Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 31-33).

CHAPITRE V.

caractère de la défense stratégique.


Nous avons déjà dit de la forme défensive qu’elle était la plus forte des deux formes de la guerre, mais que, en raison de ce qu’exclusivement employée elle ne pouvait conduire qu’à un résultat négatif, il convenait de n’en faire usage qu’avec le projet arrêté d’avance de tirer aussitôt parti de la prépondérance qu’on pourra lui devoir, pour passer vigoureusement à l’attaque, et viser ainsi le but positif auquel la forme attaquante peut seule conduire.

Alors même que l’on ne prendrait les armes que pour le maintien du statu quo, c’est-à-dire sans aucune arrière-pensée de conquête ou de compensation et pour la défense seule de l’intégralité du territoire, le fait de s’en tenir uniquement à résister à l’envahisseur sans riposter à son attaque serait en quelque sorte en contradiction avec l’idée même de la guerre, car incontestablement ce ne serait pas faire la guerre, mais seulement la supporter. Dès que le défenseur s’est acquis un avantage important la défensive a momentanément fait son œuvre, et, sous la protection de ce premier avantage, le défenseur, s’il ne veut pas s’exposer à une perte certaine, doit aussitôt rendre le coup qu’il a reçu. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud ; la prudence veut que l’on utilise la supériorité conquise pour prévenir une seconde attaque. Où et quand cette riposte doit-elle se produire ? Cela est évidemment une autre question soumise à beaucoup de conditions différentes, et que nous traiterons avec plus de développement par la suite. Pour le moment, nous nous bornons à affirmer que le passage au choc en retour est une tendance propre à la défensive, que la riposte constitue l’un des éléments essentiels de cette forme de la guerre, et que l’on commet une grande faute partout où, se contentant des résultats immédiats d’une victoire remportée par la défense, on ne cherche pas à les faire concourir au mieux des suites de la guerre.

S’il est entre tous un moment brillant pour la défense, c’est précisément celui où, saisissant l’occasion favorable, le défenseur passe avec autant de promptitude que de puissance de la parade au coup foudroyant de la riposte. Il faut sentir cela d’instinct, et le deviner même dans l’idée qui s’attache à l’expression de défensive, pour bien comprendre toute la supériorité de cette forme de la guerre et ne pas faire comme ces esprits violents, mais bornés, qui ne voient jamais que force et puissance dans l’attaque, et perplexité et faiblesse dans la défense.

Il est certain que celui qui rêve une conquête sera plus tôt prêt à la guerre que celui qu’il projette d’attaquer, si ce dernier vit imprudemment sans souci de cette éventualité ; et, en pareil cas, si le conquérant sait prendre assez secrètement ses dispositions, il va de soi qu’il surprendra plus ou moins le défenseur.

Mais une situation pareille n’a aucun rapport avec la guerre proprement dite, car il ne devrait jamais en être ainsi. Au point de vue absolu, l’action guerrière ne découle pas nécessairement du fait de l’invasion, mais bien des mesures que l’attaqué oppose à l’envahisseur. Le conquérant, comme Bonaparte l’a sans cesse prétendu, est toujours animé des intentions les plus pacifiques et ne demande, en somme, qu’à entrer sans effusion de sang dans notre pays, mais nous qui naturellement ne voulons pas y consentir, nous sommes bien obligés de vouloir la guerre, et par conséquent de nous y préparer d’avance ; ce qui revient à dire que ce sont les États les plus faibles, ceux qui sont fatalement destinés au rôle de défenseur, qui doivent sans cesse être prêts à toute éventualité et ne pas se laisser surprendre. Ainsi l’exige l’art de la guerre.

Si donc on veut se faire une idée juste de ce que doit être la défensive dans toute l’acception du mot, il faut se la représenter avec la plus complète préparation de tous ses moyens, avec une armée solide et instruite, avec un général en chef qui, loin d’attendre l’approche de l’ennemi dans les angoisses de l’indécision et de la perplexité, l’attend plein de calme et de circonspection, sur un terrain choisi d’avance, appuyé par des forteresses qui ne redoutent aucun siège, et soutenu par un peuple énergique et sain qui ne craint pas plus son adversaire qu’il n’en est craint lui-même. Dans de pareilles conditions, la défense ne jouera plus certainement un si vilain rôle vis-à-vis l’attaque, et celle-ci, par contre, ne paraîtra ni aussi facile ni aussi infaillible que le prétendent ceux qui ne veulent voir que paralysie et impuissance du côté de la première, et courage, force de volonté et puissance de mouvement du côté de la seconde.