Théorie de la propriété/3

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A. Lacroix, Verboeckhover et Cie. (p. 76-92).


CHAPITRE III


Différentes manières de posséder la terre : en communauté, en féodalité, en souveraineté ou propriété. — Examen des deux premières modes : rejet.


La terre peut être possédée de trois manières différentes : en communauté, en féodalité, en propriété. Ces modes, en se combinant, donnent lieu à une grande variété d’applications : nous nous bornerons à retracer les caractères généraux.


I. — La communauté n’a rien en soi d’injuste. Son principe est celui de la famille même, le principe de fraternité. C’est l’esprit du patriarcat, de la tribu, du clan, de tous ces groupes élémentaires nés du sol qu’ils cultivent, et dont les plus vastes États ne sont que des développements. L’Église chrétienne primitive fit de la communauté presque un dogme, obéissant aux idées de Platon, de Pythagore, renouvelées de Lycurgue et de Minos, et alors en faveur. Bientôt cependant le monde laïc lui échappa : le régime communiste n’existe plus aujourd’hui que dans les couvents et chez les Moraves. Naguère, en France, la communauté était assez usitée dans certaines provinces, comme mode d’exploitation agricole : le Code civil l’a consacrée sous le nom de Société universelle de biens et de gains, et en a tracé les règles. C’est sur le principe de cette société que Cabet essaya, au Texas, de réaliser son utopie icarienne. Actuellement elle est fort rare : je ne sais pas même si l’on en citerait un seul exemple.

La possession et l’exploitation du sol par indivis, rationnelle, juste, féconde, nécessaire même, tant que la société exploitante n’excède pas les limites d’une proche parenté, — père, mère, aïeul et aïeule, enfants, beaux-fils et belles-filles, domestiques, oncles et tantes ; — est aussi solide que la famille même. En même temps qu’elle constitue pour chaque membre de la famille une communauté, elle peut être, et elle est presque toujours, vis-à-vis des étrangers, soit une propriété, soit un fief. Ce double caractère, joint a l’exploitation par la famille, est ce qui donne à l’institution la plus grande moralité et la plus grande force. Effet des contraires, que le génie social se plaît à unir, tandis que la raison individualiste ne sait le plus souvent que les mettre en discorde ! Mais dès que les familles se multiplient au sein de la communauté primitive, la divergence s’introduit, le zèle de la communauté, par suite le travail se relâche ; la société universelle de biens et de gains se change en une société de biens seulement, et tend à se rapprocher de jour en jour de la société de commerce, de la société d’assurance mutuelle ou de bienfaisance, de la simple participation ; c’est-à-dire que la communauté s’évanouit.

Ce phénomène de dégradation inévitable, que l’on a observé à toutes les époques et dans toits les pays où s’est instituée la communauté, nous met sur la voie des inconvénients, des abus et des vices propres à ce régime.

L’homme, en vertu de sa personnalité, tend à l’indépendance : est-ce de sa part une mauvaise inclination qu’il faille combattre, une perversion de la liberté, une exorbitance de l’égoïsme, qui mette en danger l’ordre social, et que doive réprimer à tout prix le législateur ? Plusieurs l’ont pensé, et l’on ne saurait douter que telle ne soit au fond la vraie doctrine chrétienne. L’esprit de subordination, d’obéissance et d’humilité peut être appelé une vertu théologale, autant que la charité et la foi. Dans ce système, qui, sous une forme ou sous une autre, est encore celui qui réunit le plus grand nombre de suffrages, l’AUTORITÉ s’impose comme loi. Son idéal, dans l’ordre politique, est le pouvoir absolu, dans l’ordre économique, la communauté. Devant le pouvoir, l’individu est zéro ; dans la communauté, il ne peut rien posséder en propre : tout est à tous, rien n’est à personne. Le sujet appartient à l’État, à la communauté, avant d’être à la famille, avant de s’appartenir à lui-même. Tel est le principe, disons mieux, tel est le dogme.

