Théories (1890-1910)/De Gauguin et de Van Gogh au classicisme

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L. Rouart et J. Watelin Éditeurs (p. 262-278).

DE GAUGUIN ET DE VAN GOGH AU CLASSICISME[1]
À mes chers élèves de l’Académie Ranson.

C’est de la boutique du père Tanguy, marchand de couleurs, rue Clauzel, et de l’auberge Gloanec à Pont-Aven qu’est sortie la grande bourrasque qui vers 1890 a renouvelé l’art français. À Pont-Aven, Gauguin réunissait quelques disciples, Charnaillard, Séguin, Filiger, Sérusier, le hollandais de Hahn : et c’était là cette « pesante école de matières rudimentaires, parmi les gros pichets de cidre »[2]. Chez Tanguy, un ancien de la Commune, un doux rêveur anarchiste, s’étalaient, pour l’édification des plus jeunes, les productions révolutionnaires de Van Gogh, de Gauguin, d’Émile Bernard et de leurs émules, accrochées en désordre à côté des toiles du maître incontesté, de l’initiateur du nouveau mouvement, Paul Cézanne.

Bernard, Van Gogh, Anquetin, Toulouse-Lautrec étaient des révoltés de l’atelier Cormon ; nous fûmes, nous, Bonnard, Ibels, Ranson, Denis, autour de Sérusier les révoltés de l’atelier Julian. Sympathiques à tout ce qui nous paraissait nouveau et subversif, nous allions à ceux-là qui faisaient table rase non seulement de l’enseignement académique mais encore et surtout du naturalisme, romantique ou photographique, alors universellement admis comme la seule théorie digne d’une époque de science et de démocratie. Nous nous retrouvions aux premiers Indépendants, où déjà se faisait sentir l’influence de Seurat et de Signac.

Aux audaces des impressionnistes et des divisionnistes, les nouveaux venus ajoutaient la gaucherie d’exécution et la simplification presque caricaturale de la forme : et c’était là le symbolisme. Nous sommes maintenant blasés sur ce genre de hardiesse, et le public y est fait ; mais il les confondait alors avec celle des Incohérents et des cabarets de Montmartre. L’affiche et les petits journaux illustrés ont popularisé ces énormes fantaisies de dessin, ces exagérations du caractère, alors inédites et fort inconnues de l’antique Grévin, de Willette ou même de Chéret dont les inventions élégantes commençaient alors de fleurir sur les murs de Paris. Les synthèses des décorateurs japonais ne suffisaient pas à alimenter notre besoin de simplification. Idoles primitives ou extrême-orientales, calvaires bretons, images d’Épinal, figures de tapisseries et de vitraux, tout cela se mélangeait à des souvenirs de Daumier, au style gauchement poussinesque des Baigneuses de Cézanne, aux lourdes paysanneries de Pissarro. Qui a été témoin du mouvement en 1890 ne s’étonne plus : les efforts les plus saugrenus, les plus incompréhensibles de ceux qu’on appelle maintenant les « fauves » ne peuvent qu’éveiller dans notre mémoire le souvenir des extravagances de notre génération. Pour connaître l’émoi, le vertige de l’inattendu, il faut avoir vu le café Volpini à l’exposition de 1889. Là, dans un coin retiré de la grande Foire, loin des arts officiels et des chefs-d’œuvre accumulés aux Rétrospectives, étaient piteusement accrochés les premiers Gauguin, les Bernard, les Anquetin, etc., réunis pour la première fois. C’était à coup sûr une des curiosités les plus hilarantes de l’Exposition, et c’en serait une aujourd’hui encore, malgré la différence du public, que les œuvres de Willumsen ou de Razetti exposées quelques années plus tard au pavillon de la Ville de Paris (Indépendants).

Les critiques nous reprochaient à cette époque de vouloir rebalbutier. En effet, nous retournions à l’enfance, nous faisions la bête, et c’était alors sans doute ce qu’il y avait de plus intelligent à mire. Notre art était un art de sauvages, de primitifs. Le mouvement de 1890 procédait à la fois d’un état d’extrême décadence et d’une fermentation de renouveau. C’était le moment où le nageur qui plonge touche le fond solide, et remonte.

Sans doute, la bourrasque de 1890 avait été préparée. Ces artistes dont l’apparition fit scandale étaient des produits de leur temps et de leur milieu : il serait injuste de les isoler de leurs aînés les impressionnistes : en particulier il semble que l’influence de Camille Pissarro fut sur eux considérable. On ne saurait d’ailleurs leur reprocher d’avoir méconnu leurs prédécesseurs immédiats ; et ils ont manifesté dès leurs débuts la plus grande estime pour ceux qui les avaient mis dans la voie : non seulement Camille Pissarro et Cézanne, et Degas, et Odilon Redon, mais encore Puvis de Chavannes dont la gloire officielle aurait pu cependant déplaire à leur jeune intransigeance.

