Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 05

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 107-115).

CHAPITRE V.



SUITE DE L’HISTOIRE DE MISTRESS FITZ-PATRICK.

« Nous ne passâmes pas plus de quinze jours à Bath, après notre mariage. Il ne me restoit aucun espoir de réconciliation avec ma tante. Quant à ma fortune, je ne pouvois en rien toucher, jusqu’à l’époque de ma majorité, dont j’étois encore éloignée de deux ans. Cette considération détermina mon mari à partir pour l’Irlande. Je combattis avec force son dessein. J’insistai sur la parole qu’il m’avoit donnée, avant de m’épouser, que je ne ferois point ce voyage, contre mon gré. Pour vous dire la vérité, j’étois décidée à ne jamais le faire ; et personne, je crois, ne blâmera ma résolution. Cependant, je ne découvris point à mon mari le fond de ma pensée. Je me bornai à lui demander un mois de délai ; mais son parti étoit pris, il y tint obstinément.

« La veille du jour fixé pour notre départ, comme nous disputions avec chaleur sur les préparatifs du voyage, M. Fitz-Patrick se leva tout-à-coup, et me quitta brusquement, en disant qu’il alloit au cercle. À peine fut-il hors de la chambre, j’aperçus à terre un papier qu’il avoit laissé tomber de sa poche, par mégarde, en tirant son mouchoir. Je le ramassai, c’étoit une lettre ; je ne me fis point scrupule de la lire ; je la lus tant de fois, que je puis vous la répéter presque mot pour mot. Voici ce qu’elle contenoit.

À M. Brian Fitz-Patrick.
« Monsieur,

« J’ai reçu votre lettre, et je suis surpris de la manière dont vous me traitez, moi qui n’ai jamais vu la couleur de votre argent, si ce n’est pour le prix d’un habit de tiretaine ; et votre mémoire monte aujourd’hui à plus de cent cinquante livres sterling. Songez, monsieur, depuis combien de temps vous me bercez de votre prochain mariage, tantôt avec cette dame-ci, tantôt avec cette dame-là. Je ne puis vivre d’espérance, ni de promesses. Mon marchand de drap ne se paie pas de cette monnaie. Vous êtes sûr, me dites-vous, d’obtenir ou la tante, ou la nièce, et vous auriez déjà pu épouser la tante, dont le douaire est immense ; mais vous préférez la nièce, à cause de son argent comptant. De grace, monsieur, prenez une fois en votre vie conseil d’un sot. Mariez-vous à la première qui voudra de vous. Pardonnez-moi la liberté que je prends, en faveur de mes vœux sincères pour votre bonheur. Je tirerai sur vous, par le prochain courrier, une lettre de change payable à quinze jours de date, à l’ordre de MM. Jean Drugget et compagnie. Je me flatte que vous y ferez honneur. Je suis, monsieur, votre humble serviteur,

« Samuel Cosgrave. »

« Telle étoit cette lettre. Figurez-vous, ma chère, le trouble où elle me jeta. Vous préférez la nièce à cause de son argent comptant. Ces mots furent pour moi autant de coups de poignard ! Je ne vous peindrai point les transports de rage auxquels je m’abandonnai. J’aurois voulu percer le cœur du perfide. Lorsqu’il rentra, la source de mes larmes étoit tarie ; mais on en voyoit encore la trace dans mes yeux humides et gonflés. Il s’assit avec un air de mauvaise humeur. Nous gardâmes l’un et l’autre un long silence. À la fin, prenant un ton hautain : « Madame, me dit-il, j’espère que vos paquets sont faits, car les chevaux de poste arriveront demain à six heures du matin. » Ce langage mit ma patience à bout, « Non, monsieur, lui répondis-je, mon écritoire n’est pas encore fermée, il reste à y placer cette lettre. » Et la jetant sur la table, je l’accablai des reproches les plus amers.

« Soit prudence, soit honte, ou conscience de ses torts, M. Fitz-Patrick, quoique le plus violent des hommes, ne s’emporta point. Il s’efforça, au contraire, de m’apaiser par la douceur ; il désavoua hautement la phrase dont il me voyoit le plus courroucée, et jura qu’il n’avoit jamais rien écrit de semblable. Il convint qu’à la vérité il avoit parlé de son mariage, et de la préférence qu’il me donnoit sur ma tante ; mais il nia avec mille serments, qu’il en eût allégué cet indigne motif. Il s’excusa de son indiscrétion sur un pressant besoin d’argent occasionné, disoit-il, par l’abandon où il avoit laissé trop long-temps ses biens d’Irlande. Cet embarras, dont il n’avoit pu se résoudre à me faire l’aveu, étoit, ajouta-t-il, l’unique raison de ses vives instances pour notre départ. Il m’adressa ensuite les discours les plus tendres, me fit mille caresses passionnées, et autant de protestations d’amour.

« Une circonstance qu’il omit de relever, me parut d’un grand poids en sa faveur. Il étoit question de douaire dans la lettre du tailleur : or, M. Fitz-Patrick savoit fort bien que ma tante n’avoit jamais été mariée. M’imaginant que cet homme s’étoit exprimé ainsi, d’après ses propres conjectures, ou sur quelque ouï-dire, je me persuadai que l’odieuse phrase pouvoit bien aussi ne pas avoir de fondement plus solide. Quelle logique ! ma chère ; j’étois plutôt son avocat que son juge ! Mais pourquoi chercher à justifier ma foiblesse ? Mon mari, eût-il été vingt fois plus coupable encore, la moitié de la tendresse qu’il me témoigna lui auroit suffi pour obtenir son pardon. Je ne m’opposai plus à sa volonté, nous partîmes dès le lendemain, et huit jours après nous arrivâmes à l’habitation de M. Fitz-Patrick.