Or, remarquez ceci : l’homme étant supposé réfractaire a l’obéissance, comme il l’est en effet, il en résulte que le pouvoir, que la communauté qui l’absorbe ne subsiste point par elle-même ; elle a besoin, pour se faire accepter, de raisons ou motifs qui agissent sur la volonté du sujet et qui le déterminent. Chez l’enfant, par exemple, ce sera l’amour des parents, la confiance, la docilité et l’impéritie du jeune âcre, le sentiment de la famille ; plus tard, chez l’adulte, ce sera le motif de religion, l’espoir des récompenses ou la terreur des châtiments.

Mais la déférence filiale faiblit avec l’âge. Le jour où le jeune homme songe à former à son tour une nouvelle famille, cette déférence disparaît. Chez tous les peuples, le mariage est synonyme d’émancipation ; les parents eux-mêmes y invitent leurs enfants. Chez le citoyen, laïc ou fidèle, la religion faiblit aussi, ou du moins elle se raisonne. Toute religion a son levain de protestantisme, en vertu duquel l’homme le plus pieux se lève tôt ou tard ; et dit, du ton le plus candide et avec la plus entière bonne foi : J’ai en moi l’esprit de Dieu ; l’adorateur en esprit et en vérité n’a besoin ni de prêtre, ni de temple, ni de sacrements… Quant aux considérations tirées de la force ou du salaire, elles impliquent toujours que l’autorité qui les emploie est une autorité sans principe, et que la communauté n’existe pas.

Ainsi, qu’on pense ce qu’on voudra de la rébellion humaine ; qu’on en fasse un vice de nature ou une suggestion du diable, il reste toujours que contre cette grave affection de notre humanité il n’y a pas de remède ; que l’autorité et la communauté ne peuvent justifier de leurs droits ; qu’elles n’ont lieu que pour des circonstances particulières, et avec un renfort de conditions qui, venant à cesser, rendent l’autorité illégitime et la communauté nulle.

En deux mots, il n’y a d’autorité légitime que celle qui est librement subie, comme il n’y a de communauté utile et juste que celle à laquelle l’individu donne son consentement. Ceci posé, nous n’avons plus qu’une chose à faire : c’est de rechercher pour quelles causes l’individu peut retirer son consentement à la communauté.

L’homme est doué d’intelligence ; il a de plus une conscience, qui lui fait discerner le bien du mal ; il possède enfin le libre arbitre. Ces trois facultés de l’âme humaine, l’intelligence, la conscience, la liberté, ne sont pas des vices, des déformations causées à notre âme par l’esprit du mal : c’est par elles, au contraire, que, selon, la religion nous ressemblons à Dieu ; et c’est à elles que la communauté ou autorité publique fait appel, quand elle nous intime ses décrets, distribue ses justices et ses châtiments. La responsabilité que la loi nous impose est le corollaire de notre libre arbitre.

S’il est ainsi, la communauté ne peut pas faire autrement que de laisser à l’individu qu’elle rend responsable une liberté d’action égale à sa responsabilité ; le contraire impliquerait tyrannie et contradiction. La communauté a même intérêt à cette liberté qui la dispense d’une surveillance onéreuse, et n’est pas un médiocre moyen de moralisation pour l’individu, qui en devient à la fois plus vaillant et plus digne. Voilà donc la communauté entamée, obligée de s’abdiquer elle-même, en présence de l’initiative personnelle, ne fût-ce que pour la plus petite affaire. Mais la personnalité devient d’autant plus exigeante que la personne est douée de plus de raison et de sens moral : ou s’arrêteront les concessions ? Là est la pierre d’achoppement de l’autorité et du communisme. Eh bien ! je réponds que la liberté est indéfinie, qu’elle doit aller aussi loin que le comportent l’intelligence. qui est en elle, la dignité et la force d’action. En sorte que l’autorité publique et l’intérêt commun ne doivent paraître que là où s’arrête la liberté, où l’action, le génie, la vertu du citoyen deviennent insuffisants.