C’était donc l’aboutissement nécessaire — action et réaction tout ensemble — du grand mouvement impressionniste. On a tout dit sur ce sujet : l’absence de toute règle, la nullité de l’enseignement académique, le triomphe du naturalisme, l’influence des Japonais, avaient déterminé l’éclosion joyeuse d’un art apparemment affranchi de toute contrainte. Des motifs nouveaux, le soleil et les éclairages artificiels et tout le pittoresque de la vie moderne avaient été admis dans le domaine de l’art. La littérature mêlait aux vulgarités du réalisme finissant les raffinements du Symbolisme ; la « tranche de vie » était servie toute crue ; en même temps l’amour aristocratique du mot rare, de l’état d’âme inédit et de l’obscurité dans la poésie, exaspérait le lyrisme des jeunes écrivains. Ce que nous demandions à Cézanne, à Gauguin et à Van Gogh, ils le trouvaient chez Verlaine, chez Mallarmé, chez Laforgue : « De toute part, disait Albert Aurier dans l’article-manifeste de la Revue Encyclopédique, on revendique le droit au rêve, le droit aux pâturages de l’azur, le droit à l’envolement vers les étoiles niées de l’absolue vérité. La copie myope des anecdotes sociales, l’imitation imbécile des verrues de la nature, la plate observation, le trompe-l’œil, la gloire d’être aussi fidèlement, aussi banalement exact que le daguerréotype ne contente plus aucun peintre, aucun sculpteur digne de ce nom[3] ». Les musiciens, moins nihilistes que les peintres, mais comme eux préoccupés de plus de liberté individuelle et de plus d’expression, subissaient à la fois l’influence du romantisme wagnérien, du pittoresque russe et de la musique pure que leur révélaient César Franck, Bach et les contrapuntistes du xvie siècle.

Tout fermentait. Mais enfin il faut bien dire que dans les arts plastiques, l’idée d’art d’abord limitée à l’idée de copie, ne s’appuyait sur rien d’autre que sur le préjugé naturaliste du tempérament, ou mieux, de la sensation individuelle. Ils voient comme ça, disait la critique. Nous portions à son comble le mépris des conventions, sans autre parti pris que celui de nier : le droit de tout faire ne connaissait nulle restriction. C’est l’excès de cette anarchie qui amena comme réaction l’esprit de système et le goût des théories. Seurat fut le premier qui essaya de substituer à l’improvisation, plus ou moins fantaisiste, d’après la nature, une méthode de travail réfléchi. Il chercha à mettre de l’ordre, à créer la nouvelle doctrine que tout le monde attendait. Il eut le mérite de tenter la réglementation de l’impressionnisme. La hâte avec laquelle il tirait des conclusions techniques ou esthétiques de certaines théories de Chevreul ou de Charles Henry, ou de ses propres tentatives, a fait de son œuvre, trop tôt, hélas ! interrompue, une expérience tronquée. Quelque admirable qu’ait été ce premier effort contre la liberté, c’est un fait que malgré l’intelligence, la persévérance et le talent du collaborateur de Seurat, Paul Signac, il n’a pas eu de répercussion profonde ; tandis que le synthétisme et tous les partis pris de Gauguin et de Van Gogh ont eu une influence considérable sur les jeunes peintres en France, en Allemagne et jusqu’aux extrémités de l’Europe.

Van Gogh et Gauguin résument avec éclat cette époque de confusion et de Renaissance. À côté de l’impressionnisme scientifique de Seurat, ils représentent la barbarie, la révolution et la fièvre — et finalement la sagesse. Leur effort au début échappe à toutes les classifications : et leurs théories se différencient mal de l’ancien impressionnisme. L’art pour eux comme pour leur prédécesseurs c’est le rendu d’une sensation, c’est l’exaltation de la sensibilité individuelle. Tous les éléments d’excès et de désordre provenant de l’impressionnisme, ils les exaspèrent d’abord, et ce n’est que peu à peu qu’ils prennent conscience de leur rôle novateur, et qu’ils s’aperçoivent que leur synthétisme ou leur symbolisme est précisément l’antithèse de l’impressionnisme.

