Titus Andronicus/Traduction Hugo, 1866
TITUS ANDRONICUS
PERSONNAGES :
parents de titus, sénateurs, tribuns, officiers, soldats
et serviteurs. |
SCÈNE I
— Noble patriciens, patrons de mes droits, — défendez par les armes la justice de ma cause ; — et vous concitoyens, mes chers partisans, — faites valoir avec vos épées mon titre héréditaire. — Je suis le fils ainé de celui qui, le dernier, — a porté le diadème impérial de Rome ; — faites donc revivre en moi la dignité de mon père, — et n’outragez pas mon âge par une dégradation.
— Romains, amis, partisans, défenseurs de mes droits, — si jamais Bassianus, le fils de César, — a trouvé grâce au yeux de la royale Rome, — gardez cette entrée du Capitole, — et ne souffrez pas que le déshonneur approche — du trône impérial, consacré à la vertu, — à la justice, à la continence, et à la noblesse ; — mais faites que le mérite brille dans une pure élection, — et combattez, Romains, pour assurer la liberté de votre choix.
— Princes qui, à l’aide des factions et de vos partisans, vous disputez — ambitieusement le pouvoir et l’empire, — sachez que le peuple de Rome, dont nous soutenons — spécialement les intérêts, a, d’une voix unanime, — dans une élection pour l’empire romain, — choisi Andronicus, surnommé le Pieux, — en considération de tous les grands et loyaux services qu’il a rendus à Rome. — Il n’existe pas aujourd’hui dans les murs de la cité — un homme plus noble, un plus brave guerrier. — Il est rappelé ici par le Sénat — de sa rude campagne contre les Goths barbares, — après avoir, avec le concours de ses fils, terreur de nos ennemis, — subjugué une nation redoutable et nourrie dans les armes. — Dix années se sont écoulées depuis le jour où, se chargeant — de la cause de Rome, il châtia par les armes — l’orgueil de nos ennemis. Cinq fois il est revenu — ensanglanté dans Rome, rapportant ses vaillants fils — du champ de bataille dans des cercueils ; — et aujourd’hui enfin, chargé des dépouilles de l’honneur, — il revient à Rome, le bon Andronicus, — l’illustre Titus, dans toute la fleur de sa gloire. — Nous vous en conjurons, au nom de celui — que vous désirez maintenant voir dignement remplacé, — au nom des droits du Sénat, des droits du Capitole, — que vous prétendez honorer et adorer, — retirez-vous, renoncez à la violence, — congédiez vos partisans, et, en loyaux candidats, — faites valoir vos mérites avec une pacifique humilité.
— Comme la belle parole de ce tribun calme mes pensées !
— Marcus Andronicus, je me fie — à ta droiture et à ton intégrité, — et j’ai tant de sympathie, tant de respect pour toi et pour les tiens, — pour ton noble frère Titus et pour ses fils, — pour celle devant qui ma pensée s’humilie, — pour la gracieuse Lavinia, le riche ornement de Rome, — que je veux ici même congédier mes fidèles amis, — et confier ma cause à ma fortune et à la faveur du peuple, — pour qu’elle soit pesée dans la balance.
— Amis, qui avez été si zélés pour mes droits, — je vous remercie tous et vous congédie, — et je confie mon existence, ma personne et ma cause — à l’amour et à la bienveillance de mon pays.
— Rome, sois aussi juste, aussi gracieuse pour moi — que je suis confiant et affectueux envers toi !… — Ouvrez les portes et laissez-moi entrer.
— Tribuns ! et moi aussi, humble candidat !
— Romains, faites place. Le brave Andronicus, — le patron de la vertu, le meilleur champion de Rome, — heureux dans toutes les batailles qu’il livre, — est revenu, sous l’égide de la gloire et de la fortune, — de la guerre où il a circonscrit de son épée — et mis sous le joug les ennemis de Rome.
— Salut, Rome, victorieuse dans tes vêtements de deuil ! — Ainsi que la barque, qui a porté au loin sa cargaison, — retourne avec une précieuse charge à la baie — d’où elle a naguère levé l’ancre, — ainsi Andronicus, couronné de lauriers, revient — pour saluer sa patrie avec ses larmes, — larmes de vraie joie que lui fait verser son retour à Rome… — Ô toi, grand défenseur de ce Capitole, — préside gracieusement à la cérémonie qui nous occupe ! — Romains, de vingt-cinq vaillants fils, — la moitié du nombre qu’avait le roi Priam, — voyez les pauvres restes, vivants et morts ! — À ceux qui survivent, que Rome accorde en récompense son amour ; — à ceux que je conduis à leur dernière demeure, — la sépulture au milieu de leurs ancêtres ! — Ici les Goths m’ont permis de rengainer mon épée. — Titus, cruel, indifférent aux tiens, — pourquoi souffres-tu que tes fils, non ensevelis encore, — errent sur la redoutable rive du Styx ?
— Recevez là l’accueil silencieux auquel sont habitués les morts, — et dormez en paix, victimes des guerres de votre patrie ! — Ô réceptacle sacré de mes joies, — sanctuaire auguste de la vertu et de la noblesse, — combien de mes fils as-tu accaparés, — que tu ne me rendras plus !
— Donnez-nous le plus fier des prisonniers goths, — que nous hachions ses membres, et que, sur un bûcher, — nous les offrions en sacrifice ad manes fratrum, — devant cette prison terrestre de leurs ossements ; — en sorte que les ombres de nos frères soient apaisées, — et que nous ne soyons pas obsédés sur terre de prodigieuses apparitions !
— Je vous donne celui-ci, le plus noble de ceux qui survivent, — le fils aîné de cette reine en détresse.
— Arrêtez, frères romains… Gracieux conquérant, — victorieux Titus, aie pitié des larmes que je verse, — larmes d’une mère passionnée pour son fils ; — et, si jamais tes fils te furent chers, — oh ! songe que mon fils m’est également cher. — Ne suffit-il pas que nous soyons amenés à Rome, — pour embellir ton triomphal retour, — asservis à toi et au joug romain ? — Faut-il encore que mes fils soient égorgés dans les rues — pour avoir vaillamment défendu la cause de leur pays ? — Oh ! si c’est piété chez toi de combattre — pour le prince et pour la patrie, c’est piété aussi chez eux. — Andronicus, ne souille pas ta tombe de sang. — Veux-tu te rapprocher de la nature des dieux ? — Eh bien, tu te rapprocheras d’eux en étant clément. — La douce merci est le véritable insigne de la noblesse. — Trois fois noble Titus, épargne mon premier-né.
— Contenez-vous, Madame, et pardonnez-moi. — Voici les frères vivants de ceux que vous, les Goths, vous avez vus — mourir ; pour leurs frères égorgés — ils demandent religieusement un sacrifice. — Votre fils est marqué pour cet holocauste ; et il faut qu’il meure, — pour apaiser les ombres gémissantes de ceux qui ne sont plus.
— Qu’on l’emmène et qu’on fasse vite un feu ; — puis de nos épées, sur le bûcher même, — coupons ses membres, jusqu’à ce qu’ils soient entièrement consumés.
— Ô cruelle, irréligieuse piété !
Jamais la Scythie fut-elle, à moitié près, aussi barbare ?
— Ne comparez pas la Scythie à l’ambitieuse Rome. — Alarbus va reposer ; et nous, nous survivons — pour trembler sous le regard menaçant de Titus. — Donc, Madame, du courage ; mais espérez en même temps — que les mêmes dieux, qui armèrent la reine de Troie — d’une occasion de châtier — pleinement le tyran de Thrace dans sa tente (2), — pourront aider Tamora, la reine des Goths, — (quand les Goths étaient Goths et que Tamora était reine), — à venger sur ses ennemis ces sanglants outrages.
— Voyez, mon seigneur et père, comme nous avons accompli — nos rites romains : les membres d’Alarbus sont dépecés, — et ses entrailles alimentent le feu du sacrifice, — dont la flamme parfume le ciel, comme un encens. — Il ne nous reste plus qu’à enterrer nos frères, — et à les accueillir dans Rome au bruit des fanfares.
— Qu’il en soit ainsi, et qu’Andronicus — adresse à leurs âmes ce dernier adieu.
Dans la paix et l’honneur reposez ici, mes fils ; — champions les plus hardis de Rome, dormez ici — à l’abri des hasards et des malheurs de ce monde ! — Ici pas de trahison qui rôde ; ici pas d’envie qui écume ; — ici pas de rancunes maudites ; ici, pas de tempêtes, — pas de bruit, mais le silence et l’éternel sommeil.
— Dans la paix et l’honneur reposez ici, mes fils !
— Dans la paix et l’honneur que le seigneur Titus vive longtemps ! — Vis dans la gloire, mon noble seigneur et père ! — Vois, j’apporte mes larmes tributaires — à cette tombe, pour les obsèques de mes frères ; — et je m’agenouille à tes pieds en versant sur la terre — des larmes de joie, pour ton retour à Rome. — Oh ! bénis-moi ici de ta main victorieuse, — toi, dont les meilleurs citoyens de Rome acclament la fortune.
— Bonne Rome qui as ainsi conservé avec amour, — pour la joie de mon cœur, ce cordial de ma vieillesse ! — Vis, Lavinia ; puisses-tu survivre à ton père, — et puisse le renom de ta vertu survivre à l’éternité de la gloire !
— Vive le seigneur Titus, mon frère bien-aimé, — triomphateur si gracieux aux yeux de Rome !
— Merci, généreux tribun, noble frère Marcus.
— Et vous, mes neveux, soyez les bienvenus au retour de cette heureuse guerre, — vous qui survivez et vous qui dormez dans la gloire. — Beaux seigneurs, vous avez eu un égal succès, — vous tous qui avez tiré l’épée pour le service de votre patrie ; — mais les vrais triomphateurs sont les héros de cette pompe funèbre — qui ont atteint au bonheur de Solon (3), — et triomphé du hasard dans le lit de l’honneur. — Titus Andronicus, le peuple romain, — dont tu as toujours été le loyal défenseur, — t’envoie par moi, son tribun et son mandataire, — ce pallium d’une blancheur sans tache, — et t’admet à l’élection pour l’empire, — concurremment avec les fils ici présents de l’empereur défunt. — Sois donc candidatus ; mets ce manteau, — et aide à donner une tête à Rome décapitée.
— À ce glorieux corps il faut une meilleure tête — que celle qui tremble de vieillesse et de débilité. — Quoi ! je revêtirais cette robe pour vous importuner ! — Je me laisserais proclamer aujourd’hui, — et demain je céderais le pouvoir, j’abdiquerais la vie, — et je vous créerais à tous une nouvelle besogne ! — Rome, j’ai été ton soldat quarante ans ; — j’ai enterré vingt et un fils, — tous armés chevaliers sur le champ de bataille, tous tués vaillamment, les armes à la main, — pour la cause et le service de leur noble patrie. — Qu’on me donne un bâton d’honneur pour ma vieillesse, — mais non un sceptre pour gouverner le monde ! — Il l’a bien porté, seigneurs, celui qui l’a porté le dernier.
— Titus, tu obtiendras l’empire en le demandant.
— Fier et ambitieux tribun, peux-tu dire ?…
— Patience, prince Saturninus !
Romains, faites-moi justice. — Patriciens, tirez vos épées, et ne les rengainez pas — que Saturninus ne soit empereur de Rome. — Andronicus, mieux vaudrait pour toi être embarqué pour l’enfer — que me voler les cœurs des peuples.
— Présomptueux Saturninus, qui interromps le magnanime Titus, — quand il veut ton bien !
— Contiens-toi, prince ; je te rendrai — les cœurs des peuples, dussé-je les détacher d’eux-mêmes.
— Andronicus, je ne te flatte point, — mais je t’honore, et je t’honorerai jusqu’à ma mort. — Si tu veux fortifier mon parti de tes amis, — je t’en serai profondément reconnaissant, et la reconnaissance, pour les hommes — à l’âme généreuse, est une noble récompense.
— Peuple de Rome, et vous, tribuns du peuple, — je vous demande vos voix et vos suffrages ; — voulez-vous les confier amicalement à Andronicus ?
— Pour complaire au bon Andronicus, — et pour célébrer son heureux retour à Rome, — le peuple consent à accepter celui qu’il désignera.
— Tribuns, je vous remercie, et je demande — que vous élisiez le fils aîné de votre empereur, — le seigneur Saturninus, dont j’espère que les vertus — rayonneront sur Rome, comme Titan sur la terre, — et mûriront la justice en cette république ; — si donc vous voulez élire qui je désigne, — couronnez-le et criez : Vive notre empereur !
— Par la voix et aux acclamations de toutes les classes, — des patriciens et des plébéiens, nous créons — le seigneur Saturninus empereur suprême de Rome, — et nous crions : Vive Saturninus, notre empereur !
— Titus Andronicus, pour le service que tu nous as rendu — aujourd’hui dans notre élection, — je te remercie comme tu le mérites, — et je veux par des actes reconnaître ta générosité ; — et tout d’abord, Titus, pour honorer — ton nom et ta noble famille, — je veux faire de Lavinia mon impératrice, — la royale maîtresse de Rome, la maîtresse de mon cœur, — et l’épouser dans le Panthéon sacré. — Dis-moi, Andronicus, cette motion te plaît-elle ?
— Certes, mon digne seigneur ; en cette alliance, — je me tiens pour hautement honoré par votre grâce ; — et ici, à la vue de Rome, à Saturninus, — le roi et le chef de notre république, — l’empereur du vaste univers, je dédie — mon épée, mon char et mes prisonniers : — présents bien dignes de l’impérial seigneur de Rome ! — Accueille-les donc, comme le tribut que je te dois, — ces trophées de ma gloire humiliés à tes pieds.
— Merci, noble Titus, père de ma vie ! — Combien je suis fier de toi et de tes dons, — Rome l’attestera à jamais. Le jour où j’oublierais — le moindre de tes inestimables services, — Romains, oubliez votre féauté envers moi.
— Maintenant, Madame, vous voilà prisonnière d’un empereur, — d’un homme qui, par égard pour votre dignité et votre rang, — vous traitera noblement, vous et votre suite.
— Charmante dame, assurément ; une beauté — que je choisirais, si mon choix était encore à faire !… — Rends la sérénité, belle reine, à ce front nébuleux ; — bien que les chances de la guerre aient produit ce changement dans ta situation, — tu n’es pas venue ici pour être la risée de Rome. — Tu y seras partout traitée en princesse. — Fiez-vous à ma parole, et ne permettez pas que la tristesse — abatte toutes vos espérances. Madame, celui qui vous encourage — peut vous faire plus grande que la reine des Goths. — Lavinia, vous n’êtes pas mécontente de ceci ?
— Nullement, monseigneur ; votre loyale noblesse — m’est garant que ces paroles ne sont qu’une courtoisie princière.
— Merci, chère Lavinia… Romains, partons ; — nous mettons ici nos prisonniers en liberté sans rançon. — Proclamez notre élévation, seigneurs, au son de la trompette et du tambour.
— Seigneur Titus, ne vous déplaise, cette jeune fille est à moi.
— Comment ! Parlez-vous sérieusement, monseigneur ?
— Oui, noble Titus, et je suis résolu — à me faire justice de mes propres mains.
— Suum cuique est un axiome de notre droit romain ; — c’est à bon droit que ce prince ressaisit son bien.
— Et il veut le garder, et il le gardera, tant que Lucius vivra.
— Traîtres, arrière !… Où est la garde de l’empereur ?… — Trahison, monseigneur ! Lavinia est enlevée !
— Enlevée ! par qui ?
Par celui qui aurait le droit — de reprendre au monde entier sa fiancée !
— Mes frères, aidez à l’emmener d’ici, — et moi je garderai cette porte l’épée à la main.
— Suivez-moi, seigneur, et je vais bientôt vous la ramener.
— Monseigneur, vous ne passerez pas là.
Quoi, misérable enfant ! — Tu me barres mon chemin dans Rome !
Au secours, Lucius, au secours !
— Monseigneur, vous êtes injuste, et plus qu’injuste ; — vous avez tué votre fils dans une querelle inique.
— Ni toi, ni lui, vous n’êtes plus des fils pour moi ; — mes fils ne m’auraient jamais ainsi outragé. — Traître, rends Lavinia à l’empereur.
— Morte, si vous voulez, mais non pour devenir sa femme, — étant légitimement promise à un autre.
— Non, Titus, non ! L’empereur n’a pas besoin d’elle, — ni d’elle, ni de toi, ni d’aucun de ta race. — Je ne me fierai plus légèrement à qui s’est une fois moqué de moi, — à toi, pas plus qu’à tes fils, ces insolents, ces traîtres, — tous ligués pour m’outrager ainsi ! — N’y avait-il donc à Rome que Saturninus — dont on pût faire un jouet ? Ces actes, Andronicus, — ne s’accordent que trop bien avec ton arrogante assertion — que j’ai mendié l’empire de ta main.
— Oh ! monstrueux ! que signifient ces paroles de reproche ?
— Mais va ton chemin ; va, abandonne cette capricieuse — à celui qui pour elle a fait parade de son épée. — Tu auras un gendre vaillant, — un homme bien fait pour s’associer avec tes fils incorrigibles — et pour mettre le désordre dans la république de Rome.
— Ces paroles sont des rasoirs pour mon cœur blessé !
— Et maintenant, aimable Tamora, reine des Goths, — toi qui, pareille à la majestueuse Phébé au milieu de ses nymphes, — éclipses les plus galantes beautés de Rome, — si tu agrées mon brusque choix, — écoute, Tamora, je te choisis pour femme, — et je veux te créer impératrice de Rome. — Parle, reine des Goths, applaudis-tu à mon choix ? — J’en jure ici par tous tes dieux de Rome, — puisque le prêtre et l’eau sacrée sont si proches, — puisque les flambeaux jettent une clarté si vive et que tout — est prêt pour l’hyménée, — je ne reverrai point les rues de Rome, — je ne monterai point à mon palais, que d’ici même — je n’aie emmené avec moi cette épousée.
