Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 11

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 159-166).

CHAPITRE XI.



ARRIVÉE DANS L’AUBERGE D’UNE TROUPE DE GENS DE GUERRE.

L’hôte ayant placé son siége en face de la porte de Jones, résolut d’y faire sentinelle toute la nuit. Le guide et un autre voyageur restèrent long-temps en faction avec lui, sans se douter de ses soupçons, et sans en avoir eux-mêmes aucun. La cause qui prolongeoit leur veille finit par y mettre un terme. C’étoit de bonne et forte bière dont ils arrosoient largement leurs gosiers. Après un long et bruyant colloque, ils tombèrent l’un et l’autre dans un profond sommeil.

Mais la liqueur, tout excellente qu’elle étoit, ne put endormir la vigilance de Robin. Il continua de veiller, sans changer d’attitude, l’œil fixe, l’oreille au guet, jusqu’au moment où un coup violent frappé à la porte extérieure de l’hôtellerie, l’obligea de se lever pour aller l’ouvrir. Aussitôt la cuisine fut inondée d’une foule d’hommes en habits rouges, qui s’y précipitèrent avec autant d’impétuosité, que s’ils avoient eu dessein de prendre la maison d’assaut.

L’aubergiste se vit alors contraint de quitter son poste, pour servir de la bière à ses nombreux hôtes, qui en demandoient à grands cris. À son second, ou à son troisième retour de la cave, il trouva M. Jones debout, devant le feu, au milieu des soldats ; car on peut croire aisément que l’arrivée d’une pareille compagnie, devoit réveiller quiconque ne dormoit pas de ce sommeil léthargique, dont nous ne serons tirés que par la trompette du jugement dernier.

Quand la troupe eut étanché sa soif à loisir, il fut question de payer : moment critique qui produit souvent de fâcheux débats parmi les gens du commun, toujours peu disposés à répartir la dépense, suivant les principes de la justice distributive, qui veut que chacun paye en proportion de ce qu’il a bu. La difficulté de s’entendre étoit ici d’autant plus grande, que plusieurs soldats, dans l’impatience de continuer leur route, s’étoient remis en marche après le premier coup, et avoient oublié d’acquitter leur quote part.

Il s’ensuivit une violente dispute, où l’on peut dire que chaque mot fut prononcé sous la foi du serment ; car le nombre des serments égala au moins celui des autres paroles. Tout le monde crioit à la fois, chacun ne songeoit qu’à diminuer son écot : en sorte qu’il étoit facile de prévoir que la majeure partie de la dépense resteroit au compte de l’hôte, ou, ce qui revient au même, seroit perdue pour lui.

Pendant cette contestation, M. Jones s’entretenoit avec le sergent, qui n’y prenoit aucune part, ayant joui de tout temps du privilège de ne rien payer.

La querelle s’échauffoit de plus en plus, et menaçoit de se terminer militairement, lorsque Jones s’avança au milieu des disputeurs, et les apaisa d’un mot, en déclarant qu’il acquitteroit la totalité de la dépense, qui ne montoit, il est vrai, qu’à trois schellings et quatre pence.

Ce trait de générosité excita la reconnoissance et les applaudissements de toute la troupe. Les épithètes d’honorable, de noble, de digne gentilhomme, retentirent dans la salle. L’aubergiste lui-même, commença à concevoir une meilleure opinion de son hôte, et fut tenté de révoquer en doute le récit du guide.

Le sergent avoit dit à M. Jones, qu’ils marchoient contre les rebelles, et qu’ils avoient l’espoir d’être commandés par le fameux duc de Cumberland. C’étoit alors l’époque des plus audacieuses tentatives de la dernière rébellion ; les brigands s’avançoient vers le centre de l’Angleterre, avec le dessein, disoit-on, de combattre l’armée du roi, et de pénétrer jusqu’à la capitale.

Jones avoit, dans le cœur, quelque étincelle de ce feu qui produit les héros, et un zèle ardent pour la glorieuse cause de la liberté et de la religion protestante. On ne s’étonnera pas que, dans une situation qui auroit pu le porter à des entreprises plus hasardeuses et plus romanesques, il lui vînt à l’esprit de faire cette campagne, comme volontaire.

