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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 06

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 193-198).

CHAPITRE VI.



LES MEILLEURES CHOSES SONT SUJETTES À ÊTRE MAL COMPRISES ET MAL INTERPRÉTÉES.

On entendit un grand bruit dans le vestibule, où l’hôtesse maltraitoit rudement sa servante de la langue et du poing. Elle s’étoit aperçue de son absence, et après quelques recherches, elle l’avoit trouvée sur le théâtre des marionnettes, avec le paillasse, dans une situation peu décente.

Quoique Grace (c’étoit le nom de la servante) eût perdu toute modestie, comme elle avoit presque été prise en flagrant délit, elle n’eut pas l’impudence de nier le fait : mais usant d’un autre expédient, elle s’efforça d’adoucir sa faute. « Pourquoi me battez-vous ainsi ? dit-elle à sa maîtresse. Ma conduite ne vous plaît point ? eh bien ! renvoyez-moi. Si je suis une catin (car l’hôtesse l’avoit gratifiée de cette épithète), mes supérieures le sont aussi bien que moi. N’en étoit-elle pas une, cette belle dame que nous venons de voir sur le théâtre des marionnettes ? Ce n’est pas pour rien, je pense, qu’elle a passé dehors toute la nuit. »

L’hôtesse entra alors toute furieuse dans la cuisine, et accabla d’injures son mari, ainsi que le pauvre bateleur. « Voyez, dit-elle au premier, ce qu’on gagne à loger de pareilles gens. S’ils boivent un peu plus que d’autres, leur dépense dédommage à peine du désordre qu’ils causent : et puis cette racaille-là change une honnête maison en un mauvais lieu. Enfin, j’entends que vous m’en débarrassiez dès demain matin. Je suis décidée à ne pas tolérer davantage des parades qui ne sont propres qu’à enseigner à nos domestiques la fainéantise et le vice. C’est le seul fruit qu’ils en puissent recueillir. Je me souviens du temps où les marionnettes représentoient des sujets tirés de l’Écriture sainte, tels que le vœu téméraire de Jephté et autres histoires édifiantes, où le diable emportoit les méchants. Il y avoit du sens dans ces pièces-là ; mais comme notre ministre le disoit dimanche dernier, personne ne croit plus au diable aujourd’hui. Pourquoi nous amener un tas de marionnettes vêtues comme des lords et des ladys ? Cela ne sert qu’à tourner la tête à nos paysannes ; et quand elles ont une fois la tête à l’envers, Dieu sait ce qui s’ensuit ! »

Dans une violente émeute, dit Virgile, quand la populace mutinée se saisit de toutes les armes qu’elle trouve sous sa main, et les lance avec fureur, si un homme recommandable par son âge et par sa vertu vient à paroître, à l’instant le tumulte s’apaise, et cette populace qui, réunie en corps, peut se comparer à un âne, dresse ses longues oreilles, pour écouter le vénérable personnage.

Au contraire, lorsqu’une assemblée de graves philosophes est occupée à débattre une question de morale, et que la sagesse en personne semble présider à la discussion et fournir tour à tour aux orateurs de solides arguments, s’élève-t-il dans le voisinage une rixe sérieuse ? une femme querelleuse (aussi bruyante elle seule que toute une multitude), pénètre-t-elle subitement au milieu de la docte compagnie ? aussitôt plus de discussion, plus de raisonnements. L’attention générale se fixe sur la mégère.

Ainsi la scène orageuse dont nous avons parlé, et l’arrivée de l’hôtesse interrompirent brusquement et sans retour la pompeuse harangue du joueur de marionnettes. C’étoit le contre-temps le plus fâcheux qui pût lui arriver. Toute la malice du sort n’auroit pu imaginer un tour plus sanglant pour confondre le pauvre homme, au moment où il préconisoit l’influence salutaire de son spectacle sur les mœurs. Il demeura muet, tel qu’un charlatan qui, dans le cours d’un éloge emphatique de l’admirable vertu de ses poudres, verroit apporter devant son théâtre, comme un témoin de son savoir-faire, le cadavre d’une de ses victimes. Sans répondre à l’hôtesse, il courut châtier le paillasse ; et maintenant la lune commençoit à montrer, comme disent les poëtes, son disque d’argent qui paroissoit plutôt, en ce moment, un disque de cuivre. Jones demanda son compte, et fit dire à Partridge qu’on venoit de réveiller d’un profond somme, de se préparer à partir ; mais le pédagogue qui avoit déjà fait dans la journée deux tentatives heureuses sur l’esprit de son maître, résolut d’en essayer une troisième : c’étoit de l’engager à passer la nuit dans l’auberge. Il débuta par une feinte surprise de la résolution qu’annonçoit M. Jones de se remettre en route. Après l’avoir combattue par de bonnes raisons, il s’attacha surtout à en démontrer l’inutilité. « Monsieur, lui dit-il, à moins de savoir quel chemin a pris mademoiselle Sophie, vous courez risque de vous éloigner d’elle à chaque pas. Vous voyez par le rapport de tous les gens de la maison qu’elle n’a point passé par ici. Ne vaut-il pas mieux rester jusqu’à demain matin dans cette auberge, avec l’espoir bien fondé d’y rencontrer quelqu’un qui nous donnera de ses nouvelles ? »

Jones fut frappé de ce dernier argument. Tandis qu’il le pesoit attentivement, l’hôte vint ajouter dans la balance tout le poids de sa rhétorique. « À coup sûr, monsieur, lui dit-il, votre valet vous donne un excellent conseil. Eh ! qui pourroit se résoudre à voyager la nuit par un temps pareil ! » Il fit ensuite, dans le style accoutumé, un grand étalage des commodités et des agréments qu’offroit sa maison. L’hôtesse enchérit encore sur son mari. Pour abréger le détail des artifices ordinaires aux gens de leur métier, il suffira de dire que Jones consentit enfin à rester, et à prendre quelques heures de repos. Il en sentoit d’autant plus le besoin, qu’à peine avoit-il fermé l’œil, depuis son départ de l’hôtellerie où il avoit été blessé à la tête.

Aussitôt après cette détermination il alla se coucher, emportant avec lui les deux objets précieux qu’il ne quittoit ni jour ni nuit, le portefeuille et le manchon ; mais Partridge qui s’étoit rafraîchi à différentes reprises par de petits sommes, se trouvoit plus disposé à manger qu’à dormir, et encore plus à boire.

La tempête excitée par l’inconduite de Grace étoit apaisée, l’hôtesse s’étoit réconciliée avec le joueur de marionnettes qui de son côté lui avoit pardonné les réflexions injurieuses qu’elle avoit faites sur son art, dans un mouvement de colère. Ainsi il régnoit une apparence générale de concorde et de tranquillité. Autour du feu de la cuisine étoient rangés l’hôte, l’hôtesse, le joueur de marionnettes, le clerc de procureur, le commis de l’accise et le spirituel Partridge. Ils eurent ensemble l’agréable conversation qu’on lira dans le chapitre suivant.