— Et ici, à la vue du ciel, je jure à Rome — que, si Saturninus élève à lui la reine des Goths, — elle sera pour ses désirs une servante, — une nourrice aimante, une mère pour sa jeunesse.
— Montons, belle reine, au Panthéon… Seigneurs, accompagnez — votre noble empereur et son aimable fiancée, — destinée par les cieux au prince Saturnin, — et dont l’infortune est vaincue désormais par ma sagesse. — C’est là que nous accomplirons la cérémonie nuptiale.
— Je ne suis pas invité à escorter la fiancée. — Titus, quand t’est-il arrivé de rester ainsi seul, — déshonoré et abreuvé d’outrages ?
Oh ! Titus, vois, oh ! vois ce que tu as fait. — Tu as tué dans une mauvaise querelle un vertueux fils !
— Non, tribun stupide, ce n’est point mon fils ; — vous ne m’êtes rien, ni toi, ni ces traîtres, tes complices dans l’acte — qui a déshonoré toute notre famille ; — indigne frère, indignes fils !
— Mais donnons-lui la sépulture convenable, — ensevelissons Mutius à côté de nos frères.
— Traîtres, arrière ! il ne reposera pas dans cette tombe. — Depuis cinq cents ans subsiste ce monument, — que j’ai somptueusement réédifié ; — c’est à des soldats, à des serviteurs de Rome — qu’est réservé ce lieu de repos glorieux, et non pas à des misérables tués dans une dispute ! — Ensevelissez-le où vous pourrez, il n’entrera pas ici.
— Monseigneur, c’est impiété à vous ; — les hauts faits de mon neveu Mutius plaident pour lui ; — il doit être enseveli avec ses frères.
— Et il le sera, ou nous le suivrons.
— Et il le sera ? Quel est le maroufle qui a dit ce mot ?
— Quelqu’un qui est prêt à le soutenir partout ailleurs qu’ici.
— Quoi ! vous voudriez l’ensevelir malgré moi !
— Non, noble Titus ; mais nous te conjurons — de pardonner à Mutius et de l’ensevelir.
— Marcus, tu m’as toi-même frappé dans ma dignité, — et, avec ces enfants, tu as blessé mon honneur. — Je vous regarde tous comme des ennemis ; — ainsi ne m’importunez plus, mais allez-vous-en.
— Il ne s’appartient plus ; retirons-nous.
— Moi, non, tant que les ossements de Mutius ne seront pas inhumés.
— Frère, c’est la nature qui t’invoque par ce nom.
— Père, c’est la nature aussi qui parle par ce nom.
— Ne parlez plus, si vous ne voulez pas tous qu’il vous arrive malheur.
— Illustre Titus, toi qui es plus que la moitié de mon âme !
— Cher père, âme et substance de nous tous !
— Permets que ton frère Marcus enterre — ici, dans le nid de la vertu, son noble neveu, — qui est mort dans l’honneur pour la cause de Laivinia. — Tu es un Romain, ne sois pas barbare. — Les Grecs, mieux avisés, ensevelirent Ajax — qui s’était suicidé ; et le sage fils de Laërte — plaida gracieusement pour ses funérailles. — Ne ferme pas l’entrée de ce lieu au jeune Mutius, — qui était ta joie.
Lève-toi, Marcus, lève-toi ! — Voici la plus affreuse journée que j’aie jamais vue ! — Être déshonoré par mes fils dans Rome ! — C’est bon, enterrez-le, et enterrez-moi après.
— Repose ici, cher Mutius, avec tes parents, — jusqu’à ce que nous ornions ta tombe de trophées !
— Que nul ne verse de larmes sur le noble Mutius ; — il vit dans la gloire, celui qui est mort dans la cause de la vertu.
— Monseigneur, pour faire diversion à ce cruel tourment, — comment se fait-il que la subtile reine des Goths — soit si soudainement intronisée dans Rome ?
— Je ne sais pas, Marcus ; mais je sais que cela est. — Est-ce par quelque machination, ou non ? Les cieux seuls peuvent le dire. — Mais n’a-t-elle pas une grande obligation à l’homme — qui l’a ramenée de si loin pour cette haute fortune ?
— Oui, et il le récompensera noblement (4).
— Ainsi, Bassianus, votre coup a réussi ; — que Dieu vous rende heureux dans les bras de votre belle épouse !
— Et vous dans les bras de la vôtre, monseigneur ; je ne dis rien de plus, — et ne vous souhaite rien de moins ; sur ce, je prends congé de vous.
— Traître, pour peu que Rome ait des lois ou que nous ayons le pouvoir, — toi et ta faction, vous vous repentirez de ce rapt.
— Qu’appelez-vous un rapt, monseigneur ? Reprendre mon bien, — ma fiancée bien-aimée, désormais ma femme ! — Mais que les lois de Rome en décident ; — en attendant, j’ai pris possession de ce qui m’appartient.
— C’est bon, monsieur ; vous avez le ton bien bref avec nous, — mais, si nous vivons, nous serons aussi péremptoire avec vous.
— Monseigneur, je dois répondre, du mieux que je puis, — de ce que j’ai fait, et j’en répondrai sur ma tête. — Seulement, j’en avertis votre grâce, — au nom de tous les devoirs qui m’attachent à Rome, — ce noble personnage, le seigneur Titus, que voici, — est outragé dans sa réputation et dans son honneur ; — lui qui, pour vous rendre Lavinia, — a de ses propres mains tué son plus jeune fils, — par zèle pour vous, étant irrité jusqu’à la fureur — d’être contrarié dans le don sincère qu’il vous faisait. — Rendez-lui donc votre faveur, Saturninus ; — dans tous ses actes il s’est montré — le père et l’ami et de Rome et de vous.
— Prince Bassianus, cesse de justifier mes actes. — C’est par toi, et par tous ceux-là, que j’ai été déshonoré. — Je prends Rome et le ciel juste à témoin — de l’amour et du respect que j’ai toujours eus pour Saturnin !
— Mon digne seigneur, si jamais Tamora — eut quelque grâce à tes yeux princiers, — permets-moi de parler pour tous indifféremment, — et à ma requête, mon bien-aimé, pardonne le passé !
— Quoi ! madame, être déshonoré publiquement, — et le supporter lâchement sans se venger !
— Nullement, monseigneur. Me préservent les dieux de Rome — de consentir à votre déshonneur ! — Mais, sur mon honneur, j’ose répondre — de la complète innocence du bon seigneur Titus, — dont la furie non dissimulée atteste la douleur. — Veuillez donc, à ma requête, le considérer avec faveur ; — ne perdez pas un si noble ami sur une vaine supposition, — et n’affligez pas par des regards hostiles son généreux cœur.
— Monseigneur, laissez-vous guider par moi ; laissez-vous enfin gagner — dissimulez tous vos griefs et tous vos ressentiments ; — vous n’êtes que tout nouvellement installé sur votre trône ; — craignez donc que le peuple et les patriciens, — après mûr examen, ne prennent le parti de Titus, — et ne vous renversent comme coupable d’ingratitude, — ce que Rome tient pour le plus odieux des crimes ; — cédez à mes instances, et puis laissez-moi faire. — Je trouverai un jour pour les massacrer tous, — et anéantir leur faction et leur famille, — le père, ce cruel, et les fils, ces traîtres, — à qui je demandais la vie de mon fils chéri ; — et je leur apprendrai ce qu’il en coûte de laisser une reine — se prosterner dans les rues et implorer grâce en vain.
— Allons, allons, bien-aimé empereur ; allons, Andronicus ! — Relevez ce bon vieillard, et ranimez ce cœur — qui succombe sous les orages de votre front menaçant.
— Debout, Titus, debout ! mon impératrice a prévalu.
— Je remercie votre majesté, ainsi qu’elle, monseigneur ; — ces paroles, ces regards infusent en moi une vie nouvelle.
— Titus, je suis incorporée à Rome, — étant devenue Romaine par une heureuse adoption, — et je suis tenue de conseiller l’empereur pour son bien. — En ce jour toutes les querelles expirent, Andronicus ; — que j’aie l’honneur, mon bon seigneur, — de vous avoir réconcilié avec vos amis ! — Quant à vous, prince Bassianus, j’ai donné — à l’empereur ma parole solennelle — que vous serez à l’avenir plus doux et plus traitable. — Soyez sans crainte, seigneurs, et vous aussi, Lavinia ; — suivant mon avis, vous allez tous tomber à genoux, — et demander pardon à sa majesté.
— Oui ; et nous jurons à son altesse, à la face du ciel, — que nous avons agi avec toute la modération possible, — en défendant l’honneur de notre sœur et le nôtre.
— C’est ce que j’atteste ici sur mon honneur.
— Retirez-vous, et ne parlez plus ; ne nous importunez plus davantage.
— Allons, allons, cher empereur, il faut que nous soyons tous amis ; — le tribun et ses neveux demandent grâce à genoux ; — je ne veux pas être refusée. Mon bien-aimé, retournez-vous.
— Marcus, à ta considération et à celle de ton frère que voici, — et à la prière de ma charmante Tamora, — j’absous les méfaits odieux de ces jeunes gens. — Relevez-vous tous. Lavinia, vous avez eu beau me laisser là comme un rustre ; — j’ai trouvé une amie, et j’ai juré par l’infaillible mort — de ne pas quitter le prêtre sans être marié. — Allons, si la cour de l’empereur peut fêter deux mariées, — je serai votre hôte, Lavinia, et celui de vos amis. — Ce jour sera une journée d’amour, Tamora.
— Demain, s’il plaît à votre majesté — que nous chassions la panthère et le cerf — avec cor et meute, nous irons souhaiter le bonjour à votre grâce.
— Très-volontiers, Titus, et grand merci.
SCÈNE II
— Maintenant Tamora monte au sommet de l’Olympe, — hors de la portée des traits de la fortune, et trône, — à l’abri des craquements du tonnerre et des feux de l’éclair, — au-dessus des atteintes menaçantes de la pâle envie. — Tel que le soleil d’or, quand, saluant la matinée, — et dorant l’Océan de ses rayons, — il galope sur le zodiaque dans son char splendide, — et domine les plus hautes montagnes, — telle est Tamora. — À son génie tous les honneurs terrestres font cortège, — et la vertu se courbe et tremble à son sourcillement. — Donc, Aaron, arme ton cœur, et dispose tes pensées — pour t’élever avec ton impériale maîtresse, — et t’élever à sa hauteur ; longtemps tu l’as traînée en triomphe — prisonnière, enchaînée dans les liens de l’amour, — et plus étroitement attachée aux regards charmants d’Aaron — que Prométhée au Caucase. — Loin de moi les vêtements d’esclaves et les serviles pensées ! — Je veux être magnifique et resplendir de perles et d’or, — pour servir cette impératrice de nouvelle date… — Pour servir, ai-je dit ! Pour folâtrer avec cette reine, — cette déesse, cette Sémiramis, cette nymphe, — cette sirène qui va charmer la Rome de Saturninus, — et assister au naufrage de l’empereur et de l’empire. — Eh bien ! Quel est cet orage ?
— Chiron, ta jeunesse n’a pas encore assez d’esprit, ton esprit pas encore assez de pénétration — ni d’expérience, pour que tu t’insinues ainsi près de celle qui m’a agréé — et pourrait bien, d’après tout ce que je sais, avoir de l’inclination pour moi.
— Démétrius, tu es outrecuidant en tout, — et surtout dans ta prétention de m’intimider avec des bravades. — Ce n’est pas la différence d’une année ou deux — qui peut me rendre moins agréable, et te rendre plus fortuné. — Je suis aussi apte, aussi habile que toi — à servir une maîtresse, et en mériter les grâces ; — cela, mon épée te le prouvera — en soutenant les droits de ma passion à l’amour de Lavinia.
— À la garde ! à la garde ! ces amoureux-là ne veulent pas se tenir en paix.
— Allons, enfant, parce que notre mère, par inadvertance, — vous a mis au côté une épée de bal, — êtes-vous désespéré au point de menacer vos parents ? — Allons ! faites coller votre latte dans son fourreau, — jusqu’à ce que vous sachiez mieux la manier.
— En attendant, messire, avec le peu de talent que j’ai, — tu vas connaître tout ce que j’ose.
— Oui-da, enfant, êtes-vous devenu si brave ?
Eh bien, eh bien, seigneurs ? — Si près du palais de l’empereur, vous osez dégainer, — et soutenir ouvertement une pareille querelle ! — Je sais parfaitement le motif de toute cette animosité ; — je ne voudrais pas pour un million d’or — que la cause en fût connue de ceux qu’elle intéresse le plus ; — et, pour bien plus encore, votre noble mère ne voudrait pas — être ainsi déshonorée à la cour de Rome… — Par pudeur, rengainez vos épées.
Non, tant que je n’aurai pas plongé — ma rapière dans son sein, — en lui rejetant à la gorge les paroles outrageantes — qu’il a proférées ici pour mon déshonneur.
— Pour cela je suis tout préparé et pleinement résolu. — Lâche mal embouché qui tonnes avec ta langue, — sans oser rien faire avec ton épée !
Assez, vous dis-je ! — Ah ! par les dieux que les Goths belliqueux adorent, — cette misérable dispute nous perdra tous. — Eh ! seigneurs, mais ne songez-vous pas combien il est dangereux — d’empiéter sur les droits d’un prince ? — Quoi ! Lavinia est-elle à ce point dissolue, — ou Bassianus à ce point dégénéré, — que de pareilles querelles puissent être élevées pour l’amour d’elle, — sans qu’il y ait répression, justice ou vengeance ? — Jeunes seigneurs, prenez garde ! Si l’impératrice savait — le motif de ce désaccord, une telle musique ne lui plairait pas.
— Peu m’importe qu’il soit connu d’elle et de tout l’univers ; — j’aime Lavinia plus que tout l’univers.
— Marmouset, apprends à faire un plus humble choix. — Lavinia est l’espoir de ton frère aîné.
— Çà, êtes-vous fous ? Ne savez-vous pas combien — les Romains sont furieux et impatients, — et qu’ils ne tolèrent pas de rivaux en amour ? — Je vous le déclare, seigneurs, vous ne faites que tramer votre mort — par cette machination.
Aaron, j’affronterais — mille morts pour conquérir celle que j’aime.
— Pour la conquérir ! Comment ?
Que trouves-tu à cela de si étrange ? — Elle est femme, donc elle peut être courtisée ; — elle est femme, donc elle peut être séduite ; — elle est Lavinia, donc elle doit être aimée. — Allons, mon cher ! il file plus d’eau par le moulin — que n’en voit le meunier ; et il est aisé, — nous le savons, de voler une tranche d’un pain coupé. — Tout frère de l’empereur qu’est Bassianus, — de plus grands que lui ont déjà porté le cimier de Vulcain.
— Oui, et d’aussi grands peut-être que Saturninus.
— Alors pourquoi désespérer, quand on sait faire sa cour — avec de douces paroles, de doux regards, et avec libéralité ? — Quoi ! n’as-tu pas bien souvent frappé la biche, — et ne l’as-tu pas emportée bellement sous le nez du garde-chasse ?
— Eh ! mais on dirait que certain braconnage ou quelque chose comme cela — ferait votre affaire.
Oui, l’affaire serait faite avec quelque chose comme cela.
— Allons, tu as touché le but.
Que ne l’avez-vous touché aussi ! — Alors nous ne serions pas ennuyés de tout ce fracas. — Eh bien, écoutez, écoutez. Êtes-vous assez fous — de vous quereller pour cela ? Seriez-vous donc fâchés, — si tous deux vous réussissiez (5) ?
Moi, nullement !
Ni moi, — pourvu que je sois de la partie !
— De grâce, soyez amis, et liguez-vous au lieu de vous quereller. — C’est l’adresse et la ruse qui doivent — vous mener à vos fins ; réfléchissez-y bien, — ce que vous ne pouvez pas faire comme vous le voulez, — vous devez forcément l’accomplir comme vous le pouvez. — Prenez de moi cet avis : Lucrèce n’était pas plus chaste — que cette Lavinia, la bien-aimée de Bassianus. — Il nous faut poursuivre une marche plus expéditive — que cette traînante langueur, et j’ai trouvé la voie. — Messeigneurs, une chasse solennelle se prépare ; — les aimables dames romaines y afflueront. — Les allées de la forêt sont larges et spacieuses, — et il y a bien des recoins solitaires, — ménagés par la nature pour le viol et la vilenie : — entraînez-y donc cette biche délicate, — et attrapez-la bonnement par la force, sinon par des paroles. — C’est dans celle voie, et pas ailleurs, qu’il y a pour vous de l’espoir. — Allons, allons, nous instruirons de tous nos projets — notre impératrice, dont l’esprit néfaste — est voué à la violence et à la vengeance, — et elle perfectionnera nos ressorts avec ses avis ; — elle ne souffrira pas que vous vous querelliez, — mais elle vous mènera tous deux au comble de vos vœux. — La cour de l’empereur est comme la demeure de la renommée ; — son palais est rempli de langues, d’yeux, d’oreilles ; — les forêts sont impitoyables, terribles, sourdes et mornes. — Là, braves enfants, parlez, frappez, et usez de vos avantages ; — là assouvissez votre désir, à l’abri des regards du ciel, — et gorgez-vous des trésors de Lavinia.
— Ton conseil, mon gars, ne sent pas la couardise.
— Sit fas et nefas, jusqu’à ce que je trouve une source — pour rafraîchir cette ardeur, un charme pour calmer ces transports. — Per Styga, per manes vehor (6).
SCÈNE III
— La chasse est commencée, la matinée est brillante et azurée ; — les champs sont embaumés, et les bois verdoyants ; — découplez les chiens ici, et provoquons leurs abois, — pour qu’ils éveillent l’empereur et son aimable femme, — et fassent accourir le prince ; sonnons un carillon de chasse — au bruit duquel toute la cour fasse écho. — Mes fils, chargez-vous, avec nous, — d’escorter attentivement la personne de l’empereur. — J’ai été troublé cette nuit dans mon sommeil, — mais le jour naissant m’a inspiré une sérénité nouvelle.
