Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 04
CHAPITRE IV.
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OÙ L’ON VERRA UN DES PLUS COMIQUES BARBIERS DONT L’HISTOIRE FASSE MENTION, SANS EN EXCEPTER LE BARBIER DE BAGDAD, NI CELUI DE DON QUICHOTTE.
L’horloge venoit de sonner cinq heures, lorsque Jones, après en avoir dormi sept d’un profond sommeil, s’éveilla si plein de force et de santé, qu’il résolut de se lever et de s’habiller. Il ouvrit son porte-manteau, d’où il tira du linge blanc et un habillement complet ; mais d’abord, il passa une robe de chambre et descendit à la cuisine, pour apaiser certain murmure que la faim excitoit dans son estomac. Il aborda poliment l’hôtesse et lui demanda ce qu’elle pouvoit lui donner pour dîner.
— Pour dîner ? répéta-t-elle, c’est bien le moment de penser à dîner ! il n’y a rien de prêt dans la maison, et le feu est presque éteint.
— Encore faut-il que j’aie quelque chose à manger, n’importe quoi ; car à vous parler vrai, je n’eus jamais si grand’faim de ma vie.
— Eh bien, je crois qu’il me reste un morceau de bœuf froid avec des carottes, dont vous pourrez vous accommoder.
— Rien de mieux ; mais vous m’obligeriez de le faire réchauffer. »
L’hôtesse y consentit, et lui dit d’un air gracieux, qu’elle étoit ravie de le voir en si bonne disposition. Notre héros avoit, dans les manières et dans le langage, un charme irrésistible. L’hôtesse d’ailleurs, n’étoit pas, au fond, une méchante femme ; mais elle aimoit l’argent avec tant de passion, qu’elle haïssoit jusqu’à l’apparence de la pauvreté.
Pendant qu’on apprêtoit le dîner, Jones remonta dans sa chambre, pour s’habiller. Il y fut suivi du barbier qu’il avoit envoyé chercher. Cet homme, connu sous le nom de petit Benjamin, étoit une espèce d’original. Son caractère plaisant et son humeur railleuse lui avoient attiré maintes et maintes fois de légers désagréments, tels que de bons soufflets, des coups de pied dans le derrière, etc., etc. ; car tout le monde n’entend pas la plaisanterie, et ceux qui se la permettent le plus volontiers, aiment rarement à en être l’objet. C’étoit en lui un défaut incurable ; quoiqu’il en eût été souvent puni, s’il lui venoit à l’esprit un bon mot, il le laissoit échapper, sans égard pour les personnes, pour le temps, ni pour le lieu. Il se distinguoit encore par une foule de singularités dont nous ne parlerons point à présent. Le lecteur s’en apercevra sans peine, en faisant avec lui une plus ample connoissance.
Jones, pressé par la faim, de finir sa toilette, trouva que le barbier étoit d’une lenteur infinie à préparer son savon, et le pria de se hâter. L’autre lui répondit, avec un sérieux qu’il ne perdoit jamais : « Festina lente[1], est un proverbe que j’ai appris, long-temps avant de manier le rasoir.
— Il paroît, mon ami, dit Jones, que vous êtes un savant.
— Un pauvre savant. Non omnia possumus omnes[2].
— Encore ? je vois que vous possédez vos poëtes, et que vous avez le talent de les citer à propos.
— Pardonnez-moi, monsieur, non tanto me dignor honore[3]. (Et procédant à son opération.) Monsieur, dit-il, depuis que je me mêle du métier de barbier, je n’ai trouvé que deux raisons pour se raser. L’une, c’est l’envie d’avoir de la barbe ; l’autre, c’est le besoin de s’en débarrasser. Je conjecture, monsieur, qu’il n’y a pas long-temps que le premier de ces motifs vous a engagé à tâter du rasoir ; et sur ma parole, vous avez bien réussi : car on peut dire de votre barbe qu’elle est tondenti gravior[4].
— Et moi, dit Jones, je conjecture que tu es un drôle de corps.
— Vous êtes dans l’erreur, monsieur. Je suis livré tout entier à la philosophie. Hinc illæ lacrymæ[5], voilà mon malheur. Trop de savoir a causé ma ruine.
— En effet, mon ami, vous me semblez plus instruit que la plupart des gens de votre état ; mais je ne vois pas quel mal a pu vous faire la science.
— Hélas ! monsieur, elle est cause que mon père m’a déshérité. Il étoit maître de danse ; parce que je sus lire avant de savoir danser, il me prit en aversion, et laissa tout son bien à ses autres enfants. Vous plaît-il que je vous rase les tempes ! Ô ciel ! je vous demande pardon. J’aperçois ici hiatus in manuscriptis[6]. On m’a dit que vous alliez à la guerre ; je vois qu’on s’est trompé.
— D’où tirez-vous cette conséquence ?
— Assurément, monsieur, vous êtes trop sage pour y porter une tête cassée. Ce seroit porter de l’eau à la rivière.