Leur œuvre a conquis son influence par son côté brutal et paradoxal. Nous en voyons la preuve dans les pays du Nord, Russie, Scandinavie, Finlande, où leur influence a précédé — et préparé — celle de Cézanne. Sans l’anarchisme destructeur et négateur de Gauguin et de Van Gogh, l’exemple de Cézanne, avec tout ce qu’il comporte de tradition, de mesure et d’ordre, n’aurait pas été compris. Les éléments constructifs de leur œuvre ont été véhiculés par les éléments révolutionnaires. Cependant, pour l’observateur attentif, il était facile de démêler dès 1890 dans l’outrance des œuvres et les paradoxes des théories les prodromes d’une réaction classique.

Il suffirait de rappeler que nous revendiquions dès cette époque lointaine le titre de « néo-traditionnistes ». Mais cela importe peu auprès de ce qui s’est passé depuis. Le fait énorme c’est que depuis ce temps une évolution s’est faite en faveur de l’ordre, et même parmi ceux-là qui ont participé au mouvement de 1890, ou ceux qui se réclament de ce mouvement. Et par exemple, deux des plus audacieux, deux initiateurs du synthétisme — de ceux qui « brisèrent les vitres au risque de se couper les doigts[4] » — M. Anquetin et M. E. Bernard, ont renié avec éclat leur première manière et se sont efforcés de présenter leur évolution récente comme un retour à la tradition des musées. D’autres, et j’en suis, qui avaient d’abord protesté contre les académies, viennent d’en fonder une : la volonté de communiquer un enseignement implique qu’ils se croient en possession d’une vérité assez générale pour être utilement transmise ; et voilà qui est loin du farouche individualisme de 1890. Autour de ses aînés, la jeunesse est devenue résolument classique. On connaît l’engouement de la nouvelle génération pour le XVIIe siècle, pour l’Italie, pour Ingres : Versailles est à la mode, Poussin porté aux nues ; Bach fait salle comble ; le romantisme est ridiculisé. En littérature, en politique, les jeunes gens ont la passion de l’ordre. Le retour à la tradition et à la discipline est aussi unanime que l’était dans notre jeunesse le culte du moi et l’esprit de révolte. Je citerai ce fait que dans le vocabulaire des critiques d’avant-garde le mot « classique » est le suprême éloge, et sert par conséquent à désigner les tendances « avancées ». L’impressionnisme est désormais considéré comme une époque « d’ignorance et de frénésie » à laquelle on oppose « un art plus noble, plus mesuré, mieux ordonné, plus cultivé ». (Il s’agit d’ailleurs de l’art de M. Braque)[5].

En somme le moment est venu où il a fallu choisir, comme dit Barrès, entre le traditionnalisme et le point de vue intellectuel. Syndicalistes ou monarchistes d’Action Française, également revenus des nuées libérales ou libertaires, s’efforcent de rester dans la logique des faits, de raisonner seulement sur des réalités : mais la théorie monarchiste, le nationalisme intégral, a entre autres avantages celui de tenir compte aussi des expériences réussies du passé. Et nous autres peintres, si nous avons évolué vers le classicisme c’est que nous avions eu le bonheur de bien poser le double problème esthétique et psychologique de l’art. Nous avons substitué à l’idée de « la nature vue à travers un tempérament », la théorie de l’équivalence ou du symbole : nous affirmions que les émotions ou états d’âme provoqués par un spectacle quelconque, comportaient dans l’imagination de l’artiste des signes ou équivalents plastiques capables de reproduire ces émotions ou états d’âme sans qu’il soit besoin de fournir la copie du spectacle initial ; qu’à chaque état de notre sensibilité devait correspondre une harmonie objective capable de le traduire[6].

L’art n’est plus une sensation seulement visuelle que nous recueillons, une photographie, si raffinée soit-elle, de la nature. Non, c’est une création de notre esprit dont la nature n’est que l’occasion. Au lieu de « travailler autour de l’œil, nous cherchions au centre mystérieux de la pensée », comme disait Gauguin. L’imagination redevient ainsi, selon le vœu de Baudelaire, la reine des facultés. Ainsi nous libérions notre sensibilité ; et l’art, au lieu d’être la copie, devenait la déformation subjective de la nature.

Au point de vue objectif, la composition décorative, esthétique et rationnelle à laquelle les impressionnistes n’avaient pas pensé parce qu’elle contrariait leur goût de l’improvisation, devenait la contre-partie, le correctif nécessaire de la théorie des équivalents. Celle-ci autorisait en vue de l’expression toutes les transpositions même caricaturales, tous les excès de caractère : la déformation objective obligeait à son tour l’artiste à tout transposer en Beauté. En résumé, la synthèse expressive, le symbole d’une sensation devait en être une transcription éloquente, et en même temps un objet composé pour le plaisir des yeux.

