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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 97-100).

CHAPITRE II.



MONOLOGUE DE JONES.

Le lendemain matin, Jones reçut, avec ses effets, la réponse suivante à sa lettre.

« Monsieur,

« Mon oncle me charge de vous mander, que ne s’étant déterminé au parti qu’il a pris à votre égard, qu’après de mûres réflexions, et la preuve manifeste de votre indigne conduite, vous chercheriez en vain à ébranler sa résolution. Il s’étonne que vous ayez l’audace de lui écrire, que vous renoncez à une jeune personne, sur laquelle vous n’auriez jamais élevé de prétentions, si vous aviez songé à l’immense intervalle que la naissance et la fortune ont mis entre elle et vous. Mon oncle m’ordonne encore de vous dire, que la seule marque d’obéissance qu’il exige de vous, c’est que vous quittiez à l’instant le pays. Je ne saurois finir, sans vous recommander, en bon chrétien, de travailler sérieusement à votre conversion. Puissiez-vous obtenir à cet effet la grace du ciel ! c’est le vœu sincère de votre humble serviteur,

« W. Blifil. »

Cette lettre excita dans le cœur de notre héros, mille mouvements impétueux et contraires. Après un long combat, les sentiments tendres l’emportèrent sur la colère et sur l’indignation, et un torrent de larmes salutaires le sauva, selon toute apparence, du désespoir ou de la folie.

Mais bientôt honteux de sa foiblesse, « Eh bien ! s’écria-t-il, donnons à M. Allworthy la seule marque d’obéissance qu’il exige, partons à l’instant……… Où aller ?… peu importe, que le hasard en décide. Aussi bien, puisque personne ne s’intéresse à mon triste sort, j’y veux être moi-même indifférent. M’occuperai-je seul de ce que nul autre……… Que dis-je ? n’ai-je pas lieu de penser qu’une femme adorée, une femme digne des hommages de l’univers…… Oui, je puis, je dois croire que ma Sophie n’est point insensible à mes peines. Abandonnerai-je cette unique amie ? et quelle amie ! Ah ! plutôt, revolons auprès d’elle……… Mais quoi ! tous les chemins ne me sont-ils pas fermés ? quand ses vœux d’ailleurs répondroient aux miens, le moyen de la voir, sans l’exposer au courroux de son père ? Et comment, pourquoi la voir ?……… Pour la solliciter de consentir à sa ruine ? Aurai-je la cruauté de satisfaire ma passion à ce prix ? Irai-je me cacher autour du château, comme un vil brigand, pour exécuter des desseins criminels ? Non, cette pensée me fait horreur. Adieu Sophie, adieu la plus aimable, la plus aimée des femmes ! » Ici la douleur lui ferma la bouche, et ses pleurs recommencèrent à couler.

Déterminé à s’éloigner, il n’hésita plus que sur la route qu’il prendroit. Le monde, suivant l’expression de Milton, étoit ouvert devant lui ; et comme Adam, il n’avoit personne à qui demander des consolations, ou du secours. Tous ses amis étoient ceux de M. Allworthy. Comment compter sur leur appui, après avoir perdu le sien ? Les gens riches qui ont l’ame noble et sensible, devroient se garder de sacrifier trop légèrement ceux dont l’existence dépend de leur générosité ; car la privation de leur faveur est presque toujours, pour ces infortunés, le signal d’un abandon universel.

Quel genre de vie embrasser ? que faire ? Ce fut le second sujet des réflexions de Jones. L’avenir n’offroit à ses yeux qu’un vide effrayant. Tout état, tout commerce exige un long apprentissage, et qui pis est de l’argent ; car tel est le train du monde, que le proverbe : rien ne se fait de rien, n’est pas moins juste dans l’ordre moral, que dans l’ordre physique, et que tout homme dépourvu d’argent, l’est par cela même, des moyens d’en gagner.

À la fin, l’Océan, cet ami secourable des malheureux, lui ouvrit ses vastes bras ; il résolut de s’y jeter. Pour quitter la métaphore, il se décida à s’embarquer. Cette idée ne se fut pas plus tôt présentée à son esprit, qu’il s’y attacha fortement ; il loua sur-le-champ des chevaux, et partit pour Bristol.

Mais avant de raconter la suite de ses aventures, retournons un moment au château de M. Western, et voyons ce que devient la charmante Sophie.