Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 25

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 259-279).
la défensive

CHAPITRE XXV.

retraite dans l’intérieur du pays.


Nous avons considéré la retraite volontaire dans l’intérieur du pays comme un procédé indirect et spécial de défense qui doit amener la perte de l’envahisseur bien plutôt par la somme excessive des efforts qu’elle lui impose, que par le fait même de la résistance armée qu’il rencontre. Dans ces conditions, il n’y a pas de batailles décisives à prévoir, ou, du moins, le défenseur les doit éviter aussi longtemps que l’épuisement de l’attaque n’en a pas considérablement amoindri les forces.

Toute marche en avant est une cause d’affaiblissement pour les troupes qui l’exécutent. C’est un sujet que nous développerons lorsque nous traiterons de l’offensive mais que nous pouvons déjà formuler en axiome, car il ressort clairement de l’étude de toutes les campagnes qui se distinguent par de nombreuses marches en avant.

Cette cause d’affaiblissement se trouve considérablement augmentée pour l’attaque par le fait que le défenseur, lorsqu’il n’a pas encore éprouvé d’insuccès, se retire volontairement devant elle avec des troupes fraîches et intactes, et lui fait chèrement payer chacun des pas qu’elle fait sur le sol envahi. Dès lors, loin d’être une poursuite, la marche de l’attaque ne se produit que par une lutte incessante et par d’incessants efforts de pénétration.

En effet, lorsqu’il se retire volontairement, le défenseur ne se trouve pas dans les conditions critiques d’une retraite forcée après une bataille perdue, conditions dans lesquelles, lors même qu’il serait en état d’opposer à la poursuite la résistance qu’on est en droit d’attendre d’une retraite volontaire, les pertes que cette résistance lui coûterait viendraient encore s’ajouter à celles éprouvées dans la bataille.

Dans une retraite volontaire, la résistance doit être constante mais menée de façon à ne maintenir jamais qu’un équilibre suffisant, et cela, en cédant le terrain sur lequel on combat au moment même où la continuation de la lutte demanderait trop d’efforts ou exposerait à un insuccès. Cette manière de procéder coûtera au moins autant d’hommes à l’attaque qu’à la défense, car ce que celle-ci aura vraisemblablement d’hommes faits prisonniers dans tous ses petits mouvements successifs de retraite sera largement compensé par ce que l’attaque, qui aura sans cesse le désavantage du terrain, perdra par le feu même.

En somme, ce frottement continuel entre les deux armées amène des pertes à peu près égales de part et d’autre.

Les choses se passent autrement dans la poursuite d’une armée battue. La dispersion des corps de troupes, l’interruption de l’ordre tactique, l’abattement des esprits et du courage, les soucis de la retraite, tout concourt à rendre la résistance très difficile et, dans bien des circonstances, impossible. Dans le cas précédent, circonspect et craintif, l’attaquant n’avançait qu’en tâtonnant, vainqueur, maintenant, il s’élance résolument à la poursuite avec l’audace qui naît du bonheur et la confiance que donne le succès ; plus sa marche est hardie, plus s’accentuent, se développent et grandissent les résultats obtenus dans la bataille. C’est bien là, en effet, le véritable terrain sur lequel les forces morales grandissent et se multiplient, sans aucun rapport avec les nombres étroits et les mesures mesquines du monde matériel.

Telles sont, tout d’abord, et au seul point de vue de l’action de la lutte, les situations réciproques essentiellement différentes dans lesquelles les deux adversaires se trouvent au moment où l’attaque atteint son point extrême de pénétration. Il convient, en outre, d’ajouter à ce résultat, d’une part, l’affaiblissement qui naît pour l’attaque de causes que nous développerons au livre de l’offensive et, de l’autre, les renforts en troupes alliées ou en forces nationales successivement appelées aux armes, qui, dans la majorité des cas, rejoignent le défenseur pendant son mouvement rétrograde.

Il faut tenir compte aussi de la disproportion des moyens d’approvisionnement entre les deux adversaires, disproportion telle qu’il n’est pas rare que les troupes de la défense vivent dans l’abondance, tandis que celles de l’attaque manquent à peu près de tout. En effet, dans sa retraite volontaire sur son propre territoire, le défenseur se dirige toujours sur des points où il a fait concentrer d’avance tous les objets qui lui sont nécessaires, tandis que, dans sa marche en avant, l’attaquant ne satisfait à ses besoins que par des charrois incessants. Or, tant que le mouvement continue et lors même que les lignes de communications de l’envahisseur n’atteignent pas encore une grande étendue, ce procédé est soumis à tant de difficultés, que la disette et la misère ne tardent pas généralement à se produire dans ses rangs.