Intimement liées chez Cézanne, ces deux tendances se retrouvent à des états divers chez Van Gogh, chez Gauguin, chez Bernard, chez tous les vieux synthétistes. On correspond à leur pensée, on résume bien l’essentiel de leur théorie si on la réduit aux deux déformations. Mais tandis que la déformation décorative est la préoccupation la plus habituelle de Gauguin, c’est au contraire la déformation subjective qui donne à la peinture de Van Gogh son caractère et son lyrisme. Chez celui-là, sous de rustiques ou exotiques apparences on retrouve, en même temps qu’une logique rigoureuse, des artifices de composition où survit, j’ose le dire, un peu de rhétorique italienne. L’autre au contraire qui nous vient du pays de Rembrandt est un romantique exaspéré : le pittoresque et le pathétique le touchent bien davantage que la beauté plastique et l’ordonnance. Ils représentent ainsi un instant exceptionnel du double mouvement classique et romantique. Cherchons auprès de ces deux maîtres de notre jeunesse quelques images concrètes pour illustrer un article trop abstrait et peut-être obscur.

Dans l’exécution fougueuse et saccadée de Van Gogh, dans ses recherches d’éclat et ses violences de ton, je trouve tout ce qui séduit les jeunes tachistes, et la raison pourquoi ils se contentent de flaques de couleur pure ou de quelques zébrures. Ils admirent son attitude agressive en face de la nature, sa vision anormale, exaspérée, mais vraiment lyrique des choses : son scrupule de tout dire ce qu’il sent, l’insistance avec laquelle il affirme les mouvements les plus capricieux de sa sensibilité — et par quels moyens rudimentaires ! par un trait furieux, par le relief énorme d’un empâtement. Il y a chez lui cette mauvaise manière d’attaquer la toile que les derniers romantiques considéraient comme un signe de génie ; voyez la lourde charge que Zola a faite dans l’Œuvre de ce type de peintre. Chez ce mystique, ce raffiné, ce poète, l’influence niaise et triviale du naturalisme a laissé des traces, que j’aperçois encore dans la génération qui vient. Le mot de tempérament avec tout ce qu’il comporte de bestialité conserve son prestige. Van Gogh, enfin, a déterminé chez les jeunes une rechute de romantisme…

J’ai devant moi un beau portrait de Vincent par lui-même. Les yeux verts, la barbe et les cheveux rouges dans une face blême fièrement construite. Le fond où se voit une estampe japonaise compte peu. C’est une étude ; mais une étude réfléchie, préméditée. J’y vois les tares que je viens de signaler mais aussi une expression de vie et de vérité intense. Le tragique de ce visage synthétisé avec un rare bonheur par quelques traits énergiques et quelques tons plaqués, l’indication sommaire mais définitive de l’essentiel du sujet, l’émotion qui vibre dans cette ébauche d’un vrai peintre, tout cela fait de cette esquisse une œuvre du plus grand style.

Le portrait de Gauguin (au Christ jaune) que j’en rapproche à dessein n’a pas tant d’allure : mais il a davantage d’intérêt didactique, — et d’ailleurs il est fort inspiré de la technique de Cézanne. C’est d’abord une composition balancée : la distribution des ombres et des couleurs, le clair-obscur m’assurent que le peintre a pensé faire non une étude fragmentaire mais un tableau. Au lieu des angles durs qui soulignent les volontés de Van Gogh, il y a un nez, une oreille, des traits qui se courbent pour obéir aux nécessités de la composition et qui sont stylisés à la façon des décorateurs italiens.

C’est qu’ici nous sommes chez un décorateur : celui pour qui Aurier réclamait autrefois et si impérieusement, des murs ! Celui qui au Pouldu décorait la salle de l’auberge, sa gourde et ses sabots ! Celui qui à Tahiti malgré l’anxiété, la maladie, la misère, se souciait avant tout de l’ornementation de sa case. Les critiques italiens l’appellent le « Frescante ». Il aimait l’aspect mat de la fresque, et c’est pourquoi il préparait ses toiles avec d’épaisses couches de blanc à la colle. Cependant il ignorait les Quattrocentisti ; et nous voyons qu’il avait comme eux l’usage de la teinte plate et du contour précis.

Son art tient davantage de la tapisserie et du vitrail que de la peinture à l’huile. Comme Cézanne et à travers Cézanne, il cherchait le style. Dans les pays de soleil tropical où il vécut, ce n’étaient pas les éclatants contrastes de la lumière qu’il traduisait, mais plutôt il profitait de la sérénité de l’atmosphère pour équivaloir les plans, égaliser les teintes, supprimer toute perspective aérienne. Il aplatissait les modelés de Cézanne. Ses tableaux sont des surfaces authentiquement planes où s’équilibrent des taches décoratives.

