Titien (Hamel)/6

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VI

En 1542, Titien entre en relations avec la famille Farnèse ; il fait à Venise, à la grande satisfaction des gouverneurs de ce jeune prince, le portrait de Ranuccio Farnèse, petit-fils du pape Paul III ; là-dessus, il reçut de pressantes invitations de se rendre à Rome, surtout de la part du cardinal Alexandre Farnèse, frère de son jeune modèle, et grand protecteur des arts en Italie. L’année suivante, une occasion se présenta pour l’artiste d’être présenté au Pape lui-même. Celui-ci, gagnant Busseto où il devait se rencontrer avec Charles-Quint, se rencontra d’abord à Ferrare avec Titien qui le suivit à Bologne. Dans cette ville, il peignit plusieurs portraits, le Pape lui-même, son fils Pier-Luigi, duc de Castro, un double portrait du Pape avec son fils, et celui du cardinal Alessandro. Il ne nous reste de ces toiles que le portrait du Pape Paul III, qui est au musée de Naples ; celui de Pier-Luigi qui est au château royal de la même ville, et l’esquisse peinte de Paul III, que l’artiste avait gardée pour lui, selon son habitude et qui, à la vente de l’atelier de Titien, est passée au musée de l’Ermitage. Celle-ci est peut-être la plus intéressante ; on y surprend le premier travail du peintre ; la nature y est rendue sans ménagement et sans retouches. C’est une figure presque effrayante que celle du vieillard au teint de brique, aux yeux embusqués sous de gros sourcils, au nez long et pendant, barbe et moustache blanche retroussée sur l’étrange rictus des lèvres. Le portrait du cardinal Alessandro est avec le portrait achevé du Pape, au musée de Naples.

Dans cette même année 1543, Titien terminait pour le seigneur Giovanni d’Anna, Flamand établi à Venise, une toile conçue dans le même style que la Vierge au Temple, le grand Ecce Homo du musée de Vienne. Une foule bariolée, hommes du peuple, soldats romains, batteurs d’estrade, pharisiens fanatiques, docteurs de la loi adipeux et sournois, un Musulman à cheval, un capitaine en armure, et même une jeune fille en blanc, naïve et charmante qui passe comme une apparition lumineuse dans cette brutale explosion de haines, accueillent de leurs clameurs furieuses, ou de leur indifférence cruelle le Christ présenté du haut de l’escalier du palais par un Pilate corpulent en qui l’on reconnaît l’Arétin. L’œuvre est brillante, pompeuse, un peu lourde cependant en


Cliché Hanfstaengl.
LA FILLE DE STROZZI.
(Berlin.)

certaines parties où l’on reconnaît la collaboration des élèves ; non sans froideur ; mais elle contient aussi des traits exquis de naïveté. Elle trace la voie à Véronèse et à Rubens.

De cette année encore est une Assomption de la cathédrale de Vérone d’une simplicité charmante.

Moins heureuse est la décoration de l’église Santo-Spirito in Isola transportée plus tard à la Salute où l’influence de l’École romaine se fait trop sentir. Ces pages mouvementées, de jet véhément, de musculatures ronflantes qui représentent : dans le grand tableau au-dessus de l’autel, la Descente du Saint-Esprit et dans les caissons du plafond : les Quatre Évangélistes et les Quatre grands Pères de l’Église, en figures majestueuses ; enfin à la sacristie : le Sacrifice d’Abraham, David et Goliath, le Meurtre d’Abel, attestent une dangereuse tendance à rivaliser avec la vigueur et la majesté de Michel-Ange. Quelque souple que soit la nature de Titien, il ne gagne rien à quitter son naturel exquis pour s’assimiler cette grande manière qui, n’étant pas soutenue par le sublime esprit de son inventeur, tourne aisément à l’emphase ronflante et au faste théâtral.

