Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 04

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 97-106).

CHAPITRE IV.



HISTOIRE DE MISTRESS FITZ-PATRICK.

Mistress fitz-patrick, après un moment de silence, poussa un profond soupir, et s’exprima ainsi :

« Les malheureux éprouvent naturellement une peine secrète à se rappeler les époques de leur vie qui ont eu pour eux le plus de charmes. Il en est des plaisirs passés, ainsi que des amis qu’on a perdus. Ils laissent au fond du cœur de tendres regrets, et l’on peut dire que l’image des uns et des autres revient souvent, comme une ombre triste et chère, s’offrir à l’imagination.

« Aussi, ne puis-je songer sans chagrin à ces jours fortunés, où nous vivions ensemble sous la tutèle de ma tante Western. Hélas ! pourquoi miss Sensée et miss Étourdie ne sont-elles plus ? Vous n’avez sûrement pas oublié ces noms de notre enfance. Que vous me donniez avec raison le dernier ! l’expérience m’a trop appris combien je le méritois. Pour vous, ma Sophie, vous avez toujours valu mieux que moi. Puissiez-vous aussi être plus heureuse ! j’ai encore présentes à l’esprit les sages représentations que vous me fîtes, un jour que je me désolois d’avoir manqué un bal ; et vous n’aviez pas encore quatorze ans ! ô ma Sophie : le bon temps que celui où je regardois une semblable contrariété comme un malheur, et où en effet je n’en avois point connu de plus grand !

— Dans le fait, ma chère Henriette, c’étoit alors pour vous une affaire sérieuse. Consolez-vous donc en pensant que le sujet actuel de votre affliction, quel qu’il soit, vous semblera peut-être un jour aussi frivole que la privation d’un bal vous le paroît aujourd’hui.

— Hélas ! ma Sophie, vous jugerez vous-même très-différemment de ma situation présente. Ou votre tendre cœur seroit bien changé, ou mes infortunes vous arracheront plus d’un soupir et plus d’une larme. Je vous l’avouerai même, la connoissance que j’ai de votre sensibilité, me fait craindre d’entamer un récit qui ne peut manquer de vous causer une vive émotion. »

Ici mistress Fitz-Patrick s’arrêta ; mais sur les instances réitérées de Sophie, elle poursuivit en ces termes :

« Vous avez, sans doute, beaucoup entendu parler de mon mariage. Cependant, comme il est probable que les circonstances vous en auront été présentées sous un faux jour, je remonterai à l’époque où j’eus le malheur de rencontrer à Bath l’homme qui, depuis, est devenu mon mari. C’étoit peu de temps après que vous eûtes quitté ma tante, pour retourner chez votre père.

« M. Fitz-Patrick se faisoit remarquer parmi les jeunes agréables qui se trouvoient à Bath. Il étoit beau, bien fait, très-galant, plus recherché que personne dans sa parure. Si vous aviez le malheur de le voir maintenant, vous ne le reconnoîtriez point à ce portrait. Je ne puis mieux vous le peindre, qu’en vous disant qu’il est aujourd’hui tout le contraire de ce qu’il étoit autrefois. Dans un long séjour à la campagne, il a contracté les manières les plus rudes, les plus grossières, en un mot, ma chère, il est devenu un vrai sauvage irlandois… Mais pour continuer mon histoire, les qualités qu’il possédoit alors le recommandoient si bien, que malgré le préjugé qui excluoit de la société des gens de qualité les personnes d’une classe inférieure, il trouva le secret de s’y introduire. Ce n’étoit pas, au reste, une chose facile que d’éviter sa compagnie ; il se contentoit d’une légère invitation, souvent même il s’en passoit. Sa bonne mine, sa galanterie, lui concilioient la faveur des femmes, et sa bravoure connue le mettoit à l’abri d’une insulte de la part des hommes. Sans cela, ceux-ci, je pense, en auroient bientôt fait justice ; car il n’avoit aucun titre réel pour être préféré à la petite noblesse d’Angleterre qui le voyoit d’assez mauvais œil, et ne lui épargnoit pas les sarcasmes en son absence, sans doute par jalousie de ses succès auprès de notre sexe.

« Quoique ma tante ne fût point une femme de qualité, comme elle avoit toujours vécu à la cour, elle voyoit la société la plus distinguée de Bath. Par quelque voie qu’on arrive dans le grand monde, dès qu’on a su s’en ouvrir l’entrée, c’est un mérite d’y paroître établi, et un mérite qui semble tenir lieu de tout autre. Vous avez pu en juger, malgré votre jeunesse, par la conduite de ma tante. Elle étoit froide ou prévenante avec les gens, suivant qu’ils avoient plus ou moins de cette sorte de mérite.

