Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 11

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 47-51).

CHAPITRE XI.

attaque des montagnes.


Les rapports stratégiques qui existent entre les montagnes et la défense et que nous avons développés dans les chapitres XV, XVI et XVII du livre de la défensive jettent déjà une lumière suffisante sur l’influence générale que ce genre d’obstacles exerce sur l’offensive. Nous avons alors fait voir dans quelles conditions une montagne constitue réellement une ligne de défense, et nous pouvons en déduire quels sont, à ce propos, ses rapports avec l’offensive. Nous en sommes arrivé à cette conclusion principale que l’on peut entreprendre la défense d’une montagne aux deux points de vue très différents d’un combat subordonné ou d’une bataille générale, et que, si, dans la première hypothèse, les désavantages sont pour l’attaque parce qu’alors tous les obstacles sont contre elle, dans la seconde au contraire tous les avantages sont de son côté.

Un attaquant assez fort et assez résolu pour rechercher les grandes solutions trouvera donc certainement son compte à joindre le défenseur dans les montagnes.

Mais, nous l’avons déjà dit et devons encore le répéter, l’opinion que nous émettons ici a toutes les apparences contre elle, et, au premier aspect, l’expérience semble la contredire. Jusqu’ici en effet, et dans la plupart des invasions, on a vu les armées attaquantes, qu’elles recherchassent ou non les grandes solutions, regarder comme une chose extraordinairement favorable de devancer le défenseur dans les zones montagneuses qu’elles avaient à traverser. Cela ne prouve rien contre notre raisonnement, et nous reconnaissons qu’en pareil cas l’intérêt de l’attaque est de devancer son adversaire sur ces points importants. Ici cependant il faut faire une distinction.

Lorsque, marchant à la rencontre de l’ennemi pour lui livrer une bataille générale, une armée envahissante doit franchir une zone montagneuse qu’elle sait ne pas être occupée par le défenseur, elle a néanmoins toujours à craindre qu’au dernier moment celui-ci ne lui dispute les défilés par lesquels elle devra passer. En pareil cas, l’attaque ne saurait compter sur l’efficacité habituelle de son action contre les positions prises par son adversaire en terrain montagneux. Le défenseur, en effet, n’a pas ici à éparpiller ses forces comme dans la défense générale d’une montagne, car les défilés à défendre lui sont indiqués d’avance par les directions que suivent les colonnes de l’attaque, directions que cette dernière est obligée de leur donner sans avoir elle-même, par contre, aucune indication préalable des dispositions de son adversaire. Dans ces conditions, l’attaquant peut trouver le défenseur dans une position inattaquable, et, par suite, les avantages que dans le livre de la défensive nous avons reconnus être du côté du premier passent alors du côté du second. Cependant quand on réfléchit aux difficultés que rencontrera toujours le défenseur à s’organiser au dernier moment sur une bonne position, alors surtout qu’il l’aura jusque-là laissée inoccupée, il faut reconnaître que ce procédé défensif ne peut être que très insuffisant et que le danger dont il menace l’attaque est des plus problématiques. Mais comme, quelque invraisemblable qu’il soit, le cas peut néanmoins se présenter, il convient d’en tenir compte, car à la guerre les événements justifient souvent des précautions qui paraissent tout d’abord passablement inutiles.

Il peut aussi se faire que, n’ayant l’intention de s’y maintenir que pendant un certain temps, le défenseur se contente de placer dans la montagne une avant-garde ou une chaîne de postes avancés. Ce procédé ne saurait lui être très avantageux ; mais l’attaquant n’étant pas dans la confidence doit agir ici comme si la défense devait se prolonger.

Nous reconnaissons, d’ailleurs, que le caractère d’un terrain montagneux peut contribuer à rendre certaines positions inattaquables, mais c’est surtout en dehors des montagnes proprement dites que l’on rencontre ce genre de positions — Pirna, Schmottseifen, Meissen, Feldkirch, — et c’est précisément ce qui les rend plus fortes. On en peut trouver aussi dans les montagnes, — sur les hauts plateaux particulièrement, — dans lesquelles le défenseur ne serait plus soumis aux désavantages habituels des positions défensives en terrain montagneux, mais ce sont là des cas si rares que la théorie n’en peut parler que comme de véritables exceptions.

L’histoire des guerres montre combien les montagnes favorisent peu l’action décisive de la défense. On y voit sans cesse les grands généraux quitter les hauteurs pour se porter dans la plaine dès qu’il s’agit d’une bataille générale. C’est uniquement dans les guerres de la Révolution en 1793 et 1794 dans les Vosges, et en 1795, 1796 et 1797 en Italie que l’on rencontre — manifestement par fausse analogie et par fausse application du principe — des exemples de recherche de solution dans lesquels le défenseur a pris position dans les montagnes. Tout le monde a blâmé Mélas de n’avoir pas occupé les passages des Alpes en 1800, mais cette critique ne repose que sur les apparences, elle est aussi puérile qu’irréfléchie, et, si Bonaparte se fût trouvé à la place de Mélas, il eût certainement agi de la même manière.

L’organisation d’une attaque de montagne ressortissant presque uniquement à la tactique, nous nous bornerons à indiquer ici les quelques points par lesquels elle se rattache à la stratégie :

1o  Dans les montagnes il faut habituellement se prolonger par d’interminables défilés, et l’on ne peut pas, comme en terrain ordinaire, dévier de la route suivie ou répartir la masse des troupes en deux ou trois colonnes selon les besoins du moment. Il faut donc généralement n’y pénétrer que par plusieurs routes ou, mieux encore, sur un front un peu plus large.

2o  Contre une ligne de défense très étendue l’attaque doit naturellement opérer avec toutes ses forces concentrées. Comme on ne saurait dès lors songer à exécuter un mouvement d’enveloppement général, pour obtenir un succès décisif il faut attaquer directement la ligne, la couper et la séparer de ses ailes. En pareil cas l’attaquant est naturellement porté à menacer promptement et sans interruption la principale ligne de retraite du défenseur.

3o  Si, par contre, le défenseur a pris une position plus concentrée, l’attaque doit surtout recourir aux mouvements tournants, parce que, sur le front, elle se heurterait aux points les plus forts et les mieux défendus. Comme tout à l’heure, cependant, il faut encore ici plutôt tendre à couper l’ennemi qu’à l’attaquer tactiquement sur ses côtés ou sur ses derrières, car, dans les montagnes et sur ces points mêmes, une position suffisamment garnie de défenseurs peut encore opposer une résistance considérable. Dans ces conditions, ce qui peut le plus promptement assurer le succès de l’attaque c’est d’inspirer à l’ennemi la crainte d’être coupé de sa ligne de retraite. Or cette crainte se produit plus vite ici qu’en terrain ordinaire et agit plus vigoureusement sur l’esprit du défenseur, par la raison que, le cas échéant, il lui est plus difficile de s’ouvrir un chemin de vive force. Une simple démonstration ne saurait cependant suffire, car, lors même qu’elle inquiéterait assez le défenseur pour le porter à abandonner la position, elle ne produirait du moins aucun résultat considérable. Il s’agit donc réellement de couper l’ennemi de sa ligne de retraite.