Quant à ce que le pays lui-même peut fournir, le défenseur s’en empare tout d’abord et l’épuise dans sa retraite, de sorte que son adversaire ne rencontre plus que villes et villages affamés, champs moissonnés ou foulés aux pieds, fontaines taries et ruisseaux troublés et fangeux.

Dans de telles conditions il n’est pas rare que, dès les premiers jours de sa marche en avant, l’armée attaquante ait à lutter contre les besoins les plus urgents. Elle ne saurait, en effet, compter sur la capture de quelques-uns des dépôts d’approvisionnement de la défense, car ce serait négligence impardonnable de la part de celle-ci que le fait pût exceptionnellement se produire.

Il est donc hors de doute que, lorsqu’il n’existera pas une trop grande disproportion de forces entre les belligérants et que la retraite pourra s’effectuer sur un espace suffisamment étendu, l’application de ce système amènera des résultats bien autrement considérables pour la défense que ceux que lui vaudrait une solution favorable obtenue vers la frontière. Cette manière de procéder n’augmente cependant pas seulement les chances de victoire par le renversement du rapport des forces, elle grandit encore les suites probables de la victoire, en changeant l’emplacement sur lequel celle-ci se produit. Quelle différence pour l’attaquant, en effet, à être battu quand il est encore à peu de distance de son propre territoire et que quelques journées de marche l’y peuvent reporter, ou à être vaincu en plein pays ennemi ! Dès que l’envahisseur a atteint son point extrême de pénétration, sa situation peut devenir telle que, parfois, le gain, même d’une bataille le contraigne à commencer son mouvement de retraite. Il arrive fréquemment alors, en effet, que, n’ayant déjà plus assez de force d’impulsion pour poursuivre la victoire et en tirer parti, il se trouve, en outre, hors d’état de remplacer les pertes que cette victoire lui a coûtées.

Il y a donc une différence extrême entre les résultats, selon que la solution intervient au début ou à la fin de la marche envahissante de l’attaque.

Deux contre-poids balancent cependant les grands avantages de ce procédé défensif. Ce sont, d’une part, les pertes matérielles considérables qui résultent pour le pays de la marche en avant de l’ennemi, et, de l’autre, l’impression morale que cette marche peut produire.

Garantir le pays de toute perte matérielle ne saurait assurément jamais être l’objectif immédiat de la défense. Le but absolu de son action est de produire la nécessité d’une paix qui lui soit avantageuse. Tous les efforts doivent tendre à rendre ce résultat aussi certain que possible, et l’on ne doit reculer, pour y arriver, devant aucun sacrifice momentané, quelque grand qu’il puisse être. Il ne faut pas se le dissimuler, cependant, ces pertes matérielles, lors même qu’elles ne sont pas définitives, ne restent pas sans influence sur l’ensemble des intérêts généraux de la défense ; au contraire de ce que produit la retraite sur le moral des troupes, elles n’agissent pas, il est vrai, immédiatement sur l’armée, mais, par certains détours, elles finissent par lui être sensibles.

Il est difficile de comparer entre eux ces avantages et ces inconvénients ; ce sont des sujets d’espèce différente qui n’ont pas de point commun d’action, et nous nous bornerons à formuler ici cette vérité : que les pertes matérielles sont naturellement plus grandes quand on est obligé de sacrifier des provinces productives et populeuses ou des grandes villes commerciales, et surtout des centres manufacturiers ou producteurs des objets nécessaires à l’armée.

Quant à l’impression morale qui peut naître de la marche en avant de l’ennemi, dans l’application de ce procédé défensif, il est des cas où le général en chef doit poursuivre son plan avec énergie sans en tenir compte, et ne pas craindre de s’exposer à tous les inconvénients qui résultent du manque de clairvoyance ou de la pusillanimité des masses. Cette impression, cependant, sans être un facteur moral dont l’action soit immédiate, n’est pas non plus absolument à négliger, car elle pénètre promptement les fibres de la nation, et peut alors en paralyser les muscles, agents effectifs de la force et de la puissance du peuple et de l’armée. Dans les circonstances où l’esprit public se rend compte des motifs qui portent un général en chef à recourir à une retraite volontaire dans le cœur même du pays, la confiance en l’heureuse issue de la lutte va sans cesse en augmentant. Ces cas sont très rares malheureusement, et il faut généralement s’attendre à ce que le peuple et l’armée ne sachent pas discerner si la retraite est volontaire ou forcée, et encore moins si cette manière de procéder est le résultat de la crainte de l’ennemi ou celui d’un plan mûrement et prudemment conçu avec grande probabilité de réussite. Dès lors la nation ne manifestera que du mauvais vouloir pour le général en chef et de la commisération et de la pitié pour les provinces qu’elle considérera comme sacrifiées ; l’armée, de son côté, perdra vite confiance en elle-même et dans le commandement, et les combats incessants que l’arrière-garde aura à livrer pendant la retraite augmenteront encore les appréhensions des troupes. Il ne faut pas se le dissimuler, telle sera, dans la majorité des cas, l’expression des sentiments publics que fera naître l’application de ce procédé défensif.

