Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 29

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 319-323).

CHAPITRE XXIX.

défense d’un théâtre de guerre (suite).


résistance successive.


Nous avons déjà reconnu que l’action stratégique ne comporte pas de réserve de la force armée, et que, loin de graduer l’emploi stratégique de celle-ci dans la défense du théâtre de guerre, il convient de la consacrer dès le principe et tout entière à cette action.

Mais, au contraire de la force armée, élément mobile et par conséquent toujours disponible de la défense, les places fortes que possède le théâtre de guerre, les grandes coupures de terrain qu’il présente et ses dimensions mêmes, éléments immobiles de sa résistance, ne peuvent, précisément en raison de leur fixité, prendre part à l’action défensive que successivement, c’est-à-dire au fur et à mesure que, en se retirant, le défenseur les laisse entre lui et l’attaque, à moins qu’il ne se place tout d’abord assez en arrière pour les avoir toutes sur son front. En adoptant le dernier de ces deux modes d’action, il est clair que le défenseur retarde le moment de la solution, mais, du même coup, il tire parti de tous les éléments de destruction dont il peut disposer contre son adversaire. Dès lors, en effet, l’attaque voit ses lignes de communications augmenter de longueur, ses convois de ravitaillement ont de grands espaces à parcourir ; elle doit, enfin, affaiblir sans cesse l’effectif de son front de bataille de toutes les troupes qu’il lui faut consacrer à bloquer ou à investir les places fortes, à occuper les points importants, à maintenir et à surveiller les populations. Tous ces efforts, il est vrai, s’imposent aussi à l’attaquant lorsqu’il avance après une victoire décisive, mais ils lui sont de beaucoup plus onéreux lorsqu’il y est soumis sans avoir préalablement remporté cet avantage.

On se rend facilement compte que, pour l’attaque ainsi contrainte au fur et à mesure qu’elle avance à affaiblir de plus en plus l’effectif de ses troupes de première ligne, la sphère d’action d’une victoire remportée plus avant dans l’intérieur du pays ne saurait dépasser celle d’une victoire qu’elle eût obtenue plus près de la frontière au début de l’invasion. L’action d’une victoire, en effet, ne se prolonge qu’aussi longtemps que dure la supériorité morale et physique que cette victoire a produite. Or cette supériorité ne diminue pas moins par les emprunts nombreux que l’attaque est obligée de faire à son front de bataille dans sa marche de pénétration, que par les pertes mêmes qu’elle subit dans les combats ; et ces deux éléments d’affaiblissement ne se trouvent pas notablement modifiés, que les combats se produisent en avant ou en arrière, au commencement ou à la fin. Il est clair, par exemple, en admettant que l’effectif de l’armée française eût pu être le même dans les trois affaires, qu’une victoire remportée par Bonaparte en 1812 à Wilna l’eût conduit aussi loin que celle qu’il remporta à Borodino (la Moskowa), de même qu’un succès obtenu plus près de Moscou n’eût pas eu pour lui plus de portée que celui qu’il obtint à Borodino. Nous affirmons, en un mot, que, dans chacune des trois rencontres, la sphère de la victoire eût atteint Moscou et n’eût pas dépassé cette ville.

Au chapitre VIII de ce livre, nous avons donné le nom de retraite volontaire dans l’intérieur du pays à un procédé spécial de résistance basé sur l’extrême retardement de la solution, et montré que ce procédé constituait un mode indirect de défense dans lequel on se propose d’amener l’épuisement de l’attaque bien plutôt par les efforts incessants auxquels on la contraint, que par la résistance à main armée qu’on lui oppose. Or il est clair que, sans en arriver à cet extrême, le défenseur peut aussi retarder la solution en la faisant passer successivement par un nombre infini de degrés dont chacun est susceptible de se combiner avec tous les moyens défensifs. La coopération du théâtre de guerre cesse alors d’être absolue, elle n’impose plus, comme dans le procédé précédent, une forme spéciale à la défense, et ne s’accentue, au contraire, qu’à la volonté seule du défenseur qui, restant désormais libre d’utiliser tout ou partie des éléments fixes de la résistance, modifie dès lors la forme de la lutte selon les circonstances et les besoins de la situation.

Si donc, au début de l’invasion, le défenseur estime pouvoir se passer de l’appui de ses instruments fixes de résistance, ou s’il juge que leur coopération immédiate lui coûterait de trop grands sacrifices, il peut les considérer, néanmoins, comme des éléments de force qu’il laisse en réserve et qui lui permettront, si la chose est nécessaire, de faire suivre une première solution, à laquelle il n’engagera tout d’abord que ses forces mobiles, d’un deuxième et peut-être d’un troisième acte résolutif.

Par ce procédé, la défense peut donc recourir à l’emploi successif de ses forces. On conçoit, en effet, qu’après avoir perdu une bataille à la frontière le défenseur, s’il a eu la prudence de ne pas prolonger le combat jusqu’à ce que l’insuccès ait atteint les proportions d’une déroute, pourra s’arrêter derrière la plus prochaine de ses places fortes et faire de nouveau face à son adversaire. Il est probable, même, que, si l’attaque n’est pas animée d’une grande énergie, le défenseur n’aura, pour en arrêter l’élan, qu’à se reformer et à l’attendre sur le premier obstacle sérieux qu’il rencontrera dans sa retraite.

Comme dans toutes les autres actions de la stratégie, l’économie des forces doit donc présider à l’emploi stratégique du théâtre de guerre. Moins l’heureuse issue de la défense exige que l’on expose des éléments fixes de la résistance et mieux cela vaut, mais encore faut-il que cela suffise, et, dans une question si grave, il ne s’agit pas précisément de lésiner.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant, notre intention n’est nullement de rechercher ce que le défenseur doit encore faire et tenter après une bataille perdue, mais de signaler le résultat que l’on peut se promettre de la seconde phase de la résistance, et, par conséquent, la part qu’il convient d’accorder à cette seconde phase dans la conception générale du plan de défense. Ici le défenseur n’a qu’un critérium, c’est l’appréciation du caractère et de la situation de son adversaire. Que celui-ci ne témoigne d’aucune grande ambition, que ses actes trahissent le manque d’énergie et de résolution, qu’il se trouve gêné dans ses rapports avec ses alliés ou avec son gouvernement, il y a grandement à présumer que, si le sort le favorise, il se contentera tout d’abord d’avantages médiocres, pour n’agir, désormais, qu’avec circonspection et sans élan chaque fois que le défenseur osera lui présenter une solution nouvelle. C’est alors que ce dernier, par la mise successive en action des éléments fixes de la résistance du théâtre de guerre, devra chercher à produire une série d’actes dont l’énergie individuelle ne sera que faible, il est vrai, mais dans l’incessante répétition desquels il aura la perspective de trouver enfin l’occasion de frapper un grand coup et d’imposer une solution générale.

Arrêtons-nous ici, cependant, car nous sommes déjà sur la voie des campagnes où l’emploi successif des forces devient la règle habituelle, c’est-à-dire des campagnes entreprises sans idée de grande solution, sujet que nous nous proposons de traiter spécialement dans le chapitre suivant.