Remarquons encore l’invention de ses sujets, de ses motifs. Malgré sa volonté de faire rustique en Bretagne et sauvage à Tahiti, il met de la grâce en tout. Dans certaines figures de femmes de la dernière période, telle est la perfection et l’agrément de la forme que le mot de vénusté est le seul qui convienne.

Pas seulement de la vénusté et de la grâce, mais surtout de la raison. Gauguin, qui a mis tant de désordre et d’incohérence dans sa vie, n’en tolérait pas dans sa peinture. Il aimait la clarté, signe d’intelligence. La reconstruction d’art que Cézanne avait commencée avec les matériaux de l’impressionnisme, Gauguin l’a continuée avec moins de sensibilité et d’ampleur, mais avec plus de rigueur théorique. Il a rendu plus explicite la pensée de Cézanne. En la retrempant aux sources de l’art, en recherchant les premiers principes qu’il appelait les lois éternelles du Beau, il lui a donné une plus grande force. « La barbarie, a-t-il écrit, est pour moi un rajeunissement… Je me suis reculé bien loin, plus loin que les chevaux du Parthénon… jusqu’au dada de mon enfance, le bon cheval de bois. »

Nous sommes redevables aux barbares, aux primitifs de 1890, d’avoir remis en lumière quelques vérités essentielles. Ne plus reproduire la nature et la vie par des à peu près ou par des trompe-l’œil improvisés, mais au contraire reproduire nos émotions et nos rêves en les représentant par des formes et couleurs harmonieuses, c’était là, je persiste à le croire, une position nouvelle — au moins pour notre temps — du problème de l’art ; et cette notion est encore féconde. Encore une fois, elle est au fond des doctrines d’art de tous les âges, et il n’y a pas d’art véritable qui ne soit symboliste. Cela est cependant plus sensible dans l’architecture et aux époques où les arts plastiques destinés surtout à l’ornementation des murs, dépendent de l’architecture ; et c’est pourquoi les novateurs de 1890 ont voulu tout ignorer des époques savantes, et préférer les naïves vérités du sauvage à « l’acquis » des civilisés.

Les jeunes gens, ceux qui vont au classicisme, ne connaissent plus les théories de 1890. C’est pour eux que j’ai voulu une fois de plus les préciser. Il font état des œuvres de notre génération, comme nous faisions de celles des impressionnistes. Ils suivent leur destinée dans un sens qui est le nôtre, celui de 1890, mais avec un état d’esprit différent. Ils sont moins théoriciens, ils croient davantage au pouvoir de l’instinct. Rien n’est à ce propos plus caractéristique que l’article publié dans la Grande Revue en décembre 1908 par M. H. Matisse, si on le compare, par exemple, à ce qu’écrivirent M. Signac, M. Émile Bernard, ou nous-même, ou bien encore aux lettres de Van Gogh et aux propos de Gauguin.

Cependant ils ont besoin comme nous de vérités non pas rudimentaires ou négatives, mais positives, constructives. L’individualisme philosophique, le culte du moi n’a pu donner qu’un excitant intellectuel aux hommes de notre génération : ils ont senti la nécessité d’une règle de vie plus ferme et, après avoir erré à travers les nuées de la raison pure, ils reprennent maintenant contact avec des réalités solides, et des idéals collectifs. Nous avons suivi, dans les arts, la même courbe. Mais trop de relativisme est resté au fond de notre belle théorie du symbole : la nouvelle génération nous renseigne sur la faiblesse de nos doctrines.

Nous avons discrédité l’idée d’école. Et quelques-uns reprennent cet argument facile que les écoles ne font pas les génies. Ils disent que tous les maîtres ont été des isolés, des révoltés. Je réponds qu’il n’y a pas d’exemple même parmi les modernes d’un seul génie qui n’appartienne malgré soi il une école, qui n’ait des procédés, une esthétique, une culture imposée par son milieu. Il faut bien qu’il soit en quelque manière le reflet de son époque. Les œuvres des génies, éternellement, universellement belles, contiennent cependant une part de contingence, qui les situe dans un temps, dans une école déterminée. Cela, on ne le nie pas. Mais, de même que dans l’histoire du costume, il y a des modes plus ou moins esthétiques, et que les unes et les autres ont été portées par de belles femmes, il faut admettre aussi l’inégale valeur des modes de peindre auxquelles s’ajustent les génies. La mode que suivit Titien est supérieure, je l’affirme, à celle dont un Delacroix dut se contenter.

