Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 89-97).
Diversions  ►
L’offensive

CHAPITRE XIX.

attaque d’une armée dans ses cantonnements.


Bien que nous ayons déjà abordé ce sujet dans le chapitre XIII du livre des Forces armées, nous avons dû le laisser de côté dans celui de la Défensive par la raison que, loin de pouvoir être considérée comme une disposition de résistance, la répartition générale des troupes dans des cantonnements constitue précisément l’un des états dans lesquels une armée est le moins en situation de se défendre. Dans l’offensive au contraire, l’attaque d’une armée ennemie dans ses cantonnements prend une importance capitale, parce qu’elle constitue à la fois une opération d’un caractère particulier et un moyen stratégique d’une efficacité spéciale. Il ne saurait s’agir ici, en effet, d’une opération tactique contre les cantonnements isolés d’un corps d’armée peu considérable disséminé dans quelques villages, mais bien de l’attaque stratégique, dans des cantonnements plus ou moins étendus, d’une grande masse de troupes qu’il s’agit moins de surprendre que d’empêcher de se rassembler. Attaquer une armée dans ses cantonnements revient donc à surprendre cette armée quand les différents corps en sont encore isolés les uns des autres.

Pour que l’opération réussisse il faut nécessairement qu’ainsi surprise l’armée attaquée ne parvienne pas à se réunir sur le point de concentration qui lui a été désigné à l’avance et soit obligée d’en choisir un autre situé plus en arrière. Or comme, pressé et gêné comme il l’est en pareille occurrence, l’ennemi n’arrive généralement sur le nouveau point de concentration qu’après une marche rétrograde de plusieurs jours, il en résulte tout d’abord un gain de territoire assez considérable pour l’attaquant.

Bien que cette surprise générale des cantonnements d’une armée puisse débuter par la surprise particulière de quelques-uns d’entre eux, le nombre des cantonnements isolés ainsi surpris n’est jamais considérable, parce que cette manière de procéder exigerait au préalable un morcellement et un éparpillement beaucoup trop grands et par conséquent imprudents des forces de l’attaque. Les premiers cantonnements situés sur les directions suivies par les colonnes attaquantes sont par suite les seuls exposés à être surpris, et même, comme l’approche d’une masse importante de troupes ne peut généralement s’effectuer très secrètement, il est rare que la surprise réussisse complètement. Il ne faut cependant pas perdre de vue cette éventualité car, lorsqu’elle se réalise, elle constitue un second avantage très important pour l’attaque.

Le troisième avantage de l’opération consiste dans les combats partiels dans lesquels l’attaque se trouve engagé et qui lui coûtent en général de grandes pertes. Une masse considérable de troupes ne se porte pas par bataillons isolés sur son point de concentration, mais habituellement par brigades, par divisions ou par corps. Dans de pareilles conditions la marche ne peut être bien rapide et ces subdivisions sont contraintes d’accepter le combat quand elles se heurtent aux différentes colonnes de l’ennemi. Il peut arriver, il est vrai, qu’elles sortent victorieuses de ces rencontres, particulièrement lorsque les colonnes attaquantes sont très faibles, mais la victoire même leur fait perdre du temps, et l’on comprend facilement qu’en pareille occurrence elles soient généralement plus portées à gagner le point de concentration qui leur a été assigné en arrière qu’à tirer un parti considérable de la victoire. Mais, en somme, il est plus vraisemblable qu’elles seront battues parce qu’elles n’ont pas le temps d’organiser une forte résistance, et, par suite, on est en droit de penser que si l’attaque des cantonnements est bien conçue et bien dirigée ces combats partiels rapporteront de nombreux trophées, et, dès lors, ces trophées deviennent l’un des objets importants du résultat général à obtenir.

Le plus grand et dernier avantage consiste ici, cependant, dans l’état de démoralisation où l’imprévu de l’action jette momentanément l’armée qui s’est ainsi laissé surprendre. La désorganisation et le découragement y sont habituellement tels que, dans l’impossibilité de se servir des forces qu’il est enfin parvenu à rallier, l’adversaire est en général contraint à continuer sa retraite, à céder plus de terrain et à changer entièrement la direction de ses opérations.

Tels sont les résultats spéciaux qu’amène la surprise des cantonnements de l’ennemi quand celui-ci ne parvient qu’avec pertes à rassembler son armée sur le point de concentration qu’il avait choisi. Mais, d’après la nature même de l’opération, la réussite peut atteindre bien des degrés différents, de sorte que les résultats sont parfois considérables et parfois à peine sensibles. En cas de succès complet cependant, soit comme trophées enlevés à l’ennemi soit comme impression morale, jamais l’opération ne produira des effets comparables à ceux d’une victoire remportée dans une bataille générale.