Il faut convenir, d’ailleurs, que, en entrant ouvertement dans la carrière dès les premiers pas de l’invasion et en lavant immédiatement dans le sang de l’envahisseur l’outrage fait à la patrie, une nation donnera toujours une idée plus naturelle et tout à la fois plus saisissante et plus noble de son caractère et de sa grandeur morale.

Tels sont le pour et le contre du procédé défensif que nous venons d’exposer. Passons maintenant aux conditions et aux circonstances qui le favorisent.

Une grande surface de territoire ou, du moins, une grande longueur de ligne de retraite, telle est la condition foncière capitale. On comprend, en effet, que quelques journées de marche ne sauraient affaiblir sensiblement l’envahisseur. En 1812, à Witepsk, le centre de l’armée de Bonaparte était de 250 000 hommes ; à Smolensk il en comptait encore 182 000, et ce n’est qu’à Borodino (la Moskowa) que cet effectif étant descendu à 120 000 se trouva égaler celui de l’armée russe. Or Borodino est situé à 90 milles (666 kilomètres) de la frontière, et ce fut à Moscou seulement que l’effectif des Français devint sensiblement inférieur à celui des Russes. La fortune des deux armées changea dès lors, et la victoire même que Bonaparte remporta à Malojaroslawitz fut impuissante à rétablir l’équilibre perdu.

Mais la Russie a seule de si vastes dimensions, et, des autres États de l’Europe, il en est peu sur lesquels une ligne de retraite pourrait atteindre un développement de 100 milles (740 kilomètres). Il est vrai, par contre, qu’il ne se présentera pas facilement de puissance comparable à celle à laquelle était parvenu l’Empire français en 1812, et encore moins, en tout cas, de disproportion de forces aussi grande que celle qui existait au début de la campagne entre les deux armées, alors que, indépendamment d’un effectif plus que double, les Français possédaient une supériorité morale incontestable. On peut donc dire que le résultat qui n’a pu se produire, dans la campagne de 1812, qu’après une marche d’invasion de 100 milles (740 kilomètres) se réalisera vraisemblablement, dans la généralité des cas, après une marche de 30 à 50 milles (222 à 370 kilomètres).

Quant aux circonstances qui favorisent l’application de ce procédé défensif, elles sont les suivantes :

1o  Une contrée peu cultivée.

2o  Un peuple patriote et guerrier.

3o  La mauvaise saison.

Ces circonstances, en effet, contrarient et entravent les moyens d’existence de l’armée envahissante, la contraignent à recourir à de longs convois et à de nombreux détachements, rendent le service de ses troupes plus pénible, et amènent des causes de maladies dans ses rangs. Elles favorisent, en outre, les actions de flanc de la défense.

Il faut aussi tenir compte de la masse absolue des forces armées ; elle exerce ici une véritable influence.

Abstraction faite du rapport numérique entre les deux adversaires, il est dans la nature même des choses que l’épuisement se produise plus vite dans une petite armée que dans une grande, et que, par conséquent, la première ne puisse fournir la même carrière ni étendre son action à un cercle aussi vaste que la seconde. Il existe donc, en quelque sorte, un rapport constant entre la grandeur absolue d’une armée et l’espace que cette armée peut occuper. On ne saurait certainement fixer méthodiquement ce rapport, que modifieront d’ailleurs toujours d’autres circonstances, mais il suffit de constater qu’il y a connexion intime et foncière entre ces deux grandeurs. On ne peut donc conclure de ce qui s’est passé en 1812, c’est-à-dire de ce qu’une armée forte au début de 500 000 hommes soit parvenue jusqu’à Moscou, qu’une armée de 50 000 combattants fournirait la même carrière envahissante, lors même que cette seconde armée aurait sur celle de la défense une supériorité numérique encore plus marquée que celle que possédaient les Français en 1812. Ce rapport constant entre la grandeur absolue d’une armée et l’espace que cette armée peut occuper étant admis, il est hors de doute que l’action affaiblissante pour l’attaque d’une retraite volontaire de la défense augmente dans la proportion de la grandeur des masses. En effet :

