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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 11

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 68-72).

CHAPITRE XI.



TRÈS-COURT, MAIS PROPRE À ÉMOUVOIR LES CŒURS SENSIBLES.

M. Allworthy avoit pour habitude de ne punir personne, de ne pas même renvoyer un domestique dans un premier mouvement de colère. Il différa donc jusqu’au soir, de prononcer la sentence de Jones.

Le pauvre jeune homme vint se mettre à table, comme de coutume ; mais il avoit le cœur trop gros, pour pouvoir manger. Les regards sévères de M. Allworthy augmentèrent beaucoup sa tristesse. Il ne douta pas que M. Western ne l’eût instruit de ce qui s’étoit passé entre Sophie et lui. L’histoire racontée par Blifil ne l’inquiétoit nullement. La plupart des faits en étoient controuvés : quant au reste, l’ayant pardonné et oublié lui-même, il ne soupçonnoit pas qu’un autre en eût gardé le souvenir.

Après le dîner, lorsque les domestiques se furent retirés, M. Allworthy prit la parole, et dans un long discours, il mit sous les yeux de Jones les fautes nombreuses dont il s’étoit rendu coupable, insistant particulièrement sur celles que ce jour venoit de découvrir. Il finit par le menacer de le bannir à jamais de sa présence, s’il ne parvenoit à se justifier.

La position de Jones rendoit sa défense bien difficile. Il savoit à peine de quoi on l’accusoit. M. Allworthy, en rapportant la scène de l’ivresse, pendant sa maladie, en avoit supprimé, par modestie, les détails relatifs à sa personne, détails qui constituoient le principal tort du jeune homme. Jones ne pouvoit nier qu’il ne se fût enivré ; d’ailleurs, abattu comme il l’étoit, et l’ame brisée de douleur, il n’eut pas la force d’articuler un seul mot pour sa justification. Il avoua tout ; tel qu’un criminel réduit au désespoir, il ne sut qu’implorer la clémence de son juge, se bornant à dire, que malgré toutes les imprudences et toutes les folies dont il se reconnoissoit coupable, il croyoit n’avoir jamais rien fait qui méritât un châtiment, plus cruel pour lui que la mort même.

« Jeune homme, lui répondit M. Allworthy, je ne vous ai déjà que trop souvent pardonné, par égard pour votre âge, et dans l’espoir de votre amendement ; mais au point de perversité où vous êtes maintenant parvenu, une plus longue indulgence de ma part deviendroit criminelle ; je dis plus, l’audace avec laquelle vous avez tenté d’enlever une jeune fille à son père, m’oblige de me justifier moi-même par votre punition : autrement le monde, qui a déjà blâmé mes bontés pour vous, pourroit m’accuser, non sans une apparence de justice, d’avoir favorisé cette lâche et détestable entreprise. Vous deviez savoir l’horreur qu’elle m’inspireroit, et vous n’en auriez jamais conçu l’idée, si vous aviez pris quelque soin de mon repos, de ma réputation, et compté mon amitié pour quelque chose. Quelle infamie ! en vérité, je ne connois pas de châtiment proportionné à vos crimes, et je puis à peine excuser à mes yeux la dernière marque d’intérêt que je vais vous donner ; mais vous ayant élevé comme mon propre fils, je ne veux pas vous renvoyer de chez moi dénué de toutes ressources. Vous trouverez dans ce porte-feuille de quoi vous procurer, à l’aide du travail, une honnête subsistance. Si vous usez mal de ce secours, n’en attendez pas d’autre de moi. À compter de ce jour, je romps toute relation avec vous. Je ne puis m’empêcher de vous dire encore, que ce qui m’irrite le plus, c’est l’indignité de votre conduite envers ce bon jeune homme (voulant parler de Blifil), qui vous a donné tant de preuves d’affection et de générosité. »

Jones ne put supporter l’amertume de ces dernières paroles ; il fondit en larmes, et demeura sans voix et sans mouvement. Plusieurs minutes s’écoulèrent, avant qu’il fût en état d’obéir à l’ordre impérieux de M. Allworthy, qui le pressoit de partir. Il sortit enfin, après lui avoir baisé les mains avec une vivacité de tendresse trop expressive pour être feinte, et impossible à décrire.

En considérant sous quel jour défavorable notre malheureux ami s’offroit aux yeux de M. Allworthy, on ne sauroit accuser de rigueur la sentence prononcée contre lui. Cependant tout le voisinage, soit par un sentiment exagéré de bienveillance, soit par un autre motif moins louable, le condamna comme un acte de cruauté. Ceux même qui, auparavant, censuroient avec le plus d’amertume l’affection de M. Allworthy pour un bâtard (son propre enfant selon l’opinion publique), furent les premiers à s’indigner d’un traitement si inhumain. Les femmes surtout prirent unanimement le parti de Jones, et débitèrent à son sujet plus de contes, que les bornes de ce chapitre ne nous permettent d’en rapporter.

Un fait digne de remarque, c’est qu’au milieu de ce déchaînement général, personne ne dit un mot de la somme contenue dans le portefeuille remis à Jones par M. Allworthy ; et cette somme ne montoit pas à moins de cinq cents livres sterling. Tout le monde s’accordoit à publier, que l’infortuné avoit été chassé sans un sou, quelques-uns ajoutoient tout nu, de la maison de son barbare père.