Les instances du Pape et l’espoir d’obtenir, par l’entremise du cardinal Alessandro, le bénéfice tant désiré pour Pomponio, décidèrent enfin Titien à faire le voyage de Rome. Le duc d’Urbin lui fournit une escorte de sept cavaliers et le maître fut reçu au Vatican avec des honneurs princiers. L’antiquité le ravit. Dans une lettre à l’Arétin, il exprime le regret de n’avoir pas vu vingt ans plus tôt la ville éternelle et ses chefs-d’œuvre. On hésite à partager ce regret, et l’on se, demande si Titien, à côté de Michel-Ange et de l’école romaine, aurait sauvegardé son indépendance et sa naïveté. Le principal intérêt de ce séjour est dans la rencontre du maître de Venise avec le grand Florentin. Michel-Ange et Titien représentaient deux principes d’art opposés : deux grandeurs irréductibles. Ils ne pouvaient alors ni s’entamer ni se convaincre. Nous ignorons ce que Titien pensa du puissant idéaliste qui soumettait la nature à sa volonté titanesque ; nous savons cependant qu’il admira pleinement la chapelle Sixtine, comme les Loges et les Chambres de Raphaël. Mais Vasari, qui se fit l’intermédiaire entre les deux puissances, nous a rapporté le jugement du sculpteur sur le grand naturaliste qui savait extraire du réel toute sa poésie et tout son charme. Comme ils revenaient tous deux de visiter l’atelier de Titien à Rome, Michel-Ange s’exprima ainsi : « Sa couleur et sa manière lui plaisaient fort ; mais c’était dommage qu’à Venise on ne commençât pas par apprendre à dessiner correctement, et que les peintres de cette école ne fissent pas des études plus approfondies. — Certes, si cet homme disposait d’autant de science artistique et de sûreté de forme qu’il avait de dons naturels, surtout pour représenter la vie, personne ne pourrait faire plus ni mieux que lui ; car il avait une belle manière de concevoir, une vivante et charmante manière de peindre. » Si l’on tient compte des réserves inévitables, on trouvera que Michel-Ange rendait pleine justice au maître qui différait si fort de lui. Au vrai, le naturalisme poétique de l’un gardait tous ses droits en face de la haute et sombre imagination de l’autre ; l’erreur fut de vouloir fondre en un éclectisme bâtard deux conceptions de la nature et de l’art foncièrement incompatibles : la couleur de Titien et le dessin de Michel-Ange.

Naturellement, pendant son séjour à Rome, l’activité de Titien fut consacrée aux Farnèse. Il peignit d’abord un groupe représentant le Pape Paul III entre deux de ses petits-fils, le cardinal Alessandro et Ottavio Farnèse, gendre de Charles-Quint. Cette toile, qui est au musée de Naples, est restée inachevée on ne sait pour quelle cause. Ce même Ottavio commanda à Titien plusieurs mythologies. La première est la fameuse Danaé du musée de Naples : un beau corps de femme, couchée dans une souple et voluptueuse attitude. La sensualité naïve de la Renaissance s’exprime là avec une liberté tout antique. Le nu est traité avec une largeur, avec une souplesse et une plénitude où l’on reconnaît l’influence de Michel-Ange, mais plus encore celle de la statuaire grecque. Pour ce même Ottavio, Titien peignit de sa touche la plus vibrante et la plus caressante, une blonde et grasse Vénus, nonchalamment étendue sur un lit de repos et jouant avec un petit chien, tandis qu’au pied du lit, un cavalier en qui l’on croit reconnaître Ottavio lui-même, laissant errer ses doigts sur les touches d’un clavier, se retourne pour contempler sa beauté dévoilée. Une baie ouverte à gauche laisse couler le regard sur un parc aux allées droites, aux vertes pelouses, enveloppées dans la vapeur dorée d’un soir d’été. Ce motif fut repris par le peintre, et toujours une puissante harmonie de nature accompagne la plénitude et la souplesse des formes féminines, où l’on reconnaît la solidité et la grâce antiques. Ainsi, au musée du Prado, la même Vénus avec un cavalier plus insignifiant ; au musée des Offices, une Vénus seule, avec l’Amour appuyé à son épaule et lui parlant à l’oreille.

Dans la suite, Titien peignit encore plusieurs Danaés : celle du Prado, celle de Vienne, où l’Amour est remplacé par une vieille femme qui reçoit des pièces d’or, dans son tablier ou dans un bassin ; moins délicate de formes, et d’un métier moins fondu, mais en revanche d’un coloris plus ardent ; d’une facture pour ainsi dire palpitante, sans que cependant aucune d’elles égale pour la finesse du sentiment et l’amoureuse caresse du métier la Danaé de Naples ou la Vénus d’Urbin.

Après avoir séjourné sept ou huit mois à Rome, Titien retourna à Venise en passant par Florence, puis par Plaisance où il fit encore un portrait de Pier-Luigi.

Rentré à Venise, il peignit une charmante jeune fille à l’éventail qui est sans doute Lavinia (musée de Dresde) et un tableau pour l’église de Serravalle représentant la Vierge, sur des nuages, adorée par saint Jacques et saint Philippe. On voit au fond la vocation des deux apôtres où Titien s’est inspiré de la Pêche miraculeuse de Raphaël.