— Mille bons jours à votre majesté ! — Et autant à vous, madame ! — J’avais promis à votre grâce un carillon de chasse.
— Et vous l’avez vigoureusement sonné, messeigneurs, — un peu trop tôt pour de nouvelles mariées.
— Qu’en dites-vous, Lavinia ?
Je dis que non : — j’étais largement éveillée depuis plus de deux heures.
— Allons ! qu’on nous donne les chevaux et les chariots, — et en campagne !
Madame, vous allez voir — notre chasse romaine.
J’ai des chiens, monseigneur, — qui vous relanceront la plus fière panthère — et graviront la cime du plus haut promontoire.
— Et moi, j’ai un cheval qui suivra le gibier — par tous les chemins et franchira la plaine comme une hirondelle.
— Chiron, nous ne chassons pas, nous autres, avec chevaux ni meute, — mais nous espérons prendre au piège une biche mignonne.
SCÈNE IV
— Quelqu’un qui aurait du sens, croirait que je n’en ai pas — d’enterrer sous un arbre tant d’or, — pour ne jamais en jouir. — Que celui qui aurait de moi cette humiliante opinion — sache qu’avec cet or doit être forgé un stratagème — qui, habilement effectué, doit produire — un chef-d’œuvre de scélératesse. — Et sur ce, doux or, repose ici pour l’inquiétude de celui — qui recueillera cette aumône tombée de la cassette de l’impératrice.
— Mon aimable Aaron, pourquoi as-tu l’air si morne, — quand toute chose est d’une provocante gaieté ? — Les oiseaux chantent une mélodie sur chaque buisson ; — le serpent enroulé dort au riant soleil ; — les feuilles vertes frissonnent au vent frais, — et font une ombre bigarrée sur le sol. — Sous ce doux ombrage asseyons-nous, Aaron ; — et, tandis que l’écho bavard dépiste les chiens, — répliquant en fausset aux cors harmonieux, — comme si une double chasse se faisait entendre à la fois, — asseyons-nous, et écoutons les bruyants jappements ; — puis, après une mêlée comme celle dont jouirent jadis, — à ce qu’on suppose, Didon et son prince errant, — alors qu’ils furent surpris par un heureux orage — et dissimulés par une discrète caverne, — nous pourrons, enlacés dans les bras l’un de l’autre, — nos passe-temps terminés, goûter un sommeil doré, — tandis que les limiers, et les cors, et les oiseaux doucement mélodieux — seront pour nous comme le chant de la nourrice — qui berce son enfant pour l’endormir.
— Madame, si Vénus gouverne vos désirs, — Saturne domine les miens. — Que signifie mon regard sinistre et fixe, — mon silence et ma sombre mélancolie ? — Pourquoi mes cheveux, laineuse toison, maintenant débouclés, — sont-ils comme autant de vipères qui se déroulent — pour faire quelque fatale exécution ? — Non, madame, ce ne sont pas là de voluptueux symptômes. — Le ressentiment est dans mon cœur, la mort est dans ma main, — le sang et la vengeance fermentent dans ma tête. — Écoute, Tamora, toi, l’impératrice de mon âme — qui n’a jamais espéré d’autre ciel que ta société, — voici le jour suprême pour Bassianus ; — sa Philomèle doit perdre la langue aujourd’hui ; — tes fils doivent mettre sa chasteté au pillage, — et laver leurs mains dans le sang de Bassianus… — Vois-tu cette lettre ? Prends-la, je te prie, — et remets au roi ce pli fatal. — Maintenant ne me questionne pas ; on nous a aperçus ; — voici venir une partie de notre butin tant souhaité. — Ils ne se doutent guère de la destruction de leur existence.
— Ah ! mon cher More, plus cher pour moi que la vie même !
— Plus un mot, grande impératrice. Bassianus arrive. — Cherche-lui noise ; et je vais quérir tes fils — pour soutenir ta querelle, quelle qu’elle soit.
— Qui trouvons-nous ici ? La royale impératrice de Rome, — séparée de sa brillante escorte ? — Ou bien est-ce Diane qui, assumant les traits de notre souveraine, — a abandonné ses bois sacrés, — pour voir la chasse dans cette forêt ?
— Insolent contrôleur de nos plus intimes démarches ! — Si j’avais le pouvoir que, dit-on, avait Diane, — sur ton front seraient immédiatement plantées — des cornes, comme sur celui d’Actéon ; et les limiers — courraient sus à tes membres métamorphosés, — intrus malappris que tu es !
— Avec votre permission, gentille impératrice, — on vous croit fort généreuse en fait de cornes ; — et sans doute votre More et vous, — vous vous étiez mis à l’écart pour tenter des expériences. — Que Jupiter préserve votre mari de ses chiens aujourd’hui ! — Ce serait dommage qu’ils le prissent pour un cerf !
— Croyez-moi, madame, votre noir Cimmérien — donne à votre honneur le reflet de sa personne, — reflet impur, détesté, abominable. — Pourquoi êtes-vous éloignée de toute votre suite ? — Pourquoi êtes-vous descendue de votre beau destrier blanc comme la neige, — et errez-vous ainsi dans ce recoin obscur, — accompagnée de ce More barbare, — si un vilain désir ne vous y a pas conduite ?
— Et, étant ainsi interrompue dans vos ébats, — il est tout juste que vous taxiez mon noble seigneur — d’insolence.
Je vous en prie, partons d’ici, — et laissons-la jouir de son amour noir comme le corbeau. — Ce vallon est passablement commode pour la chose.
— Le roi, mon frère, sera informé de ceci.
— Voilà assez longtemps que ces escapades le font remarquer. — Ce bon roi ! être si cruellement trompé !
— Comment ai-je la patience d’endurer tout cela ?
— Eh bien ! chère souveraine, notre gracieuse mère, — pourquoi votre altesse est-elle si pâle et si défaillante ?
— Et ne croyez-vous pas que j’aie sujet d’être pâle ? — Ces deux êtres m’ont attirée ici, à cette place, — dans le vallon aride et désolé que vous voyez ; — les arbres, en dépit de l’été, y sont dénudés et rabougris, — surchargés de mousse et de gui délétère ; — ici jamais le soleil ne brille ; ici rien ne vit, — si ce n’est le hibou nocturne et le fatal corbeau. — Et, après m’avoir montré ce gouffre abhorré, — ils m’ont dit qu’ici, à l’heure la plus sépulcrale de la nuit, — mille démons, mille serpents sifflants, — dix mille crapauds tuméfiés et autant de hérissons — devaient jeter des cris confus si effrayants, — que tout être mortel qui les entendrait — deviendrait fou ou mourrait brusquement. — À peine avaient-ils achevé ce récit infernal, — qu’ils m’ont dit qu’ils allaient m’attacher ici — au tronc d’un if funeste, — et m’abandonner à cette misérable mort. — Et alors ils m’ont appelée infâme adultère, — Gothe lascive, enfin de tous les noms les plus insultants — que jamais oreille ait entendus dans ce genre. — Et, si vous n’étiez venus ici par un merveilleux hasard, — ils allaient exécuter sur moi cette vengeance. — Si vous tenez à la vie de votre mère, prenez votre revanche, — ou désormais ne vous appelez plus mes enfants.
— Voici la preuve que je suis ton fils.
— Et voici un coup bien asséné, pour montrer ma force.
— À ton tour, Sémiramis ! ou plutôt barbare Tamora ! — Car il n’y a que ton nom qui aille à ta nature.
— Donne-moi ton poignard. Vous allez voir, mes fils, — que la main de votre mère va faire justice à votre mère.
— Arrêtez, madame. Il lui faut autre chose. — D’abord, battez le blé, et puis brûlez la paille. — Cette mignonne se prévaut de sa chasteté, — de sa foi conjugale, de sa loyauté, — et, avec cette fallacieuse prétention, brave votre majesté. — Faut-il qu’elle emporte tout cela dans la tombe ?
— S’il en est ainsi, je consens à être eunuque. — Traînons le mari hors d’ici en quelque coin secret, — et faisons de son tronc mort un oreiller à notre luxure.
— Mais, quand vous aurez goûté le miel que vous désirez, — ne souffrez pas que cette guêpe vive pour nous piquer.
— Je vous le garantis, madame ; nous prendrons nos précautions… — Venez, ma belle, nous allons jouir, de vive force, — de cette vertu si scrupuleusement préservée par vous.
— Ô Tamora ! tu portes un visage de femme !…
— Je ne veux pas l’entendre : emmenez-la.
— Chers seigneurs, suppliez-la de m’écouter ! Rien qu’un mot.
— Écoutez-la, madame. Faites-vous gloire — de voir ses larmes ; mais qu’elles soient pour votre cœur — comme les gouttes de pluie pour l’insensible roche.
— Quand donc les petits du tigre en ont-ils remontré à leur mère ? — Oh ! ne lui apprends pas la fureur ; c’est elle qui te l’a apprise : — le lait que tu as sucé d’elle s’est changé en marbre ; — tu as puisé ta cruauté à la mamelle… — Pourtant, toutes les mères n’engendrent pas des fils qui leur ressemblent…
— Supplie-la, toi, de montrer la pitié d’une femme.
— Quoi ! tu veux que je prouve que je suis un bâtard !
— C’est vrai ! Le corbeau n’engendre pas d’alouette. — Pourtant j’ai ouï dire (oh ! puissé-je en avoir la preuve en ce moment !) — que le lion, ému de pitié, s’est laissé — couper ses griffes royales. — On dit que les corbeaux nourrissent les petits abandonnés, — tandis que leurs propres poussins ont faim dans leur nid. — Oh ! quand ton cœur dur dirait non, aie pour moi, — sinon tant de bonté, du moins un peu de pitié !
— Je ne sais pas ce que cela veut dire : emmenez-la.
— Oh ! laisse-moi t’éclairer ! Au nom de mon père, — qui t’a donné la vie, quand il était en son pouvoir de te tuer, — ne sois pas impitoyable, ne reste pas sourde.
— Quand toi, personnellement, tu ne m’aurais pas offensée, — je serais implacable à cause de ton père même… — Rappelez-vous, enfants, que de larmes j’ai vainement versées — pour sauver votre frère du sacrifice ; — mais le féroce Andronicus n’a pas voulu céder. — Emmenez-la donc, et faites d’elle ce que vous voudrez. — Plus vous lui serez cruels, plus vous serez aimés de moi.
— Ô Tamora, mérite le nom de bonne reine, — et tue-moi sur place de ta propre main ; — car ce n’est pas la vie que j’implore depuis si longtemps. — Je suis une pauvre assassinée, depuis que Bassianus est mort.
— Qu’implores-tu donc ? Femme insensée, lâche-moi.
— Ce que j’implore, c’est la mort immédiate, et quelque chose encore — que la pudeur empêche ma langue de dire. — Oh ! sauve-moi de leur luxure pire que la mort, — et jette-moi dans quelque fosse horrible, — où jamais regard humain ne pourra découvrir mon corps. — Fais cela et sois une charitable assassine.
— Ainsi je volerais à mes chers fils leur salaire ! — Non ! qu’ils assouvissent leur désir sur toi !
— En marche ! tu nous as retenus ici trop longtemps !
— Pas de grâce ! rien d’une femme ! Ah ! monstrueuse créature ! — L’opprobre et l’ennemie de tout notre sexe ! — Que la ruine tombe…
— Ah ! je vous fermerai bien la bouche.
Toi, amène le mari : — voici le souterrain où Aaron nous a dit de l’enfouir.
— Au revoir, mes fils, assurez-vous bien d’elle.
— Puisse mon cœur ne pas connaître la vraie joie, — que tous les Andronicus ne soient exterminés ! — Je vais de ce pas trouver mon aimable More, — et laisser mes fils furieux déflorer cette drôlesse.
— Venez, messeigneurs ; assurez le pied en marchant. — Je vais vous mener à l’affreuse fosse, — où j’ai découvert la panthère profondément endormie.
— Je ne sais ce que cela veut dire, mais j’ai les yeux appesantis.
— Et moi aussi, je vous le jure ; n’était une fausse honte, — je laisserais volontiers la chasse pour dormir un peu.
— Quoi ! es-tu tombé ? Quel est ce souterrain subtil — dont la bouche est couverte de ronces hérissées, — aux feuilles desquelles il y a des gouttes de sang nouvellement répandu, — aussi fraîches que la rosée du matin distillée sur les fleurs ? — Ce lieu me semble bien funeste… — Parle, frère, t’es-tu blessé dans ta chute ?
— Oh ! frère, je le suis du plus épouvantable spectacle — dont jamais le regard ait fait gémir le cœur.
— Maintenant je vais chercher le roi ; il les trouvera ici, — et fera la conjecture toute vraisemblable — que ce sont eux qui ont fait disparaître son frère.
— Pourquoi ne me prêtes-tu pas main-forte, et ne m’aides-tu pas à sortir — de cette fosse maudite et souillée de sang ?
— Je suis saisi d’une frayeur étrange ; — une sueur glacée envahit mes membres tremblants ; — mon cœur soupçonne plus d’horreur que mes yeux n’en peuvent voir.
— Pour preuve que ton pressentiment est juste, — Aaron et toi, regardez dans cette caverne, — et voyez l’affreux spectacle de sang et de mort.
— Aaron est parti ; et mon cœur ému — ne permet pas à mes yeux de regarder fixement — la chose dont le soupçon seul le fait trembler. — Oh ! dis-moi ce que c’est ; car jamais jusqu’ici — je n’ai eu la puérilité d’avoir peur de je ne sais quoi.
— Le seigneur Bassianus est étendu là broyé, — défiguré, pareil à un agneau égorgé, — dans cette horrible fosse ténébreuse et abreuvée de sang.
— Si elle est ténébreuse, comment peux-tu reconnaître que c’est lui ?
— À son doigt sanglant il porte — une riche escarboucle qui illumine tout le souterrain ; — sorte de flambeau sépulcral — qui éclaire les joues terreuses du mort — et montre les rugueuses entrailles de cette fosse. — Ainsi la lune projetait sa pâle clarté sur Pyrame, — gisant la nuit baigné dans un sang virginal. — Oh ! frère, aide-moi de ta main défaillante, — si la crainte te fait défaillir autant que moi, — aide-moi à sortir de ce réceptacle terrible et dévorant, — aussi hideux que la bouche brumeuse du Cocyte.
— Tends-moi la main, que je puisse t’aider à sortir ; — si je n’ai pas la force de te rendre ce service, — je risque fort d’être entraîné dans la gueule béante — de ce gouffre profond, tombeau du pauvre Bassianus… — Je n’ai pas la force de t’attirer jusqu’au bord.
— Ni moi, la force de remonter sans ton aide.
— Ta main encore une fois ! Je ne la lâcherai pas, — que tu ne sois en haut, ou moi en bas… — Tu ne peux pas venir à moi ; c’est moi qui viens à toi.
— Venez avec moi… Je vais voir quel est ce gouffre, — et qui vient de s’y précipiter… — Parle, qui es-tu, toi qui viens de descendre — dans cette crevasse béante de la terre ?
— Le malheureux fils du vieil Andronicus, — amené ici à la male heure — pour y trouver ton frère Bassianus mort.
— Mon frère mort ! À coup sûr, tu plaisantes. — Lui et sa femme sont au pavillon — du côté nord de cet agréable bois ; — il n’y a pas une heure que je l’ai laissé là.
— Nous ne savons où vous l’avez laissé vivant, — mais, hélas ! nous l’avons trouvé ici mort.
— Où est monseigneur le roi ?
— Ici, Tamora, mais affligé d’une mortelle affliction.
— Où est ton frère Bassianus ?
— Tu fouilles ma blessure jusqu’au fond ; — le pauvre Bassianus est là assassiné.
— J’apporte donc trop tard ce fatal écrit, — le plan de cette tragédie néfaste ; — et je m’étonne grandement qu’une face humaine puisse couvrir — d’aimables sourires une si meurtrière férocité.
— « Si nous ne réussissons pas à l’atteindre bellement, — cher chasseur (c’est de Bassanius que nous te parlons), — charge-toi de creuser la fosse pour lui ; — tu sais ce que nous voulons dire. Ta récompense, cherche-la, — sous les orties, au pied du sureau — qui ombrage l’ouverture du souterrain, — où nous sommes convenus d’ensevelir Bassianus. — Fais cela, et acquiers en nous des amis durables. » — Ô Tamora ! a-t-on jamais ouï chose pareille ! — Voici le souterrain, et voici le sureau… — Voyez, messieurs, si vous pouvez y trouver le chasseur — qui doit avoir assassiné ici Bassianus.
— Mon gracieux seigneur, voici le sac d’or.
— Deux de tes petits, cruels limiers de race sanguinaire, — ont ici ôté la vie à mon frère.
— Messieurs, traînez-les de cette fosse en prison ; — qu’ils y restent, jusqu’à ce que nous ayons imaginé — pour eux quelque torture inouïe.
— Quoi ! ils sont dans ce souterrain ! Ô prodigieuse chose ! — Comme le meurtre est aisément découvert !
— Puissant empereur, sur mes faibles genoux, — j’implore une faveur, avec des larmes qui ne sont pas versées légèrement : — que ce crime odieux de mes fils maudits, — maudits, si ce crime est prouvé le leur…
— S’il est prouvé ! vous voyez qu’il est évident… — Qui a trouvé cette lettre ? Tamora, est-ce vous ?
— C’est Andronicus lui-même qui l’a ramassée.
— En effet, monseigneur. Pourtant permettez que je sois leur caution ; — car, par la tombe vénérable de mon père, je jure — qu’ils seront prêts, selon le bon plaisir de votre altesse, — à répondre sur leur tête du soupçon qui pèse sur eux.
— Tu ne seras pas leur caution ; allons, suis-moi. — Que les uns se chargent du corps de l’assassiné, les autres, des assassins ; — qu’on ne leur laisse pas dire une parole ; leur culpabilité est manifeste ; — sur mon âme, s’il y avait une fin plus terrible que la mort, — cette fin leur serait infligée.
— Andronicus, je supplierai le roi ; — ne crains pas pour tes fils, il ne leur arrivera pas malheur.
