Aller au contenu

Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 27-35).

CHAPITRE V.



CONTENANT CE QUI SE PASSA ENTRE SOPHIE ET SA TANTE.

Sophie étoit occupée à lire, quand sa tante entra dans sa chambre. Dès qu’elle l’aperçut, elle ferma brusquement son livre. Mistress Western lui demanda quel étoit ce livre qu’elle paroissoit craindre si fort de laisser voir ?

— En vérité, madame, répondit Sophie, je puis le montrer sans crainte et sans honte. C’est l’ouvrage d’une femme de condition, qui fait honneur à son sexe par sa raison et par sa sensibilité. »

Mistress Western prit le livre, puis le rejetant aussitôt : « Oui, dit-elle, il est d’une personne bien née, mais peu répandue dans le monde. Je n’ai pas pris la peine de le lire ; les connoisseurs en font peu de cas.

— Je n’oserois, madame, opposer mon opinion à celle des connoisseurs. Il me semble pourtant qu’il y a dans ce livre beaucoup de naturel, et plusieurs passages en sont si touchants, qu’ils m’ont fait répandre plus d’une larme.

— Ah ! vous aimez donc à pleurer ?

— J’aime, madame, à ressentir une tendre émotion, et ne crains pas de l’acheter, au prix de quelques larmes.

— Fort bien ; montrez-moi l’endroit que vous lisiez quand je suis entrée. C’étoit sans doute une scène d’amour bien touchante, bien passionnée. Vous rougissez, ma chère Sophie. Ah, mon enfant, vous devriez lire des livres qui vous apprissent à cacher un peu mieux vos sentiments.

— J’espère, madame, n’en point avoir que je doive être honteuse de montrer.

— Honteuse ? non. Je ne crois pas que vous en ayez aucun dont vous deviez rougir ; et pourtant, mon enfant, vous avez rougi quand j’ai prononcé le mot d’amour. Tenez, ma chère Sophie, figurez-vous qu’il n’y a pas une de vos pensées que je ne devine aussi sûrement que les François pénètrent les desseins de notre cabinet, long-temps avant qu’ils soient mis à exécution. Parce que vous avez su en imposer à votre père, croyez-vous réussir à m’en imposer aussi ? Vous imaginez-vous que j’ignore le motif de ces témoignages d’amitié, que vous prodiguâtes hier à M. Blifil ? je connois trop le monde pour me laisser tromper si aisément. Mais… mais pourquoi rougir encore ? C’est une passion dont vous ne devez pas être honteuse ; loin de la blâmer, j’ai déjà engagé votre père à la favoriser. Je ne considère que votre inclination, et pour la satisfaire, je sacrifierois volontiers des partis plus brillants. Allons, je sais des nouvelles qui vont vous combler de joie ; ouvrez-moi votre cœur, et je me charge de vous rendre aussi heureuse que vous pouvez désirer de l’être.

— Hélas ! madame, s’écria Sophie interdite, que vous répondrai-je ? Quoi ! madame, soupçonneriez-vous ?…

— Oh ! rien de répréhensible. Songez, mon enfant, que vous parlez à une personne de votre sexe, à votre tante, à une amie, oui à une amie, vous devez en être convaincue. Croyez-moi, malgré le déguisement dont vous cherchiez hier à vous envelopper, et qui auroit pu tromper, je l’avoue, un œil moins exercé que le mien, j’ai lu dans votre cœur, et je vous le répète, j’approuve hautement votre passion.

— Hélas ! madame, vous me surprenez à un point… sans doute, madame, je ne suis pas aveugle. Si c’est un crime d’être sensible à toutes les perfections réunies… mais est-il possible que mon père et vous, madame, voyiez des mêmes yeux que moi ?

— Je vous l’ai dit, vous pouvez compter sur notre approbation, et votre père a permis que ce soir même, votre amant vînt vous offrir ses hommages.

— Mon père !… ce soir ! s’écria Sophie, et son visage devint couleur de pourpre.

— Oui, mon enfant, ce soir. Vous connoissez le caractère impétueux de mon frère ; il sait par moi votre passion. Je la découvris le jour où vous vous trouvâtes mal auprès du petit bois ; je l’observai dans votre évanouissement, dans les premiers signes de connoissance que vous donnâtes ; je fis la même remarque le soir à souper, et le lendemain à déjeuner. (Vous savez, mon enfant, que j’ai une longue expérience du monde.) Eh bien ! j’eus à peine conté la chose à mon frère, qu’il vouloit aller sur-le-champ proposer le mariage à M. Allworthy. Il le lui proposa hier. M. Allworthy n’eut garde, comme de raison, de refuser son consentement ; et ce soir, il faut que vous vous pariez de vos plus beaux atours, pour recevoir la visite de votre amant.

— Ce soir ! chère tante, vous me causez une émotion extrême.

— Bon ? vous vous remettrez bientôt de ce trouble ; car c’est un jeune homme charmant, on ne peut en disconvenir.

— Oui, j’avoue qu’il réunit toutes les perfections, le courage, l’esprit, la bonté, la politesse, les agréments de la figure. Le malheur de sa naissance peut-il effacer tant de qualités ?

— Le malheur de sa naissance ? que voulez-vous dire ? M. Blifil n’est-il pas bien né ? »

Sophie pâlit à ce nom, qu’elle répéta d’une voix foible.