L’idée d’école présuppose non seulement une technique mais une esthétique. À qui demanderions-nous un criterium de beauté, des règles de goût, et les principes supérieurs qui nous permettraient d’organiser nos forces d’invention, et d’atteindre notre idéal ? Quelle discipline fondera sur notre capricieuse mobilité un art vraiment synthétique ? Sous prétexte de synthèse, nous nous sommes souvent contentés, avouons-le, de généralisations hâtives : en devenant schématique notre art est resté fragmentaire, incomplet. Nous avons fait beaucoup d’esquisses et trop peu de tableaux. Nous ne savons pas finir, soit ; mais même chez les anciens nous préférons l’ébauche à l’œuvre faite. Qui mettra un terme à cette perpétuelle surenchère où nous incite l’attrait du nouveau et le goût de l’inachevé ?

Barrès, Mithouard, Maurras nous conseillent de chercher une règle dans le passé de notre race. À la vérité je ne vois pas que nous puissions tirer de la tradition nationale autre chose que des généralités aussi vagues que celles dont nous sortons. L’art des cathédrales et l’art de Versailles, la suite ininterrompue de chefs-d’œuvre qui va de Poussin à Corot, nous révèle tout ce que la tradition française comporte de clarté, de mesure, d’atticisme : ce que nous appelons le goût français. Mais cette sagesse, cette haute culture, la loyauté de nos vieux artisans et des maîtres du xvir siècle, quelles méthodes nous rendront aptes à en perpétuer le prestige ?

Pour moi, séduit par la perfection de la statuaire grecque et de la peinture italienne, lorsque j’emploie le mot de tradition, j’y fais entrer toutes les forces du passé et tout ce que nos Musées contiennent d’heureuses formules et d’exemples vénérables ; mais c’est toujours à la tradition grécolatine que vont mes secrètes préférences. Là j’entrevois mes limites naturelles, la patrie de ma pensée.

Le rétrécissement qu’imposerait une telle conception à des esprits différents et aux possibles de l’art moderne, je l’aperçois et le réprouve : je ne veux pas d’une poétique qui renouvellerait l’insupportable académisme où ont sombré la plupart des écoles du XIXe siècle. J’ai peur du goût classique. Notre art a-t-il assez de substance ? Nos esprits fatigués ne vont ils pas lui imposer seulement le masque d’une perfection qu’il ne comporte pas : superposer à une matière neuve des formes abolies ? Le rôle actuel du goût classique est analogue à celui du goût italien au début du Grand Siècle : ce qui a vieilli chez Poussin, l’artificiel de ses clair-obscur, le théâtral de ses gestes, sont ce qu’il tenait du goût italien. N’allons pas demander au xviie siècle, aux Quattrocento, aux gothiques, autre chose que des principes généraux et une certaine tournure d’esprit ennemie de la virtuosité et du désordre.

Avant de nous mettre à l’œuvre, il nous faudrait — comme l’a dit Mithouard à propos de la réforme de Malherbe[7] — convenir de quelque chose sur quoi les bons esprits soient tombés d’accord. Le retour aux traditions, aux vérités françaises, l’instinct national réveillé par l’indignation patriotique, le sens de l’Occident éclairent et stimulent les intelligences, mais ne suppléent ni à la décadence des traditions de métier, ni à l’absence d’une esthétique unanimement admise.

Ce qui fonde une renaissance, c’est moins la perfection des modèles qu’on se propose que la force et l’unité d’idéal d’une génération vigoureuse.

Nous n’avons pas cette unité d’idéal. Cependant si la jeunesse arrive à rejeter les systèmes négatifs qui ont désorganisé l’art et l’esthétique — en même temps que la société et l’intelligence française, — elle trouvera dans notre doctrine synthétiste ou symboliste, dans notre interprétation rationnelle de Cézanne et de Gauguin, les éléments vraiment actuels d’une restauration classique. Les théories de 1890 auront fait mieux que de donner un attrait paradoxal à des vérités éternelles. Elles ont fait surgir de l’anarchie même un ordre nouveau. Nos méthodes simplistes avaient du moins l’avantage de s’adapter aux éléments neufs introduits par l’impressionnisme, et de les utiliser. Issues d’une mentalité décadente, elles ne nous proposent pas, loin dans le passé, un idéal irréalisable, mais en organisant les ressources fraîches de l’art modernes, nos réalités, elles nous ont permis de concilier l’exemple des Maîtres avec les exigences de notre sensibilité.

L’histoire de l’art n’est qu’un perpétuel recommencement. Les mêmes principes de couleur qui font la richesse d’un Gauguin ou d’un Van Gogh ont été appliqués par Tintoret et Titien. La beauté des courbes, le style des lignes d’un Degas ou d’un Puvis de Chavannes se retrouvent au flanc des vases grecs et dans les fresques des Primitifs.