Il importe de se bien pénétrer de l’ensemble de ces résultats afin de ne pas se promettre de ce genre d’opérations plus qu’elles ne peuvent donner. Bien des gens leur accordent une extrême efficacité dans l’action de l’offensive. C’est une erreur absolue, nous le montrerons plus tard et l’expérience le prouve.

La surprise des cantonnements de Duttlingen en 1643 par le duc de Lorraine, surprise dans laquelle un corps de 16 000 Français commandés par Ranzau perdit son général et 7 000 hommes, est l’une des plus brillantes que l’histoire relate. Ce fut une défaite complète causée par l’absence de tout avant-poste.

La surprise de Turenne à Mergentheim (Mariendal) en 1644 eut aussi les conséquences d’une véritable défaite, car, sur 8 000 hommes, les Français en perdirent 3 000 pour s’être engagés dans un combat intempestif après avoir effectué leur concentration. Mais ici le résultat a bien moins dépendu de la surprise proprement dite que de la manière irréfléchie dont la lutte fut engagée. On ne saurait donc conclure de cet exemple à la possibilité d’obtenir fréquemment un pareil succès. Turenne, en effet, eut particulièrement pu éviter le combat et se concentrer plus en arrière en dirigeant ses forces sur un point éloigné de ses cantonnements.

Parmi les surprises célèbres on cite encore celle que Turenne exécuta en 1674 contre les Alliés réunis en Alsace sous le grand Électeur, le général impérial Bournonville et le duc de Lorraine. Les trophées furent peu considérables dans cette affaire, car, des 50 000 hommes dont se composait leur armée, les Alliés en perdirent à peine deux ou trois mille, et cependant ils ne crurent pas pouvoir continuer la résistance en Alsace et repassèrent le Rhin. Ce résultat stratégique fit parfaitement les affaires de Turenne, mais on ne saurait l’attribuer à la surprise seule. Dans cette circonstance, en effet, Turenne porta bien moins le trouble dans l’armée alliée que dans les plans de ses chefs, et les dissentiments entre les généraux et la proximité du Rhin firent le reste.

Cet événement est généralement mal connu et faussement apprécié et présente un sujet très intéressant d’étude.

En 1741 Neiperg surprend le grand Frédéric dans ses cantonnements, et celui-ci est battu à Molwitz parce qu’il est forcé de livrer bataille en changeant de front et avant d’avoir achevé la concentration de ses forces.

En 1745, en Lusace, le Roi surprend à son tour les Autrichiens du duc de Lorraine dans l’un des plus importants de leurs cantonnements, à Hennersdorf, et leur inflige une perte de 2 000 hommes. Le duc de Lorraine se vit ainsi contraint à se retirer par la haute Lusace sur la Bohême ; mais, comme rien ne l’empêcha de passer sur la rive gauche de l’Elbe et de rentrer en Saxe, l’opération n’eût produit aucun résultat considérable si les Prussiens n’eussent ultérieurement gagné la bataille de Kesselsdorf.

En 1758 le duc Ferdinand surprend les Français dans leurs cantonnements, leur enlève quelques milliers d’hommes et les force à prendre position derrière l’Aller. Ici, cependant, l’impression morale a peut-être contribué à la grandeur du résultat car elle semble n’avoir pas été sans influence sur l’évacuation ultérieure de toute la Westphalie.

Si maintenant, nous appuyant sur ces exemples, nous cherchons à nous rendre compte de l’efficacité générale de ce genre d’opérations, nous voyons que dans les deux premières seules le résultat peut être considéré comme équivalent à celui d’une bataille gagnée. Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans l’un comme dans l’autre cas, les corps surpris étaient de très faible effectif et que, par le manque absolu d’avant-postes, la méthode de guerre de l’époque favorisait particulièrement l’action de l’attaque. Dans les autres exemples, bien que l’opération en elle-même ait parfaitement réussi, le résultat, très inférieur tout d’abord à celui d’une bataille gagnée, a été nul dans la surprise de 1741 et n’a pris quelque développement, dans les trois autres cas, qu’en raison de la faiblesse de caractère et du manque d’énergie de l’adversaire.

En 1806 le plan de l’armée prussienne était de surprendre les Français dans les cantonnements qu’ils occupaient en Franconie. L’opération, dans le fait, pouvait conduire à un résultat satisfaisant. Bonaparte étant absent et son armée répartie dans des quartiers très étendus, avec beaucoup de décision et de promptitude on pouvait contraindre les Français à repasser le Rhin. Mais c’était là tout ce que, bien menée et complètement réussie, l’opération pouvait produire, et songer à poursuivre l’avantage jusqu’au delà du fleuve de façon à empêcher l’ennemi de reparaître sur la rive droite pendant toute la durée de la campagne, c’eût été se promettre un résultat absolument irréalisable.