« Ce fut là principalement ce qui valut ses bonnes graces à M. Fitz-Patrick. Il mit une adresse merveilleuse à les capter. Elle ne faisoit point de parties où elle ne l’invitât. Il répondoit avec empressement à une distinction si flatteuse, et lui rendoit des soins assidus. Les mauvaises langues en glosèrent ; les personnes les plus bienveillantes arrangèrent entre eux un mariage. Pour moi, je l’avouerai, je ne doutai point que les vues de M. Fitz-Patrick ne fussent comme on dit d’ordinaire, très-honnêtes, ou, en d’autres termes, qu’il n’eût le dessein de s’emparer, par le mariage, de la fortune de ma tante. Ma chère tante n’étoit ni assez belle, ni assez jeune pour inspirer une passion ; mais, en revanche, ses grands biens lui prêtoient des charmes puissants aux yeux d’un épouseur.

« Les marques de déférence et de considération que M. Fitz-Patrick ne cessoit de me donner, me confirmèrent encore dans mon opinion. Je me figurai qu’il cherchoit à diminuer par là, l’éloignement qu’il devoit me supposer pour une union préjudiciable à mes intérêts ; et je ne saurois dire jusqu’à quel point cet artifice lui réussit. Contente de ma propre fortune, moins capable de calcul que qui que ce soit, je ne pouvois être sérieusement l’ennemie d’un homme qui me plaisoit par ses manières, et me traitoit avec des égards dont il se dispensoit envers la plupart des femmes de qualité.

« Cette façon d’agir m’étoit fort agréable ; il la changea bientôt pour une autre qui me le fut encore davantage. Il se montra sensible, passionné, et n’épargna pas les soupirs. De temps en temps toutefois, soit à dessein, soit naturellement, il s’abandonnoit à sa gaîté accoutumée ; mais c’étoit toujours en nombreuse compagnie et avec d’autres femmes. Si dans une contredanse où nous figurions tous deux, je ne dansois pas avec lui, il devenoit sombre. Venoit-il à se rapprocher de moi ? il prenoit l’air le plus doux et le plus tendre qu’on puisse imaginer. Enfin, il me montroit en toute occasion une préférence si manifeste, qu’il auroit fallu que je fusse aveugle pour ne pas m’en apercevoir et… et… et…

— Et vous en étiez ravie, ma chère Henriette, dit Sophie. Pourquoi en rougiriez-vous ? ajouta-t-elle en soupirant ; on ne peut disconvenir qu’il n’y ait dans la tendresse que la plupart des hommes savent feindre, un charme irrésistible.

— Rien de plus vrai, répartit mistress Fitz-Patrick. Des hommes qui n’ont pas le sens commun dans tout le reste, sont en amour de vrais Machiavels. Faut-il, hélas ! que je l’aie appris à mes dépens ? Eh bien, je ne fus pas moins en butte que ma tante aux traits de la médisance, et quelques bonnes ames ne se firent point scrupule d’assurer que M. Fitz-Patrick avoit, en même temps, une intrigue galante avec nous deux.

« Ce qui vous surprendra, c’est que ma tante n’aperçut ni ne soupçonna rien de notre intelligence, quoiqu’elle fût, je pense, assez visible. Il semble, en vérité, que l’amour aveugle les vieilles femmes. Elles s’enivrent avidement de l’encens qu’on leur présente, et ressemblent à ces convives affamés qui n’ont pas le loisir d’observer, à table, ce qui se passe autour d’eux. J’ai fait cette remarque en plusieurs autres occasions. Ma tante avoit les yeux si fascinés, que quand elle nous surprenoit en tête-à-tête à son retour du bain (et cela arrivoit souvent), il suffisoit d’un reproche obligeant de M. Fitz-Patrick sur sa longue absence, pour écarter de son esprit toute espèce de soupçon. Mon amant usoit encore d’un stratagème qui lui réussissoit à merveille. Il me traitoit, en sa présence, comme un enfant, ne m’appelant jamais que la jolie petite miss. Ce ton de légèreté ne plut d’abord qu’à demi à votre humble servante ; mais j’en devinai bientôt le motif, surtout lorsque je vis que M. Fitz-Patrick changeoit de langage et de manières, aussitôt que ma tante avoit les talons tournés. Cependant, si je ne fus pas offensée d’une conduite dont j’avois pénétré le but, j’eus beaucoup à en souffrir. Ma tante prit à la lettre le nom que me donnoit, par plaisanterie, son amant prétendu, et me traita sous tous les rapports comme un véritable enfant. Je m’étonne même qu’elle n’ait pas songé à me remettre des lisières.