Le même raisonnement s’applique à la famille, à la distribution des services, à la séparation des industries et à la répartition des produits. Toute famille, tout jeune ménage est une petite communauté, au sein de la grande communauté, qui disparaît de plus en plus pour faire place a la loi du tien et du mien ; toute distinction d’industrie, toute division du travail, toute idée de valeur et salaire est une brèche au domaine commun. Sortez de là, essayez de combattre cette tendance, de refouler cette évolution : vous tombez dans la promiscuité, la fraude, la désorganisation, l’envie et le vol.

Même raisonnement encore en ce qui touche les rapports du citoyen avec l’État. Par cela même que l’individu est libre, intelligent, industrieux, attaché à une profession spéciale, qu’il a un domicile, une femme, des enfants, non-seulement il demande à être affranchi des lisières communistes, mais il envisage la communauté tout entière sous un aspect particulier ; il découvre dans le pouvoir des défauts, des lacunes, des branches parasites, qui n’apparaissent point aux autres ; il a une opinion, enfin, avec laquelle, bonne ou mauvaise, il faut que le gouvernement compte.

Ouvrez la porte à ce torrent de l’opinion : vous voilà emporté dans le système des États à pouvoirs séparés. Essayez de réfréner la critique universelle au contraire, vous retournez à la tyrannie ; prenez un moyen terme et faites de la politique de bascule ou de juste milieu, vous voilà dans le plus immoral et le plus lâche des machiavélismes, l’hypocrisie doctrinaire. Ici donc, comme tout à l’heure, à propos de la liberté et de la famille, vous n’avez pas le choix ; il faut, et c’est fatal, anéantir la liberté dans la caserne, faire expirer l’opinion sous la menace des baïonnettes, ou rétrograder devant la liberté, ne réservant l’autorité publique que pour les choses que le suffrage du citoyen ne peut résoudre ou ne daigne entendre.

De ce qui précède, il résulte que la terre ne petit être possédée ni exploitée, et, par analogie, aucune industrie être exercée en commun, et que, semblables aux fils de Noé après le déluge, nous sommes condamnés au partage. A quel titre posséderons nous maintenant ? c’est ce que nous examinerons plus bas.

L’idée d’appliquer la société universelle de biens et de gains a l’exploitation de la terre et d’y faire entrer des populations nombreuses n’est pas primitive ; ce n’est pas une suggestion de la nature, puisque nous voyons, dès le début, dans la vallée embryonnaire, la famille multiplier ses tentes ou ses feux, à mesure de la formation des couples ; l’État se développer en hameaux, bourgades et cantons, ayant chacun son administration séparée, et se constituer peu à peu selon le principe de la liberté individuelle, du suffrage des citoyens, de l’indépendance des groupes et de la distinction des cultures. La communauté, en tant qu’institution ou forme donnée par la nature, est à son plus haut point de concentration dans la famille ; à partir de là, elle brise son cadre et n’existe bientôt plus que comme rapport de voisinage, ressemblance de langue, de culte, de mœurs ou de lois, tout au plus comme assurance mutuelle ; ce qui, impliquant l’idée de convention, est la négation même du communisme. Ce n’est que postérieurement, quand l’insolence aristocratique et la dureté de la servitude ont provoqué la réaction du peuple, que la communauté se présente comme moyen disciplinaire et système d’État : il suffit de citer les exemples de Lycurgue, de Pythagore, de Platon et des premiers chrétiens. Mais l’expérience a bientôt fait justice de l’hypothèse : partout et toujours la liberté s’est soulevée contre le communisme, qui n’a jamais pu s’établir que sur une petite échelle, et. à titre d’exception au sein des masses. La plus grande communauté qui ait jamais existé, celle de Sparte, était fondée sur l’esclavage et la guerre ; tant que les chrétiens ne formèrent qu’une secte perdue dans l’immensité de l’empire, leurs communautés, soutenues par la ferveur du dogme nouveau, parurent florissantes ; encore n’avaient-elles d’objet que la prière, l’aumône et les repas. Celles qui voulurent y joindre l’amour tombèrent bientôt sous leur propre infamie. Le jour où le christianisme se déclara religion universelle, il abandonna son communisme, que les agitations du moyen âge ne purent ranimer, Les Moraves sont plutôt des sociétaires que des Communistes. (Voir, pour la critique de la COMMUNAUTÉ, Système des Contradictions économiques, tome II, chap. 12.)


