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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 06

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 246-253).

CHAPITRE VI.



NOUVEAUX TALENTS DU PETIT BENJAMIN. QUEL ÉTOIT CE PERSONNAGE EXTRAORDINAIRE.

Le lendemain matin, Jones commença à s’inquiéter un peu de ne pas revoir son chirurgien. Craignant que sa blessure n’empirât par le défaut de pansement, il demanda au garçon d’auberge, si l’on ne pourroit pas en trouver un autre, dans le voisinage. Le garçon lui répondit, qu’il y en avoit un à quelque distance, mais que c’étoit un original qui refusoit souvent son ministère, lorsqu’il savoit qu’on avoit appelé un de ses confrères avant lui. « Monsieur, ajouta-t-il, voulez-vous suivre mon avis ? Il n’existe pas dans le royaume un plus habile homme que le barbier avec qui vous avez passé hier la soirée. Nous le regardons comme le premier chirurgien du canton, pour les amputations. Il n’est pas établi ici depuis plus de trois mois, et il a déjà fait plusieurs cures merveilleuses. »

Jones l’envoya chercher à l’instant. Le petit Benjamin instruit du nouveau rôle qu’il alloit jouer, s’y disposa comme il convenoit, et se rendit près du malade. Il prit un air si différent de celui qu’il avoit la veille, quand il portoit son bassin sous le bras, qu’on n’auroit jamais deviné que ce fût la même personne.

« Ah ! monsieur le barbier, dit Jones, vous faites plus d’un métier, à ce que je vois. D’où vient que vous ne m’en avez rien dit hier au soir ?

— La chirurgie, monsieur, répondit gravement Benjamin, est un art et non un métier. Si je ne vous ai pas dit hier au soir que j’exerçois cet art, c’est que je vous croyois entre les mains d’un autre ; et je me suis fait une loi de ne point aller sur les brisées de mes confrères. Ars omnibus communis[1]. À présent, monsieur, je vais, si vous le trouvez bon, examiner votre tête, et je vous dirai ensuite mon avis. »

Jones n’avoit pas une grande confiance dans les talents du nouveau docteur. Il lui laissa cependant lever l’appareil et visiter sa blessure : ce que Benjamin n’eut pas plus tôt fait, qu’il se mit à gémir et à secouer la tête.

« Point de simagrées, lui dit Jones avec humeur, que pensez-vous de ma blessure ? Parlez franchement.

— Est-ce comme chirurgien, ou comme ami que je dois répondre ?

— Comme ami et en conscience.

— Eh bien ! sur mon ame, je pense qu’il faudroit infiniment d’art pour vous empêcher de guérir, après un petit nombre de pansements ; et si vous me permettez d’appliquer sur votre blessure un onguent de ma composition, je réponds du succès. »

Jones y consentit, et l’emplâtre fut aussitôt appliqué.

« Maintenant, monsieur, dit Benjamin, je vais, s’il vous plaît, reprendre mon premier caractère ; mais un disciple d’Esculape est obligé de conserver une certaine dignité de maintien, dans l’exercice de son art : sans quoi personne ne voudroit se laisser toucher par lui. Vous n’imaginez pas, monsieur, à quel point une figure grave est nécessaire, dans une grave profession. Un barbier peut vous faire rire, un chirurgien doit vous faire crier.

— Monsieur le barbier, monsieur le chirurgien, ou monsieur le barbier-chirurgien, dit Jones…

— Ô ! mon cher monsieur, infandum, regina, jubes renovare dolorem[2]. Vous rappelez à ma mémoire le cruel divorce de deux corporations unies jadis par les liens de la plus étroite confraternité : divorce qui leur devint également funeste, comme doit l’être toute séparation, suivant l’ancien adage latin, vis unita fortior[3], que plus d’un membre de l’une et de l’autre corporation est assurément bien capable d’expliquer. Quel coup ce fut pour moi, qui possède à la fois le talent du rasoir et celui de la lancette !

— Eh bien ! prenez tel nom qu’il vous plaira, vous n’en êtes pas moins un des plus étranges et des plus comiques personnages que j’aie rencontrés. Votre histoire doit être très-curieuse, et vous conviendrez que j’ai quelque droit de vous en demander le récit.

— J’en conviens, et je le commencerai dès que vous aurez assez le loisir pour m’entendre ; car je vous préviens que je serai fort long.

— Jamais je n’aurai plus de loisir qu’à présent.

— En ce cas, je suis prêt à vous obéir ; mais permettez qu’auparavant je ferme la porte, afin que personne ne vienne nous interrompre. » Cette précaution prise, il se rapprocha de Jones, avec un air solennel. « Monsieur, lui dit-il, apprenez d’abord que vous avez été le plus grand ennemi que j’aie jamais eu.