— Viens, Lucius, viens ; ne t’arrête pas à leur parler. —
— Bon ! Maintenant va dire, si ta langue peut parler, — qui t’a coupé la langue et qui t’a violée.
— Écris ta pensée, explique ton idée ; — et si tes moignons te le permettent, joue de l’écritoire.
— Vois, comme avec des signes et des gestes elle peut encore griffonner !
— Rentre, demande de l’eau de senteur, et lave-toi les mains.
— Elle n’a plus de langue pour demander, ni de mains à laver ! — Et sur ce laissons-la à ses silencieuses promenades.
— Si c’était là mon cas, j’irais me pendre !
— Oui, si tu avais des mains pour t’aider à attacher la corde.
— Qui est là ? Est-ce ma nièce qui s’enfuit si vite ? — Nièce, un mot… Où est votre mari ? — Si je rêve, que ne puis-je, pour tout ce que je possède, être réveillé ! — Si je suis éveillé, que quelque planète me renverse contre terre — et me fasse dormir d’un éternel sommeil !… — Parle, gentille nièce, quelles mains atrocement cruelles — t’ont mutilée et dépecée ? Quelles mains ont dépouillé ton corps — de ses deux branches, de ces douces guirlandes, — dans le cercle ombré desquelles des rois ont ambitionné de dormir, — impuissants qu’ils étaient à conquérir un bonheur aussi grand — que la moitié seulement de ton amour ?… Pourquoi ne me réponds-tu pas ? — Hélas ! un flot cramoisi de sang chaud, — pareil à une source qui bouillonne agitée par le vent, — jaillit et s’écoule entre les lèvres rosées, — suivant le va-et-vient de ton haleine embaumée ! — Mais, sûrement, quelque Térée t’a déflorée, — et, pour t’empêcher de le dénoncer, t’a coupé la langue. — Ah ! voilà que tu détournes la face par confusion ! — Et, nonobstant tout ce sang que tu perds — par ces trois jets béants, — tes joues sont empourprées comme la face de Titan — rougissant à la rencontre d’un nuage ! — Faut-il que je réponde pour toi ? que je dise : c’est cela ? — Oh ! que je voudrais connaître ta pensée, et connaître le misérable — pour pouvoir l’accuser à cœur-joie ! — Le chagrin caché, comme un four fermé, — brûle et calcine le cœur qui le recèle. — La belle Philomèle n’avait perdu que la langue, — et sur un long canevas elle put broder sa pensée. — Mais à toi, aimable nièce, ce moyen t’est retranché. — Tu as rencontré un Térée plus astucieux, — et il a coupé ces jolis doigts, — qui auraient brodé mieux que ceux de Philomèle. — Oh ! si le monstre avait vu ces mains de lis — palpiter, comme des feuilles de tremble, sur un luth — et prodiguer aux cordes soyeuses les délices de ses caresses, — il n’aurait pas voulu les toucher, au prix même de sa vie. — Ou, s’il avait entendu la céleste harmonie — qu’exhalait cette langue mélodieuse, — il aurait laissé choir son couteau, et serait tombé assoupi, — comme Cerbère aux pieds du poëte de Thrace. — Allons, partons, viens aveugler ton père ; — car un tel spectacle doit rendre un père aveugle. — Un orage d’une heure suffit à noyer les prairies odorantes : — qu’est-ce que des années de larmes vont faire des yeux de ton père ?… — Ne te dérobe pas ; car nous nous lamenterons avec toi. — Oh ! que nos lamentations ne peuvent-elles soulager ta misère !
SCÈNE V
— Écoutez-moi, vénérables pères ! nobles tribuns, arrêtez ! — Par pitié pour mon âge, dont la jeunesse fut prodiguée — dans de terribles guerres, tandis que vous dormiez en sécurité, — au nom de tout le sang que j’ai versé dans la grande querelle de Rome, — de toutes les nuits glacées que j’ai veillé, — et de ces larmes amères qu’en ce moment vous voyez — remplir sur mes joues les rides de la vieillesse, — soyez cléments pour mes fils condamnés, — dont les âmes ne sont pas aussi corrompues qu’on le croit ! — Je n’ai pas pleuré sur mes vingt-deux autres fils, — parce qu’ils sont morts dans le lit sublime de l’honneur.
— Mais pour ceux-ci, tribuns, pour ceux-ci, j’inscris dans la poussière — avec les tristes sanglots de mon âme le profond désespoir de mon cœur. — Laissez mes larmes étancher la soif de la terre altérée ; — le doux sang de mes fils la ferait rougir en la déshonorant.
— Ô terre, je t’abreuverai mieux avec les pleurs sympathiques — distillés de ces deux vieilles urnes — que le jeune Avril avec toutes ses ondées ; — dans la sécheresse de l’été, je t’arroserai encore ; — en hiver, je ferai fondre la neige avec de chaudes larmes, — et j’entretiendrai sur ta face un éternel printemps, — si tu refuses de boire le sang de mes chers fils.
— Ô vénérables tribuns ! gentils vieillards ! — déliez mes fils, révoquez l’arrêt de mort ; — et faites-moi dire, à moi qui jusqu’ici n’ai jamais pleuré, — que mes larmes ont eu aujourd’hui une suprême éloquence !
— Ô noble père, vous vous lamentez en vain ; — les tribuns ne vous entendent pas, il n’y a ici personne, — et vous racontez vos douleurs à une pierre.
— Ah ! Lucius, laisse-moi intercéder pour tes frères. — Graves tribuns, je vous adjure une fois de plus.
— Mon gracieux seigneur, il n’y a pas de tribun qui vous entende.
— Bah ! peu importe, mon cher ! S’ils m’entendaient, — ils ne feraient pas attention à moi ! Oh ! non, s’ils m’entendaient, — ils n’auraient pas pitié de moi ! — Voilà pourquoi je confie aux pierres mes chagrins impuissants ; — si elles ne peuvent répondre à ma détresse, — elles sont du moins en quelque sorte meilleures que les tribuns, — car elles ne me coupent pas la parole. — Tant que je pleure, elles recueillent mes larmes — humblement à mes pieds, et semblent pleurer avec moi : — si elles étaient seulement couvertes de graves draperies, — Rome n’aurait pas de tribun qui les valût. — La pierre est tendre comme la cire, les tribuns sont plus durs que les pierres ! — Une pierre est silencieuse et ne fait pas de mal ; — les tribuns avec une parole condamnent les gens à mort. — Mais pourquoi te tiens-tu ainsi avec ton épée nue ?
— C’était pour arracher mes deux frères à la mort : — pour cette tentative, les juges ont prononcé — contre moi une sentence d’éternel bannissement.
— Ô heureux homme ! ils t’ont favorisé ! — Comment ! insensé Lucius, tu ne vois pas — que Rome n’est qu’un repaire de tigres ! — Il faut aux tigres une proie ; et Rome n’a pas d’autre proie à leur offrir — que moi et les miens. Que tu es donc heureux — d’être banni de ces dévorants ! — Mais qui vient ici avec notre frère Marcus ?
— Titus, que tes nobles yeux se préparent à pleurer ; — sinon, que ton noble cœur se brise ; — j’apporte à ta vieillesse une accablante douleur !
— Doit-elle m’accabler ? Alors fais-la moi connaître.
— C’était ta fille !
Mais, Marcus, c’est toujours elle !
— Malheur à moi ! ce spectacle me tue.
— Pusillanime enfant, relève-toi, et regarde-la… — Parle, Lavinia, quelle est la main maudite — qui t’a fait apparaître sans main devant ton père ? — Quel est le fou qui a ajouté de l’eau à l’Océan, — ou apporté un fagot à Troie flamboyante ? — Ma douleur était comble avant ta venue, — et la voilà, comme le Nil, qui enfreint toute limite !… — Qu’on me donne une épée ; je veux, moi aussi, avoir mes mains coupées ; — car c’est en vain qu’elles ont combattu pour Rome, — et elles n’ont fait, en prolongeant ma vie, que couver ce désespoir ; — elles se sont tendues pour d’inutiles prières, — et ne m’ont servi qu’à un stérile usage ; — maintenant, le seul service que je réclame d’elles, — c’est que l’une aide à trancher l’autre. — Peu importe, Lavinia, que tu n’aies plus de mains ; — car c’est en vain qu’on les use au service de Rome.
— Parle, chère sœur, qui t’a martyrisée ?
— Hélas ! ce délicieux organe de ses pensées, — qui les modulait avec une si charmante éloquence, — est arraché de la jolie cage — où le mélodieux oiseau chantait — ces doux airs variés qui ravissaient l’oreille !
— Oh ! parle pour elle ! Qui a commis cette action ?
— Oh ! je l’ai trouvée ainsi, errant dans le parc, — cherchant à se cacher comme l’agneau — qui a reçu quelque blessure incurable.
— C’était bien mon agneau ! Et celui qui l’a blessée, — m’a fait plus de mal que s’il m’avait tué. — Car maintenant je suis comme un naufragé debout sur un roc — environné de la solitude des mers, — qui regarde la marée montante grandir flot à flot, — attendant toujours le moment où quelque lame envieuse — l’engloutira dans ses entrailles amères. — C’est par ce chemin que mes malheureux fils sont allés à la mort ; — voici mon autre fils, un banni ; — et voici mon frère, pleurant sur mes malheurs ; — mais celle qui cause à mon âme l’angoisse suprême, — c’est cette chère Lavinia, qui m’est plus chère que mon âme. — Je ne t’aurais vue ainsi qu’en peinture, — que cela m’eût rendu fou ; que deviendrai-je, — maintenant que je vois ta personne vivante en cet état ? — Tu n’as plus de mains pour essuyer tes larmes, — ni de langue pour me dire qui t’a martyrisée. — Ton mari est mort, lui ; et, pour sa mort, — tes frères sont condamnés, et déjà exécutés. — Regarde, Marcus ! ah ! regarde-la, mon fils Lucius ! — Quand j’ai nommé ses frères, de nouvelles larmes — ont alors apparu sur ses joues, comme le miel de la rosée — sur un lis déjà cueilli et presque flétri.
— Peut-être pleure-t-elle parce qu’ils ont tué son mari ; — peut-être, parce qu’elle les sait innocents.
— Si en effet ils ont tué ton mari, alors sois joyeuse — de voir que la loi les en a punis… — Non, non, ils n’ont pas commis un si noir forfait ; — témoin la douleur que manifeste leur sœur… — Chère Lavinia, laisse-moi baiser tes lèvres, — et indique-moi d’un signe comment je puis te soulager. — Veux-tu que ton bon oncle, et ton frère Lucius, — et toi, et moi, nous nous asseyions au bord d’une source, — tous, baissant les yeux pour y contempler nos joues — flétries, pareilles à des prairies encore humides — du fangeux limon déposé par l’inondation ? — Resterons-nous penchés sur la source — jusqu’à ce que son onde pure ait perdu sa douceur — et soit changée en une eau saumâtre par l’amertume de nos larmes ? — Veux-tu que nous coupions nos mains, comme les tiennes ? — ou que nous déchirions nos langues avec nos dents et que nous passions — le reste de nos jours affreux dans de muettes pantomimes ? — Que veux-tu que nous fassions ? Nous qui avons des langues, — combinons un plan de misère suprême — pour faire la stupeur de l’avenir.
— Cher père, arrêtez vos larmes ; car voyez, — votre douleur fait sangloter et pleurer ma misérable sœur.
— Patience, chère nièce. Bon Titus, sèche tes yeux.
—Ah ! Marcus ! Marcus ! Je le sais bien, frère, — ton mouchoir ne peut plus boire une seule de mes larmes, — car, infortuné, tu l’as inondé des tiennes.
— Ah ! ma Lavinia, je veux essuyer tes joues.
— Écoute, Marcus, écoute ! Je comprends ses signes ; — si elle avait une langue pour parler, elle dirait — maintenant à Lucius cela même que je viens de te dire, — que ses joues endolories ne peuvent plus être essuyées — par un mouchoir tout trempé des larmes de son frère ! — Oh ! qu’est-ce que cette sympathie de la détresse ? — Elle est aussi loin du soulagement que les limbes le sont du paradis.
— Titus Andronicus, monseigneur l’empereur — t’envoie dire ceci : si tu aimes tes fils, — un de vous, Marcus, Lucius, ou toi, vieux Titus, — n’a qu’à se couper la main — et à l’envoyer au prince ; lui, en retour, — te renverra ici tes deux fils vivants, — et ce sera la rançon de leur crime.
— Oh ! gracieux empereur ! Oh ! généreux Aaron !… — Le corbeau a-t-il jamais eu le doux chant de l’alouette — annonçant le lever du soleil ?… — C’est de tout mon cœur que j’enverrai ma main à l’empereur. — Bon Aaron, veux-tu aider à la couper ?
— Arrête, mon père ; cette noble main, — qui a abattu tant d’ennemis, — ne sera pas envoyée ; la mienne fera l’affaire ; — ma jeunesse a plus de sang à perdre que vous, — et ce sera mon sang qui sauvera la vie de mes frères.
— Quelle est celle de vos mains qui n’ait pas défendu Rome — et brandi la hache d’armes sanglante, — inscrivant la destruction sur le bastion de l’ennemi ? — Oh ! vos mains à tous deux sont hautement héroïques ; — la mienne n’a été qu’inutile ; qu’elle serve — de rançon à mes deux neveux, — et je l’aurai conservée pour un digne résultat.
— Allons, décidez vite quelle est la main qui tombera, — de peur qu’ils ne meurent avant que le pardon n’arrive.
— La mienne tombera.
Par le ciel, ce ne sera pas la vôtre !
— Mes maîtres, ne vous disputez plus ; des rameaux flétris comme ceux-ci — ne sont bons qu’à arracher ; ce sera donc la mienne.
— Cher père, si je dois être réputé ton fils, — laisse-moi racheter mes deux frères de la mort.
— Au nom de notre père, par la tendresse de notre mère, — laisse-moi te prouver à présent mon fraternel amour.
— Décidez entre vous ; je veux bien sauver ma main.
— Eh bien ! je vais chercher la hache.
— Mais la hache me servira.
— Approche, Aaron ; je vais les tromper tous deux ; — prête-moi le secours de ta main, et je te livre la mienne.
— Si cela s’appelle tromper, je veux être honnête, — et ne jamais tromper les gens tant que je vivrai ; — mais moi, je vais vous tromper d’une autre façon, — et cela, vous le reconnaîtrez, avant que la demi-heure se passe.
— Maintenant, cessez votre discussion ; ce qui devait être, est exécuté… — Bon Aaron, donne ma main à l’empereur ; — dis-lui que c’est une main qui l’a préservé — de mille dangers ; prie-le de l’ensevelir ; — elle eût mérité mieux ; qu’elle ait du moins cela. — Quant à mes fils, dis-lui que je les tiens — pour des bijoux achetés à peu de frais, — et pourtant trop cher encore, puisque je n’ai fait que racheter mon bien.
— Je pars, Andronicus ; et, en échange de ta main, — attends-toi à avoir tout à l’heure tes fils auprès de toi…
— Leurs têtes, veux-je dire ; oh ! comme cette vilenie — m’enivre de sa seule idée ! — Que les fous fassent le bien, et que les hommes blancs invoquent la grâce ! — Aaron veut avoir l’âme aussi noire que la face.
— Oh ! j’élève vers le ciel cette main unique, — et j’incline cette faible ruine jusqu’à terre ; — s’il est une puissance qui ait pitié des misérables larmes, — c’est elle que j’implore…
— Quoi ! tu veux t’agenouiller avec moi ! — Fais-le donc, cher cœur ; car le ciel entendra nos prières, — ou avec nos soupirs nous assombrirons le firmament, — et nous ternirons le soleil de leur brume, comme parfois les nuages, — quand ils l’enferment dans leur sein fluide.
— Ah ! frère, parle raisonnablement, — et ne te précipite pas dans l’abîme du désespoir.
— Mon malheur n’est-il pas un abîme, lui qui est sans fond ? — Que mon affliction soit donc sans fond comme lui.
— Mais du moins que la raison gouverne ta désolation.
— S’il y avait une raison pour de pareilles misères, — alors je pourrais contenir ma douleur dans des limites. — Quand le ciel pleure, est-ce que la terre n’est pas inondée ? — Si les vents font rage, est-ce que l’Océan ne devient pas furieux ? — Est-ce qu’il ne menace pas le ciel de sa face écumante ? — Et tu veux une raison à ces lamentations !
— Je suis l’Océan ; écoute les soupirs de ma fille. — Elle est le ciel en pleurs ; je suis la terre. — Il faut bien que mon océan soit remué par ses soupirs ; — il faut bien que ma terre soit inondée et noyée — sous le déluge de ses larmes continuelles ! — Car, vois-tu, mes entrailles ne peuvent absorber ses douleurs ; — et il faut que je les vomisse comme un homme ivre ! — Laisse-moi donc, car toujours celui qui perd est libre — de soulager son cœur par d’amères paroles.
— Digne Andronicus, tu es bien mal payé — du sacrifice de cette bonne main que tu as envoyée à l’empereur. — Voici les têtes de tes deux nobles fils ; — et voici ta main, qu’on te renvoie par dérision. — Tes douleurs, ils s’en amusent ; ton courage, ils s’en moquent ; — je souffre plus à la pensée de tes souffrances — qu’au souvenir de la mort de mon père.
— Maintenant, que le bouillant Etna se refroidisse en Sicile, — et que mon cœur soit un enfer à jamais brûlant ! — Voilà plus de misères qu’on n’en peut supporter. — Pleurer avec ceux qui pleurent, cela soulage un peu, — mais l’angoisse bafouée est une double mort.
— Ah ! se peut-il que ce spectacle fasse une si profonde blessure — sans qu’une vie abhorrée s’écoule ! — Se peut-il que la mort laisse la vie porter son nom, — quand la vie n’a plus d’autre bien que le souffle !
— Hélas ! pauvre cœur ! ce baiser n’est pas plus un soulagement pour lui, — que de l’eau glacée pour une couleuvre affamée.
