Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 20

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 213-222).

CHAPITRE XX.

défense des marais. — inondations.




A. — Défense des marais.


Des marais d’une très grande étendue, tels que celui de Bourtang dans l’Allemagne du Nord, constituent une si grande rareté qu’il est vraiment inutile d’en faire l’objet d’une étude spéciale. Par contre, des fondrières et des bas-fonds marécageux traversés par de petites rivières forment souvent d’importantes coupures de terrain qui peuvent être, et sont, dans le fait, fréquemment utilisées par la défense.

Les procédés défensifs sont ici sensiblement les mêmes que ceux que nous avons indiqués pour les cours d’eau ; cependant les marais présentent deux particularités dont il convient de tenir compte. La première et la plus importante est qu’un marais, lorsqu’en dehors de ses digues il est absolument impraticable à l’infanterie, oppose de bien plus grandes difficultés au passage des troupes que quelque rivière que ce soit. Tout d’abord, en effet, la construction d’une digue exige incomparablement plus de temps que celle d’un pont, puis l’attaquant qui, sur un cours d’eau, commencerait par transborder, au moyen d’une partie de ses bateaux, la quantité de troupes nécessaires à la protection de ses travaux, n’a, quand il s’agit d’un marais, aucun moyen similaire à sa disposition. De simples planches, il est vrai, et c’est le procédé le plus facile, peuvent servir au passage de l’infanterie, mais cette opération est beaucoup plus longue qu’un transbordement par bateaux, et la mission de porter les premières troupes d’une rive sur l’autre croît encore en difficulté, lorsque le marais est traversé par une rivière qui exige elle-même l’établissement d’un pont. De simples planches peuvent bien, en effet, supporter le poids d’hommes isolés, mais ne sauraient se prêter au transport du lourd matériel d’un équipage de pont. Dans maintes circonstances cette difficulté peut être insurmontable.

La seconde particularité, moins favorable à la défense, est que, contrairement à ce qui est réalisable sur les cours d’eau, on ne peut, dans les marais, détruire entièrement les moyens de passage préexistants. On fait sauter un pont, en effet, tandis qu’on ne peut que percer les digues, ce qui ne signifie pas grand’chose en somme. La rupture des ponts établis sur un cours d’eau qui traverse un marais ne constitue même pas, pour l’attaque, une difficulté comparable à celle que lui cause la rupture d’un pont sur une rivière considérable.

Il résulte de ces deux particularités que, pour tirer parti d’un marais il faut tout d’abord en solidement occuper, puis en vigoureusement défendre les digues. On en est ainsi réduit à la défense locale, mais ce procédé défensif se trouve ici extrêmement simplifié par la difficulté que rencontre l’attaque à procéder au passage autrement que sur les digues elles-mêmes.

La défense des marais est donc foncièrement locale et, par conséquent, plus passive que la défense des cours d’eau, et il convient, pour en augmenter relativement la puissance, de donner moins d’étendue à la ligne de défense, surtout dans les contrées cultivées de l’Europe où, dans les circonstances les plus favorables, les voies de passage préexistantes sont encore nombreuses.

À ce point de vue, et l’on ne saurait trop y attacher d’importance car la défense locale cache autant de danger qu’elle exerce d’attraction, les marais sont, en tant qu’instruments défensifs, inférieurs aux grands fleuves. Cependant il faut faire ici une réserve, car l’on rencontre fréquemment en Europe des marécages et des bas-fonds d’une largeur incomparablement plus grande que celle des cours d’eau les plus considérables. Or, dans de pareilles conditions, les postes établis sur certains points de ces marécages avec mission d’en interdire le passage ne courent aucun danger d’être écrasés par le feu de la rive opposée, tandis que, au contraire, l’effet de leur propre feu est extrêmement rehaussé par l’étroitesse et la longueur des digues. Ces digues, seuls défilés par lesquels l’attaque puisse procéder, constituent alors, pour celle-ci, un passage bien autrement long et critique que celui d’un pont. On est donc obligé de reconnaître que des marais et bas-fonds de cette espèce, lorsqu’un trop grand nombre de voies de communication n’en modifient pas essentiellement la nature, constituent des lignes défensives d’une très grande puissance.