1o  L’entretien et la répartition des troupes de l’attaque dans les cantonnements deviennent plus difficiles. Le terrain occupé par une armée peut, à la rigueur, croître en raison de l’augmentation d’effectif de cette armée, mais le pays ne saurait jamais suffire seul au service des vivres, et les convois destinés à y subvenir sont soumis à de plus grandes pertes. Quant au cantonnement, il ne peut se produire, dans de bonnes conditions, que sur une faible partie de l’espace occupé, et cette partie ne croît pas en proportion de l’augmentation des effectifs.

2o  La marche en avant devient d’autant plus lente que les troupes sont plus nombreuses ; il s’écoule donc un plus long temps avant que l’attaque accomplisse sa carrière agressive, ce qui grossit la somme des pertes journalières auxquelles elle est soumise. En effet, trois mille hommes, qui en poussent deux mille devant eux, ne permettent pas à ces derniers, en terrain ordinaire, de résister parfois pendant un jour ou deux, et de ne se retirer que par de petites étapes de 1, 2 ou 3 milles (8, 15 ou 22 kilomètres) au plus. Dans ce cas, marcher à l’ennemi, l’attaquer et le repousser n’est que l’affaire de quelques heures pour l’envahisseur. Mais les choses se passent autrement dès que l’on multiplie les deux masses par 100, par exemple. Les actions, qui dans le cas précédent ne demandaient que quelques heures, exigeront maintenant un jour entier et parfois davantage. Les deux adversaires ne pourront plus rester concentrés sur le même espace restreint ; les mouvements et les combinaisons deviendront multiples ; leur accomplissement exigera donc un temps plus long. En cette occurrence, le désavantage est du côté de l’envahisseur, car, par suite de la plus grande difficulté de l’entretien de ses troupes, il est obligé de s’étendre plus que le défenseur, ce qui l’expose toujours au danger que ce dernier ne l’attaque, sur un point, avec des forces supérieures. Les Russes tentèrent d’agir ainsi à Witepsk.

3o  Plus les masses grandissent et plus augmente la somme des efforts individuels qu’exige le service tactique et stratégique journalier. Lorsque cent mille hommes doivent, chaque jour, lever le camp et reprendre l’ordre de marche, faire tantôt halte et tantôt se remettre en route, ici courir aux armes et là faire la soupe ou aller aux provisions, lorsque, en outre, ces cent mille hommes ne peuvent songer à se reposer que lorsque toutes les dispositions ont été prises et tous les ordres expédiés et reçus, il faut généralement consacrer à toutes ces opérations au moins le double du temps nécessaire à une armée de moitié moins nombreuse. Or, pour l’une comme pour l’autre, le jour n’a que vingt-quatre heures. Quant à la marche même, nous avons vu, au chapitre XI du livre précédent, combien le temps et les efforts qu’elle exige augmentent avec la grandeur des effectifs. Il est certain que ces conditions s’imposent à la défense comme à l’attaque, cependant elles sont sensiblement plus lourdes pour la seconde, et cela par les raisons suivantes :

1o  Dans la supposition habituelle, des deux armées opposées, celle de l’attaque a l’effectif le plus considérable.

2o  La défense, cède continuellement et volontairement le terrain et acquiert, au prix de ce sacrifice, le droit de régler la marche, et de dicter ainsi sans cesse la loi à son adversaire. Elle arrête son plan à l’avance, et, dans la majorité des cas, rien n’en vient troubler l’exécution. L’attaque, au contraire, ne peut que subordonner son plan à celui de la défense, et ses efforts doivent tendre, sans cesse, à deviner les intentions de celle-ci. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’il s’agit ici de la poursuite d’un adversaire qui se retire volontairement, qu’aucun insuccès n’a encore atteint, et qui n’a été battu dans aucune rencontre.

Ce privilège d’imposer la loi à l’attaque constitue, à la longue, un gain considérable de temps et de force au profit de la défense, et lui donne une quantité d’avantages secondaires, il est vrai, mais très marqués.

