Tolstoï (André Suarès)/03

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Union pour l'action morale (p. 11-18).
III


SI TOLSTOÏ EST CHRÉTIEN


Les Églises, nées du christianisme, ne sont pas toujours chrétiennes, car elles ont besoin de compter avec le monde, comme avec Dieu. Il n’est pas dans mon dessein de dire ce que je pense. Mais je veux faire entendre que l’opposition de toutes les Églises de la terre ne sauraient empêcher Tolstoï d’être un grand chrétien.

Les Églises chrétiennes peuvent finir, tant le siècle a d’exigences, par ne plus penser du tout à Jésus-Christ. Mais les grands chrétiens ne vivent que de l’amour de Jésus-Christ ou de l’Évangile, et ne respirent que lui. Nul signe ne les marque plus expressément ; et, pour divers soient-ils entre eux, il les fait de la même famille. Cet amour continuel du Christ, dans la personne ou la doctrine, il est en saint Bernard comme en saint François, dans le moine de l’Imitation si tendre, comme dans Pascal si terrible, et dans cet enfant fra Giovanni de Fiesole, comme dans Tolstoï, le plus mâle des esprits. Le grand amour de Dieu a rendu tous ces hommes également amateurs des tâches difficiles. Le royaume du ciel est le seul où il vaille la peine de vivre : et, comme il est le seul où la vie soit, en effet, possible, il n’est pas un trésor sous la main, encore qu’on ne le paye jamais trop cher, quelque prix qu’on y mette. Le lieu de la vie, qui ne donnerait volontiers tout son sang pour le joindre ? Considérez que vous ne mesurez votre peine qu’à vos misérables joies. Pensez un peu à ce que la vie veut dire. Et mesurez donc votre peine à la Mort, — voilà le juste étalon de la vie.

Toujours, et partout, Tolstoï a regardé fixement la mort. Il l’a éprouvée dans tous les êtres, dans le prince et dans le mendiant, dans l’arbre, dans la bête. Nul homme ne connaît rien, qui ne voie chaque objet, avec lui-même, obstinément dans la mort. Les esprits valent pour la vie à proportion de la vue qu’ils ont de la mort. Pénétrez les pensées de la mort, vous qui voulez vivre. Il n’est point de chrétien qui n’accole étroitement la mort à la vie, en sorte qu’il fiance et marie de bonne heure sa vie à sa mort, à fin d’en concevoir une vie nouvelle, qui dure, celle-là, qui soit certaine, et qui puisse un peu remplir le vide affreux de nos cœurs.

Malheur à l’idéal qui est sans difficulté : il n’a rien de solide pour l’âme. Tolstoï n’accepte point tous ceux qui vont à lui. Comme tous les fondateurs de religion, il veut des preuves ; il demande la plus rare, — une longue sincérité avec soi-même. Il faut craindre les fidèles d’un jour. Ceux qui sont aisés à gagner sont aisés à perdre. Que chacun se gagne, et s’obtienne de soi. Jésus-Christ demande beaucoup. C’est qu’il promet tout, et le donne : Voilà comme pense Tolstoï.

Les mots, et même les élans non durables du cœur, ne sont point assez pour entrer dans le Royaume de Dieu. Et, il est dès ici, selon que l’a dit Jésus et que Tolstoï le montre. Le véritable amour est la fleur la plus rare de l’âme. Il la faut labourer longtemps, pour que la semence prenne et que la tige croisse. Comme François d’Assise se fiance à Pauvreté, sa Dame, Tolstoï s’est uni à Humanité, la triste délaissée de tous les hommes. Et il a recueilli cette veuve pleine de larmes, pour l’amour de Dieu.

S’il interprète bien ou mal l’Évangile, nul ne peut le dire : car l’Évangile recommande le premier de s’inspirer de l’esprit, et de ne point se dessécher sur la lettre. Que Tolstoï en ait la pensée, il suffit bien de cet amour infini qu’il y puise, pour s’en convaincre, et des conséquences qu’il en tire pour la vie. C’est la grâce de l’Évangile, que la perfection du sentiment y est toute simple. Les passions, par où l’homme se ruine, n’y sont pas méconnues ; mais il y semble aller de soi, selon l’Évangile, de les vaincre. Tolstoï donne une impression pareille ; il propose à l’homme une vie qui ne paraît ardue que si, dit-il, l’on n’a pas ouvert les yeux sur l’horreur et l’absurdité de la vie du monde, son contraire. Comme dans l’Évangile, et dans le même esprit, Tolstoï montre au soir de chaque journée pure, le seuil ouvert de la Maison du Père ; et ce n’est point par parabole qu’il fait voir tous les hommes assis autour de la table fraternelle, en frères également aimés, s’ils se portent un égal amour, et pour qui le pain blanc et le sel sont préparés.