En 1812, au commencement d’août, lorsque Bonaparte suspendit le mouvement de son armée dans les environs de Witepsk, les Russes songèrent à surprendre les cantonnements français en partant de Smolensk. Le courage leur manqua cependant au moment d’exécuter ce projet, et ce fut un bonheur pour eux. Ils se seraient heurtés, en effet, contre le centre même de l’armée française deux fois plus nombreux que le leur et commandé par le général le plus résolu qui ait jamais existé, et cela dans des conditions où la perte de quelques milles de terrain ne pouvait causer grand préjudice à l’ennemi, sur un territoire qui ne présentait aucun obstacle considérable assez rapproché pour appuyer l’opération et la consolider en cas de succès, et dans une campagne où le but formel de l’attaquant était l’anéantissement complet du défenseur. Dans ces conditions, les avantages de second ordre que les Russes eussent tirés de la surprise de l’armée française dans ses cantonnements n’eussent jamais compensé l’inégalité des forces et des situations, et fussent absolument restés hors de proportion avec la grandeur du but à atteindre. On voit par là qu’une idée incomplète du procédé peut inciter à en faire la plus fausse application.

Ce que nous avons dit jusqu’ici du sujet en fait ressortir le côté stratégique, mais il est dans la nature de ce genre d’attaque que l’exécution elle-même n’en soit pas exclusivement tactique, en ce sens qu’elle se produit habituellement sur de vastes espaces et que l’armée qui y procède peut en arriver et le plus souvent même en arrive à combattre avant d’avoir réuni ses colonnes, de sorte que l’opération entière se compose d’un nombre plus ou moins grand de combats isolés, et conserve ainsi en partie le caractère stratégique. Il nous reste donc encore à déterminer quel est le dispositif naturel à donner à ce genre particulier d’attaque.

1o La première condition est d’aborder le front des cantonnements sur une certaine largeur de manière à en surprendre réellement quelques-uns, à en isoler quelques autres et à jeter partout la confusion que l’on cherche à produire. Le nombre et l’éloignement des colonnes dépend nécessairement ici des circonstances qui se présentent.

2o L’ennemi en arrivant toujours plus ou moins à réunir ses forces, les différentes colonnes de l’attaque doivent suivre des directions convergentes de façon à se réunir elles-mêmes sur un point désigné d’avance. Autant que faire se peut, ce point de concentration générale doit être le même que celui de l’ennemi ou, du moins, être placé sur sa ligne de retraite et de préférence là où cette ligne traverse une coupure considérable du terrain.

3o Partout où les colonnes isolées rencontrent l’ennemi elles le doivent attaquer sans hésitation, avec hardiesse, avec audace même, car elles ont pour elles les avantages généraux de la situation. Il convient donc de laisser, à ce propos, la plus grande indépendance et la plus grande liberté d’action aux chefs des différentes colonnes.

4o Comme on arrive aux résultats les plus complets en coupant et en séparant les uns des autres les différents corps de l’ennemi, c’est par des mouvements tournants qu’il faut effectuer l’attaque tactique de ceux de ces corps qui prennent les premiers position.

5o Il convient de faire entrer ici les trois armes dans la composition des colonnes isolées qui ne doivent pas être trop faibles en cavalerie. Il peut même être avantageux de répartir entre les colonnes la réserve de cette arme. Ce serait se tromper fort, en effet, que de croire la cavalerie susceptible de remplir un rôle individuel important dans une opération de ce genre où le premier village venu, le plus petit pont, le moindre bouquet d’arbres la peuvent arrêter.

6o Quand il tente une surprise l’attaquant doit naturellement suivre de très près son avant-garde, mais, dès que la surprise proprement dite est terminée c’est-à-dire dès que le combat s’engage sur la ligne des cantonnements, les colonnes attaquantes doivent pousser aussi loin que possible en avant des avant-gardes composées des trois armes et chargées d’augmenter encore, par la promptitude de leurs mouvements, l’effet moral de l’opération et le trouble de l’ennemi. Ces avant-gardes s’emparent des bagages, de l’artillerie, des estafettes et des traînards qu’elles ne peuvent manquer de rencontrer en pareille occurrence et fournissent, en outre, le principal moyen de tourner les différents corps de l’ennemi et de les isoler les uns des autres.

7o Enfin, en prévision d’insuccès, l’armée doit toujours savoir d’avance quelle sera sa ligne de retraite et sur quel point elle devra se concentrer.