3o  Enfin la défense, dans sa retraite volontaire et mesurée, prend d’avance toutes les dispositions nécessaires pour faciliter ses mouvements ; elle fait améliorer les routes qu’elle doit suivre et les ponts qu’elle doit traverser, elle recherche les meilleurs emplacements pour y camper ses troupes, etc., etc. Mais, de même qu’elle arrange tout pour son usage, elle détruit tout en passant. Elle fait sauter les ponts et défonce les routes, et, conservant les bons emplacements de camp et les eaux les meilleures, par ce seul fait elle en prive son adversaire.

Il nous faut encore citer le soulèvement des populations comme une des circonstances qui favorisent le plus particulièrement la retraite volontaire du défenseur dans l’intérieur du pays. Nous ne nous étendrons cependant pas ici à ce sujet, nous réservant d’en faire l’objet du chapitre suivant.

Nous avons parlé jusqu’ici des avantages que présente ce procédé défensif, des sacrifices qu’il impose et des conditions qui le doivent accompagner. Nous allons maintenant dire comment il convient de l’appliquer.

Quelle est, tout d’abord, la direction à donner à la ligne de retraite ?

En raison même de ce qu’elle doit se produire dans l’intérieur du pays, la direction de notre retraite doit, le plus que faire se peut, amener l’ennemi sur un point où il se trouvera de tous côtés enserré par nos provinces et exposé à leur action. Nous éviterons ainsi, en outre, le danger d’être écartés de la masse principale de notre territoire, éventualité qui pourrait naître d’une ligne de retraite conduisant trop près de la frontière. Les Russes se seraient trouvés dans cette situation en 1812, s’ils s’étaient dirigés vers le sud au lieu de se retirer vers l’est.

Cette condition résulte du but que l’on se propose, elle fait corps avec lui. Quant à la fixation du point même qu’il convient le mieux de donner à la direction de la retraite, et dans quelle mesure on peut concilier le choix de ce point avec l’intention de couvrir directement la capitale ou tout autre objet important et d’en détourner l’ennemi, ce sont là deux questions dont la solution dépend uniquement des circonstances.

Si la retraite des Russes, en 1812, eût été l’exécution d’un plan réfléchi, mûrement combiné et régulièrement établi, ils eussent très opportunément pu, une fois arrivés à Smolensk, prendre la direction de Kalouga, ce qui eût très vraisemblablement préservé Moscou de l’invasion. Les Français, en effet, ne mirent en ligne que 130 000 hommes environ à la bataille de Borodino (la Moskowa), et rien n’autorise à croire qu’ils se fussent trouvés plus nombreux, au cas où les Russes eussent accepté la bataille à mi-chemin de Smolensk à Kalouga. Dans cette supposition, les Français n’eussent pu, sans trop s’affaiblir, diriger sur Moscou qu’un corps de faible effectif. Or Smolensk est éloigné de Moscou de 50 milles (370 kilomètres), et, à une pareille distance, on ne peut songer à opérer contre une ville de l’importance de Moscou qu’avec un corps de troupes considérable.

En supposant même que Bonaparte, qui, après les combats livrés jusqu’alors, disposait encore de 160 000 hommes, eût cru pouvoir risquer d’en diriger 40 000 sur Moscou avant d’avoir livré une grande bataille, il n’eût alors laissé que 120 000 combattants en présence du gros de l’armée russe. Or, selon toutes les probabilités, cet effectif serait descendu à environ 90 000 hommes au moment où la bataille aurait eu lieu à mi-chemin de Smolensk à Kalouga. Les Français se fussent donc trouvés, dans cette journée, de 40 000 hommes plus faibles qu’à celle de Borodino, ce qui, par contre, eût donné aux Russes une supériorité de 30 000 combattants.

Si, maintenant, on prend pour mesure la marche que suivit la lutte à Borodino, il paraît vraisemblable que cette supériorité numérique eût donné la victoire aux Russes. Il est pour le moins certain que, en opérant ainsi, les Russes se fussent placés dans des rapports bien autrement favorables que ceux dans lesquels ils se trouvèrent à la journée de Borodino.

Mais nous l’avons déjà dit, la retraite des Russes n’a pas été la conséquence d’un plan réfléchi arrêté d’avance. Ils ne reculèrent ainsi que parce que, chaque fois qu’ils offrirent la bataille, ne se sentant jamais suffisamment forts, ils se ravisèrent au dernier moment. Leurs convois et les renforts qu’ils attendaient avaient, d’ailleurs, été tout d’abord dirigés sur la route de Smolensk à Moscou, et, une fois l’armée parvenue à Smolensk, il ne pouvait venir à l’idée de personne d’abandonner cette direction. Il faut aussi reconnaître qu’une victoire remportée entre Smolensk et Kalouga n’eût pas compensé, aux yeux des Russes, le tort apparent de découvrir Moscou et d’exposer ainsi cette ville à tomber aux mains de l’envahisseur.

