarquer que, s’il traversait le fleuve, la réciproque se produirait, et qu’il menacerait lui-même les lignes de communications de la défense. Il importe donc ici, comme dans tous les cas d’ailleurs où les adversaires cherchent à se tourner l’un l’autre, de se rendre compte de la valeur relative que les lignes de communications des deux armées opposées tirent de leur nombre, de leur situation ou de toute autre circonstance, puis, à un autre point de vue, d’apprécier quel est celui des deux adversaires qui a le plus à risquer à leur perte, et doit par conséquent, au cas échéant, succomber sous les efforts de l’autre. Enfin, la supériorité morale de l’une des deux armées peut être si grande, qu’en cas extrême l’un des deux généraux puisse entreprendre, avec quelques chances de succès, ce qui, tenté par l’autre, amènerait infailliblement la perte de celui-ci. Le fleuve n’a d’autre rôle ici, en raison du nombre restreint des ponts, que de rendre beaucoup plus critique et dangereuse l’exécution des mouvements de chacun des adversaires. Dès que le défenseur est certain, et c’est habituellement ce qui se présente, qu’abrités par ses places fortes, ses lignes de communications et ses dépôts d’approvisionnements seront moins exposés que ceux de l’ennemi, il est en droit de songer à appliquer ce mode défensif qui peut être avantageusement substitué au mode de défense immédiate, lorsque les circonstances ne sont pas favorables à l’emploi de ce dernier. Il est clair qu’alors l’armée et le fleuve ne se prêteront plus d’appui direct, mais l’un et l’autre n’en défendront pas moins le pays, et c’est là le principal.

Il faut reconnaître, cependant, que ce mode défensif, dans lequel les deux armées se comportent l’une envers l’autre comme deux électricités de signe contraire, n’arrêtera jamais qu’une impulsion peu puissante. On peut certainement y avoir recours lorsqu’on sait avoir affaire à un général timide et indécis que rien, pas même une incontestable supériorité, ne saurait pousser énergiquement en avant, ou lorsque s’est déjà établi entre les deux armées cet équilibre particulier des forces morales et physiques qui les porte à se borner à remporter de petits avantages alternatifs l’une sur l’autre ; mais si, par contre, la défense a à compter avec des forces supérieures conduites par un général entreprenant, persister dans ce mode défensif serait suivre une route dangereuse tracée sur le bord même de l’abîme.

Du reste, ce procédé de défense se présente à la fois d’une façon si hardie et si savante, qu’on pourrait, en quelque sorte, le définir le mode défensif élégant. Or l’élégance confine à la suffisance, défaut moins excusable à la guerre que dans les relations mondaines. On y a donc, dans le fait, rarement recours. Il convient, toutefois, d’en tirer un procédé auxiliaire à employer conjointement avec les deux premiers, et qui consiste à maintenir solidement le point de passage au moyen d’une tête de pont, de façon à menacer constamment l’attaque d’une irruption sur la rive même qu’elle occupe.

Indépendamment d’une résistance absolue avec le gros de l’armée, chacun des trois modes défensifs que nous venons d’exposer peut avoir pour objet de faire croire à une résistance qui ne sera que simulée.

Il est vrai que pour en imposer à l’ennemi à ce propos, il faut encore prendre un grand nombre d’autres dispositions, mais la première de toutes les conditions est que la position ne présente pas les apparences d’un bivouac ou camp de marche. Sur un grand fleuve cela exige une véritable mise en scène, en ce sens qu’on y prend une quantité de dispositions plus ou moins de circonstance, et que la comédie doit être plus habilement menée et durer généralement plus longtemps. En effet, l’action d’effectuer le passage d’un obstacle de cette importance constitue toujours pour l’attaque une opération des plus graves, à laquelle elle ne se décide habituellement qu’après mûres réflexions, et qu’elle retarde souvent longtemps pour ne l’exécuter que dans des conditions plus favorables.

Pour arriver à faire croire à ce simulacre de résistance, il faut nécessairement former et fractionner le gros de l’armée sur la rive du fleuve à peu près comme si on voulait réellement s’opposer au passage. Or, du fait même que l’on ne veut faire qu’un semblant de résistance, il va sans dire que les conditions ne sont pas favorables à une défense réelle. Une semblable formation, en raison de son fractionnement toujours plus ou moins étendu, exposerait donc le défenseur à faire de grandes pertes, si ses corps isolés se laissaient entraîner à une résistance effective, fût-elle même modérée. Ce serait là, d’ailleurs, une demi-mesure.