« M. Blifil, oui M. Blifil. De quel autre parlions-nous donc ?

— Grand Dieu ! s’écria Sophie prête à s’évanouir, je pensois que c’étoit de M. Jones. Quel autre que lui mérite…

— Vous m’effrayez à votre tour. Quoi ! c’est M. Jones, et non M. Blifil que vous aimez ?

M. Blifil ? ah ! sans doute, vous ne parlez pas sérieusement, ou je suis condamnée à la dernière infortune. »

Mistress Western se tut quelques moments. Ses yeux étinceloient de fureur. Enfin, rompant le silence, elle proféra ces mots d’une voix terrible : « Est-il possible que vous songiez à déshonorer votre famille, en épousant un misérable bâtard ? le sang des Western qui coule dans vos veines se souilleroit-il d’une pareille tache ? si vous n’aviez pas assez de raison pour étouffer une inclination monstrueuse, le seul respect de votre nom auroit dû, je pense, vous engager à la combattre. Je ne me serois pas du moins attendue que vous auriez l’impudence de me l’avouer en face.

— Madame, répondit la tremblante Sophie, vous m’avez arraché ce fatal secret. Je ne me souviens pas d’avoir jamais, jusqu’à ce jour, prononcé avec éloge le nom de M. Jones, devant qui que ce soit ; et je me serois imposé la même réserve devant vous, si je n’avois cru comprendre que vous approuviez le penchant de mon cœur. Quels que fussent mes sentiments pour cet infortuné jeune homme, j’avois résolu de les emporter avec moi dans le tombeau, seul asile où je puisse espérer désormais de trouver le repos. » En disant ces mots, elle se laissa tomber sur une chaise, inondée de larmes, et accablée d’une inexprimable douleur.

Ce spectacle, capable d’attendrir le cœur le plus dur, n’inspira pas à mistress Western la moindre pitié. « Et moi, s’écria-t-elle transportée de rage, j’aimerois mieux être précipitée avec vous dans le tombeau, que de vous voir déshonorer votre famille par un pareil mariage. Juste ciel ! pourquoi ai-je vécu, pour être témoin de cette infamie ? Vous êtes la première, miss Western, oui la première de votre race qui ait forfait à l’honneur, vous sortie d’une famille si connue pour la prudence des femmes ! »

Elle continua sur ce ton un quart d’heure entier. À la fin, ayant épuisé ses forces plutôt que sa colère, elle menaça sa nièce d’aller, à l’instant même, découvrir à son frère cet odieux mystère.

Sophie se jeta aux pieds de sa tante, pressa ses mains entre les siennes, et la conjura les larmes aux yeux, de garder le secret qu’elle lui avoit arraché. Elle insista sur le caractère violent de son père, et protesta qu’aucune inclination ne la détermineroit jamais à rien faire qui pût l’offenser.

Mistress Western la regarda fixement. Après un moment de réflexion : « Je consens, dit-elle, à garder votre secret, mais à une condition, c’est que ce soir même, vous recevrez M. Blifil en qualité d’amant, et comme l’homme destiné à devenir votre époux. »

La pauvre Sophie étoit trop dans la dépendance de sa tante, pour oser se permettre un refus positif. Elle consentit à voir M. Blifil et à le recevoir de son mieux ; mais elle demanda que le mariage ne fût point précipité. Elle n’avoit, dit-elle, nul penchant pour M. Blifil, et se flattoit que son père ne voudroit pas la rendre la plus malheureuse des créatures humaines.

Mistress Western l’assura que le mariage étoit décidé, et que rien ne pouvoit ni ne devoit le rompre. « J’avoue, dit-elle, que je l’envisageai d’abord avec indifférence et même avec une sorte d’éloignement. L’idée qu’il étoit l’objet de vos vœux me fit ensuite changer de sentiment. Aujourd’hui, je le regarde comme indispensable, et si l’on m’en croit, on ne perdra pas un instant pour le conclure.

— Madame, répartit Sophie, j’espère au moins obtenir quelque délai de votre bonté et de celle de mon père. Vous ne me refuserez pas le temps nécessaire pour vaincre, s’il est possible, l’extrême répugnance que m’inspire cette union.

— Ma nièce, j’aurois bien peu d’expérience du monde, si j’étois capable de donner dans un tel piége. Instruite, comme je le suis, qu’un autre homme possède votre cœur, je dois engager mon frère à presser le mariage de tout son pouvoir. Ce seroit une plaisante tactique de traîner un siége en longueur, quand l’armée ennemie s’avance au secours de la place. Non, non, Sophie, puisque vous êtes malheureusement en proie à une passion violente et honteuse, je ne négligerai rien pour débarrasser le plus tôt possible vos parents du soin de votre honneur. Une fois mariée, votre époux seul en sera chargé. Je veux croire, mon enfant, que vous vous conduirez toujours bien. En tout cas, vous ne seriez pas la première femme que le mariage auroit sauvée de l’opprobre. »

Sophie comprit très-bien la pensée de sa tante, mais elle ne jugea pas à propos d’y répondre. Elle se décida toutefois à recevoir M. Blifil, et à le traiter le plus poliment qu’elle pourroit, puisqu’il ne lui restoit que ce moyen de cacher à son père une inclination, dont sa mauvaise fortune, plutôt que l’habileté de sa tante, avoit découvert le secret.