On peut aussi appliquer aux marais le procédé de défense indirecte que nous avons indiqué pour les cours d’eau, et qui consiste à engager une action générale en se précipitant avec toutes ses forces sur l’ennemi, au moment où il est encore acculé à l’obstacle qu’il vient de franchir et n’a pas encore gagné assez de terrain en avant pour disposer de plusieurs routes pour la direction de ses colonnes.

Quant à prendre position sur la rive opposée, comme il est indiqué dans le troisième mode défensif des cours d’eau, de façon à menacer constamment l’attaque d’une irruption sur le terrain qu’elle occupe, ce procédé serait trop hasardé ici, à cause de la lenteur que les marais imposent au passage.

Il serait extrêmement dangereux de se laisser entraîner à défendre des marais, des prairies ou des fondrières qui ne seraient pas absolument impraticables en dehors de leurs digues. Un seul point de passage découvert par l’ennemi suffirait à la rupture de la ligne de défense, ce qui, en cas de résistance sérieuse, entraînerait toujours de grandes pertes.


B. Inondations.


Il nous reste à parler des inondations. Comme instrument défensif et par leur nature même, c’est avec les grands marais que ces obstacles ont le plus de ressemblance.

Elles constituent un phénomène qui se rencontre rarement et dont, en Europe, la Hollande présente peut-être le seul spécimen digne d’arrêter l’attention au point de vue stratégique. Les deux remarquables campagnes de 1672 et de 1787 nous inviteraient d’ailleurs à cette étude, si la situation géographique de la Hollande entre l’Allemagne et la France ne donnait déjà un intérêt puissant et toujours plein d’actualité à ce sujet.

Le caractère des inondations hollandaises diffère par les points suivants de celui que présentent généralement les bas-fonds marécageux et impraticables :

1o Le sol même est solide et consiste, partie en prairies sèches, partie en terres labourables.

2o Une quantité de fossés d’irrigation et d’assèchement, plus ou moins larges et profonds, partagent le sol en bandes parallèles.

3o Des canaux de plus grandes dimensions, destinés aux irrigations, à l’assèchement et à la navigation, et formés et maintenus par des digues, sillonnent la contrée dans toutes les directions, et ne peuvent être franchis que sur des ponts.

4o Le sol entier du terrain inondable est sensiblement inférieur au niveau de la mer, et par conséquent aussi à celui des canaux.

5o Il résulte de ces dispositions constitutives, que, en perçant les digues et en fermant ou ouvrant les écluses, on peut couvrir d’eau le pays de telle sorte que les chemins qui suivent les digues les plus élevées restent seuls à sec, tandis que les autres, complètement détrempés et inondés, deviennent impraticables. Alors même que l’inondation n’atteindrait ainsi que 3 ou 4 pieds d’élévation et présenterait encore quelques portions guéables sur de courtes étendues, on ne pourrait néanmoins tirer parti de ce fait en raison des petits fossés d’irrigation dont nous avons parlé plus haut et qui, cachés dès lors sous les eaux, apporteraient à tout essai de pénétration dans l’intérieur un obstacle toujours inattendu et sans cesse renaissant. Ce n’est que là où la direction des fossés serait telle, que l’on pourrait marcher entre deux d’entre eux sans avoir jamais besoin de les franchir, que l’inondation cesserait d’interdire l’accès dans le cœur du pays. Or on comprend que ce soit là un cas qui ne se peut présenter que sur des espaces très restreints, et dont, par conséquent, la tactique seule pourrait tirer quelque parti dans des circonstances toutes spéciales.