— Par ma foi, tu es un singulier personnage. Ton humeur me plaît ; viens, cette après-midi, boire un coup avec moi. Je serai charmé de te connoître davantage.
— Mon cher monsieur, je puis, si vous le souhaitez, vous faire une faveur beaucoup plus grande.
— Comment cela ? mon ami.
— Parbleu ! je boirai volontiers une bouteille avec vous. J’aime à la folie les bons naturels. Vous me trouvez d’humeur joviale ; et moi qui me pique d’être physionomiste, je suis bien trompé, si vous n’avez le meilleur cœur du monde. »
Dès que Jones fut habillé, il descendit. Sa figure ne le cédoit point à celle du bel Adonis. Cependant elle fit peu d’impression sur l’hôtesse. La bonne femme ne ressembloit à Vénus ni dans sa personne, ni dans ses goûts. Heureuse la servante Nanny, si elle eût partagé l’indifférence de sa maîtresse ! la pauvre fille devint en une minute éperdûment amoureuse de Jones, et sa passion lui coûta par la suite bien des soupirs. Cette Nanny étoit très-jolie, et passablement fière. Elle avoit refusé un cabaretier, et deux jeunes métayers du voisinage ; mais le feu des yeux de notre héros fondit soudain la glace de son cœur.
Quand Jones revint dans la cuisine, le couvert n’étoit pas encore mis, et rien n’annonçoit qu’il le fût de si tôt, son dîner étant resté in statu quo, ainsi que le charbon qui devoit servir à l’apprêter. Ce contre-temps, capable d’émouvoir la bile d’un philosophe, ne lui arracha pas le moindre murmure. Il se contenta d’adresser un léger reproche à l’hôtesse, et lui dit que puisqu’il étoit si difficile de faire réchauffer le morceau de bœuf, il le mangeroit froid. L’hôtesse, soit honte, soit compassion, commença par gronder ses gens de leur négligence à exécuter des ordres qu’elle n’avoit pas donnés : puis elle commanda au garçon d’aller mettre un couvert au numéro du soleil, et allumant un fourneau, elle eut bientôt préparé le modeste repas de son hôte.
La chambre où on le servit, une des plus sombres de l’auberge, étoit sans doute nommée le soleil par antiphrase, comme lucus a non lucendo[7]. Le soleil, en effet, n’y avoit jamais lui. La faim ne permit pas d’abord à Jones de se montrer difficile ; mais quand il eut satisfait son appétit, il se plaignit qu’on l’eût fait dîner dans un cachot, et ordonna au garçon de lui porter une bouteille de vin dans un endroit plus décent.
Le ponctuel barbier ne tarda pas à le joindre. Il seroit même arrivé plus tôt au rendez-vous, s’il ne s’étoit amusé, dans la cuisine, à écouter l’hôtesse, qui racontoit à un cercle de curieux rassemblés autour d’elle, l’histoire de Jones. Les confidences involontaires du jeune homme lui en avoient fourni une partie ; elle tiroit l’autre de sa propre imagination. « C’étoit, disoit-elle, un pauvre enfant trouvé, recueilli dans la maison de l’écuyer Allworthy, où on le destinoit à servir comme valet ; il venoit d’en être chassé, pour avoir osé faire l’amour à sa jeune maîtresse, et probablement aussi pour quelque vol domestique ; car, ajoutoit-elle, d’où lui viendroit le peu d’argent qu’il a dans sa bourse ? Et voilà le vaurien qu’on veut faire passer pour un gentilhomme !
— Un valet de M. Allworthy ! s’écria le barbier. Quel est son nom ?
— Il m’a dit, répondit l’hôtesse, qu’il s’appeloit Jones. C’est peut-être un nom supposé. Il m’a dit encore que l’écuyer, avant qu’il eût encouru sa disgrace, le traitoit comme son propre fils.
— S’il s’appeloit Jones, il vous a dit la vérité. J’ai des parents dans ce pays-là. On prétend même qu’il est fils de l’écuyer.
— En ce cas, pourquoi ne porte-t-il pas le nom de son père !
— Je l’ignore. Il y a tant de gens qui ne portent pas le nom de leurs pères !
— Vraiment ! si je le croyois fils d’un gentilhomme, fût-il bâtard, je le traiterois d’une toute autre manière. Combien n’a-t-on pas vu de ces bâtards devenir de grands seigneurs ? Comme disoit mon premier mari, il ne faut jamais offenser un chaland, quand il est gentilhomme.
- ↑ Hâtez-vous lentement.
- ↑ Tous les talents ne sont pas donnés à tous
- ↑ Vous me faites trop d’honneur.
- ↑ Devenue plus épaisse sous le rasoir.
- ↑ De là ces larmes.
- ↑ Une lacune dans le manuscrit.
- ↑ Lucus, bois sacré, ainsi appelé, selon quelques auteurs, à cause de son épaisseur qui empêchoit le soleil d’y luire.