À cette année 1546 on peut attribuer des Pèlerins d’Emmaüs qui sont dans une collection anglaise, et la belle réplique du même sujet qui est au Louvre.

Pour obéir à l’appel de l’Empereur, Titien malgré ses soixante-dix ans, se mit en route en janvier 1548 et passant les Alpes en plein hiver, arriva dans la ville d’Augsbourg où la Diète réunissait alors un concours extraordinaire de grands personnages. Charles-Quint lui fit l’accueil le plus flatteur, le recevant en particulier, et se plaisant à sa conversation. Des tâches considérables attendaient le maître, et peu d’époques furent plus remplies d’œuvres que les dix mois environ qu’il passa en Allemagne. La première et la plus importante fut un portrait équestre de Charles-Quint. L’empereur qui ne se lassait pas de voir ses traits reproduits par le moderne Apelle, voulut être représenté, en son harnais de guerre et sur son cheval de bataille, tel qu’il était à la journée de Mühlberg. C’est ainsi qu’il nous apparaît dans l’extraordinaire portrait du Prado, le plus saisissant et le plus hardi qui soit dans toute l’œuvre de Titien. Sous les brumes rougeâtres d’une matinée de printemps, seul dans la vaste plaine qui s’étend jusqu’aux collines de l’Elbe, l’empereur, cuirassé d’acier ciselé et doré, la visière relevée sur son visage résolu et blême, sort du bois au petit galop, la pique en avant. On dirait un redoutable insecte, une menaçante lamie ; on a la sensation d’un irrésistible en avant. La vision est soudaine et terrible ; la couleur elle aussi a quelque chose de sinistre. Les rouges du panache, de l’écharpe, des harnais, jouant avec l’or des boucles et des ciselures, forment une harmonie guerrière, farouche et sinistre où la figure de marbre du César prend je ne sais quel aspect de fatalité inéluctable. Avec ce portrait de guerre, le Charles-Quint de Munich fait une vivante antithèse. L’Empereur vieilli, lèvres pincées, mine pensive, absorbé dans une méditation morose, vêtu de noir, seul près d’une fenêtre, est la plus forte, la plus expressive définition qu’on ait donnée du politique. L’intuition psychologique de Titien atteint là son plus haut degré. Comme sobriété de faire, c’est admirable, comme expression d’un caractère et d’une époque rien ne lui peut être comparé. C’est le génie même de l’histoire qui, ce jour-là, guida la main du peintre. Nombreux d’ailleurs sont les portraits que Titien exécuta dans ce séjour à Augsbourg. Toute la cour de Charles-Quint, son frère Ferdinand, roi d’Allemagne avec ses deux fils et ses cinq filles, la reine Marie de Hongrie, le prince Emmanuel Philibert de Savoie, Maurice de Saxe, le duc d’Albe, Nicolas Granvelle ; Charles-Quint voulut encore que Titien peignît les portraits des vaincus de Mühlberg, Philippe de Hesse et Jean Frédéric de Saxe, qu’il traînait prisonniers à sa suite. On ne saurait trop déplorer la perte de ces effigies aussi précieuses pour l’art que pour l’histoire. Titien avait représenté Frédéric en armure avec la cicatrice de sa blessure. Ce portrait a disparu, mais il nous reste de ce même corpulent personnage, que Lucas Cranach a représenté si souvent, un portrait en noir, et


Cliché Hanfstaengl.
PORTRAIT D’UN SEIGNEUR.
(Cassel.)

tête nue. Titien l’a représenté tel qu’il était, énorme et apoplectique, mais il a su exprimer sous l’enveloppe difforme, la force et la grandeur du caractère.