II - La seconde manière de posséder la terre est celle que j’ai appelée, dès ma première controverse sur la propriété, possession, du mot latin possessio, qui dans la jurisprudence de l’ancienne Rome avait à peu près le sens que je vais dire.

Dans l’état d’indivision familiale, l’idée de propriété ne parait point encore, puisque tous demeurent unis à la famille, dans la communion du père. Une seule chose pourrait faire surgir cette idée : ce serait le cas où une famille empiéterait sur l’exploitation d’une autre famille. Alors l’usurpation ferait naître l’idée de domaine ; mais alors aussi le droit des gens serait changé, l’humanité subirait sa première révolution. L’humanité n’attendra pas si longtemps : l’idée du propre, en opposition au commun, va naître de la communauté même, toute seule.

La famille primitive se multipliant ou se dédoublant dans sa subjectivité par le mariage de ses rejetons ; la liberté, d’autre part, se montrant incompressible dans l’individu, la personnalité dans le couple conjugal inviolable, il y a lieu de suivre cette multiplication ou ce dédoublement de la famille, dans son objectivité, c’est-à-dire dans la possession et l’exploitation du sol : ce n’est pas encore la propriété, comme on verra tout à l’heure ; mais c’est déjà la distinction du tien et du mien, dans une limite déterminée par le besoin de chaque famille et par son travail. Des bornes sont plantées, non point, comme l’a cru Rousseau, pour marquer l’aliénation du territoire, mais uniquement pour marquer la limite des cultures et le partage des produits. Le règne de Caïn, le possesseur terrien, commence ; il prévaut contre celui d’Abel, le gardeur de troupeaux ; la guerre éclate entre le labourage et la vaine pâture, entre le producteur de blé sédentaire et le berger nomade. Cet instant dramatique, auquel toutes les traditions rapportent la fin de l’âge d’or, que la cosmogonie hébraïque a maudit, et probablement calomnié en la personne de Caïn le fratricide, est devenu au contraire, chez les peuples d’Italie, le point de départ de la religion. La famille est sanctifiée ; son chef, paterfamilias, est juge, prêtre et guerrier ; l’épieu dont il forme sa palissade, et avec lequel il combat à la guerre, signe de sa dignité et de sa force, est en même temps le symbole du Dieu qui préside à la guerre et à la possession. La plantation des bornes est une cérémonie religieuse ; les arpenteurs qui en sont chargés sont des ministres du culte ; la borne elle-même, de pierre ou de bois, Terminus, est une divinité contemporaine de Vesta et des Lares. C’est ainsi que le même fait a été vu d’un œil différent dans les cantons de l’antique Hespérie, et dans les déserts de l’Arabie et les steppes des Scythes. Chaque peuple parle selon ses inclinations et ses préjugés : au philosophe d’apprécier les faits selon la raison.

Quelle est donc l’étendue du droit du détenteur du sol ? C’est ce qu’il importe de bien définir. Dans ce système, qui a dû s’inaugurer en même temps que commençait le défrichement du sol et le débordement des familles, la communauté originelle, devenue l’État, ou le prince qui le représente, est censée avoir reçu de Dieu, créateur et seul vrai propriétaire, l’investiture du sol. Admirez cette fiction ; elle montre avec quel scrupule de conscience, avec quelle justesse de bon sens procédèrent les premiers instituteurs des nations. Ils ne disaient pas, à la manière des conquérants qui vinrent après : Ce champ est à moi parce que je l’occupe, parce que je l’ai gagné avec mon épée ; ou bien encore, parce que je l’ai, le premier, retourné avec ma charme. Non ; ils comprenaient que ni l’occupation, ni la force, ni même le travail ne confèrent le domaine du sol ; et ils le déclaraient franchement, en faisant remonter à Dieu le droit du prince, source de tous les autres ; ils étaient loin de penser qu’un jour ce droit divin, formule rigoureuse de la justice, dégénèrerait en un monstrueux abus, et deviendrait synonyme du plus abominable despotisme.