Avec plus de certitude encore que les Russes en 1812 pour Moscou, Bonaparte eût pu, en 1813, mettre Paris à l’abri de l’atteinte de l’ennemi, en prenant une position franchement latérale quelque part derrière le canal de Bourgogne, et en envoyant quelques milliers de ses hommes se joindre à la nombreuse garde nationale de la capitale. Il est hors de doute que, sachant Bonaparte avec 100 000 hommes à Auxerre, les Alliés ne se fussent jamais aventurés à diriger un corps de 50 à 60 000 hommes sur Paris. Mais il est certain aussi, en retournant les rôles, que jamais personne n’eût conseillé à une armée alliée, qui se serait trouvée dans la situation où se trouvait alors Bonaparte, d’abandonner et de découvrir le chemin de la capitale, alors que lui, Bonaparte, eût été l’adversaire. En effet, avec la supériorité qu’avaient alors les Alliés, si Bonaparte se fût trouvé dans leur situation, il n’eût pas hésité à se précipiter sur Paris. On voit donc que, dans des circonstances identiques, le résultat peut être tout autre en raison de la différence des valeurs morales.

Il va de soi que le défenseur ne peut ainsi prendre une position latérale qu’au cas où la capitale ou le point important qu’il s’agit par là de mettre hors de jeu possède assez de force de résistance propre, pour ne pas se laisser occuper ou rançonner par le premier corps de partisans qui se présenterait.

Il est parfois très opportun pour la défense de changer brusquement la direction de sa ligne de retraite. C’est ce que firent les Russes quand ils eurent reculé jusqu’à Moscou. La direction jusque-là suivie les eût conduits à Wladimir ; ils en changèrent pour marcher sur Riazan, puis sur Kalouga. Il est vrai que les Français renoncèrent alors à pénétrer plus avant, mais, en eût-il été autrement, le désavantage auquel se fussent exposés les Russes, en agissant ainsi au début de la guerre, fut devenu presque illusoire à ce moment de la campagne, car l’invasion, après l’énorme détour d’une poursuite qui l’eût entraînée par Smolensk et Moscou, fût arrivée à Kiew dans un état de désorganisation, de fatigue et d’épuisement bien plus considérable que si elle eût atteint cette ville après une poursuite directe.

Il est clair que, lorsqu’elle se produit sur un vaste territoire, la retraite volontaire de la défense trouve une grande facilité et de grands avantages à changer ainsi brusquement de direction, et cela par les raisons suivantes :


1o  Le changement de direction contraint aussitôt l’envahisseur à abandonner ses anciennes lignes de communications, et, par conséquent, à en organiser de nouvelles, ce qui constitue toujours une opération difficile. L’attaque ne pouvant, en outre, que peu à peu se conformer à la direction nouvelle qui lui est ainsi brusquement imposée par la défense, il y a toute probabilité que, pour chaque changement de celle-ci, la première sera obligée de changer plusieurs fois ses communications.

2o  Les deux adversaires reviennent ainsi vers la frontière, et l’envahisseur, ne couvrant plus par sa position les conquêtes qu’il a faites, sera vraisemblablement contraint de les abandonner.

La Russie, par ses colossales dimensions, est le seul État sur lequel ce procédé défensif pourrait indéfiniment se répéter et exclusivement se poursuivre. Sur de plus petites surfaces, la défense peut aussi recourir au brusque changement de direction de sa ligne de retraite, mais il faut, alors, que les circonstances s’y prêtent particulièrement, ce que l’examen de chaque cas particulier peut seul faire connaître.

Dès qu’elle a choisi la direction suivant laquelle elle veut attirer l’ennemi dans l’intérieur du pays, il va de soi que la défense doit aussitôt donner cette direction à la masse principale de son armée, pour y entraîner le gros de l’attaque et placer celle-ci dans toutes les conditions désavantageuses que nous avons énumérées plus haut. Il ne s’agit plus, dès lors, pour la défense, que de décider si elle portera son armée entière sur cette direction unique, ou si elle donnera une forme divergente à sa retraite en répartissant sur ses flancs une partie considérable de ses forces.