— Quand cet effrayant sommeil finira-t-il ?
— Maintenant adieu tout palliatif ! Meurs, Andronicus. — Tu ne sommeilles pas. Regarde ! Voici les têtes de tes deux fils, — voici ta main martiale coupée ; voici ta fille mutilée ; — voici ton autre fils banni que cet atroce spectacle — a fait blême et livide ; et me voici, moi, ton frère, — comme une statue de pierre, glacé et immobile. — Ah ! je ne veux plus maintenant modérer ta douleur, — arrache tes cheveux d’argent ; ronge ton autre main — avec tes dents, et que cet horrible spectacle — ferme à jamais nos yeux misérables ! — Voici le moment de te déchaîner ; pourquoi restes-tu calme ?
— Ha ! ha ! ha !
Pourquoi ris-tu ? Ce n’est pas le moment.
— C’est que je n’ai plus une seule larme à verser. — Et puis, ce désespoir est un ennemi — qui veut s’emparer de mes yeux humides — et les aveugler par un tribut de larmes. — Alors comment trouverais-je le chemin de l’antre de la vengeance ? — Car ces deux têtes semblent me parler — et me signifier que je ne serai pas admis à la félicité — tant que ces forfaits n’auront pas été rejetés — à la gorge de ceux qui les ont commis. — Allons, voyons quelle tâche j’ai à faire… — Vous, malheureux, faites cercle autour de moi, — que je puisse me tourner successivement vers chacun de vous — et jurer à mon âme de venger vos injures… — Le vœu est prononcé !… Allons, frère, prends une des têtes ; — et de cette main je porterai l’autre. — Lavinia, tu vas avoir de l’emploi : — porte ma main, chère fille, entre tes dents. — Quant à toi, mon garçon, pars, retire-toi de ma vue ; — tu es exilé, et tu ne dois plus rester ici. — Cours chez les Goths et lève une armée parmi eux ; — et, si tu m’aimes, comme je le crois, — embrassons-nous, et séparons-nous, car nous avons beaucoup à faire.
— Adieu, Andronicus, mon noble père, — l’homme le plus malheureux qui ait jamais vécu dans Rome ! — Adieu, superbe Rome, jusqu’à ce que Lucius soit de retour ! — il laisse ici des otages qui lui sont plus chers que la vie. — Adieu, Lavinia, ma noble sœur ! — Oh ! que n’es-tu encore telle que tu étais naguère ! — Mais maintenant Lucius et Lavinia ne vivent plus — que dans l’oubli et dans d’odieuses souffrances. — Si Lucius vit, il vengera vos injures, — et réduira le fier Saturninus et son impératrice — à demander grâce aux portes de Rome, comme Tarquin et sa reine. — Maintenant je vais chez les Goths, et j’y lèverai des forces — pour châtier Rome et Saturnin.
SCÈNE VI.
— Bien, bien… Maintenant asseyons-nous, et veillons à ne manger — que juste ce qu’il nous faut pour conserver la force — de venger nos amères calamités. — Marcus, dénoue ce nœud formé par le désespoir ; — ta nièce et moi, pauvres créatures, nous n’avons plus nos mains, — et nous ne pouvons soulager notre décuple douleur — en croisant ainsi nos bras… Il ne me reste plus — que cette pauvre main droite pour tyranniser ma poitrine ; — et, quand mon cœur, affolé de misère, — bat dans cette prison profonde de ma chair, — je le réprime ainsi.
— Et toi, mappemonde de malheur, qui ne t’expliques que par signes ! — quand ton pauvre cœur bat outrageusement, — tu ne peux le frapper ainsi pour le calmer ; — blesse-le de tes soupirs, ma fille, accable-le de tes sanglots, — ou bien prends un petit couteau entre tes dents, — et fais un trou contre ton cœur, — en sorte que toutes les larmes que tes pauvres yeux laissent tomber — coulent dans cette crevasse et, en l’inondant, — noient dans leur flot amer le fou qui se lamente.
— Fi, mon frère, fi ! Ne lui apprends pas ainsi — à porter des mains violentes sur sa tendre existence.
— Comment cela ? est-ce que le chagrin te fait déjà radoter ? — Ah ! Marcus ! nul autre que moi ne devrait être fou ! — Quelles mains violentes peut-elle porter sur son existence ? — Ah ! pourquoi nous poursuis-tu de ce mot : mains ! — C’est presser Énée de raconter deux fois — comment Troie fut brûlée, et lui-même fait misérable ! — Oh ! ne manie pas ce thème, ne parle pas de mains, — de peur de nous rappeler que nous n’en avons plus… — Fi, fi ! quel délire préside à mon langage ! — Comme si nous oublierions que nous n’avons pas de main, — quand Marcus ne prononcerait pas le mot mains ! — Allons, à table ! et toi, douce fille, mange ça… — Il n’y a rien à boire ! Écoute, Marcus, ce qu’elle dit, — je puis interpréter tous les signes de son martyre ; — elle dit qu’elle ne peut boire d’autre breuvage que ses larmes, — qu’a brassées sa douleur et qui fermentent sur ses joues. — Muette plaignante, j’étudierai ta pensée ; — je serai aussi exercé à tes gestes silencieux — que les ermites mendiants à leurs saintes prières. — Tu ne pousseras pas un soupir, tu ne lèveras pas tes moignons au ciel, — tu ne feras pas un clignement d’yeux, un mouvement de tête, une génuflexion, un signe, — que je n’en torde un alphabet — et que je n’apprenne, par une incessante pratique, à connaître ton idée.
— Bon grand-père, laisse-là ces lamentations amères ; — égaie ma tante par quelque joyeux récit.
— Hélas ! le tendre enfant, ému de compassion, — pleure de voir la douleur de son grand-père.
— Calme-toi, tendre rejeton ; tu es fait de larmes, — et ton existence serait bien vite fondue dans les larmes.
— Que frappes-tu, Marcus, avec ton couteau ?
— Un être que j’ai tué, monseigneur, une mouche !
— Malheur à toi, meurtrier ! tu assassines mon cœur ! — Mes yeux sont fatigués de la vue de la tyrannie. — Un acte de mort, commis sur un innocent, — ne sied pas au frère de Titus… Va-t’en ; — je vois que tu n’es pas à ta place en ma compagnie.
— Hélas ! monseigneur, je n’ai fait que tuer une mouche.
— Mais si cette mouche avait son père et sa mère ! — Comme ils iraient partout étendant leurs délicates ailes d’or — et bourdonnant dans l’air leurs lamentations ! — Pauvre mouche inoffensive, — qui était venue ici pour nous égayer
— avec son joli et mélodieux murmure, et tu l’as tuée !…— Pardonnez-moi, seigneur ; c’était un vilain moucheron noir — qui ressemblait au More de l’impératrice ; voilà pourquoi je l’ai tué.
Oh ! oh ! oh ! — Alors pardonne-moi de t’avoir blâmé, — car tu as fait un acte charitable. — Donne-moi ton couteau, je veux l’outrager, — en m’imaginant que c’est le More — venu ici exprès pour m’empoisonner… — Tiens, voilà pour toi, et voilà pour Tamora ! — Ah ! coquin !… — Pourtant je ne nous crois pas à ce point déchus — qu’il faille nous mettre à deux pour tuer un moucheron, — qui nous rappelle ce More noir comme le charbon !
— Hélas ! le pauvre homme ! la douleur a tellement agi sur lui — qu’il prend de vaines ombres pour des objets réels.
— Allons ! qu’on desserve ! Lavinia, viens avec moi ; — je vais dans mon cabinet lire avec toi — les tristes histoires arrivées au temps jadis… — Viens, enfant, viens avec moi ; ta vue est jeune, — et tu liras, quand la mienne commencera à se troubler.
SCÈNE VII
— Au secours, grand-père, au secours ! ma tante Lavinia — me suit partout, je ne sais pourquoi. — Bon oncle Marcus, voyez comme elle vient vite !… — Hélas ! chère tante, je ne sais ce que vous voulez.
— Tiens-toi près de moi, Lucius ; n’aie pas peur de ta tante.
— Elle t’aime trop, mon enfant, pour te faire du mal.
— Oui, quand mon père était à Rome, elle m’aimait bien.
— Que veut dire ma nièce Lavinia par ces signes ?
— N’aie pas peur d’elle, Lucius : elle veut dire quelque chose. — Vois, Lucius, vois comme elle te cajole ; — elle veut que tu ailles avec elle quelque part. — Ah ! mon enfant, Cornelia ne mit jamais plus de zèle — à instruire ses enfants que Lavinia à t’apprendre — la belle poésie et l’Orateur de Cicéron. — Est-ce que tu ne peux pas deviner pourquoi elle te presse ainsi ?
— Je n’en sais rien, monseigneur, et je ne peux le deviner, — à moins que ce ne soit quelque accès de délire qui la possède. — En effet, j’ai souvent ouï dire à mon grand-père — que l’excès des chagrins rendait les hommes fous ; — et j’ai lu qu’Hécube de Troie — devint folle de douleur ; c’est ce qui m’a fait peur, — quoique je sache bien, monseigneur, que ma noble tante — m’aime aussi tendrement que m’a jamais aimé ma mère ; — elle ne voudrait pas effrayer ma jeunesse, si ce n’est dans la démence ; — c’est cette idée qui m’a fait jeter mes livres et fuir, — sans raison, peut-être ; mais pardon, chère tante ! — Oui, madame, si mon oncle Marcus veut venir, — je vous suivrai bien volontiers.
Je veux bien, Lucius.
— Eh bien, Lavinia ? Marcus, que veut dire ceci ? — Il y a quelque livre qu’elle désire voir… — Lequel de ces livres, ma fille ?… Ouvre-les, enfant… — Mais tu es plus lettrée, et plus instruite que cela ; — viens, et choisis dans toute ma bibliothèque, — et trompe ainsi ta souffrance, jusqu’à ce que les cieux — révèlent l’auteur maudit de ce forfait… — Quel livre ?… — Pourquoi lève-t-elle ainsi les bras l’un après l’autre ?
— Elle veut dire, je pense, qu’il y a eu plus d’un — coupable dans le crime… Oui, qu’il y en avait plus d’un ; — ou peut-être lève-t-elle les bras vers le ciel pour implorer vengeance.
— Lucius, quel est le livre qu’elle remue ainsi ?
— Grand-père, ce sont les Métamorphoses d’Ovide ; — ma mère me les a données.
— Peut-être est-ce en souvenir de celle qui n’est plus, — qu’elle a choisi ce livre entre tous les autres.
— Doucement ! avec quelle rapidité elle tourne les feuillets ! — Aidons-la : que veut-elle trouver ? Lavinia, lirai-je ? — Ceci est la tragique histoire de Philomèle ; — il y est question de la trahison de Térée et de son viol ; — et le viol, j’en ai peur, est l’origine de son ennui.
— Voyez, frère, voyez ! remarquez comme elle considère les pages !
— Lavinia, chère fille, aurais-tu été ainsi surprise, — violée, outragée, comme le fut Philomèle, — forcée dans les vastes forêts impitoyables et sinistres ? — Voyons ! voyons ! — Oui, il y a un endroit comme cela !… L’endroit où nous avons chassé — (oh ! plût au ciel que nous n’eussions jamais, jamais chassé là !) — est comme celui que le poëte décrit ici, — disposé par la nature pour le meurtre et pour le viol.
— Oh ! pourquoi la nature édifie-t-elle un antre aussi affreux, — si les dieux ne prennent pas plaisir aux tragédies ?
— Fais-nous signe, chère fille… Il n’y a ici que des amis… — Quel est le seigneur romain qui a osé commettre le forfait ? — Saturninus se serait-il dérobé, comme jadis Tarquin, — qui abandonna son camp pour déshonorer le lit de Lucrèce ?
— Assieds-toi, douce nièce… Frère, asseyez-vous près de moi… — Apollon, Pallas, Jupiter, Mercure, — inspirez-moi, que je puisse découvrir cette trahison ! — Monseigneur, regardez ici… Regarde ici, Lavinia.
— Ce terrain sablé est uni ; dirige, si tu peux, — ce bâton, comme moi. J’ai écrit mon nom, — sans le secours de mes mains. — Maudit soit dans l’âme celui qui nous a forcés à cet expédient ! — Écris, ma bonne nièce, et révèle enfin ici — ce que Dieu veut rendre manifeste pour le châtiment. — Que le ciel guide ton burin de manière à imprimer clairement tes malheurs — et à nous faire connaître les traîtres et la vérité !
— Oh ! lisez-vous, monseigneur, ce qu’elle a écrit ? — « Stuprum, Chiron, Demetrius. »
— Comment ! comment ! les fils lascifs de Tamora — auteurs de cet atroce et sanglant forfait !
Tam lentus audis scelera ? tam lentus vides ?
— Oh ! calme-toi, noble seigneur ! pourtant, je reconnais — que ce qui est écrit là à terre — suffirait à provoquer la révolte dans les esprits les plus doux — et à armer d’indignation le cœur d’un enfant… — Monseigneur, agenouillez-vous avec moi ; Lavinia, à genoux ; — à genoux, toi aussi, doux enfant, espoir de l’Hector romain ; — et faites tous avec moi le serment que jadis, après le viol de Lucrèce, — le seigneur Junius Brutus fit avec le malheureux époux — et le père de cette vertueuse femme déshonorée ; — jurez que nous poursuivrons délibérément — ces Goths perfides de notre mortelle vengeance, — et que nous verrons couler leur sang, ou que nous périrons sous cet outrage.
— Nous venger ! cela ne fait pas question ; reste à savoir comment. — Pour peu que vous blessiez les oursons, prenez garde ; — leur mère sera aux aguets ; et, si une fois elle vous flaire, — songez qu’elle est étroitement liguée avec le lion ; — elle le berce tout on se jouant sur le dos, — et, dès qu’il dort, elle peut faire ce qu’elle veut. — Vous êtes un chasseur novice, Marcus ; laissez-moi faire, — et venez, je vais me procurer une feuille d’airain, — et avec une pointe d’acier j’y inscrirai ces mots-là, — pour les tenir en réserve.
Un vent du nord violent — va disperser ces sables, comme les feuilles de la sibylle, — et où sera votre leçon alors ?… Enfant, que dis-tu ?
— Je dis, monseigneur, que, si j’étais homme, — la chambre à coucher de leur mère ne serait pas sûre — pour ces traîtres asservis au joug de Rome.
— Oui, voilà bien un digne enfant ! ton père a souvent — agi avec ce dévouement pour son ingrate patrie.
— Eh bien, mon oncle, j’agirai ainsi, si je vis.
— Allons, viens avec moi dans ma salle d’armes ; — Lucius, je vais t’équiper ; et ensuite, mon enfant, — tu porteras de ma part aux fils de l’impératrice — les présents que j’ai l’intention de leur envoyer à tous deux ; — viens, viens ; tu rempliras ton message, n’est-ce pas ?
— Oui, avec mon poignard dans leurs poitrines, grand-père.
— Non, enfant, non ; je t’enseignerai un autre moyen. — Lavinia, viens… Toi, Marcus, veille sur ma maison ; — Lucius et moi, nous allons faire merveille à la cour ; — oui, morbleu, seigneur ; et nous aurons un cortège.
— Ô ciel, peux-tu entendre un bon homme gémir, — et ne pas t’attendrir, et ne pas avoir pitié de lui ? — Va, Marcus, suis-le dans son délire, — lui qui a au cœur plus de cicatrices de douleurs, — que de balafres ennemies sur son bouclier bossu, — et si honnête pourtant qu’il ne veut pas se venger ! — Que le ciel se charge de venger le vieil Andronicus !
SCÈNE VIII.
— Démétrius, voici le fils de Lucius ; — il est chargé de quelque message pour nous.
— Oui, quelque message insensé de son insensé grand-père.
— Messeigneurs, avec toute l’humilité possible, — je salue vos honneurs de la part d’Andronicus.
— Et prie les dieux de Rome de vous exterminer tous deux.
— Grand merci, aimable Lucius, quelle nouvelle ?
— La nouvelle, c’est que vous êtes tous deux reconnus (8) — pour des misérables souillés de viol.
Ne vous en déplaise, — mon grand-père, bien avisé, vous envoie par moi — les plus belles armes de son arsenal — afin d’en gratifier votre honorable jeunesse, — l’espoir de Rome ; c’est, en effet, ce qu’il m’a commandé de dire ; — et je le dis, et je présente ces dons — à vos seigneuries afin que, quand il en sera besoin, — vous soyez bien armés et bien équipés, — et sur ce je vous laisse tous deux…
Sanguinaires scélérats !
— Qu’y a-t-il là ? Un écriteau ! enroulé tout autour ! — Lisons :
— Oh ! c’est un vers d’Horace ; je le reconnais bien ; — je l’ai lu dans la grammaire, il y a longtemps.
— Oui, justement, un vers d’Horace ! Vous y êtes parfaitement.
— Ah ! ce que c’est que d’être un âne ! — Ceci n’est pas une pure plaisanterie ! Le bonhomme a découvert leur crime ; — et il leur envoie des armes, enveloppées de vers, — qui les blessent au vif, à leur insu. — Mais, si notre sagace impératrice était sur pied, — elle applaudirait à la pensée d’Andronicus. — Mais laissons-la reposer quelque temps encore sur son lit d’insomnie.
— Eh bien, jeunes seigneurs, n’est-ce pas une heureuse étoile — qui nous a conduits à Rome, nous, étrangers, et qui plus est, — captifs, pour y être élevés à cette grandeur suprême. — J’ai eu plaisir, devant la porte du palais, — à braver le tribun à l’oreille même de son frère !
— Et moi, plus de plaisir encore à voir un si grand seigneur — s’humilier bassement et nous envoyer des présents.
— N’a-t-il pas ses raisons pour cela, seigneur Démétrius ? — N’avez-vous pas traité sa fille bien affectueusement ?
— Je voudrais que nous eussions mille dames romaines — à notre discrétion pour servir tour à tour à nos désirs.
— Vœu charitable et plein d’amour !