— Moi, votre ennemi ! s’écria Jones aussi surpris que blessé de ce brusque début.

— Point de courroux, monsieur, répartit Benjamin, je vous assure que je ne suis point le vôtre. Vous n’avez eu, ni pu avoir l’intention de me nuire. Vous étiez alors un enfant. Il suffira de me nommer, pour éclaircir ce mystère. N’avez-vous point entendu parler, monsieur, d’un certain Partridge qui eut l’honneur de passer pour votre père, et dont cet honneur a causé la ruine ?

— Oui ; sans doute, et j’ai toujours cru que j’étois son fils.

— Eh bien ! monsieur, je suis ce Partridge, mais je vous dispense de tout respect filial. Vous n’êtes pas mon fils.

— Comment ? se pourroit-il qu’un faux soupçon eût attiré sur vous ces persécutions, qui ne me sont que trop connues ?

— Cela se peut, puisque cela est ; au reste, quoiqu’il soit assez naturel de haïr la cause même innocente de nos malheurs, je suis fort éloigné d’une telle injustice. Je vous ai aimé depuis le jour où j’ai su votre conduite envers Black Georges ; et le singulier hasard qui nous réunit aujourd’hui, me persuade que vous êtes destiné à me dédommager de tous les maux que j’ai soufferts à votre sujet. J’ai rêvé d’ailleurs, la nuit qui a précédé notre rencontre, que je tombois du haut d’une tour, sans me faire de mal : ce qui annonce clairement quelque heureuse aventure. J’ai rêvé encore, la nuit dernière, que je courois la poste derrière vous, sur une jument blanche comme du lait : présage heureux d’une bonne fortune que j’ai résolu de ne point laisser échapper, à moins que vous n’ayez la cruauté de rejeter ma demande.

— Je voudrois, monsieur Partridge, qu’il fût en mon pouvoir de vous dédommager des maux que vous avez soufferts à mon sujet ; mais je n’ai pour le moment aucun moyen d’y remédier. Soyez sûr toutefois, que je ne vous refuserai rien de ce que je puis vous accorder.

— Le succès de ma demande dépend entièrement de vous, monsieur. Je n’ambitionne que l’honneur de vous accompagner dans votre expédition. Je suis même tellement décidé à vous suivre, que votre refus tueroit du même coup un barbier et un chirurgien. »

Jones lui répondit en souriant, qu’il seroit désolé de causer au public un si grand préjudice. Il allégua en vain des motifs de prudence, pour le détourner de son dessein. Benjamin, que nous nommerons désormais Partridge, comptoit trop fortement sur son rêve de la jument blanche comme du lait. Il se disoit en outre rempli de zèle pour la cause publique, et il jura qu’il partiroit seul, si M. Jones ne lui permettoit pas de le suivre.

Jones aussi charmé de Partridge, que Partridge l’étoit de lui, avoit moins consulté dans son refus sa propre inclination, que l’intérêt de son nouvel ami. Il cessa de lui résister, lorsqu’il le vit si déterminé. « Peut-être, M. Partridge, lui dit-il en se recueillant un instant, me croyez-vous en état de vous défrayer ; dans ce cas, vous vous trompez fort. » Il prit alors sa bourse, en tira neuf guinées, et déclara que c’étoit là toute sa fortune.

« Monsieur, lui répondit Partridge, je ne compte que sur vos bontés futures, et j’ai l’espoir bien fondé de n’en pas attendre long-temps les effets. Pour le présent, je suis, je crois, le plus riche des deux. Tout ce que je possède est à votre service. Vous pouvez en disposer. Je vous demande pour unique grace, la faveur de vous suivre en qualité de domestique. Nil desperandum est Teucro duce et auspice Teucro[4]. »

Jones fut touché de cette offre généreuse, qu’il n’accepta point.

Leur départ fixé au lendemain matin, faillit être suspendu par une difficulté imprévue. Il falloit un cheval pour porter la valise de M. Jones.

« Si j’ose me permettre, monsieur, de vous donner un conseil, dit Partridge, n’emportez avec vous que quelques chemises. Je m’en chargerai aisément ; le reste de vos effets demeurera en sûreté dans ma maison. »

Jones approuva l’expédient, et Partridge s’en alla chez lui, pour faire ses préparatifs de campagne.


  1. L’art est commun à tous.
  2. Vous m’ordonnez, ô reine, un récit douloureux.
  3. L’union augmente la force.
  4. Un chef tel que Teucer ne laisse rien à craindre.