Pour nous, le choix n’est pas douteux. Nous rejetons formellement la retraite à forme divergente, et cela par les raisons suivantes :

1o  La retraite divergente augmente la division des forces de la défense quand c’est précisément leur concentration sur un seul point qui constitue le plus puissant obstacle que celle-ci puisse opposer à l’invasion.

2o  La forme divergente de la retraite donne à l’attaque l’avantage des lignes intérieures, d’où plus grande concentration pour celle-ci, et, par conséquent, possibilité d’apparaître en forces supérieures sur un point quelconque de la défense. Il est vrai que, contre un système défensif qui consiste à se retirer sans cesse, cet avantage de l’attaque perd de sa valeur, mais il ne faut pas oublier que la première condition, pour que ce système soit judicieusement applicable, est que, dans l’abandon successif de ses positions, la défense reste assez formidable, et par conséquent dans un état de concentration assez puissant, pour ne jamais agir que volontairement et sans courir le risque d’être dispersée par l’attaque.

3o  L’un des buts de la défense, dans sa retraite volontaire, est de faciliter la réunion au gros de son armée de tous les renforts qu’elle doit recevoir successivement, et d’arriver, par ce moyen ainsi que par la diminution constante et inévitable de l’effectif de l’attaque, à une supériorité numérique qui lui assure enfin une victoire définitive. Or, dans une retraite divergente, la dissémination des troupes de la défense rend ce résultat très peu certain.

4o  Une retraite divergente ne permet au défenseur que des retours offensifs convergents. Or nous savons que l’action convergente ne convient généralement pas à l’adversaire le plus faible.

5o  Enfin, dans une retraite divergente, la dissémination des forces de la défense atténue précisément une partie des côtés faibles de l’action de l’attaque. Le plus marquant des désavantages de celle-ci dans sa marche en avant est, en effet, l’allongement de ses lignes de communications et, par suite, la faiblesse de ses flancs stratégiques. Or, dès que la retraite devient divergente, elle oblige l’agresseur à déployer, face aux côtés, une partie de ses troupes qui, jusque-là, n’avaient d’autre mission que de neutraliser les forces correspondantes de la défense, et, dès lors, ces troupes se trouvent accessoirement couvrir une portion des lignes de communications de l’attaque.

Nous croyons avoir ainsi démontré combien la forme divergente est défavorable à l’action stratégique de la retraite. Il peut arriver, cependant, que l’on ait recours à cette forme comme moyen préparatoire à une manœuvre contre la ligne de retraite de l’attaque, mais alors la question rentre dans le sujet que nous avons traite au chapitre précédent.

En somme, la forme divergente de la retraite ne peut être justifiée que par un seul but, celui de couvrir des provinces que l’ennemi envahirait sans cela.

Les points où l’envahisseur masse ses troupes, la direction qu’il leur donne et la situation de ses provinces et de ses places fortes par rapport à celles de la défense permettent assez facilement, en général, de prévoir quelles sont les portions de territoire qu’il occupera sur les deux côtés de sa ligne d’opérations. Ce serait, pour la défense, une dissipation dangereuse de ses forces que de garnir de troupes des provinces que l’attaque épargnera vraisemblablement. Il est déjà difficile de juger d’avance si l’on sera en état, en y prenant position, de défendre les provinces mêmes qu’il est probable que l’ennemi voudra occuper, et cette appréciation demande beaucoup de tact.

Au début de leur retraite, en 1812, les Russes laissèrent 30 000 hommes en Volhynie sous les ordres de Tormassow pour les opposer au contingent autrichien qui devait envahir cette province. L’espoir que les Russes nourrissaient de rester ainsi maîtres de ce côté de leur frontière, ou du moins de pouvoir s’en maintenir à proximité, était basé sur l’étendue même de la province, sur les difficultés multiples que le terrain y opposerait à l’attaque, et sur cette considération que les forces en présence y seraient sensiblement égales. En se maintenant en Volhynie les Russes pouvaient espérer, en outre, qu’il en résulterait pour eux, au courant de la campagne, de très importants avantages dont nous n’avons pas à faire ici la recherche. Il était déjà presque impossible, d’ailleurs, lors même qu’on l’eût trouvé opportun, de faire parvenir ces 30 000 hommes en temps utile au gros de l’armée russe. Tous ces motifs se réunissent pour justifier la décision à laquelle on s’arrêta de laisser ce corps d’armée combattre en Volhynie pour son propre compte. Rien, par contre, n’eût justifié l’adoption du plan proposé par le général Phul au début de la campagne, plan d’après lequel l’armée de Barclay, forte de 80 000 combattants, eût dû se retirer sur Dryssa, tandis qu’un corps de 40 000 hommes, sous les ordres de Bagration, fût resté sur le flanc droit des Français pour se jeter ensuite sur leurs derrières. On se rend compte au premier coup d’œil, en effet, qu’un corps de cet effectif, ainsi livré à lui-même sur les derrières et à une telle proximité de l’armée française, bien loin de se pouvoir maintenir dans la Lithuanie méridionale, y eût infailliblement succombé sous les masses écrasantes de l’ennemi.