— Il ne manque ici que votre mère pour dire amen !
— Et elle le dirait pour vingt mille Romaines de plus.
— Partons et allons prier tous les dieux — pour notre bien-aimée mère en proie aux douleurs.
— Priez plutôt les démons ; les dieux nous ont abandonnés.
— Pourquoi les trompettes de l’empereur retentissent-elles ainsi ?
— Sans doute, en réjouissance de ce que l’empereur a un fils.
— Doucement ! qui vient là ?
Bonjour, seigneurs. — Oh ! dites-moi, avez-vous vu le More Aaron ?
— Oui, peu ou prou, ou point du tout. — Voici Aaron ; que lui veux-tu, à Aaron ?
— Ô gentil Aaron, nous sommes tous perdus ! — Avise vite, ou le malheur te frappe à jamais.
— Eh ! quel tintamarre fais-tu là ? — Que serres-tu, que chiffonnes-tu dans tes bras ?
— Oh ! ce que je voudrais cacher au regard des cieux, — la honte de notre impératrice, et la disgrâce de la majestueuse Rome… — Elle est délivrée, seigneurs, elle est délivrée.
— Comment !
Je veux dire qu’elle est accouchée.
C’est bon. Que Dieu — lui accorde un salutaire repos ! Que lui a-t-il envoyé ?
Un démon.
— La voilà donc mère du diable : l’heureuse engeance !
— Malheureuse, horrible, noire et sinistre engeance ! — Voici le bambin aussi affreux qu’un crapaud — au milieu des charmants enfants de nos pays. — L’impératrice te l’envoie, comme ton empreinte, ta vivante effigie, — et t’ordonne de le baptiser avec la pointe de ton poignard.
— Fi donc ! fi donc, putain ! Le noir est-il une si ignoble couleur ?… — Cher joufflu, vous êtes un beau rejeton, assurément.
— Malheureux ! qu’as-tu fait ?
Ce que tu ne peux défaire.
— Tu as perdu notre mère !
Ta mère, malheureux, je l’ai gagnée !
— Et c’est en cela, limier d’enfer, que tu l’as perdue. — Malheur à sa fortune, et damné soit son choix immonde ! — Maudit soit le produit d’un si noir démon !
— Il ne vivra pas !
Il ne mourra pas.
— Aaron, il le faut ; la mère le veut ainsi.
— Ah ! il le faut, nourrice ? Eh bien, que nul autre que moi — ne se charge d’immoler ma chair et mon sang !
— J’embrocherai le têtard à la pointe de ma rapière. — Nourrice, donne-le-moi ; mon épée l’aura vite expédié.
— Cette épée t’aura plus vite labouré les entrailles.
— Arrêtez, infâmes scélérats ! Voulez-vous tuer votre frère ? — Ah ! par les flambeaux brûlants du ciel — qui brillaient si splendidement quand cet enfant fut engendré, — il meurt de la pointe affilée de mon cimeterre, — celui qui touche à cet enfant, à mon premier-né, à mon héritier ! — Je vous le déclare, freluquets, ni Encelade, — avec toute la formidable bande des enfants de Typhon, — ni le grand Alcide, ni le dieu de la guerre, — n’arracheraient cette proie des mains de son père. — Allons, allons, jeunes sanguins, cœurs vides, — murs crépis de blanc, enseignes peintes de cabaret, — le noir le plus foncé est supérieur à toute autre couleur — par cela même qu’il se refuse à prendre une autre couleur : — car toute l’eau de l’Océan — ne parvient pas à blanchir les pattes noires du cygne, — quoiqu’il les lave à toute heure dans les flots. — Dites de ma part à l’impératrice que je suis d’âge — à garder mon bien ; qu’elle excuse cela comme elle voudra.
— Veux-tu donc trahir ainsi ta noble maîtresse ?
— Ma maîtresse est ma maîtresse. Cet enfant, c’est moi-même ; — c’est la fougue et le portrait de ma jeunesse ; — cet enfant, je le préfère atout l’univers ; — cet enfant, je le sauverai, malgré tout l’univers, — ou quelques-uns de vous en pâtiront dans Rome.
— Par cet enfant notre mère est à jamais déshonorée.
— Rome la méprisera pour cette noire escapade.
— L’empereur, dans sa rage, la condamnera à mort.
— Je rougis en pensant à cette ignominie.
— Oui, voilà le privilège attaché à votre beauté. — Fi de cette couleur traîtresse qui trahit par une rougeur — les mouvements et les secrets les plus intimes du cœur ! — Voici un jeune gars fait d’une autre nuance : — voyez, comme le noir petit drôle sourit à son père, — d’un air qui semble dire : vieux gaillard, je suis ton œuvre !… — Il est votre frère, seigneurs ; il est sensiblement nourri — de ce même sang qui vous a donné la vie ; — et c’est du ventre où vous fûtes emprisonnés — qu’il a été délivré pour venir au jour. — Au fait, il est votre frère, du côté le plus sûr, — quoique mon sceau soit imprimé sur sa face.
— Aaron, que dirai-je à l’impératrice ?
— Décide, Aaron, ce qu’il faut faire, — et nous souscrirons tous à ta décision. — Sauve l’enfant, soit, pourvu que nous soyons tous sauvés.
— Eh bien, asseyons-nous, et consultons ensemble… — Mon enfant et moi, nous nous mettrons au vent de vous ; — installez-vous là… Maintenant causons à loisir des moyens de vous sauver.
— Combien de femmes ont vu cet enfant ?
— À la bonne heure, braves seigneurs ! Quand nous sommes tous unis paisiblement, — je suis un agneau ; mais, si vous bravez le More, — le sanglier irrité, la lionne des montagnes, — l’Océan ont moins de courroux qu’Aaron de tempêtes ! — Mais revenons à la question : combien de personnes ont vu l’enfant ?
— Cornélie, la sage-femme, et moi ; — voilà tout, outre l’impératrice accouchée.
— L’impératrice, la sage-femme, et toi. — Deux peuvent garder un secret, en l’absence d’un tiers. — Va trouver l’impératrice ; répète-lui ce que j’ai dit.
— Couac ! couac !… Ainsi crie un cochon qu’on arrange pour la broche !
— Que prétends-tu, Aaron ? Pourquoi as-tu fait cela ?
— Oh ! seigneur, c’est un acte politique : — devait-elle vivre pour trahir notre faute ? — Une bavarde commère ayant la langue si longue ! Non, seigneurs, non. — Et maintenant apprenez mon plan tout entier. — Non loin d’ici demeure un certain Muliteus, mon compatriote ; — sa femme n’est accouchée que d’hier ; — son enfant ressemble à cette femme, il est blanc comme vous : — bâclez le marché avec lui, donnez de l’or à la mère, — et expliquez-leur à tous deux les détails de l’affaire, — à quelle haute destinée leur enfant va être appelé, — qu’il va être traité comme l’héritier de l’empereur, — et substitué au mien, — pour calmer l’orage qui gronde à la cour ; — oui, et que l’empereur le caresse comme son propre enfant ! — Vous m’entendez, seigneurs ; vous voyez que je lui ai donné sa médecine…
— Et maintenant, il faut que vous vous occupiez de ses funérailles ; — les champs sont tout près, et vous êtes de galants garçons. — Cela fait, veillez, sans plus de délais, — à m’envoyer immédiatement la sage-femme. — La sage-femme et la nourrice dûment supprimées, — libre alors à ces dames de jaser à leur aise.
— Aaron, je vois que tu ne veux pas confier aux vents — un secret.
Pour ta sollicitude envers Tamora, — elle et les siens te sont grandement obligés.
— Maintenant chez les Goths, aussi vite que vole l’hirondelle ! — Là je mettrai en sûreté le trésor que j’ai dans les bras, — et je m’aboucherai secrètement avec les amis de l’impératrice. — En avant, petit drôle aux lèvres épaisses, je vais vous emporter d’ici ; — car c’est vous qui nous obligez à tant de ruses ; — je vous ferai nourrir de fruits sauvages, de racines, — et régaler de caillebotte et de petit lait, je vous ferai téter la chèvre, — et loger dans une caverne ; et je vous élèverai — pour être un guerrier, et commander un camp.
SCÈNE IX
— Viens, Marcus, viens… Cousins, voici le chemin. — Mon petit monsieur, voyons votre talent d’archer : — ajustez bien, et ça y va tout droit… — Terras Astrœa reliquit… — Oui, rappelez-vous-le, Marcus, Astrée est partie, elle s’est enfuie… — Messire, munissez-vous de vos engins… Vous, cousins, vous irez — sonder l’Océan, et vous y jetterez vos filets ; — peut-être la trouverez-vous dans la mer ; — pourtant la justice n’est pas plus là que sur terre… — Non, Publius et Sempronius, c’est à vous de faire cela ; — il faudra que vous creusiez avec la pioche et la bêche, — et que vous perciez le centre le plus profond de la terre ; — alors, une fois arrivés au pays de Pluton, — présentez-lui, je vous prie, cette supplique ; — dites-lui qu’elle implore justice et appui, — et qu’elle vient du vieil Andronicus, — accablé de douleurs dans l’ingrate Rome. — Ah ! Rome !… oui, oui ! j’ai fait ton malheur, — du jour où j’ai reporté les suffrages du peuple — sur celui qui me tyrannise ainsi. — Allons, partez ; et, je vous prie, soyez tous bien attentifs, — et fouillez un à un tous les bâtiments de guerre : — ce maudit empereur pourrait bien avoir fait embarquer la justice, — et alors, cousins, nous aurions beau la réclamer, ce serait comme si nous chantions.
— Ô Publius, n’est-ce pas une chose accablante — de voir ton noble oncle dans un pareil délire ?
— Aussi, monseigneur, c’est pour nous un devoir impérieux — de veiller scrupuleusement sur lui nuit et jour ; — caressons son humeur aussi doucement que nous pourrons, — jusqu’à ce que le temps ait apporté à son mal quelque remède salutaire.
— Cousins, ses peines sont irrémédiables. — Joignons-nous aux Goths ; et par une guerre vengeresse — punissons Rome de son ingratitude — et châtions le traître Saturninus.
— Publius, eh bien ? eh bien, mes maîtres ? — voyons, l’avez-vous trouvée ?
— Non, monseigneur ; mais Pluton vous envoie dire — que, si c’est la vengeance que vous voulez obtenir de l’enfer, vous l’aurez ; — quant à la justice, ma foi, elle est occupée, — croit-il, avec Jupiter dans le ciel, ou ailleurs ; — en sorte que vous devez forcément attendre quelque temps.
— Il me fait du mal en me leurrant de tant de délais ; — je plongerai dans le lac brûlant de l’abîme, — et par les talons j’arracherai la justice de l’Achéron… — Marcus, nous ne sommes que des arbrisseaux, nous ne sommes pas des cèdres, — ni des hommes à forte ossature, de la taille des Cyclopes ; — mais, Marcus, notre nature de fer est profondément trempée. — Pourtant les maux qui nous accablent sont trop lourds pour nos reins ; — et, puisque la justice n’est ni sur terre ni en enfer, — nous implorerons le ciel, et nous presserons les dieux — d’envoyer la justice ici-bas pour venger nos injures. — Allons, à la besogne ! Vous un bon archer, Marcus…
— Ad Jovem ! voilà pour vous… Ici, ad Apollinem ! — Ad Martem ! ça, c’est pour moi-même. — Tiens, enfant, à Pallas ! … Tenez, à Mercure ! — Tenez, Caius, à Saturne, mais pas à Saturninus ! — Autant vaudrait lancer votre flèche contre le vent… — Au but, enfant. Marcus, tirez quand je vous le dirai. — Sur ma parole, j’ai parfaitement tenu la plume ; — il n’y a pas un dieu qui n’ait sa requête.
— Cousins, lancez toutes vos flèches dans la direction de la cour ; — nous allons mortifier l’empereur dans son orgueil.
— Maintenant, mes maîtres, tirez.
Oh ! à merveille, Lucius ! — Cher enfant, dans le sein de la Vierge ; envoie à Pallas.
— Monseigneur, je vise à un mille au delà de la lune… — Votre lettre est arrivée à Jupiter en ce moment.
— Ha ! Publius, Publius ! qu’as-tu fait ? — Vois, vois, ta flèche a abattu une des cornes du Taureau.
— C’était là le jeu, monseigneur. Dès que Publius a touché, — le Taureau, étant blessé, a donné à Ariès un tel coup — que les deux cornes du Bélier sont tombées au milieu de la cour, — et qui les a trouvées ? L’infâme mignon de l’impératrice ! — Elle a ri et a dit au More qu’il ne pouvait faire autrement — que de les donner en présent à son maître !
— Oui, ça va. Que Dieu accorde la joie à sa seigneurie !
— Des nouvelles, des nouvelles du ciel ! Marcus, la poste est arrivée ! — Maraud, quoi de nouveau ? as-tu des lettres ? — Obtiendrai-je justice ? Que dit l’omnipotent Jupiter ? —
Oh ! le dresseur de potence ! Il dit qu’il l’a démontée, parce que l’homme ne doit être pendu que la semaine prochaine.
Mais que dit Jupiter, je te demande ?
Las ! monsieur, je ne connais pas Jupiter ; jamais de ma vie je n’ai bu avec lui.
Ah ça, drôle, n’es-tu pas le porteur…
Oui, de mes pigeons, monsieur, voilà tout.
Ah çà, tu n’es donc pas venu du ciel ?
Du ciel ! Las ! monsieur, je n’ai jamais été là ; à Dieu ne plaise que j’aie la témérité de me presser pour le ciel dans mes jeunes jours ! Morguienne, je vais avec mes pigeons au tribunal de la plèbe, pour arranger une matière de querelle entre mon oncle et un des gens de l’empereur.
Eh bien, seigneur, cela se trouve à merveille pour la transmission de votre requête. Qu’il offre les pigeons à l’empereur de votre part.
Dis-moi, saurais-tu transmettre une requête à l’empereur avec grâce ?
Nenni, vraiment, monsieur, je n’ai jamais pu dire les grâces de ma vie.
— Maraud, viens ici ; ne fais plus d’embarras ; — mais offre tes pigeons à l’empereur ; — par moi tu obtiendras de lui justice… — Arrête, arrête, en attendant, voici de l’argent pour ta commission… — Qu’on me donne une plume et de l’encre !… — Drôle, sauras-tu remettre avec grâce une supplique ? —
Oui, monsieur.
Eh bien, voilà une supplique pour vous. Et, dès que vous serez devant l’empereur, de prime-abord, il faudra vous agenouiller ; puis vous lui baiserez le pied ; puis vous lui remettrez vos pigeons, et alors vous attendrez votre récompense. Je serai près de vous, monsieur ; surtout faites la chose bravement.
Je vous le garantis, monsieur, laissez-moi faire.
— Maraud, as-tu un couteau ?… Viens, fais-le-moi voir… — Tiens, Marcus, enveloppe-le dans la requête ; — car tu l’as rédigée comme un bien humble suppliant… — Et toi, quand tu l’auras remise à l’empereur, — frappe à ma porte, et rapporte-moi ce qu’il aura dit.
Dieu soit avec vous, monsieur ! J’y vais.
— Allons, Marcus, partons… Publius, suis-moi.
SCÈNE X
— Eh bien, seigneurs, sont-ce là des outrages ? A-t-on jamais vu — un empereur de Rome ainsi obsédé, — molesté, bravé, et, pour avoir déployé — une stricte justice, traité avec un tel mépris ? — Vous le savez, messeigneurs, comme le savent les dieux puissants, — quelques rumeurs que ces perturbateurs de notre repos — chuchotent à l’oreille du peuple, il ne s’est rien fait — sans la sanction de la loi, contre les fils insolents — du vieil Andronicus. Et, sous prétexte — que ses chagrins ont ainsi étouffé sa raison, — serons-nous ainsi persécutés de ses ressentiments, — de ses accès, de ses frénésies et de son amertume ? — Le voilà maintenant qui écrit au ciel pour le redressement de ses griefs ! — Regardez, voilà pour Jupiter, et voici pour Mercure ; — voici pour Apollon ; voici pour le dieu de la guerre. — Missives bien douces à voir voler dans les rues de Rome ! — Qu’est-ce que tout cela, sinon diffamer le sénat, — et décrier partout notre injustice ? — Une excellente plaisanterie, n’est-ce pas, messeigneurs ? — Comme s’il disait qu’il n’y a pas de justice à Rome. — Mais, si je vis, sa feinte démence — ne servira pas de refuge à tous ces outrages. — Lui et les siens sauront que la justice respire — dans Saturninus ; si elle sommeille, — il saura si bien la réveiller que dans sa furie elle — anéantira le plus arrogant conspirateur qui soit au monde.
— Mon gracieux seigneur, mon aimable Saturninus, — seigneur de ma vie, maître de mes pensées, — calme-toi, et tolère les fautes de la vieillesse de Titus, — comme les effets du chagrin causé par la perte de ses vaillants fils, — perte déchirante qui lui a percé le cœur. — Ah ! console sa détresse — plutôt que de poursuivre, pour ces affronts, — le plus humble ou le plus grand des hommes.
Oui, c’est ainsi qu’il sied — au génie profond de Tamora de tout pallier ; — mais va, Titus, je t’ai touché au vif ; — le plus pur de ton sang va couler ; si maintenant Aaron est habile, — alors tout est sauvé, l’ancre est dans le port.
— Eh bien, l’ami ? tu veux nous parler ?
Oui, morguienne, si votre seigneurie est impériale.
— Je suis l’impératrice… Mais voilà l’empereur assis là-bas. —
C’est lui… Que Dieu et saint Etienne vous donnent bonne chance ! Je vous ai apporté une lettre, et un couple de pigeons que voici.
— Allons, qu’on l’emmène et qu’on le pende sur-le-champ !
Combien dois-je avoir d’argent ?
— Allons, drôle, tu dois être pendu.
— Pendu ! Par Notre-Dame, j’ai donc apporté mon cou pour un bel office !