À la fin d’octobre 1548, Titien était de retour à Venise. Malgré les bienfaits de Charles-Quint, il semble que le maître traversa alors une période de grands embarras. Son fils Pomponio ne cessait de lui causer de graves soucis. Titien se plaignait beaucoup et criait misère. Les revenus et les pensions que lui octroyait l’empereur ne l’enrichissaient guère, car il ne parvenait pas à les toucher. En 1550, il perdit sa sœur Orsola qui tenait son ménage depuis la mort de sa femme. Sa fille Lavinia la remplaça dans la maison de son père ; elle était fiancée à un jeune homme de Serravalle, Corelio Sarcinelli. Titien a représenté plus d’une fois cette belle et gracieuse fille. Au musée de Dresde, elle est toute simple et naïve, vêtue de satin clair, un éventail en forme de petit drapeau dans la main droite ; dans une toile du musée de Berlin, il l’a surprise dans une pose familière et telle qu’elle put lui apparaître plus d’une fois dans sa maison de Biri Grande. Vue de dos, elle regarde par-dessus son épaule droite, les bras levés et soutenant un bassin rempli de fruits. Ce geste harmonieux, le peintre l’a repris plusieurs fois. Dans une autre toile appartenant à Lord Cowper c’est encore Lavinia qui porte de la même façon un coffret ; au Prado, elle se change en Salomé portant la tête de saint Jean-Baptiste. Quelques années plus tard, Titien la peindra en jeune matrone, déjà un peu épaissie, mais avec le même air de bonté et de candeur ; et ce sera un des plus beaux portraits de sa haute vieillesse.

En novembre 1550, le maître se mettait encore une fois en route pour Augsbourg. Il devait s’y rencontrer pour la dernière fois avec son protecteur impérial. Mais cette fois, il n’eut pas à déployer une activité aussi prodigieuse. La principale tâche qui lui fut confiée, consista à reproduire les traits de l’héritier présomptif, le futur Philippe II. Titien fit de lui un magnifique portrait en pied destiné à Marie Tudor, la vieille fiancée de ce prince de vingt-trois ans. C’est une œuvre admirable et de la plus hautaine allure. Philippe, en chausses de soie blanche, en haut-de-chausses brodé d’or, armé d’une cuirasse ciselée et relevée d’or, est debout, vu de trois quarts, la main droite posée sur son casque, que supporte une console recouverte de velours rouge, la gauche à la garde de son épée. Sa face pâle encadrée de cheveux et de barbe rousse, avec la note rouge de la lèvre inférieure pendante, respire une assurance royale qui fait oublier sa laideur. Comme à son père, Titien lui a donné l’allure grave et la tranquille hauteur d’un souverain : il l’a isolé dans une grandeur absolue. Deux autres portraits de Philippe en costume de cour qui furent exécutés un peu plus tard, et dont l’un est conservé au musée de Naples, l’autre au palais Pitti, n’égalent pas ce premier chef-d’œuvre.

C’est encore pour l’empereur, son fils et ses proches que Titien travailla le plus dans les années qui suivirent son


Cliché Alinari.
LA DANAÉ.
(Naples.)

retour à Venise ; non qu’il ne trouvât le temps d’exécuter quelques beaux portraits comme ceux du nonce apostolique, Ludovico Beccadelli, du doge Trevisani, de l’envoyé espagnol Vargas, et de Thomas Granvelle, fils du chancelier.

La charge de courtier qui lui avait été enlevée, sans doute en raison de ses absences nombreuses et prolongées, lui fut rendue. En 1552, il envoyait à Philippe trois tableaux, une Reine de Perse, un paysage, une Sainte Marguerite. Cette dernière seule nous a été conservée ; on la reconnaît dans une toile de la National Gallery qui nous montre la Sainte passant par-dessus un dragon qui écume et se roule impuissant à la vue du crucifix qu’elle tient élevé dans sa main gauche. La figure délicate s’enlève en clair sur un fond de rochers et de plaine, et sur un grand ciel nuageux. De 1553, date la Danaé du Prado, dont nous avons parlé plus haut, et sans doute aussi les répliques de l’Ermitage et du musée de Vienne. En 1554, une autre « Poésie » était adressée par le peintre à Londres, à l’occasion du mariage de Philippe II avec Marie Tudor. Elle représente Vénus et Adonis et c’est une des plus chaleureuses conceptions du grand poète de l’amour. L’éclat satiné de la chair y est rendu de merveilleuse façon. Plus étonnant encore est l’Adam et Ève du Prado, qui, par l’exécution, se rapporte à cette même époque.

En revanche, on ne peut nier qu’une certaine fatigue ne se fasse sentir dans une grande toile religieuse que Titien avait promis de composer pour Charles-Quint et qui fut achevée en 1554. Je veux parler de la Trinité du musée de Madrid, que l’on appelle aussi la Gloire. Une Mater Dolorosa également destinée à Charles-Quint et qui devait faire pendant dans son oratoire à un Ecce Homo plus ancien de quelques années, simple et touchante d’expression, est, par exception, d’une couleur peu harmonieuse.