« Vous me dispenserez de vous raconter les détails de notre voyage ; le récit en seroit aussi ennuyeux pour vous que pour moi.

« Si j’étois dans un de ces accès de gaîté où vous m’avez vue si souvent, je pourrois vous décrire d’une manière assez plaisante, l’antique manoir de M. Fitz-Patrick. Il paraissoit avoir servi jadis de demeure à un gentilhomme. La place n’y manquoit pas, et d’autant moins que les meubles n’en occupoient guère. Une vieille femme qu’on eût dit contemporaine de l’édifice, et qui ressembloit fort à celle dont parle Chamont dans l’Orpheline, nous reçut à la grille, et dans un jargon aussi rude qu’inintelligible pour moi, complimenta son maître sur son heureuse arrivée. Cette scène grotesque me causa une grande tristesse. Mon mari s’en aperçut. Au lieu de chercher à la dissiper, il l’augmenta par deux ou trois railleries piquantes. « Vous voyez, madame, me dit-il, qu’il y a de bonnes maisons ailleurs qu’en Angleterre ; mais peut-être préféreriez-vous à ce château, un chétif logement à Bath. »

« Heureuse, ma chère, la femme qui, dans toutes les circonstances de la vie, a pour appui, pour consolateur un compagnon d’une humeur agréable et facile… Mais à quoi bon arrêter ma pensée sur l’image du bonheur ? Ce n’est qu’aggraver mon infortune. M. Fitz-Patrick, loin de songer à égayer ma solitude, me prouva bientôt qu’en tous lieux, et en toute situation, j’aurois été malheureuse avec lui. C’étoit un homme hautain, impérieux, tel que vous n’en avez jamais vu ; car une femme n’en peut trouver le modèle que dans un père, un frère, ou un mari ; et votre père n’est point de ce caractère. L’insolent personnage s’étoit montré naguère à moi, il se montroit encore aux autres sous un jour bien différent. Bon Dieu, faut-il que les hommes portent constamment un masque dans le monde, et ne laissent voir leurs défauts que dans leur intérieur ? Là, ma chère, ils se dédommagent avec usure de la pénible contrainte qu’ils s’imposent en public. Plus mon mari avoit été vif et enjoué dans la société, plus il revenoit chez lui sombre et morose. Comment vous peindre sa dureté ? il étoit froid et insensible à ma tendresse. Ces plaisanteries innocentes dont ma Sophie et mes autres amies daignoient s’amuser autrefois, il les écoutoit avec dédain. Avois-je l’air sérieux et mélancolique, il chantoit, il siffloit. Étois-je abattue, plongée dans le chagrin, il entroit en fureur et me maltraitoit. Si par hasard j’étois de bonne humeur, il n’avoit garde de partager ma gaîté, ni de l’attribuer à l’agrément de sa compagnie ; mais il s’offensoit toujours de ma tristesse, et l’imputoit au regret d’avoir épousé, disoit-il, un Irlandois.

« Vous concevez aisément, ma chère miss Sensée (pardon, je m’oublie), vous concevez, dis-je, aisément que lorsqu’une femme fait un mariage imprudent, selon le monde, c’est-à-dire lorsqu’elle ne sacrifie pas tout à l’intérêt, elle doit avoir quelque penchant, quelque affection pour son mari. Vous n’aurez pas de peine à croire non plus que le temps peut altérer cette affection, et je vous assure que le mépris finit par la détruire entièrement. J’en sentis un profond pour M. Fitz-Patrick, quand je m’aperçus qu’il étoit (passez-moi l’expression) un sot achevé. Vous vous étonnerez peut-être que j’aie tant tardé à faire cette découverte ; mais les femmes ne manquent jamais de raisons pour excuser les défauts de l’homme qu’elles aiment ; et puis, permettez-moi de vous le dire, il faut avoir, dans la jeunesse, une pénétration extraordinaire, pour découvrir un sot sous le vernis de la galanterie et du bon ton.

« Une fois que je méprisai mon mari, sa compagnie, vous le jugez bien, ne dut m’inspirer que du dégoût. Par bonheur, j’en étois rarement importunée. Depuis son arrivée, M. Fitz-Patrick avoit meublé son château avec élégance, rempli sa cave de bons vins, acheté un grand nombre de chiens et de chevaux. Comme il aimoit à recevoir noblement ses voisins, ils accouroient chez lui de toutes parts. La chasse et la table consumoient une si grande partie de son temps, qu’il lui en restoit peu pour me voir, ou plutôt pour me faire enrager.

« Mais lors même que j’étois délivrée du fardeau de sa présence, incapable de charmer mes ennuis par de flatteuses illusions, je tombois dans une mélancolie profonde. Mes tristes pensées ne me laissoient aucun repos, aucun espoir de soulagement. J’en étois obsédée jour et nuit. Dans cette position, je fus mise à une épreuve dont on ne sauroit peindre, ni concevoir l’horreur. Figurez-vous, ma chère, si vous le pouvez, ce que j’eus à souffrir. Je devins mère ; et ce titre si doux, je le devois à un homme que je méprisois, que je détestois, que j’abhorrois. Avec cette haine dans le cœur, j’éprouvai toutes les angoisses, toutes les douleurs d’un laborieux accouchement, dans un désert, ou plutôt dans une taverne (car telle étoit devenue notre maison), sans une amie, sans une compagne, sans aucune de ces distractions qui souvent adoucissent, et compensent quelquefois en de pareils moments les souffrances de notre sexe. »