Théorie de la grande guerre/Livre VII/Chapitre 2

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 5-9).

CHAPITRE II.

nature de l’offensive stratégique.


Nous avons vu que généralement à la guerre, et par conséquent aussi dans la stratégie, la défense n’est que relativement passive, et que, loin de borner son action à une expectative ou à une résistance absolue, elle l’entremêle d’actes offensifs plus ou moins prononcés. L’action de l’offensive ne constitue pas davantage un tout homogène et se présente incessamment mélangée d’actes défensifs. L’analogie ne va cependant pas plus loin entre les deux formes de l’action à la guerre, et, tandis qu’il n’est pas possible de se représenter la défense sans parade suivie de riposte, et que, par conséquent, le retour offensif constitue une partie indispensable et intégrante d’une action défensive complète, le choc, ou action proprement dite de l’attaque, forme une notion indépendante qui ne comporte en soi aucune immixtion d’éléments étrangers à l’offensive. Ce n’est, en effet, que graduellement et en raison des espaces auxquels elle est liée que l’offensive en arrive fatalement à des applications de plus en plus accentuées de la forme défensive. Son élan ne peut la conduire d’un bond jusqu’à l’objectif convoité ; il lui faut des moments de repos pour reprendre force et haleine, et le principe offensif, neutralisé pendant ces temps d’arrêt, tourne aussitôt à la forme contraire. D’un autre côté, les espaces que, dans sa marche de pénétration, l’armée envahissante laisse derrière elle et sur lesquels elle doit établir ses dépôts, ses magasins et les lignes de communications par lesquelles lui parviennent tous les objets qui la font vivre, ne se trouvent pas toujours et partout couverts par l’action même de l’attaque et demandent, dès lors, à être spécialement protégés.

On voit donc que généralement à la guerre, et particulièrement dans la stratégie, l’attaque se produit par une alternative inévitable et une liaison constante d’actes offensifs et d’actes défensifs, et que ces derniers, remplissant l’office de contre-poids, trahissent la force d’inertie de la masse et, loin de préparer ou d’augmenter la puissance de l’action générale, l’entravent au contraire et l’amoindrissent déjà par la seule perte de temps qu’ils représentent.

Tel est le germe fatal, le péché originel et comme le principe de mort que l’offensive porte en elle-même. Jusqu’ici, cependant, le désavantage ne paraît être que négatif, mais on va voir qu’il devient positif. La défensive étant la plus forte et l’offensive la plus faible des deux formes de la guerre, on pourrait croire, en effet, que lorsque l’attaquant a recours à des actes défensifs, il devrait nécessairement en tirer des éléments de force nouvelle, par la raison que, tant qu’il est assez fort pour faire usage de la forme la plus faible, il peut d’autant mieux se suffire en employant les procédés de la forme la plus forte. L’axiome est vrai, d’une façon générale, et nous en trouverons de nouvelles preuves lorsque nous traiterons du point-limite de la victoire, mais il ne faut pas perdre de vue que la supériorité de la défensive stratégique repose précisément en partie sur ce que le défenseur ne passe à l’attaque que volontairement, lorsque ce changement de mode favorise son action et que les circonstances s’y prêtent, tandis que, pour l’attaquant, le passage à la défensive est absolument involontaire, contrarie et affaiblit sa marche en avant, et ne se produit fatalement que dans les conditions de résistance les plus défavorables. Or c’est précisément quand l’envahisseur en est ainsi réduit à cette faible application de l’action défensive, que doit se produire, de la part de la défense, la réaction positive qui constitue sa plus grande puissance. Quelle extrême différence ne se présente-t-il pas, en effet, pendant les 10 ou 12 heures de repos qui succèdent à la tâche de chaque jour, entre la situation du défenseur placé dans des positions choisies qu’il a préparées d’avance et qu’il connaît à fond, et celle de l’attaquant réduit à s’arrêter dans des bivouacs auxquels il ne parvient qu’à tâtons comme un aveugle ! Quelle différence plus grande encore, pendant le temps d’arrêt plus long qu’une organisation nouvelle du service des subsistances, l’attente de renforts ou d’autres motifs peuvent rendre nécessaire, alors que le premier se trouve à proximité de ses places fortes et de ses magasins, tandis que le second est comme l’oiseau sur la branche ! En somme, il se présente inévitablement des circonstances où, pour une cause ou pour une autre, l’envahisseur en est réduit à la défensive, et ces circonstances ne peuvent lui être qu’absolument contraires tant qu’il n’est pas encore parvenu à écraser les armées de son adversaire. Il est certain que cette action défensive de l’envahisseur est indépendante de l’attaque proprement dite, mais il est clair, cependant, qu’elle la ralentit et la diminue, et que les circonstances qui accompagnent la première réagissent sur la seconde et contribuent à en déterminer la valeur définitive totale.

Il découle de ces considérations que toute attaque comportant fatalement en soi des éléments de défensive, l’attaquant doit sans cesse avoir l’œil ouvert sur tous les désavantages qui en peuvent résulter et se tenir prêt à y parer.

Sous tous les autres rapports, cependant, l’offensive reste invariablement une et homogène.

Nous avons vu, dans le chapitre qui traite des divers procédés de résistance, que la défense, selon qu’elle tire plus ou moins parti du principe de l’expectative, passe par une quantité de degrés différents et peut ainsi modifier essentiellement la forme de son action. Il n’en est pas de même de l’attaque qui ne possède qu’un principe actif unique et dans laquelle les éléments de défensive ne constituent qu’un poids mort. Il est certain qu’il peut se présenter des différences très considérables dans l’énergie de l’attaque ainsi que dans la promptitude et dans la puissance de son choc, mais tout cela ne constitue que des nuances et ne modifie nullement le caractère de son action. On peut bien se représenter l’attaquant choisissant parfois la forme défensive pour arriver plus sûrement à son but et se plaçant, par exemple, sur une bonne position pour s’y laisser attaquer ; mais ce sont là des cas trop rares pour que, ne déduisant jamais nos règles que de l’ensemble des idées et des faits que l’expérience enseigne, nous en puissions tenir compte.

L’action de l’offensive ne comporte donc pas la gradation par laquelle les divers procédés de résistance permettent de faire passer la défensive.

Les moyens de l’attaque sont généralement restreints à ses forces armées et aux places fortes qu’elle possède dans le voisinage du territoire envahi. Ainsi placées, ces forteresses ont tout d’abord une importance considérable, mais, au fur et à mesure que l’invasion progresse, cette importance décroît, et l’on comprend bien que, au contraire de celles du défenseur qui en arrivent parfois à jouer le rôle principal, les places fortes de l’attaquant ne peuvent jamais exercer une grande influence sur les opérations militaires.

Quant à la coopération de la nation à l’action de l’attaque, on ne peut se la représenter que dans le cas très rare où les habitants sont hostiles à leur propre gouvernement et appellent de leurs vœux l’invasion pour faire cause commune avec elle.

Enfin l’envahisseur peut aussi avoir des alliés, mais, au contraire de la défense pour laquelle, par des raisons que nous avons développées au livre de la défensive, les alliances sont d’ordre naturel et basées sur des intérêts généraux, les alliances de l’attaque ne sont jamais que le résultat de rapports fortuits et d’intérêts particuliers.

On voit donc que si l’on peut compter les forteresses, le soulèvement des populations et les alliances au nombre des moyens de résistance naturels de la défense, on ne le saurait faire pour l’attaque, et que celle-ci ne dispose que très rarement et presque toujours accidentellement de ces moyens.