Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 08

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 48-51).

CHAPITRE VIII.



ENTREVUE DE JONES ET DE SOPHIE.

Jones se rendit à l’instant auprès de Sophie. Il arriva, comme elle se relevoit de terre, les yeux inondés de larmes, les lèvres meurtries et sanglantes. Il courut à elle, et d’une voix pleine à la fois d’amour et de terreur : « Ô ma Sophie, s’écria-t-il, que vois-je ? quel cruel spectacle ? »

Elle jeta sur lui un doux regard, avant de répondre. « Au nom du ciel, monsieur Jones, lui dit-elle, comment vous trouvez-vous ici ? laissez-moi, je vous en supplie, retirez-vous.

— Ah ! ne me traitez pas avec tant de rigueur ! Sophie, la blessure de vos lèvres est moins douloureuse que celle de mon cœur. Que ne puis-je épargner une goutte de ce sang que j’adore, au prix de tout le mien !

— Je vous ai déjà trop d’obligations, monsieur Jones, vous le savez. » Elle le regarda fixement pendant près d’une minute, puis elle s’écria dans un mouvement de désespoir : « Monsieur Jones, pourquoi m’avez-vous sauvé la vie ? Ma mort eût été plus heureuse pour tous deux.

— Plus heureuse pour tous deux ! quelle barbarie est la vôtre ! comment puis-je supporter cet horrible langage, moi qui ne vis que pour vous ? »

En prononçant ces mots, sa voix, ses yeux étoient remplis d’une tendresse inexprimable ; il saisit doucement la main de Sophie, qui ne chercha point à la retirer. À dire vrai, elle étoit si troublée, qu’elle ne s’aperçut pas de la liberté qu’il prenoit. Ils se turent quelques instants l’un et l’autre. Jones avoit les yeux attachés sur Sophie, Sophie tenoit les siens baissés vers la terre. À la fin elle reprit assez de force, pour le prier encore une fois de se retirer. « Je suis perdue, lui dit-elle, si l’on vous surprend ici. Vous ne savez pas, monsieur Jones, non vous ne savez pas ce qui s’est passé dans cette fatale soirée.

— Je sais tout, ma Sophie, votre barbare père m’a tout conté, et c’est lui-même qui m’envoie vers vous.

— Mon père ? sûrement un songe vous abuse.

— Plût à Dieu que ce fût un songe ! ô Sophie, votre père m’envoie vers vous, pour servir d’avocat à mon odieux rival, pour vous solliciter en sa faveur. J’ai saisi l’unique moyen d’avoir accès auprès de vous. Oh ! répondez-moi, Sophie, adoucissez l’amertume de ma douleur. Personne n’a jamais aimé avec autant d’ardeur, avec autant d’ivresse que moi. Oh ! par pitié, ne me reprenez pas cette main charmante, cette main chérie ! un moment, peut-être, va nous séparer sans retour. Il ne falloit rien moins qu’une nécessité impérieuse, pour me faire sortir des bornes du respect que je vous dois. »

Elle demeura muette et confuse. « Monsieur Jones, lui dit-elle enfin d’un air affectueux, que me demandez-vous ?

— Promettez-moi seulement de ne point vous donner à Blifil.

— Ne prononcez pas ce nom détesté. Soyez sûr que je ne lui accorderai jamais, ce qu’il sera en mon pouvoir de lui refuser.

— Encore une grace. Dites, oh ! dites-moi que j’espère.

— Hélas ! monsieur Jones, quel espoir puis-je vous donner ? vous connoissez le caractère de mon père.

— Oui, mais je sais qu’il n’a pas le droit d’user de contrainte envers vous.

— Quelles suites terribles auroit ma désobéissance ! la certitude de ma perte est ce qui me touche le moins. Je ne saurois supporter l’idée d’être cause du malheur de mon père.

— Lui-même en seroit cause, en exerçant sur vous un pouvoir que la nature ne lui a pas donné. Songez à l’excès de mon malheur, si je vous perds, et voyez de quel côté la pitié doit faire pencher la balance.

— Pensez-vous que je ne voie pas aussi tous les maux que j’attirerois sur vous, en cédant à vos vœux ? et voilà ce qui m’encourage à vous ordonner de me fuir, pour éviter votre perte.

— Je ne crains rien au monde, que de perdre Sophie. Si vous voulez que je vive, révoquez cet arrêt cruel. Je ne puis vous quitter, non je ne le puis. »

Tous deux éperdus et tremblants gardèrent alors un profond silence. Sophie n’avoit pas la force de retirer sa main de celle de Jones, et Jones pouvoit à peine retenir la main de Sophie dans la sienne.

Cette scène déjà trop longue peut-être, au gré de quelques lecteurs, fut interrompue par une autre d’une nature si différente, que nous croyons devoir en renvoyer le récit au chapitre suivant.