Il va de soi que l’intérêt de la défense est de n’abandonner à l’invasion que le plus petit nombre possible de provinces, et que les difficultés de l’attaque augmentent en raison de l’exiguïté, ou mieux, du manque de largeur du théâtre de guerre auquel on restreint son action. Ces avantages, néanmoins, ne sont que secondaires, et restent tout d’abord subordonnés à la condition que, en procédant ainsi, la défense conserve la probabilité du succès et ne réduise pas trop le gros de ses forces. C’est de préférence dans la réalisation de cette condition que la défense doit, en effet, chercher la solution suprême, car ce seront surtout les embarras auxquels se heurtera sans cesse le gros de l’armée envahissante, qui amèneront chez celle-ci une si grande consommation de forces physiques et morales que, épuisée enfin, il ne lui restera d’autre ressource que de se retirer.

La retraite volontaire de la défense dans l’intérieur du pays ne doit donc se produire qu’avant toute défaite et dans un ordre concentré. On ne doit céder le terrain que pas à pas, aussi lentement que faire se peut, en contraignant l’envahisseur à rester sans cesse sous les armes et à exécuter, pour sa propre sûreté, des mouvements tactiques et stratégiques qui l’épuisent.

Lorsque, ainsi conduite, la retraite atteint le point extrême que l’attaque est hors d’état de dépasser, le défenseur doit, dès qu’il en trouve l’occasion, prendre un front de bataille oblique à la ligne d’opérations jusqu’alors suivie, et porter dès lors tous ses efforts sur les derrières de l’ennemi.

L’étude de la campagne de 1812, en Russie, permet de suivre, comme à travers un verre grossissant, les phases diverses et les résultats successifs de ce procédé défensif appliqué sur une grande échelle.

Dans cet exemple, il est vrai, la retraite de la défense ne fut pas volontaire, mais on peut logiquement la considérer comme telle au point de vue de l’étude. Il est certain, en effet, que, dans des circonstances semblables, les Russes, forts de l’expérience acquise, recourraient systématiquement aujourd’hui à un procédé qui les a si merveilleusement servis lorsqu’ils l’appliquèrent sans préméditation en 1812.

Partout où une attaque stratégique a échoué sans bataille décisive par les seules difficultés de l’entretien des troupes, partout où l’envahisseur s’est ainsi plus ou moins promptement trouvé contraint à une retraite désastreuse, on retrouve, à quelques modifications près imposées par les circonstances, la condition capitale et les effets principaux de ce mode de résistance. Les campagnes du grand Frédéric en 1742 en Moravie et en 1744 en Bohême, celle des Français en Autriche et en Bohême en 1743, celle du duc de Brunswick en France en 1792, et celle de Masséna en Portugal dans l’hiver de 1810-1811 fournissent toutes, mais sur des espaces et dans des rapports de forces beaucoup plus restreints, des exemples de l’application de ce procédé défensif. On rencontre, en outre, dans l’histoire, une quantité d’actions fragmentaires de cette espèce, dans lesquelles il convient d’attribuer au principe que nous préconisons ici, sinon tout, du moins partie du succès obtenu. Nous ne citerons pas ces exemples, parce qu’ils nous entraîneraient trop loin dans l’exposition des conditions qui les accompagnèrent.

En 1812, en Russie, de même que dans les autres campagnes que nous venons de citer, le renversement des forces s’est produit sans que la défense ait remporté une victoire décisive au point extrême de pénétration de l’attaque ; mais, alors même qu’un si grand résultat ne se réalise pas, n’en est-ce pas déjà un d’importance suffisante pour la défense, d’arriver à produire, par l’application de ce procédé, un revirement des forces qui lui rend la victoire possible, et, au cas échéant, lui permet, par cette victoire même comme par un premier choc, d’imprimer à l’attaque un mouvement dont les effets désastreux grandissent d’habitude comme s’ils obéissaient à une loi semblable à celle qui régit la chute des corps.