Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 225-229).

CHAPITRE III.



SECONDE VISITE DU CHIRURGIEN.

Le lecteur ne doit pas croire l’hôtesse plus instruite qu’elle ne l’étoit en effet, ni s’étonner qu’elle le fût si bien. Elle savoit par le lieutenant, que le nom de Sophie avoit été cause de la querelle. Quant aux autres détails, on a pu voir dans la scène précédente comment ils étoient venus à sa connoissance. La bonne femme n’étoit pas, à beaucoup près, exempte de curiosité. Il ne lui arrivoit jamais de laisser partir un de ses hôtes, sans s’informer autant que possible de leur nom, de leur famille, et de leur fortune.

Jones fit à peine attention à son incivilité. Il songeoit qu’il occupoit le même lit où avoit reposé sa chère Sophie, et cette pensée excitoit en lui mille tendres sentiments, mille émotions délicieuses que nous prendrions plaisir à peindre, si nous ne considérions qu’il se rencontrera, parmi nos lecteurs, bien peu d’amants aussi passionnés que notre ami.

Le chirurgien le surprit dans cette agitation, quand il vint panser sa blessure. Il lui trouva le pouls très-élevé, et apprenant qu’il n’avoit point dormi de la nuit, il le jugea en grand danger. Dans la crainte que la fièvre ne survînt, il voulut la prévenir par une nouvelle saignée, mais Jones refusa de se laisser tirer plus de sang. « Ayez seulement la bonté, docteur, lui dit-il, de panser ma tête, et je ne doute pas que je ne sois guéri dans un jour ou deux. »

« Je voudrois, reprit le chirurgien, pouvoir assurer que vous le serez dans un mois ou deux. Non, non, de pareilles contusions ne se guérissent pas si vite. Au reste, monsieur, je ne suis point venu ici pour prendre des leçons d’un malade ; et j’insiste sur la nécessité d’opérer une révulsion, avant le pansement. »

Jones persista dans son refus. Le docteur finit par céder ; mais il lui dit qu’il ne répondoit pas des suites, et le pria de vouloir bien se souvenir qu’il avoit été d’un avis contraire. Jones promit de ne pas l’oublier. Après quoi le docteur descendit dans la cuisine, et se plaignit amèrement à l’hôtesse de l’obstination de son malade, qui refusoit de se laisser saigner, quoiqu’il eût une fièvre violente.

« Dites plutôt une fièvre dévorante, répliqua l’hôtesse ; car il a mangé ce matin deux énormes tartines de beurre, à son déjeuner.

— C’est possible, répondit le docteur. J’ai vu des gens tourmentés de la faim dans un accès de fièvre ; et cela est facile à expliquer. L’agacement causé par l’humeur fébrile irrite les nerfs du diaphragme, et cause un appétit désordonné, que l’on a de la peine à distinguer du naturel. Si le malade a l’imprudence de s’y livrer, les aliments ne recevant dans l’estomac qu’une coction imparfaite, et n’étant point élaborés en chyle, corrodent les orifices vasculaires, et redoublent les symptômes fébriles. Je le répète, le jeune homme est en grand danger, et s’il n’est point saigné, je crains fort qu’il ne meure.

— Qu’importe ? répondit l’hôtesse, il faut mourir un jour, ou l’autre. Vous ne prétendez point j’espère, docteur, que je le tienne pendant que vous le saignerez. Mais, écoutez ; un mot à l’oreille ; je vous conseille, avant tout, de voir qui vous payera.

— Qui me payera ? répéta le chirurgien en ouvrant de grands yeux. Belle question ! n’ai-je pas affaire à un gentilhomme ?

— Je le croyois tel ; mais, comme disoit mon premier mari, l’apparence est souvent trompeuse. Ce n’est qu’un pied-plat, je vous assure. N’ayez pas l’air pourtant de le tenir de moi. J’ai pensé qu’entre gens qui vivent de leur état, on se devoit les uns aux autres ces sortes d’avertissements.

— Et j’ai souffert, s’écria le docteur en furie, qu’un pareil drôle me donnât des leçons ! et je laisserois insulter mon art par un gredin qui ne me payera pas ! Je suis ravi d’avoir fait à temps cette découverte. Nous allons voir à présent, s’il se laissera saigner ou non. »

Il dit, remonte à grands pas l’escalier, ouvre avec violence la porte de Jones, qui dormoit profondément, l’éveille en sursaut, et l’arrachant aux délices d’un songe dont Sophie étoit l’objet : « Voulez-vous être saigné, oui ou non ? lui cria-t-il d’une voix de tonnerre.

— Je vous ai déjà dit que non ; et plût à Dieu que vous vous en fussiez souvenu ! Vous venez d’interrompre le plus doux sommeil que j’aie goûté de ma vie !

— Bah ! bah ! plus d’un homme est mort en dormant. Le sommeil n’est pas toujours bon, non plus que la nourriture. Or çà, je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous être saigné, ou non ?

— Pour la dernière fois, non.

— En ce cas, je m’en lave les mains. Veuillez, je vous prie, me payer mes honoraires. Deux visites à cinq schellings chacune, deux pansements au même prix, et une demi-couronne pour la saignée.

— J’espère, monsieur, que vous ne comptez pas m’abandonner, dans l’état où je suis.

— C’est pourtant ce que je compte faire.

— Eh bien, vous êtes un coquin, et je ne vous donnerai pas un sou.

— À la bonne heure. Il vaut mieux perdre une guinée que deux. Quelle idée a eue l’hôtesse de me faire venir pour un tel gredin ? »

À ces mots, le docteur s’élança hors de la chambre, et le malade reposant sa tête sur son oreiller, retrouva bientôt le sommeil, mais non le songe qui l’avoit charmé.