Dès que le sergent eut connoissance de ce bon mouvement, il fit tout ce qu’il put pour le seconder et le fortifier ; il proclama ensuite à haute voix la généreuse résolution de Jones. Les soldats en furent enchantés, et s’écrièrent d’une commune voix : « Vive le roi Georges ! vive votre seigneurie ! » Puis ils ajoutèrent avec mille serments : « Nous verserons pour tous deux jusqu’à la dernière goutte de notre sang. »

Un des voyageurs qui avoit passé presque toute la nuit à boire avec l’hôte, séduit par les arguments palpables qu’un caporal lui mit dans la main, consentit à faire aussi partie de l’expédition. Déjà le porte-manteau de M. Jones étoit placé sur le fourgon, et la troupe alloit se mettre en marche, quand le guide arrête notre jeune héros et lui dit : « Monsieur, veuillez considérer que mes chevaux ont été dehors toute la nuit, et que nous avons fait un long détour. C’est pourquoi vous me donnerez, j’espère, quelque chose en sus du prix convenu. » Jones, étonné de l’impudence du drôle, qui prétendoit se faire payer de l’erreur qu’il avoit commise, soumit sa réclamation au jugement des soldats. Tous le déclarèrent coupable de mauvaise foi. Les uns proposèrent de lui lier ensemble le cou et les talons ; les autres de le faire passer par les verges ; le sergent le menaça de sa canne, et témoigna, en termes énergiques, le regret de ne pas l’avoir sous ses ordres, pour lui infliger un châtiment exemplaire.

Jones se contenta d’une punition négative, et suivit ses nouveaux camarades, laissant à cet homme le triste plaisir de se venger de lui par des injures et des malédictions. L’aubergiste fit chorus avec le guide : « Oui, oui, dit-il, c’est un joli garçon, je vous assure, un beau gentilhomme sur ma foi ! il porte un habit brodé, et va se faire soldat ! il justifie bien le proverbe : Tout ce qui reluit n’est pas or. Je me félicite d’en être débarrassé. »

Le sergent et le jeune soldat marchèrent tout le jour à côté l’un de l’autre. Le premier, qui étoit un insigne hâbleur, fit à son compagnon mille récits intéressants de combats où il ne s’étoit jamais trouvé ; car il étoit entré depuis peu au service, et ne devoit sa hallebarde[1], qu’à son adresse à capter la bienveillance de ses chefs, et à son rare talent pour le recrutement.

Il régna pendant la route une grande gaîté. Les soldats s’amusoient à raconter les aventures de leur dernière garnison, et se permettoient sur le compte de leurs officiers, des plaisanteries souvent grossières, quelquefois même outrageantes. Cette licence rappela au souvenir de Jones l’usage qui, en Grèce et à Rome, autorisoit les esclaves, en certain jours de fêtes, et dans des occasions solennelles, à parler de leurs maîtres avec une liberté sans bornes.

Notre petite armée, composée de deux compagnies d’infanterie, étant arrivée au lieu où elle devoit faire halte ce soir-là, le sergent dit au lieutenant qui étoit l’officier commandant, qu’il avoit recruté en chemin deux fantassins, dont l’un, haut de près de cinq pieds et demi, robuste et bien proportionné (il parloit de l’ivrogne), étoit un des plus beaux hommes qu’il eût jamais vus ; l’autre (désignant Jones) seroit bon pour le second rang.

Tous deux furent présentés au lieutenant. Il commença par examiner l’homme de cinq pieds et demi qu’on lui amena d’abord. Passant ensuite à Jones, au premier coup-d’œil, il ne put se défendre d’un mouvement de surprise ; car notre héros, outre l’agrément de sa figure, et l’élégance de son habillement, avoit un air de dignité peu ordinaire aux gens du commun, et qui n’est pas toujours le partage des gens de qualité.

« Monsieur, lui dit le lieutenant, mon sergent m’apprend que vous désirez de vous enrôler dans la compagnie que je commande. Si cela est, je serai charmé d’y recevoir un jeune gentilhomme qui promet de l’honorer par sa valeur. »

Jones répondit qu’il n’avoit point parlé de s’enrôler ; que rempli de zèle pour la noble cause que la compagnie alloit défendre, il se proposoit d’y entrer comme volontaire. Il adressa ensuite au lieutenant quelques mots polis, et se félicita d’avoir l’avantage de servir sous ses ordres.

Le lieutenant lui rendit de bonne grace son compliment, loua sa résolution, lui serra la main, et l’invita à dîner avec les autres officiers.


  1. Signe distinctif du grade de sergent, en Angleterre.Trad.