Les conséquences de ces particularités sont les suivantes :

1o L’attaque ne peut progresser que par un nombre limité de voies, et ces voies, établies sur des digues de peu de largeur et bordées généralement de chaque côté par un fossé plein d’eau, constituent des défilés aussi longs que dangereux.

2o Par contre, les dispositions défensives sont faciles à prendre sur ces digues, et peuvent devenir insurmontables.

3o Précisément parce que le nombre des voies de pénétration est restreint, la défense ne peut être qu’absolument locale, et, par suite, le défenseur ne doit attendre le succès que d’une résistance absolument passive sur chaque point attaqué.

4o Il ne s’agit plus ici d’une ligne de défense isolée qui, fermant le pays comme une simple barrière, perd toute valeur lorsqu’elle est forcée sur un seul point. La même difficulté des abords protégeant partout les flancs du défenseur, celui-ci peut sans cesse former de nouveaux postes, et boucher ainsi, chaque fois, toute brèche qui viendrait à se produire dans sa ligne de défense. On peut dire qu’ici, comme sur l’échiquier, le nombre des combinaisons est inépuisable.

5o Mais il va de soi que la population est très considérable, et l’état de la culture très développé, dans une contrée où l’on tire un si grand parti de la constitution spéciale et de l’aménagement du sol. Les voies de communication y sont donc très nombreuses, et, par conséquent, très nombreux doivent y être, en cas de défense, les postes chargés d’en interdire le passage. Dans de telles conditions, une ligne de défense ne peut logiquement présenter que peu d’étendue.

La principale ligne hollandaise a environ 8 milles (59 kilomètres) de longueur, et, établie en grande partie derrière le Vechte, elle s’étend depuis Naarden sur le Zuydersée, jusqu’à Goroum sur le Waal, c’est-à-dire jusqu’au Biesbosch.

Dans chacune des campagnes de 1672 et de 1787, on ne consacra que de 25 000 à 30 000 hommes à la défense de cette ligne. Or elle couvre la province de Hollande. Dans l’un et dans l’autre cas, avec des forces si limitées, compter sur une résistance invincible était se promettre un résultat considérable. Dans le fait, en 1672, la ligne résista à des forces réellement très supérieures commandées par Condé d’abord, puis par Luxembourg. Ces deux grands généraux eussent pu l’attaquer avec 40 000 ou 50 000 hommes. Mais les Français, attendant l’aide que leur devait apporter l’hiver qui ne fut pas assez rigoureux, n’entreprirent alors rien de sérieux.

Par contre, la résistance de cette première ligne fut absolument nulle en 1787. Une ligne beaucoup plus courte, celle qui s’étend du Zuyderzée au lac de Harlem, parut d’abord devoir mieux tenir. Elle fut cependant forcée en un seul jour par le simple effet d’une disposition tactique ingénieuse du duc de Brunswick. Les troupes prussiennes attaquantes ne présentèrent néanmoins, dans cette circonstance, que peu ou point de supériorité numérique.

C’est à la différence du commandement supérieur qu’il convient d’attribuer la différence des résultats obtenus dans ces deux défenses.

En 1672 les Hollandais furent surpris par Louis XIV en pleine organisation de paix. On sait que l’esprit militaire ne régnait guère alors dans leur conseil, et que la question défensive avait été fort négligée dans leur organisation. Il en résulta que l’invasion trouva la plupart des places fortes mal ou insuffisamment approvisionnées, occupées par de faibles garnisons de troupes mercenaires, et commandées par des étrangers infidèles ou par des nationaux incapables. C’est ainsi que, en peu de temps et à l’exception de Groningue seule, toutes les forteresses brandebourgeoises que les Hollandais tenaient sur le Rhin, de même que toutes les places fortes situées à l’est de la ligne de défense ci-dessus mentionnée, tombèrent aux mains des Français. Or c’est à la conquête seule de ce grand nombre de forteresses que se réduisit, à peu de chose près, toute l’activité des 150 000 hommes dont se composait l’armée envahissante.