— Odieux et intolérables outrages ! — Dois-je endurer cette monstrueuse avanie ? — Je sais d’où part cette malice. — Cela peut-il se supporter ?… Comme si ses traîtres fils, — qui sont morts de par la loi pour le meurtre de notre frère, — avaient été injustement égorgés par mon ordre ! — Allons, qu’on traîne ici le misérable par les cheveux ; — ni l’âge, ni la dignité n’interposeront leur privilège… — Pour cette arrogante moquerie, je veux être ton égorgeur, — perfide et frénétique misérable, qui n’as contribué à mon élévation — que dans l’espoir de gouverner Rome et moi !
— Quelles nouvelles, Æmilius ?
— Aux armes, aux armes, messeigneurs ! Rome n’a jamais eu plus grand motif d’alarmes ! — Les Goths ont relevé la tête, et, avec une armée — d’hommes résolus, avides de pillage, — ils marchent droit à nous, sous la conduite — de Lucius, fils du vieil Andronicus, — qui menace, dans le cours de sa vengeance, de faire — autant que Coriolan.
— Le belliqueux Lucius est général des Goths ! — Cette nouvelle me glace ; et je penche la tête — comme les fleurs sous la gelée, comme l’herbe battue de la tempête. — Oui, maintenant nos malheurs approchent : — c’est lui que les gens du peuple aiment tant ; — moi-même je leur ai souvent ouï dire, — quand je me promenais comme un simple particulier, — que le bannissement de Lucius était injuste ; — et ils souhaitaient que Lucius fût leur empereur.
— Pourquoi vous alarmer ? Votre cité n’est-elle pas forte ?
— Oui, mais les citoyens favorisent Lucius, — et me déserteront pour le secourir.
— Roi, que ton esprit soit impérial, comme ton nom. — Le soleil s’obscurcit-il, si des mouches volent dans ses rayons ? — L’aigle souffre que les petits oiseaux chantent, — sans se soucier de ce qu’ils veulent dire, — sachant bien qu’avec l’ombre de ses ailes — il peut à plaisir couper court à leur mélodie ; — de même tu peux faire taire les étourdis de Rome. — Rassure donc tes esprits ; car sache, ô empereur, — que je vais enchanter le vieil Andronicus — par des paroles plus douces, mais plus dangereuses — que ne l’est l’amorce pour le poisson et le trèfle mielleux pour la brebis : — l’un est blessé par l’amorce, — l’autre est étouffé par une délicieuse pâture.
— Mais Titus ne voudra pas supplier son fils en notre faveur.
— Si Tamora l’en supplie, il le voudra ; — car je puis caresser son grand âge, en l’accablant — de promesses dorées ; et son cœur serait — presque imprenable, sa vieille oreille serait sourde, — que cœur et oreille obéiraient encore à ma parole.
— Toi, va en avant, et sois notre ambassadeur ; — va dire que l’empereur demande une conférence — au belliqueux Lucius et lui désigne un rendez-vous — dans la maison même de son père, le vieil Andronicus.
— Æmilius, remplis honorablement ce message ; — et, s’il tient, pour sa sûreté, à avoir des otages, — dis-lui de demander tous les gages qu’il voudra.
— Je vais exécuter activement vos ordres.
— Maintenant, je vais trouver ce vieil Andronicus, — et l’amener, avec tout l’art que je possède, — à arracher aux Goths belliqueux le fier Lucius. — Et maintenant, cher empereur, reprends ta sérénité, — et ensevelis toutes tes craintes dans mes artifices.
— Va donc, et puisses-tu réussir à le persuader !
SCÈNE XI
— Guerriers éprouvés, mes fidèles amis, — j’ai reçu de la grande Rome des lettres — qui prouvent quelle haine y inspire l’empereur — et combien on y est désireux de notre présence. — Ainsi, nobles seigneurs, soyez impérieux, — comme vos griefs, et impatients de venger vos injures ; — et, pour chaque souffrance que vous a causée le Romain, — exigez de lui triple satisfaction.
— Brave rejeton, issu du grand Andronicus, — toi dont le nom, jadis notre terreur, est aujourd’hui notre espoir, — toi dont les hauts faits et les actes honorables — sont payés d’un odieux mépris par l’ingrate Rome, — compte hardiment sur nous ; nous te suivrons partout où tu nous conduiras, — comme, aux plus chaudes journées de l’été, les abeilles armées de dards — suivent leur reine aux plaines fleuries, — et nous nous vengerons de la maudite Tamora.
— Et ce qu’il dit là, nous le disons tous avec lui.
— Je le remercie humblement, et je vous remercie tous. — Mais qui vient ici, amené par ce Goth robuste ?
— Illustre Lucius, je m’étais écarté de nos troupes — pour contempler les ruines d’un monastère ; — et comme je fixais attentivement les yeux — sur l’édifice délabré, soudain — j’ai entendu un enfant crier au bas d’un mur ; — j’accourais au bruit, quand bientôt j’ai entendu — une voix qui grondait ainsi le bambin éploré : — Paix, petit drôle basané, moitié de moi-même, et moitié de ta mère ! — Si ton teint n’avait pas révélé de qui tu es le fils, — si la nature t’avait seulement donné la physionomie de ta mère, — vilain, tu aurais pu être empereur. — Mais quand le taureau et la génisse sont tous deux blancs comme le lait, — ils n’engendrent jamais un veau noir comme le charbon. — Paix, vilain, paix ! … Et tout en gourmandant ainsi l’enfant : — Il faut, ajoutait-il, que je te porte à un fidèle Goth — qui, quand il saura que tu es l’enfant de l’impératrice, — te soignera tendrement par égard pour ta mère. — Sur ce, ayant tiré mon épée, je m’élance sur l’homme, — je le surprends à l’improviste, et je l’amène ici, — pour que vous le traitiez comme vous le jugerez nécessaire.
— Ô digne Goth ! c’est là le démon incarné — qui a volé à Andronicus sa noble main ; — c’est là la perle qui charmait le regard de votre impératrice ; — et voici le fruit infâme de sa brûlante luxure. — Parle, drôle à l’œil vairon, où voulais-tu porter — cette vivante image de ta face démoniaque ? — Pourquoi ne parles-tu pas ? Quoi ! es-tu sourd ?… Pas un mot ! — Une hart, soldats ; pendez-le à cet arbre, — et à côté de lui son fruit bâtard.
— Ne touchez pas à cet enfant ; il est de sang royal.
— Trop semblable à son auteur pour jamais être bon ! — Pendez d’abord l’enfant, pour que le père le voie se débattre ; — cette vue le torturera dans l’âme. — Procurez-moi une échelle.
Lucius, sauve l’enfant, — et porte-le de ma part à l’impératrice ; — si tu fais cela, je t’apprendrai des choses prodigieuses — dont la révélation peut t’être d’un puissant avantage ; — si tu ne veux pas, advienne que pourra, — je ne dirai plus un mot ; mais que la vengeance vous confonde tous !
— Parle ; et si ce que tu dis me satisfait, — ton enfant vivra, et je me charge de le faire élever.
— Si ce que je dis te satisfait ! Ah ! je t’assure, Lucius, — que ce que j’ai à dire te navrera dans l’âme ; — car j’ai à te parler de meurtres, de viols, de massacres, — d’actes de ténèbres, de forfaits abominables, — de complots, de perfidies, de trahisons, de crimes, — lamentables a entendre, impitoyablement exécutés. — Et tout cela sera enseveli dans ma tombe, — si tu ne me jures que mon enfant vivra.
— Dis ton secret ; je déclare que ton enfant vivra.
— Jure-le, et alors je commence.
— Par quoi jurerai-je ? Tu ne crois pas à un Dieu : — cela étant, comment peux-tu croire à un serment ?
— Qu’importe que je ne croie pas à un Dieu ! en effet je n’y crois pas ; — mais je sais que toi, tu es religieux, — que tu as en toi une chose appelée conscience, — et que tu es entiché de vingt momeries et cérémonies papistes, — que je t’ai vu soigneux de pratiquer ; — voilà pourquoi je réclame ton serment… En effet, je sais — qu’un idiot prend son hochet pour un dieu, — et tient le serment qu’il fait par ce dieu-là : — eh bien, je réclamerai de lui ce serment… Donc tu vas jurer, — par le dieu, quel qu’il soit, — que tu adores et que tu révères, — de sauver mon enfant, de le nourrir, et de l’élever ; — sinon, je ne te révèle rien.
— Par mon dieu, je te jure de le faire.
— D’abord, sache que j’ai eu cet enfant de l’impératrice.
— Ô femme d’insatiable luxure !
— Bah, Lucius ! ce n’était qu’un acte de charité, — en comparaison de ce que je vais t’apprendre. — Ce sont ses deux fils qui ont assassiné Bassianus ; — ils ont coupé la langue de ta sœur, l’ont violée, — lui ont coupé les mains, et l’ont dressée comme tu as vu.
— Oh ! détestable coquin ! tu appelles cela dresser.
— Eh ! mais elle a été lessivée, dépecée et dressée ; et ce dressement même, a été tout plaisir pour ceux qui s’en sont chargés.
— Oh ! barbares ! monstrueux coquins, comme toi-même !
— Effectivement, j’ai été leur maître, et c’est moi qui les ai instruits. — Cette ardeur lascive, ils la tiennent de leur mère, — aussi sûrement qu’il y a une carte qui doit faire la levée ! — Cette disposition sanguinaire, je crois qu’ils l’ont prise de moi, — aussi vrai qu’un bon chien attaque toujours de front. — Au fait, que mes actes témoignent de mon talent. — J’ai guidé tes frères à cette fosse insidieuse — où gisait le cadavre de Bassianus ; — j’ai écrit la lettre que ton père a trouvée, — et j’ai caché l’or mentionné dans la lettre, — d’accord avec la reine et ses deux fils. — Quel est l’acte dont tu aies eu à gémir, — auquel je n’ai pas eu une part fatale ? — J’ai fait une imposture pour avoir la main de ton père ; — et, dès que je l’ai eue, je me suis mis à l’écart, — et mon cœur a failli se rompre à force de rire. — J’épiais par la crevasse d’une muraille, — au moment où, en échange de sa main, il a reçu les têtes de ses deux fils ; — je regardais ses larmes, et je riais de si bon cœur — que mes yeux étaient aussi mouillés que les siens ; — et quand j’ai raconté cette farce à l’impératrice, — elle s’est presque pâmée à mon amusant récit, — et, pour mes renseignements, m’a donné vingt baisers.
— Quoi ! tu peux raconter tout cela, et ne pas rougir !
— Si fait ! je rougis comme le chien noir du proverbe.
— Après tous ces actes odieux, tu n’as pas un regret !
— Oui, le regret de n’en avoir pas fait mille autres. — En ce moment même, je maudis le jour (tout en étant convaincu — que bien peu de jours sont sous le coup de ma malédiction) — où je n’ai pas commis quelque méfait notoire : — comme de tuer un homme, ou du moins de machiner sa mort ; — de violer une vierge, ou de comploter dans ce but ; — d’accuser quelque innocent, et de me parjurer ; — de soulever une inimitié mortelle entre deux amis ; — de faire que les bestiaux des pauvres gens se rompent le cou ; — de mettre le feu aux granges et aux meules la nuit, — pour dire aux propriétaires de l’éteindre avec leurs larmes. — Souvent j’ai exhumé les morts de leurs tombeaux, — et je les ai placés debout à la porte de leurs plus chers amis, — au moment où la douleur de ceux-ci était presque éteinte ; — et sur la peau de chaque cadavre, comme sur l’écorce d’un arbre, — j’ai avec mon couteau écrit en lettres romaines : — « Que votre douleur ne meure pas, quoique je sois mort. » — Bah ! j’ai fait mille choses effroyables — aussi tranquillement qu’un autre tuerait une mouche ; — et rien ne me navre le cœur — comme de ne pouvoir en faire dix mille de plus.
— Faites descendre le démon ; car il ne faut pas qu’il meure — d’une mort aussi douce que la simple pendaison.
— S’il existe des démons, je voudrais en être un, — et vivre et brûler dans les flammes éternelles, — pourvu seulement que j’eusse votre compagnie dans l’enfer — et que je pusse vous torturer de mes amères invectives.
— Messieurs, fermez-lui la bouche, qu’il ne parle plus.
— Monseigneur, voilà un messager de Rome — qui désire être admis en votre présence.
Qu’il approche.
— Bienvenu, Æmilius ! quelles nouvelles de Rome ?
— Seigneur Lucius, et vous, princes des Goths, — l’empereur romain vous salue tous par ma bouche ; — et, ayant appris que vous êtes en armes, — il demande un entretien avec vous dans la maison de votre père ; — il vous invite à réclamer vos otages, — et ils vous seront immédiatement livrés.
— Que dit notre général ?
— Æmilius, que l’empereur remette ses gages — à mon père et à mon oncle Marcus, — et nous irons… En marche !
SCÈNE XII
— Ainsi, dans cet étrange et sinistre accoutrement, — je vais me présenter à Andronicus, — et lui dire que je suis la Vengeance, envoyée d’en bas, — pour me joindre à lui et donner satisfaction à ses cruels griefs. — Frappez à son cabinet où l’on dit qu’il se renferme — pour ruminer des plans étranges de terribles représailles ; — dites-lui que la Vengeance est venue pour se joindre à lui, — et consommer la ruine de ses ennemis.
— Qui trouble ma méditation ? — Vous faites-vous un jeu de forcer ma porte, — pour que mes tristes résolutions s’envolent — et que tous mes labeurs soient de nul effet ? — Vous vous trompez ; car ce que j’entends faire, — voyez, je l’ai enregistré ici en lignes de sang, — et ce qui est écrit sera exécuté.
— Titus, je suis venue pour conférer avec toi.
— Non ! pas un mot ! quel prestige peut avoir ma parole, — quand ma main n’est plus là pour l’appuyer du geste ? — Tu as l’avantage sur moi ; donc n’insiste plus.
— Si tu me connaissais, tu voudrais conférer avec moi.
— Je ne suis pas fou ; je te connais suffisamment ; — j’en atteste ce misérable moignon, ces lignes cramoisies ; — j’en atteste ces tranchées, creusées là par la souffrance et les soucis ; — j’en atteste le jour fatigant et l’accablante nuit ; — j’en atteste toutes les douleurs, je te reconnais bien — comme notre superbe impératrice, la puissante Tamora ! — Est-ce que tu ne viens pas pour mon autre main ?
— Sache, homme triste, que je ne suis pas Tamora ; — elle est ton ennemie, et je suis ton amie. — Je suis la Vengeance, envoyée de l’infernal royaume — pour assouvir le vautour dévorant de ta pensée — en exerçant de formidables représailles contre tes ennemis. — Descends pour me faire fête à mon apparition dans ce monde ; — viens t’entretenir avec moi de meurtre et de mort ; — il n’y a pas de caverne profonde, pas d’embuscade, — pas de vaste obscurité, pas de vallon brumeux, — où le Meurtre sanglant et le Viol odieux — peuvent se blottir effarés, qui me soit inaccessible ; — et je leur dirai à l’oreille mon nom terrible, — Vengeance, nom qui fait frissonner le noir offenseur.
— Es-tu la Vengeance ? Et m’es-tu envoyée, — pour être le tourment de mes ennemis ?
— Oui ; descends donc, et accueille-moi.
— Rends-moi un service avant que je vienne à toi. — Là, à ton côté se tiennent le Viol et le Meurtre. — Eh bien, prouve un peu que tu es la Vengeance, — poignarde-les et déchire-les aux roues de ton char ; — et alors je viendrai, et je serai ton cocher, — et je t’accompagnerai dans ta course vertigineuse autour des globes ! — Procure-toi de bons palefrois noirs comme le jais — qui emportent rapidement ton char vengeur, — et découvre les meurtriers dans leurs antres coupables ; — et, quand ton char sera chargé de leurs têtes, — je sauterai à bas, et je courrai près de la roue — comme un servile valet de pied, tout le long du jour, — depuis le lever d’Hypérion dans l’orient — jusqu’à sa chute dans la mer ; — et chaque jour je remplirai cette pénible tâche, — pourvu que tu détruises le Viol et le Meurtre que voilà.
— Ce sont mes ministres, et ils viennent avec moi.
— Ce sont tes ministres ? Comment s’appellent-ils ?
— Le Viol et le Meurtre ; ils s’appellent ainsi — parce qu’ils châtient les coupables de ces crimes.
— Bon Dieu ! comme ils ressemblent aux fils de l’impératrice ! — Et vous, à l’impératrice ! Mais nous, pauvres humains, — nous avons les yeux misérables de la folie et de l’erreur. — Ô douce Vengeance ! Maintenant je vais à toi ; — et, si l’étreinte d’un seul bras te satisfait, — je vais t’en étreindre tout à l’heure.
— Cette complaisance envers lui convient à sa démence ; — quelque idée que je forge pour alimenter son accès de délire, — soutenez-la, appuyez-la par vos paroles. — Car maintenant il me prend tout de bon pour la Vengeance ; — convaincu qu’il est de cette folle pensée, — je le déterminerai à envoyer chercher Lucius, son fils ; — et, quand je me serai assurée de lui dans un banquet, — je trouverai quelque moyen pratique et habile — pour écarter et disperser les Goths capricieux — ou tout au moins pour faire d’eux ses ennemis. — Voyez, le voici qui vient, il faut que je poursuive mon thème.
— J’ai vécu longtemps isolé, et cela à cause de toi. — Sois la bienvenue, redoutable furie, dans ma malheureuse maison ! — Viol et Meurtre, vous êtes aussi les bienvenus… — Comme vous ressemblez à l’impératrice et à ses fils ! — Vous seriez au complet, si seulement vous aviez un More. — Est-ce que tout l’enfer n’a pas pu vous fournir un pareil démon ? — Car je sais bien que l’impératrice ne bouge pas — sans être accompagnée d’un More ; — et, pour représenter parfaitement notre reine, — il vous faudrait un démon pareil. — Mais soyez les bienvenus, tels que vous êtes. Qu’allons-nous faire ?
— Que veux-tu que nous fassions, Andronicus ?
— Montre-moi un meurtrier, je me charge de lui.