Le prince donc, chef de l’État, ayant reçut de Dieu la terre, la possédant en toute souveraineté, et en disposant selon sa prudence et son plaisir, la distribuait ensuite à ses guerriers, chefs de famille ; on devine qu’il n’avait reçu son investiture que pour cela. A quelles conditions la terre était-elle sous-cédée par le chef à ses compagnons ? C’est ici qu’il convient d’étudier de près ce système de possession, système qui, dans ses termes, n’offre aucune prise à la critique, et qu’on peut regarder comme l’expression la plus pure de la jurisprudence individuelle.

Puisque la terre appartient originairement à Dieu, qui l’a donnée, et que c’est de lui que l’a reçue la communauté, sans exclusion ni acception de personnes, et puisque le partage n’a lieu qu’en vite d’assurer la liberté et la responsabilité de chacun, et de prévenir la promiscuité des familles, il s’ensuit que le domaine éminent de cette terre, ou, comme nous disons aujourd’hui, la propriété, reste à l’État, et que ce qui passe au chef de famille n’est autre chose qu’une faculté d’exploitation et une garantie d’usufruit ; qu’ainsi la portion de terre délivrée à chaque citoyen ne peut être par celui-ci vendue et aliénée, comme il fait des produits de sa culture et du croît de son bétail ; que s’il ne petit aliéner et vendre, il ne peut pas davantage diviser son lot, ni le dénaturer et le perdre ; il doit au contraire le faire valoir en bon père de famille, l’expression est demeurée dans la langue ; en sorte que, tout en tirant de son fonds le parti le plus avantageux pour lui et les siens, le détenteur est tenu de le conserver et de le reproduire, pour ainsi dire. à toute réquisition.

L’indivisibilité et l’inaltérabilité, tels sont, en, deux mots, les caractères généraux de la possession. L’hérédité s’ensuit, non point comme une prérogative, mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est point parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet sa possession, c’est au contraire parce que ce droit est restreint, que la possession est héréditaire.

Enfin, à ces conditions fondamentales se joint l’obligation d’une redevance a payer au prince, en fruits, bétail, argent, hommes ou services : signe d’hommage au suzerain, et de la mouvance ou tenure du possesseur.

Je dis que ce système, qui, sous une forme plus ou moins explicite, fut originairement celui de tous les peuples, Égyptiens, Arabes, Juifs, Celtes, Germains, Slaves, et des Romains eux-mêmes, est parfaitement rationnel, j’entends d’une rationalité particulariste et de simple bon sens ; et qu’au point de vue de la justice et de l’économie publique, il défie la critique. C’est la possession terrienne que l’empereur de Russie Alexandre Il vient de donner aux paysans avec la liberté. C’est cette même possession qui, modifiée selon les vues du catholicisme, les traditions latines et les mœurs guerrières, a régné pendant tout le moyen-âge, sous le nom de fief. La conscience individuelle, qui seule pouvait diriger le législateur, à une époque où la société, à peine formée, ne fournissait rien, ne va pas au delà. Et nous verrons qu’en effet, si la raison collective s’est élevée plus tard à une conception supérieure, si elle affirme aujourd’hui la propriété, la jurisprudence de l’école s’est montrée jusqu’ici incapable d’en rendre compte.

La possession terrienne, telle que je viens de la définir, conditionnelle et restreinte, exclut toute disposition abusive : on pourrait la définir, à l’encontre de la propriété : Droit d’user de la terre, mais non pas d’en abuser, jus utendi, sed non abutendi.

Cette possession est essentiellement égalitaire : en Russie, la commune, seule censée propriétaire, doit fournir à chaque ménage une quantité de terre labourable ; et si le nombre des familles augmente, on refait le partage, de manière que personne ne soit exclu. Cette règle est commune à tous les peuples slaves ; elle a été maintenue en Russie par le décret d’émancipation.