Titien subissait alors une crise. Il se sentait fatigué, malade et par moments découragé. Ses dissentiments avec Pomponio étaient parvenus à l’état aigu. Les traces de ces soucis sont visibles dans un tableau de la collection de Windsor où Titien s’est représenté lui-même, assombri, les traits creusés, à côté d’un patricien inconnu. Pour la dernière fois, en 1555, il s’acquitta des obligations de sa charge en peignant le portrait du doge, Francesco Venier et le tableau votif que chaque doge devait placer dans la salle du Conseil en souvenir de sa magistrature. Tous les tableaux de ce genre ont été détruits par l’incendie, sauf un que Titien fit alors, sur la demande de Venier, à la mémoire du doge Grimani, et qui, resté dans son atelier, ne fut achevé qu’après la mort du maître. Il représente le doge, agenouillé non devant la Vierge, selon l’usage traditionnel, mais devant un personnage allégorique, la Foi, planant sur des nuées, et tenant la croix avec l’aide de petits anges.

Pourtant la vitalité du maître et son ardeur de production n’étaient pas épuisées. Il était plein de grands projets. Lorsque Véronèse, couronné par Titien qui reconnaissait en lui le grand peintre de la génération


Cliché Hanfstaengl.
CHARLES-QUINT.
(Munich.)

nouvelle, fut chargé de décorer la bibliothèque de Sansovino, le vieillard ne put se tenir de mettre la main à l’œuvre et de peindre au plafond octogone de la salle d’entrée, une admirable figure de la Sagesse, d’une douceur et d’une grâce exquises, avec un art accompli du plafonnement. Il venait d’exécuter pour Philippe un Persée et Andromède, très admiré de Vasari et que nous n’avons plus. De 1557, date un tableau célèbre qui, destiné à Santa Maria Maggiore, est maintenant à l’Académie de Venise, un Saint Jean-Baptiste dans le Désert, figure d’une grande tournure et d’un coloris profond, dans un très beau paysage, et sans doute aussi, le véhément Saint Dominique de la galerie Borghèse. La veuve d’un Vénitien, Lorenzo Massolo, lui avait commandé, en 1556, pour la chapelle funéraire de son mari, un grand tableau du martyre de saint Laurent ; cette œuvre considérable rappelle par son réalisme hardi le Saint Pierre martyr ; elle est remarquable par un effet hardi de lumières contrastées.

Titien, en 1556, avait vu mourir l’Arétin, et quelle que fût la valeur propre de l’homme, ce fut pour lui une vive douleur ; le pamphlétaire, qui ne le ménageait pas toujours par derrière, avait pourtant mis à son service sa verve amusante et hardie, et l’avait aidé en loyal compère. Cette mort et la tentative d’assassinat dont faillit être victime, à Milan, son fils Orazio l’ébranlèrent profondément. Cependant, en 1559, il envoyait à Philippe deux Poésies, qui ne rappellent plus que d’assez loin la chaude verve de l’Offrande à Vénus et de la Bacchanale (Calisto et Diane, Diane et Actéon). On y admire encore la grâce de l’arrangement et la suavité des formes ; ce n’est plus la grande manière de sa maturité. Mais si, dans ces derniers temps, la conception et l’imagination semblent avoir perdu de leur nerf et de leur ressort, Titien pousse la hardiesse de la main jusqu’à l’impeccable témérité. La preuve en est dans une Mise au Tombeau que Philippe II reçut cette même année. Si elle n’est pas comparable à celle du Louvre pour la fermeté du dessin ou la profondeur de l’expression, la liberté de la facture et la virtuosité du pinceau y sont prodigieuses.

En 1559, Titien peignait le Couronnement d’épines du Louvre où l’influence de Michel-Ange se fait sentir par une certaine exagération des mouvements. En 1560, il achève une réunion de portraits de famille qui devait servir de modèle pour les œuvres de ce genre, portraits de la famille Cornaro qui, d’Angleterre sont passés en Amérique. En 1562, il envoyait à Philippe II le Christ au Jardin des Oliviers, un curieux effet de nuit, un Enlèvement d’Europe, et sans doute aussi la Vénus au Miroir avec l’Amour qui est à l’Ermitage. Il annonçait également au roi d’Espagne qu’il travaillait à une grande toile de la Cène qui, achevée en 1564, est encore visible au réfectoire de l’Escurial, mais fort dégradée et presque complètement repeinte. Enfin, il préparait encore pour lui une réplique du Saint Laurent, terminée en 1566. Vasari qui, cette année-là, visita Titien à Venise, s’est exprimé fort sévèrement sur la cupidité du