Nous ne connaissons qu’un petit nombre de vérités positives ; du moins les lois entrevues, les certitudes acquises par nos libres expériences, nous pouvons les vérifier dans le passé ; et c’est ainsi que l’idée de tradition, d’abord informe et rudimentaire, tend il se développer et à s’enrichir.

Aussi bien, étant admis le symbolisme ou théorie des équivalents, nous pouvons définir le rôle de l’imitation dans les arts plastiques. C’est cette connaissance qui est le problème central de la peinture. L’école d’Overbeck, l’école d’Ingres, toutes les écoles académiques ont eu le culte de la beauté canonique objective, — et ainsi la question élait mal posée. Mais la grande erreur des académies du xixe siècle c’est d’avoir enseigné une antinomie entre le style et la nature. Les Maîtres n’ont jamais distingué la réalité, en tant qu’élément d’art, et l’interprétation de la réalité. Leurs dessins, leurs études d’après nature ont autant de style que leurs tableaux. Le mot idéal est trompeur : il date d’une époque d’art matérialiste. On ne stylise pas artificiellement, après coup, une copie stupide de la nature. « Faites ce que vous voudrez, pourvu que ce soit intelligent », disait Gauguin. Même lorsqu’il copie, l’artiste véritable est poète. La technique, la matière, le but de son art l’avertissent assez de ne pas confondre l’objet qu’il crée avec le spectacle de nature qui en est l’occasion. Le point de vue symboliste veut que nous considérions l’œuvre d’art comme l’équivalent d’une sensation reçue : la nature peut donc n’être, pour l’artiste, qu’un état de sa propre subjectivité. Et ce que nous appelons la déformation subjective, c’est pratiquement le style.

Mais la nature n’est pas seulement le miroir où nous nous regardons nous-mêmes et où nous projetons les illusions de nos sens : c’est un objet sur lequel s’exerce comme sur l’objet d’art le jugement de notre raison. Toutes les belles œuvres comportent donc un certain équilibre entre la subjectivité et l’objectivité, — entre l’idéale nature révélée par nos sens d’artiste, et la réalité que notre raison connaît. Appliquées au corps humain, par exemple, les deux déformations, subjective et objective, auxquelles je réduis la notion de l’art, se limitent par le sentiment du vraisemblable et du possible. La connaissance du type humain permet à des déformateurs comme Michel-Ange, Ingres ou Degas de créer des types particuliers d’une logique tellement harmonieuse que nous nous persuadons aisément de leur réalité. « L’art de peindre, dit Cennino Cennini, consiste dans la fantaisie d’inventer des choses qu’on n’a pas vues en les faisant passer sous l’apparence du naturel, et, dans l’art de les définir avec la main de telle façon que ce qui n’est pas p vrai ait l’air de l’être — dando a dimostrare quello che non e, sia. »

De là, de cette subordination de la nature à la sensibilité et à la raison humaines, découlent toutes les règles : les bonnes proportions, les mesures dont on peut, d’après l’École de Beuron, trouver les rapports numériques aussi bien chez les Japonais que chez les Égyptiens — proportions qui coïncident en effet avec notre besoin instinctif de symétrie, d’équilibre, de géométrie ; — les lois de composition, dont la principale est d’ordonner les détails dans l’ensemble en fonction de la pensée directrice de l’œuvre, et par exemple, de situer au centre réel du tableau ce qui en est le sujet central, c’est-à-dire l’émotion originale, motif et principe de l’œuvre. Qu’un Japonais par exemple compose une page vide dans un coin de laquelle passe un vol d’oiseaux, son sujet n’est pas le vol d’oiseaux, mais le grand ciel pâle que ses oiseaux ont traversé. Le désordre apparent, les gauches perspectives d’une desserte de Cézanne tendent à localiser au milieu de la composition le sujet de peinture, le devoir d’harmonie que Cézanne s’y est proposé ; — l’harmonie par les contrastes, loi fondamentale de la couleur ; — le respect de la matière ; — l’amour de la clarté et du définitif ; — enfin la qualité du sentiment humain qui porte et soutient l’œuvre d’art.

Langage de l’homme, signe de l’idée, l’art ne peut pas ne pas être idéaliste. Toute confusion sur ce point est, espérons-le, définitivement écartée. Nous avons remis en honneur le rôle de l’intelligence et surtout de l’imagination dans le travail de l’artiste. Quel que soit l’entraînement du travail d’après nature, on ne doit plus oublier que l’art n’a de valeur supérieure qu’autant qu’il correspond aux plus généreuses comme aux plus mystérieuses tendances de l’âme humaine. Il n’y a pas d’exemple d’un grand artiste qui n’ait été en même temps un grand poète, ni d’une œuvre admirable dont le sujet soit seulement pittoresque. Les plus peintres des peintres, Rembrandt, Rubens ou Corot ne se sont pas contentés d être d’étonnants techniciens : les œuvres qui les immortalisent sont, à proprement parler, et quel qu’en soit d’ailleurs le sujet littéraire, des œuvres religieuses.