L’économie politique, qui considère les lois de la production, abstraction faite des intérêts individuels et de l’inégalité des fortunes, ne peut pas elle-même exiger mieux que cette simple tenure. Que demande l’économie politique ? Que le travailleur soit libre : c’est ce qui a lieu aujourd’hui pour le paysan russe, comme en France pour tout usufruitier ; qu’il soit maître de ses mouvements : il l’est dès qu’il travaille pour lui-même, sauf la contribution à payer à la commune et à l’État : c’est encore ce qui a lieu. Ici, point de servitude personnelle, point de salariat, point de prolétariat, pas de réglementation : qu’est-ce que la science peut exiger de plus ? Jamais économiste prétendit-il que nos fermiers et métayers sont dans des conditions d’exploitation mauvaise parce qu’ils ne sont pas propriétaires ? Non, le fermage et le métayage sont admis par tous les économistes comme des conditions rationnelles de l’exploitation agricole. La rente foncière est admise par eux comme un des phénomènes naturels de l’économie publique, et cependant la condition des fermiers et métayers est beaucoup moins bonne que celle des possesseurs dont je parle, puisque non-seulement les dits fermiers et métayers n’ont pas la propriété, ils n’ont pas même la possession ; ils ne produisent pas pour eux seuls, comme le possesseur slave ; ils partagent avec le propriétaire. Soutenir, au point de vue économique, que la possession non abusive est défectueuse, défavorable au travailleur et à la production de la richesse, c’est réprouver le fermage, attaquer la rente, nier par conséquent la propriété : ce qui devient contradictoire.

Si la maxime Chacun chez soi, chacun pour soi peut être considérée comme une vérité d’économie politique et de droit, elle reçoit son application aussi bien avec la possession ou propriété restreinte qu’avec la propriété absolue : il y a même en celle-ci une pointe d’égoïsme féroce qui ne se trouve pas en celle-là. Au point de vue de la morale, comme à celui de la liberté, la possession est irréprochable.

Du reste, il est acquis que la possession, malgré sa modeste figure, a tenu jusqu’à présent beaucoup plus de place dans la civilisation que la propriété. La terre, pour l’immense majorité de ceux qui la cultivent, quand ils n’ont pas été serfs de la glèbe, a été tenue en colonat, emphytéose, bénéfice, précaire, commande, main-morte, bail à ferme et à cheptel, etc., tous termes synonymes ou équivalents de possession. Le très-petit nombre est arrivé à la propriété. Puis, quand la classe propriétaire s’est multipliée, — ce qui ne s’est vu que deux ou trois fois dans l’histoire, après le triomphe de César, plus tard à la suite des invasions, et à la fin du dix-huitième siècle, lors de la vente des biens dits nationaux, — tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes, livrée a l’anarchie, au morcellement, à la concurrence, à l’agiotage, menacée, comme d’une épée de Damoclès, par la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique, rongée par l’hypothèque, amoindrie par le développement de la richesse industrielle et mobilière, s’est trouvée au-dessous de l’antique possession. Le prétorien a vendu son lopin et s’est retiré dans la grand’ville ; le barbare a cherché protection pour son alleu, et l’a converti en fief ; et nous voyons aujourd’hui une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine, et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans la domesticité et le salariat.

Rien, ce semble, n’était plus facile que de régulariser et d’affermir cette possession, à laquelle l’inégalité est contraire, et qui exclut toute espèce de privilège et d’abus. L’exaction féodale, qui a déshonoré la possession pendant le moyen âge, et soulevé à la fin la colère des peuples, bien loin d’être inhérente à ce mode de tenure, lui est diamétralement contraire, aussi bien que la hiérarchie des titres et des fiefs. L’égalité devant la loi posée en principe, l’égalité des possessions en devenait la conséquence ; il suffisait, pour la maintenir, d’un règlement de police rurale, défendant le cumul et le morcellement. Le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant - la Déclaration des droits de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux droit féodal, a affirmé la propriété, et la vente des biens nationaux a été faite en exécution. Ce phénomène est un des plus considérables de notre époque : quelles en ont été les causes secrètes ? C’est ce qu’il n’est encore venu à la pensée de personne d’éclaircir.