Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 14

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 61-63).

CHAPITRE XIV.

attaque des marais, des inondations, des forêts.


Dans le livre de la Défensive nous avons déjà vu que les marais — et sous cette expression il faut aussi entendre les prairies impraticables — présentent des difficultés spéciales à l’attaque tactique lorsqu’on ne les peut traverser que sur un petit nombre de chaussées. Par cette raison, quand la largeur de ces obstacles ne permet pas de les fouiller à coups de canon pour en chasser le défenseur, on cherche à les éviter et à les tourner dans l’action stratégique.

Si, dans maintes contrées basses où la culture est très développée et les moyens de passage très nombreux, le défenseur peut encore à la vérité opposer à l’attaque une résistance relative assez forte, il ne peut plus du moins songer à résister d’une façon décisive et absolue. Par contre, dans certains États ou l’on dispose de moyens assez puissants pour augmenter les difficultés de l’invasion en inondant tout le bas pays, la résistance peut être portée à l’extrême et faire échouer les plus formidables efforts. La Hollande en a donné l’exemple. En 1672, après avoir pris et occupé toutes les places fortes situées en dehors du territoire submergé, l’armée française disposait encore de 50 000 hommes qui, sous Condé d’abord puis sous Luxembourg, ne parvinrent pas à forcer la ligne des inondations bien qu’elle ne fut défendue que par 20 000 hommes. Si en 1787, au contraire, les Prussiens sous les ordres du duc de Brunswick réussirent à forcer les lignes hollandaises sans posséder une supériorité numérique sensible et sans éprouver de pertes considérables, il le faut attribuer aux dissentiments politiques qui divisaient les citoyens et au manque d’unité dans le commandement. Or il s’en est néanmoins si peu fallu que la campagne tournât mal et que l’attaque échouât au passage de la dernière ligne d’inondation et ne parvint pas jusqu’aux murs d’Amsterdam, qu’il est impossible de tirer de ce résultat une conclusion tant soit peu générale. C’est le manque de surveillance où les Hollandais laissèrent le lac de Haarlem qui sauva ici les Prussiens auxquels cette circonstance permit de tourner la ligne de défense et de se porter sur les derrières du poste d’Amselvoen. Deux ou trois vaisseaux, placés en observation sur le lac, eussent formellement interdit le passage au duc de Brunswick qui en était au bout de son latin. Si les choses se fussent passées ainsi, nous n’avons pas à rechercher quelle influence cela eût exercé sur la conclusion de la paix, mais il est absolument certain qu’il n’eût plus pu désormais être question de forcer la dernière ligne d’inondation.

Lorsqu’il est rigoureux, cependant, l’hiver est l’ennemi naturel de ce procédé défensif, ainsi que le prouve la réussite de l’attaque des Français en 1794-1795.


Nous avons déjà reconnu que les forêts peu praticables constituent de bons instruments de résistance. Lorsqu’elles ne sont pas profondes, cependant, deux ou trois routes voisines les unes des autres peuvent suffire à l’ennemi pour les traverser et se porter sur un terrain plus favorable. Au contraire des marais et des cours d’eau, en effet, pour lesquels c’est parfois le cas, on ne peut jamais considérer une forêt comme un obstacle absolument infranchissable, et, par suite, la résistance sur les points isolés ne peut y être très considérable. Mais, quand un vaste territoire est presque entièrement couvert de forêts comme par exemple en Russie et en Pologne, tant que l’attaquant n’a pu se porter au delà, il a à lutter contre toutes sortes de difficultés pour assurer les subsistances de ses troupes, et, ne pouvant dans l’obscurité de la forêt opposer sa supériorité numérique aux efforts incessants d’un ennemi partout présent et toujours invisible, il se trouve dans l’une des situations les plus mauvaises qui se puissent imaginer.