« Enfin, M. Fitz-Patrick crut devoir m’apprendre avec solennité un secret que je savois depuis long-temps. Il m’assura que j’étois l’unique objet de la passion qu’il avoit feinte pour ma tante ; il se plaignit en termes amers des encouragements qu’elle lui avoit donnés, et se fit un mérite à mes yeux de tant d’heures ennuyeusement passées auprès d’elle. Que vous dirai-je, ma chère Sophie ? à vous parler sans détour, j’étois flattée de ma conquête. C’étoit pour moi un plaisir charmant de supplanter ma tante, et plus de vingt autres femmes. En un mot, je crains de n’avoir pas gardé, dès sa première déclaration, la réserve convenable… J’eus la foiblesse de lui donner des espérances, avant la fin de notre entrevue.

« Tout Bath alors se déchaîna contre moi. Plusieurs jeunes femmes affectèrent de m’éviter, moins peut-être parce qu’elles doutoient de ma vertu, que dans le dessein de m’exclure d’une société où j’occupois seule l’attention de leur héros favori. Je ne puis m’empêcher d’exprimer ici ma reconnoissance pour l’honnête M. Nash. Il eut un jour la bonté de me prendre à part, et de me donner des conseils qui auroient fait mon bonheur, si je les avois suivis. — « Mon enfant, me dit-il, je suis fâché de voir votre liaison avec un homme non-seulement indigne de votre main, mais capable, j’en ai peur, de vous perdre entièrement. Quant à votre vieille folle de tante, sans le dommage qui en résulteroit pour vous et pour ma charmante Sophie Western (je répète, je vous assure, ses propres expressions), je serois enchanté que le fourbe s’appropriât toute sa fortune. Je ne donne point d’avis aux vieilles femmes. Quand elles veulent aller au diable, il est impossible qu’on les arrête, et elles n’en valent pas, en vérité, la peine ; mais la jeunesse, l’innocence, la beauté, méritent un meilleur sort, et je voudrois les sauver des piéges que leur tendent souvent d’adroits séducteurs. Croyez-moi donc, ma chère enfant, rompez tout commerce avec cet aventurier. » Il me dit encore beaucoup d’autres choses que j’ai maintenant oubliées, et auxquelles je fis alors fort peu d’attention. L’amour donnoit dans mon cœur un démenti formel à M. Nash. Je ne pouvois d’ailleurs me persuader que des femmes de distinction, eussent daigné admettre dans leur intimité, un homme tel qu’il me dépeignoit M. Fitz-Patrick.

« Mais je crains, ma chère, de vous fatiguer par des détails si minutieux. Pour abréger, voyez-moi mariée, voyez-moi avec mon époux, aux pieds de ma tante, représentez-vous la plus folle des femmes de Bedlam, dans un accès de rage, et votre imagination n’aura rien exagéré.

« Dès le lendemain matin, ma tante quitta Bath, pour ne plus revoir ni M. Fitz-Patrick, ni moi, ni personne au monde. Quoiqu’elle ait pris depuis, le parti de nier sa foiblesse, elle fut, je crois, un peu honteuse d’avoir été trompée de la sorte. J’eus beau lui écrire, elle ne me fit aucune réponse : ce qui me parut d’autant plus dur, qu’elle avoit été, bien qu’involontairement, la cause de tous mes malheurs. Sans le prétexte des hommages qu’il lui rendoit, M. Fitz-Patrick n’auroit pas trouvé tant d’occasions de s’insinuer dans mon cœur ; oui, en d’autres circonstances j’aurois été, je m’en flatte, une conquête peu facile pour un pareil amant. Je pense même que je ne me serois pas abusée aussi grossièrement sur son compte, si je m’en étois fiée à mes propres lumières. J’eus le tort de m’en rapporter à celles des autres, et la folie de croire au mérite d’un homme que je voyois si bien traité par toutes les femmes. D’où vient, ma chère, qu’avec une intelligence égale à celle des plus habiles de l’autre sexe, nous prenons si souvent les plus sots personnages pour époux et pour amants ? J’enrage, quand je réfléchis au grand nombre de femmes d’esprit qui ont été dupées par des imbéciles. »

Mistress Fitz-Patrick s’arrêta un moment. Sophie ne lui répondant rien, elle continua, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.