Cliché Hanfstaengl.
TITIEN.
(Berlin)

maître et la faiblesse de ses dernières œuvres. Le reproche, mérité en partie, est cependant injuste ; car, si Titien s’est laissé parfois aller à des travaux de facture, il eut jusqu’au bout des réveils surprenants. La Vénus du Prado ou Vénus au Satyre du Louvre est de 1566, et qui croirait que Titien avait quatre-vingt-dix ans quand il peignit cette œuvre si poétique et si harmonieuse. Dans le portrait, il garde jusqu’au bout sa maîtrise ; rien de plus énergique et de plus finement senti que le portrait de l’antiquaire Strada, en costume de cavalier, tenant dans ses mains une statuette de Vénus. L’Éducation de l’Amour de la collection Borghèse, dont la disposition rappelle l’Allégorie de d’Avalos, si on la compare à cette œuvre ancienne, montre l’élargissement progressif de la facture. Plus étonnant encore est le Couronnement d’épines de Munich. On dit que Tintoret y trouvait révélés tous les mystères de la peinture. Là, en effet, Titien recule les bornes de l’art de peindre. Par un métier d’une hardiesse et d’une fougue inouïes, par des coups de pinceau qui, de près, forment un chaos de balafrures, il fait surgir une scène tragique et nocturne, des corps en action, des couleurs vibrantes, la lueur sinistre des lampes. Cet impressionnisme si savant ouvrait les voies à l’avenir.

Dans ces toutes dernières années le maître s’est représenté vu de profil, avec son grand nez hardi et sa longue barbe blanche. Rien de plus saisissant. On sent la volonté qui résiste en ce grand vieillard soucieux que ni les tristesses, ni cette incroyable production n’ont pu courber. Il regarde, il semble suivre dans l’espace une image idéale, il est encore avide d’exprimer cette beauté de l’univers et de la forme humaine qu’il a célébrée tant de fois. Quelques années plus tôt, il proposait à Philippe II de peindre les victoires de Charles-Quint, une autre fois toute l’histoire de saint Laurent. Le roi ne donna pas suite à cette proposition ; mais quelle incroyable énergie d’invention et d’activité cela suppose ! Dans sa quatre-vingt-dix-huitième année, il peignait un buste du Christ portant le Globe, où la fatigue de la main se fait sentir, où la flamme de l’esprit brille encore. L’année qui précéda sa mort, il avait traité avec les Frari pour être enseveli dans leur église où se trouvaient deux de ses chefs-d’œuvre, l’Assomption et la Vierge de la famille Pesaro. Il esquissa pour sa chapelle tombale une Pieta, qui manifeste une singulière puissance de composition et de pathétique. Mais enfin l’heure de la mort avait sonné. Encore fallut-il que la peste ravageât de nouveau Venise pour que cette vitalité magnifique fût vaincue. Titien mourut en 1576. Son fils Orazio, qui depuis longtemps l’aidait dans ses travaux, le suivit quelques mois après dans la tombe. Le maître fut enseveli à Saint-Marc. Il laissait un héritage de beauté et de gloire immortelles que le temps accroîtra toujours ; à grand’peine il avait entassé une fortune considérable, dont une partie fut pillée après sa mort, dont l’autre fut dissipée, en quelques années, par son fils Pomponio.

Si maintenant l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur cette carrière si féconde en œuvres, on sera frappé surtout


Cliché Hanfstaengl.
LE CHRIST AUX ÉPINES.
(Munich.)

de la puissance de renouvellement qui s’y manifeste. Par son instinct toujours en éveil et en fraîcheur, par ce compréhensif amour qui découvre incessamment des beautés inédites et de plus complexes rapports, Titien confident et interprète des énergies qui entretiennent la vie et modèlent la figure de l’univers, a communiqué à son œuvre l’éternelle jeunesse de la nature. Ses formules sont de plus en plus riches, pleines et vivantes. Elles ont de plus en plus la vibration et le frémissement intérieur de ce qui se meut et respire. À l’âge où d’autres s’arrêtent et se figent dans une perfection illusoire, il reprend un nouvel élan, il brise lui-même le moule que sa pensée avait créé, il tend à de plus hautes métamorphoses. Comme les grands amoureux, comme Rubens et Rembrandt, il marche de conquête en conquête, et n’a jamais dit son dernier mot, et, quand la force lui manqua, il poursuivait encore cet idéal insaisissable ; exprimer la splendeur et le mystère mouvant de la vie.