Il faut donc, pour une résistance simulée, que tout soit calculé sur la réalisation immanquable de la concentration de l’armée à une distance importante en arrière, souvent même à plusieurs journées de marche. Il faut aussi, par conséquent, que la résistance cesse dès que, par sa continuation, elle compromettrait cette concentration.

Pour mieux exposer notre manière de voir et faire comprendre toute l’importance que peut avoir un tel semblant de résistance, nous reporterons le lecteur à la fin de la campagne de 1813.

L’empereur Napoléon avait fait repasser le Rhin à environ 40 ou 50 000 hommes. Il lui eût été impossible, avec un si faible nombre de troupes, de défendre toute la partie du cours de ce fleuve sur laquelle, d’après la direction de leurs colonnes, les Alliés pouvaient trouver des points de passage faciles, c’est-à-dire depuis Mannheim jusqu’à Nimègue. Il ne devait donc, par suite, penser à opposer une résistance sérieuse que sur la Meuse française, où, d’ailleurs, il comptait recevoir quelques renforts. Cependant, s’il eût donné dès le début cette direction à ses troupes, les Alliés les eussent suivies pas à pas. Le même fait n’aurait pas tardé à se produire si, pour leur donner un repos qui cependant leur était nécessaire, il les eût cantonnées derrière le Rhin. En effet, sans s’écarter de la plus extrême prudence, les Alliés n’eussent pas manqué de faire passer le fleuve à des essaims de cosaques ainsi qu’à d’autres troupes légères, qu’ils eussent, en cas de réussite, promptement fait suivre de corps constitués. Tout se réunissait donc, ici, pour imposer aux corps français la nécessité de défendre sérieusement le Rhin. Cependant, comme il était à prévoir que cette défense ne pourrait se prolonger dès que les Alliés tenteraient vigoureusement de forcer le passage, l’empereur Napoléon ne fit là qu’une démonstration qui, d’ailleurs, n’exposa l’armée française à aucun danger, parce que son point de concentration était situé sur la haute Moselle. Macdonald se trouvait vers Nimègue avec 20 000 hommes, et commit seul la faute d’attendre qu’il fût réellement repoussé par l’ennemi, ce qui ne se produisit qu’au milieu du mois de janvier, par suite de l’arrivée tardive du corps de Winzingerod, et fut cause qu’il ne put rejoindre l’Empereur avant la bataille de Brienne.

Cette défense simulée du Rhin a suffi pour arrêter les Alliés dans leur marche en avant et les a portés à retarder le passage du fleuve jusqu’à l’arrivée de leurs renforts, c’est-à-dire pendant six semaines. Ce gain de temps dut avoir une immense valeur pour l’empereur Napoléon. Sans cette démonstration habile, la bataille de Leipzig eût conduit directement les Alliés à Paris, et il eût été absolument impossible aux Français de livrer bataille en avant de leur capitale.

On peut aussi avoir recours à une mise en scène de ce genre lorsqu’il s’agit de cours d’eau secondaires, mais on n’en tire généralement que des résultats moins grands, par la raison que, les essais de passage étant plus faciles, le charme est bientôt rompu.

Les démonstrations de passage seraient encore vraisemblablement moins efficaces dans le troisième procédé de défense des cours d’eau.

Une ligne d’avant-postes, une ligne de défense, un cordon de troupes chargées de remplir une mission secondaire, un corps d’observation gagneront beaucoup de force et de sécurité à être couverts par un cours d’eau susceptible d’être défendu par l’un des deux premiers modes défensifs indiqués dans ce chapitre. Il va de soi qu’il ne saurait être question ici que d’une résistance relative, mais elle sera toujours considérablement renforcée par une coupure de terrain de cette nature et de cette importance. En pareil cas, la défense n’a pas à compter uniquement sur le temps que la résistance virtuelle durera, elle peut encore faire entrer en ligne de compte les longues heures que l’ennemi laissera s’écouler avant de tenter le passage, hésitation qui, 99 fois sur 100, le conduira purement et simplement à y renoncer.