Les productions de l’art moderne ne dépassent guère un petit cercle d’initiés. Ce sont de petites coteries qui en jouissent. Chaque espèce de sensibilité, chaque artiste, si incomplet soit-il, possède une catégorie d’admirateurs, son public. Or l’œuvre d’art doit atteindre et remuer tous les hommes. Soit parce qu’ils expriment et résument toute une civilisation, soit parce qu’ils provoquent une culture nouvelle, les chefs-d’œuvre classiques ont un caractère d’universalité, d’absolu. L’ordre de l’univers, l’Ordre divin que l’intelligence humaine manifeste en eux apparaît le même à travers la variété des formules individuelles. Ces formules ne deviennent classiques qu’autant qu’elles expriment cet ordre avec plus d’éloquence et de clarté. « Un grand homme, dit André Gide, n’a qu’un souci : devenir le plus humain possible, disons mieux, devenir banal… et chose admirable, c’est ainsi qu’il devient le plus personnel. »

Nous n’avons pas cherché dans tout ce discours à éclairer l’énigme du génie. Nous tournons autour du miracle pour n’en définir que les approches et les aspects. L’évolution du Symbolisme au Classicisme que nous avons essayé de rendre évidente et d’expliquer, ne tend pas à diminuer la spontanéité de l’artiste. Si nous souhaitons que la liberté de l’artiste connaisse des limites et que sa sensibilité se soumette au jugement de la raison, certes, nous espérons de ces entraves qu’elles augmenteront sa vertu, et que son génie comprime par de justes règles acquerra plus de concentration, de force et de profondeur. Il est vrai que nous sommes las de l’état d’esprit individualiste, dont le propre est de rejeter toute tradition, tout enseignement, toute discipline, et de considérer l’artiste comme une sorte de demi-dieu, à qui son caprice tient lieu de règles ; il est vrai que cette erreur, la notre à l’origine, nous est devenue insupportable. Cependant nous persistons à considérer, du point de vue symboliste, l’œuvre d’art comme une traduction générale d’émotions individuelles. L’ordre nouveau que nous entrevoyons et que les expériences et les théories de 1890 ont fait naitre, nous l’avons vu, de l’anarchie elle-même, s’appuie donc sur un régime de subordination des facultés à la base duquel se trouve toujours la sensation : il procède de la sensibilité particulière à la raison générale. On ne saurait chercher le motif de l’œuvre d’art ailleurs que dans l’intuition individuelle, dans l’aperception spontanée d’un rapport d’une équivalence entre tels états d’âme et tels signes plastiques qui les doivent traduire avec nécessite. La nouveauté consiste à penser que cette sorte de Symbolisme, loin d’être incompatible avec la méthode classique, peut en renouveler l’efficacité et en obtenir d’admirables développements. Et ce n’est pas le moindre avantage de notre système que de fonder un art très objectif, un langage très général et très plastique, enfin un art classique, sur ce qu’il y a de plus subjectif et de plus subtil dans l’âme humaine, sur les mouvements les plus mystérieux de notre vie intérieure.

  1. L’Occident, mai 1909.
  2. J.-E. Blanche.
  3. Revue Encyclopédique, 1892.
  4. Gauguin.
  5. Préface du catalogua de Georges Braque par Guillaume Apollinaire, 1908.
  6. J’ai déjà maintes fois donné cette définition du symbolisme. Elle est moins métaphysique que celle d’Aurier dans son manifeste déjà cité de 1892, mais celle d’Aurier n’a jamais été comprise des peintres. Méditons ce mot de Cézanne « J’ai voulu copier la nature… je n’arrivais pas. J’ai été content de moi lorsque j’ai découvert que le soleil, par exemple (les objets ensoleillés) ne se pouvait pas reproduire mais qu’il fallait le représenter par autre chose que ce que je voyais, — par de la couleur… » L’émotion que dégage une œuvre belle est en tout semblable à l’émotion religieuse qui nous accable quand nous entrons dans une nef gothique : telle est la puissance des proportions, des couleurs et des formes concentrées par le génie qu’elles imposent fatalement au spectateur quelconque l’état d’âme qui les a créées.
  7. J. Adrien Mithouard : Traite de l’Occident (librairie académique Perrin),