— Montre-moi un scélérat qui ait commis un viol ; — je suis envoyé pour le châtier.
— Montre-moi mille êtres qui t’aient fait du mal, — et je les châtierai tous.
— Regarde dans les maudites rues de Rome, — et, quand tu trouveras un homme semblable à toi, — bon Meurtre, poignarde-le ; c’est un meurtrier !… — Toi, va avec lui ; et quand par hasard — tu en trouveras un autre qui te ressemble, — bon Viol, poignarde-le ; c’est un ravisseur !… — Toi, va avec eux ; à la cour de l’empereur, — il y a une reine, accompagnée d’un More ; — tu pourras la reconnaître aisément à ta propre image, — car elle te ressemble des pieds à la tête ; — je t’en prie, inflige-leur quelque mort cruelle, — car ils ont été cruels envers moi et les miens !
— Tu nous as parfaitement instruits ; nous ferons tout cela. — Mais veuille d’abord, bon Andronicus, — envoyer chercher Lucius, ton fils trois fois vaillant, — qui dirige sur Rome une armée de Goths belliqueux, — et dis-lui de venir banqueter chez toi ; — quand il sera ici, à ta fête solennelle, — j’amènerai l’impératrice et ses fils, — l’empereur lui-même et tous tes ennemis ; — et ils s’inclineront et se prosterneront à ta merci ; — et tu assouviras sur eux les furies de ton cœur. — Que dit Andronicus de ce projet ?
— Marcus, mon frère ! c’est le triste Titus qui t’appelle.
— Cher Marcus, rends-toi près de ton neveu Lucius ; — tu le trouveras au milieu des Goths ; — dis-lui de venir chez moi et d’amener avec lui — quelques-uns des premiers princes des Goths ; — dis-lui de faire camper ses soldats où ils sont ; — annonce-lui que l’empereur et l’impératrice — festoieront chez moi, et qu’il sera, comme eux, du festin. — Fais cela pour l’amour de moi ; et qu’il fasse ce que je lui dis, — s’il tient à la vie de son vieux père.
— Je vais le faire, et je reviendrai bientôt.
— Maintenant je pars pour m’occuper de ma mission, — et j’emmène avec moi mes ministres.
— Non, non, que le Meurtre et le Viol restent avec moi ; — autrement je rappelle mon frère, — et je ne veux plus d’autre vengeur que Lucius.
— Qu’en dites-vous, enfants ? voulez-vous demeurer près de lui, — tandis que je vais dire à monseigneur l’empereur — comment j’ai gouverné notre comique complot ? — Cédez à son humeur, caressez-le, flattez-le, — et restez avec lui, jusqu’à mon retour.
— Je les connais tous, bien qu’ils me croient fou ; — et je les attraperai à leurs propres pièges, — ces deux infâmes limiers d’enfer, et leur mère.
— Madame, partez comme il vous plaît, laissez-nous ici.
— Au revoir, Andronicus ! La Vengeance va maintenant — ourdir un complot pour surprendre tes ennemis.
— Je le sais ; ainsi, chère Vengeance, au revoir.
— Dis-nous, vieillard, à quoi allons-nous être employés ?
— Bah ! j’ai de l’ouvrage assez pour vous. — Publius, ici ! Caïus ! Valentin !
— Que voulez-vous ?
Connaissez-vous ces deux êtres ?
Les fils de l’impératrice, — à ce qu’il me semble, Chiron et Démétrius.
— Fi, Publius, fi ! tu te trompes par trop. — L’un est le Meurtre, l’autre s’appelle le Viol ! — En conséquence garrotte-les, cher Publius ; — Caïus, Valentin, mettez la main sur eux. — Vous m’avez souvent entendu souhaiter cet instant, — je le trouve enfin ! Donc garrottez-les solidement, — et bâillonnez-leur la bouche, s’ils veulent crier (9).
— Misérables ! arrêtez ; nous sommes les fils de l’impératrice.
— Et c’est pourquoi nous faisons ce qu’il nous commande. — Bâillonnez-leur hermétiquement la bouche, qu’ils ne disent pas une parole… — Est-il bien attaché ?… Ayez soin de les bien attacher.
— Viens, viens, Lavinia ; vois, tes ennemis sont garrottés. — Mes maîtres, fermez-leur la bouche, qu’ils ne me parlent pas, — mais qu’ils entendent les terribles paroles que je prononce… — Ô scélérats, Chiron et Démétrius ! — Voilà la source que vous avez souillée de votre fange ; — voilà le bel été que vous avez mêlé à votre hiver. — Vous avez tué son mari ; et, pour ce crime infâme, — deux de ses frères ont été condamnés à mort ; — ma main coupée n’a été pour vous qu’un jeu plaisant ; — ses deux mains, sa langue, et cette chose plus précieuse — que mains et que langue, son innocence immaculée, — traîtres inhumains, vous les avez violemment ravies. — Que diriez-vous, si je vous laissais parler ? — Scélérats, vous auriez honte d’implorer votre grâce ! — Écoutez, misérables, comment j’entends vous torturer. — Il me reste encore cette main unique pour vous couper la gorge, — tandis que Lavinia tiendra entre ses moignons — le bassin qui va recevoir votre sang criminel. — Vous savez que votre mère doit banqueter avec moi ; — elle prend le nom de la Vengeance, et me croit fou !… — Écoutez, scélérats, je vais broyer vos os, les pulvériser, — et, en les mélangeant avec votre sang, j’en ferai une pâte ; — et de cette pâte je ferai une tourte, — que je bourrerai de vos deux têtes infâmes ; — et je dirai à cette prostituée, à votre maudite mère, — de dévorer, comme la terre, son propre produit. — Voilà le festin auquel je l’ai conviée, — et voilà les mets dont elle sera gorgée ; — car vous avez traité ma fille plus cruellement que Philomèle ; — et, plus cruellement que Progné, je me venge. — Et maintenant, tendez la gorge… Lavinia, allons, — reçois le sang ; et, quand ils seront morts, — je broyerai leurs os en une poudre menue, — que j’arroserai de cette odieuse liqueur ; — et dans cette pâte je ferai cuire leurs ignobles têtes. — Allons, allons, que chacun aide — à préparer ce banquet, et puisse-t-il être — plus sinistre et plus sanglant que le festin des Centaures !
— Maintenant, amenez-les, car je veux être le cuisinier, — et faire en sorte qu’ils soient apprêtés quand leur mère viendra.
SCÈNE XIII
— Oncle Marcus, puisque c’est le désir de mon père — que je rentre à Rome, je suis content.
— Et ton contentement fait le nôtre, quoi qu’il arrive.
— Bon oncle, mettez en lieu sûr ce More barbare, — ce tigre vorace, ce maudit démon ; — qu’il ne reçoive aucune nourriture, et enchaînez-le, — jusqu’à ce qu’il soit confronté avec l’impératrice, — pour attester les forfaits de cette criminelle ; — et postez en embuscade bon nombre de nos amis ; — l’empereur, je le crains, ne nous veut pas de bien.
— Puisse quelque démon murmurer des imprécations à mon oreille — et me souffler, en sorte que ma langue puisse exhaler — le venin de haine dont mon cœur est gonflé !
— Hors d’ici, chien inhumain ! misérable impie ! — Mes maîtres, aidez mon oncle à l’emmener.
— Les trompettes annoncent que l’empereur est proche.
— Eh quoi ! le firmament a-t-il plus d’un soleil ?
— Tu te donnes pour un soleil ! À quoi bon ?
— Empereur de Rome, et vous, neveu, entamez le pourparler. — Cette querelle doit être paisiblement débattue. — Il est prêt, le festin que l’attentif Titus — a ordonné dans une honorable intention, — pour la paix, pour l’amour, pour l’union, pour le bonheur de Rome. — Veuillez donc avancer et prendre vos places.
Volontiers, Marcus.
— Salut, mon gracieux seigneur ; salut, reine redoutée ! — Salut, Goths belliqueux ; salut, Lucius ; — salut, tous !… Si pauvre que soit la chère, — elle rassasiera vos appétits ; veuillez manger.
— Pourquoi t’es-tu ainsi vêtu, Andronicus ?
— Pour m’assurer par moi-même que rien ne manque — pour fêter dignement votre altesse et votre impératrice.
— Nous vous en sommes reconnaissants, bon Andronicus.
— Si votre altesse connaissait mon cœur, vous le seriez en effet. — Monseigneur l’empereur, résolvez-moi ceci : — l’impétueux Virginius a-t-il bien fait — de tuer sa fille de sa propre main, — parce qu’elle avait été violée, souillée et déflorée (10) ?
— Il a bien fait, Andronicus.
Votre raison, puissant seigneur ?
— Parce que sa fille ne devait pas survivre à sa honte, — et renouveler sans cesse par sa présence les douleurs de Virginius.
— Voilà une raison puissante, forte et décisive. — Un tel exemple, un tel précédent, est une vivante exhortation — pour moi, le plus misérable des hommes, à agir de même. — Meurs, meurs, Lavinia, et ta honte avec toi, — et avec ta honte la douleur de ton père !
— Qu’as-tu fait, père dénaturé et inhumain ?
— J’ai tué celle qui m’a aveuglé de mes larmes ; — je suis aussi malheureux que Virginius ; — et j’ai mille raisons de plus que lui — pour consommer cet acte de violence ; et maintenant le voilà consommé.
— Quoi ! est-ce qu’elle a été violée ? dis-nous qui a commis cet acte.
— Daignez manger ! Votre altesse daignera t-elle prendre de la nourriture ?
— Pourquoi as-tu tué ainsi ta fille unique ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai frappée, c’est Chiron et Démétrius ; — ils l’ont violée, ils lui ont coupé la langue ; — ce sont eux, ce sont eux qui lui ont causé tous ces maux.
— Qu’on aille les chercher immédiatement.
— Eh ! ils sont là tous deux, rôtis dans ce pâté, — dont leur mère s’est si bien régalée, — mangeant ainsi la chair qu’elle-même a engendrée. — C’est la vérité, c’est la vérité ; j’en atteste la pointe affilée de ce couteau.
— Meurs, frénétique misérable, pour cette maudite action.
— Le fils peut-il voir d’un œil calme couler le sang de son père ? — Rétribution pour rétribution, mort pour coup de mort !
— Ô vous, hommes à la mine consternée, gens et fils de Rome, — que ce tumulte disperse comme un essaim d’oiseaux — chassés par les vents et par les rafales de la tempète, — laissez-moi vous apprendre le moyen de réunir — ces épis disséminés en une gerbe unique, — ces membres séparés en un seul corps.
— Oui, empêchons que Rome ne soit le fléau d’elle-même, — et que cette cité, devant laquelle s’inclinent de puissants royaumes, — ne fasse comme le proscrit abandonné et désespéré — en commettant sur elle-même de honteuses violences. — Mais, si ces signes d’une vieillesse chenue, si ces rides de l’âge, — graves témoins de ma profonde expérience, — ne peuvent commander votre attention, — écoutez cet ami chéri de Rome.
— Parlez, comme autrefois notre ancêtre, — quand dans un langage solennel il fit, — à l’oreille tristement attentive de Didon malade d’amour, — le récit de cette nuit sinistre et flamboyante — où les Grecs subtils surprirent la Troie du roi Priam ; — dites-nous quel Sinon a enchanté nos oreilles, — et comment a été introduit ici l’engin fatal — qui porte à notre Troie, à notre Rome, la blessure intestine. — Mon cœur n’est pas de roche, ni d’acier ; — et je ne puis rappeler toutes nos douleurs amères, — sans que des flots de larmes noient mon récit — en me coupant la parole, au moment même — où il provoquerait le plus votre attention — et exciterait votre plus tendre commisération, — Voici un capitaine; il fasse lui-même ce récit ; — vos cœurs sangloteront et gémiront à ses paroles.
— Sachez donc, nobles auditeurs, — que les infâmes Chiron et Démétrius — sont ceux qui ont assassiné le frère de notre empereur, — et que ce sont eux qui ont violé notre sœur : — pour leurs horribles crimes nos frères ont été décapités ; — les larmes de notre père ont été méprisées ; on lui a lâchement ravi — cette loyale main qui avait lutté jusqu’au bout pour la cause de Rome — et envoyé ses ennemis dans la tombe ; — moi-même enfin, j’ai été injustement banni ; — les portes ont été fermées sur moi, et, tout éploré, j’ai été chassé, — pour aller mendier du secours chez les ennemis de Rome, — qui ont noyé leur inimitié dans mes larmes sincères — et m’ont accueilli à bras ouverts comme un ami. — Et, sachez-le, c’est moi, proscrit, — qui ai assuré le salut de Rome au prix de mon sang ; — j’ai détourné de son sein le glaive ennemi, — au risque d’en plonger la lame dans ma poitrine aventureuse ! — Hélas ! vous le savez, je ne suis pas un fanfaron, moi ; — mes cicatrices peuvent attester, toutes muettes qu’elles sont, — que mon affirmation est juste et pleine de vérité. — Mais doucement ! Il me semble que je fais une digression excessive — en chantant ma louange, moi, indigne. Oh ! pardonnez-moi ; — les hommes font eux-mêmes leur éloge, quand ils n’ont pas près d’eux d’amis qui le fassent.
— Maintenant c’est à moi de parler. Voyez cet enfant.
— Tamora l’a mis au monde ; — il est l’engeance d’un More impie, — principal artisan et promoteur de tous ces maux. — Le scélérat est vivant, dans la maison de Titus, — pour attester, tout damné qu’il est, que telle est la vérité. — Jugez maintenant si Titus a eu raison de se venger — de ces outrages inexprimables et intolérables — qui dépassent tout ce qu’un vivant peut supporter. — Maintenant que vous avez entendu la vérité, que dites-vous, Romains ? — Avons-nous eu aucun tort ? Montrez-nous en quoi, — et, de cette hauteur même où vous nous voyez en ce moment, — nous, les pauvres restes de la famille d’Andronicus, — nous allons nous précipiter, tête baissée, la main dans la main, — pour broyer nos cervelles sur le pavé rugueux — et consommer tout d’un coup la ruine de notre maison. — Parlez, Romains, parlez, dites un mot, et Lucius et moi, — la main dans la main, comme vous voyez, nous nous précipitons.
— Viens, viens, vénérable Romain, — et amène doucement notre empereur par la main, — notre empereur Lucius ; car je suis bien sûr — que toutes les voix vont le nommer par acclamation.
Salut, Lucius ! royal empereur de Rome !
— Allez, allez dans la maison désolée du vieux Titus, — et traînez ici ce More mécréant, — pour qu’il soit condamné à quelque mort affreuse et sanglante, en punition de son exécrable vie.
— Salut à Lucius, le gracieux gouverneur de Rome !
— Merci, nobles Romains ! puissé-je gouverner — de manière à guérir les maux de Rome et à effacer ses malheurs ! — Mais, cher peuple, donnez-moi un peu de répit, — car la nature m’impose une pénible tâche… — Rangez-vous tous… Vous, mon oncle, approchez — pour verser des larmes obséquieuses sur ce cadavre ! — Oh ! reçois ce baiser brûlant sur tes lèvres pâles et froides !
— Reçois sur ton visage sanglant ces larmes douloureuses, — dernier et sincère hommage de ton noble fils !
— Larmes pour larmes, baisers pour baisers d’amour ! — Ton frère Marcus prodigue tout cela à tes lèvres. — Ah ! quand le tribut de baisers que je te dois — serait illimité et infini, je voudrais encore le payer !
— Viens ici, enfant ; viens, viens, et apprends de nous — à fondre en larmes. Ton grand-père t’aimait bien. — Que de fois il t’a fait danser sur son genou, — et t’a bercé sur sa poitrine aimante, devenue ton oreiller ! — Que de récits il t’a contés — qui convenaient et plaisaient à ton enfance ! — En reconnaissance, comme un fils affectueux, — laisse tomber quelques petites larmes de ton tendre printemps, — car c’est ce que te demande la bonne nature ; — les parents s’associent aux parents dans le chagrin et le malheur ; — dis-lui adieu, confie-le à la tombe, — donne-lui ce gage de tendresse, et prends congé de lui.
— Ô grand-père, grand-père ! c’est de tout mon cœur — que je voudrais mourir, pour que vous revinssiez à la vie !… — Ô seigneur, je ne puis lui parler à force de sangloter ; — mes larmes m’étouffent, si j’ouvre la bouche.
— Vous, tristes Andronicus, finissez-en avec les calamités. — Prononcez l’arrêt de cet exécrable scélérat, — qui a été le promoteur de ces terribles événements.
— Qu’on l’enfonce jusqu’à la poitrine dans la terre, et qu’on l’affame ; — qu’il reste là, réclamant avec rage des aliments ; — quiconque le secourra ou aura pitié de lui, — mourra pour cette seule offense. Voilà notre arrêt ; — que quelques-uns demeurent pour veiller à ce qu’il soit enfoui dans la terre.
— Oh ! pourquoi la colère est-elle silencieuse, et la furie muette ? — Je ne suis pas un enfant, moi, pour avoir recours à de basses prières — et me repentir des méfaits que j’ai commis. — J’en commettrais dix mille, pires encore, — si je pouvais agir à ma volonté ; — si dans toute ma vie j’ai fait une bonne action, — je m’en repens du fond de l’âme.
— Que quelques amis dévoués emportent d’ici l’empereur, — et lui donnent la sépulture dans le tombeau de son père. — Mon père et Lavinia vont être sur-le-champ — déposés dans le monument de notre famille. — Pour cette odieuse tigresse, Tamora, — pas de rite funèbre, pas une créature en deuil, — pas une cloche mortuaire sonnant à son enterrement ; — mais qu’on la jette aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie ! — Elle a vécu comme une bête féroce, sans pitié ; — morte, elle ne trouvera pas de pitié. — Veillez à ce qu’il soit fait justice d’Aaron, ce More maudit, — qui a été l’auteur de nos maux accablants (11) ; — ensuite nous rétablirons l’ordre dans l’État, — pour empêcher que des événements pareils n’amènent un jour sa ruine.