Mais, lorsque, à la suite du meurtre des frères de Witt en août 1672, le prince d’Orange arriva au pouvoir, il apporta tant d’entente et d’unité dans les dispositions militaires, qu’on parvint à fermer complètement la ligne de défense, et que ni Condé ni Luxembourg, auxquels était resté le commandement des troupes françaises laissées en Hollande après le départ des deux armées de Turenne et de Louis XIV, n’osèrent désormais rien entreprendre contre les postes isolés.

En 1787 la situation se présenta tout autre.

En 1672, en effet, les sept provinces unies avaient eu à résister ensemble à l’attaque, tandis que, en 1787, celle-ci tourna à peu près tous ses efforts contre la province de Hollande seule. Dès lors il ne s’agit plus de défendre la généralité des places fortes mais uniquement la ligne défensive ci-dessus mentionnée. De son côté, l’attaque ne se présentait plus avec 150 000 hommes conduits par le puissant souverain d’un grand empire voisin ; elle ne comptait que 25 000 soldats commandés par le lieutenant délégué d’un prince éloigné, et, sous bien des rapports, paralysé dans ses moyens par le manque d’indépendance. Enfin si, comme dans le pays entier d’ailleurs, deux partis politiques se partageaient la population, c’était le parti républicain qui, sans conteste, dominait dans la province de Hollande, et ce parti était animé du plus pur enthousiasme.

Dans de telles conditions, la résistance eût dû produire, en 1787, des résultats au moins aussi favorables qu’en 1672, mais, circonstance grave au désavantage de 1787, l’unité de commandement fit alors absolument défaut. La défense qui, en 1672, avait été confiée à l’énergique et sage direction de Guillaume d’Orange, fut abandonnée, en 1787, à une commission qui, bien que composée de quatre hommes énergiques, ne porta pas plus de confiance dans les esprits que d’ensemble dans les dispositions, et le résultat témoigna de l’insuffisance et de l’imperfection du système défensif adopté.

Nous n’insistons autant sur ce genre de dispositions défensives qu’afin de mieux faire voir à quels résultats différents leur emploi peut conduire, selon le plus ou moins de suite et d’unité que présente la direction générale.

Bien que l’organisation et le mode de résistance de ce genre de lignes défensives soient du ressort de la tactique, nous ferons ici la remarque suivante que nous suggère, au point de vue stratégique, l’étude de la campagne de 1787. Nous croyons que, toute passive que, par la nature même du sujet, doive être la défense des postes isolés, il n’est pas moins possible, lorsque, ainsi que cela se présenta en 1787, l’ennemi n’est pas sensiblement supérieur en nombre, de tirer un bon parti de contre-actions offensives partant d’un point quelconque de la ligne. Il est certain que, ne pouvant se produire que sur les digues, ces sorties ne seront pas favorisées par la liberté des mouvements et n’auront qu’une impulsion limitée mais, de son côté, l’attaquant ne pouvant avancer que sur quelques-unes de ces digues sera hors d’état de les occuper toutes, et, par suite, la connaissance des localités et la possession des points les plus forts permettront certainement au défenseur de trouver, dans ces sorties, des occasions favorables, soit d’effectuer de véritables attaques de flanc sur les colonnes attaquantes, soit de couper l’ennemi de ses réserves et de ses approvisionnements.

Or c’est précisément dans ce genre d’attaque que l’envahisseur est le moins indépendant de ses communications, et le plus gêné dans ses mouvements. On comprend donc facilement que, pour peu qu’une sortie ait quelque chance de succès, elle peut toujours, au moins comme démonstration, produire un grand effet. Pour nous, nous doutons fort que, prudent et circonspect comme il l’était, le duc de Brunswick eût osé s’approcher d’Amsterdam, si les Hollandais, sortant d’Utrecht par exemple, eussent fait une démonstration de cette nature.