L’Évangile a les couleurs de l’Orient. Il est naturel que Tolstoï, oriental comme un poète de la Bible, ait plus que personne le ton et le goût de l’Évangile. Mais, au lieu de l’horizon étroit de la Palestine, il a l’imagination des espaces sans borne de la Russie. Si donc il interprète trop à sa guise le texte saint, il en a le sens par divination. Les grandes règles qu’il donne ont le caractère de perfection, à la fois voisine et inaccessible, qu’on remarque aux préceptes de Jésus-Christ. Leur sublime innocence est, en même temps, ce qu’il y a de plus naïf et de plus profond : chaque esprit y reconnaît la plénitude de ce que lui-même y porte, ou naïveté, ou profondeur. Et quiconque médite cet enseignement y découvre une vue insondable sur le cœur humain.

Une philosophie qui ne laisse pas de place au doute est une religion.

Et toute religion où s’exerce la critique cesse même d’être une philosophie.

La foi est grande en ce qu’elle oblige. Et par là, en dépit de tout, il y a une religion dans toute philosophie où le doute n’a plus de place. Elle aussi crée à l’homme des devoirs. Vous avez, sur toutes choses, besoin de vous connaître des devoirs. On ne vous a que trop entretenus de vos droits. Il n’en est de véritables, qu’à ceux qui les découvrent eux-mêmes, dans les nécessités de leur nature, et qui les obtiennent de leurs souffrances et de leurs combats. Voilà des droits que ceux qui les ont n’ont pas peu payé pour avoir. La vertu en est universelle, mais à titre d’exemple seulement ; elle ne suffit pas à donner une prérogative égale à ceux qui n’ont pas également souffert pour elle.

Tolstoï est muet sur les droits de l’homme. Il ne lui propose que des devoirs, en échange du bonheur, qui est dans la pureté de conscience. Il offre donc une religion, car cette philosophie a la foi : elle en porte le caractère capital, qui est de fixer entre l’individu et l’univers, entre l’amour-propre et l’amour de Dieu, un rapport immuable, où le doute n’est plus permis et où, au regard de l’infiniment grand, le moi est un infiniment petit, une quantité négligeable, un pur rien.

Toutes les religions sont venues de l’Orient, parce que l’âme orientale immole entièrement le moi humain à l’infini : soit qu’elle l’en accable, soit qu’elle l’y absorbe ; qu’elle l’y mesure ou qu’elle l’y perde. La foi est à ce prix : c’est le point où toute philosophie, digne de ce nom, rencontre la religion ; quelles que soient leurs trajectoires, le terme des forces est unique, et elles y coïncident.

Le Bien est cet infini où Tolstoï ne conçoit même pas que le néant de l’homme résiste, car il ne prend quelque réalité que par rapport à lui. Tous les Russes, à cet égard, ont l’imagination orientale. L’individu leur semble un point, et sa prétention de compter par lui-même une vanité absurde. La politique slave est une expression concrète de cet esprit. La vie universelle hante leur pensée ; et leur foi n’élude jamais cette toute-présence. De là, leur grandeur morale et leur rôle dans le monde ; elle en doit être l’espoir contre le génie automate des peuples saxons : si tant est qu’il ne soit pas illusoire de nourrir une espérance quelconque pour le genre humain. Il ne vous est pas mauvais, en tout cas, de l’entretenir. Comme vous espérez pour vous, ne désespérez pas de lui : vous y avez votre intérêt.

Les Russes savent souffrir ; ils l’aiment, cette souffrance, et en pratiquent la communion, qui seule permet un amour si singulier. La mesure qu’ils font de toutes choses à l’étalon unique du bien, les engage à les toutes dédaigner. Ils pratiquent, de nature, cette vie éternelle, qui rend misérables les promesses de l’autre. De la sorte, ils ne daignent, ou ne savent pas vouloir.