Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 12/Chapitre 11

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 228-232).

CHAPITRE XI.



CONTRE-TEMPS QUI ARRIVE À JONES EN PARTANT POUR COVENTRY. SAGES RÉFLEXIONS DE PARTRIDGE.

Il n’y a point de route plus facile à tenir que celle qui mène de l’auberge où étoient nos voyageurs, à la ville de Coventry ; et quoique ni Jones, ni Partridge, ni le guide, n’eussent jamais passé par là, ils n’auroient guère pu s’égarer sans les deux circonstances dont nous avons parlé à la fin du dernier chapitre. Elles furent cause que nos voyageurs se jetèrent dans un chemin beaucoup moins fréquenté : de sorte qu’après une marche de six milles, au lieu d’apercevoir les superbes tours de Coventry, ils se trouvèrent dans une cavée boueuse, d’où rien ne leur annonçoit l’approche d’une grande cité.

Jones dit au guide qu’il s’étoit sûrement trompé de route. Celui-ci soutint que c’étoit impossible : terme qui s’emploie souvent dans la conversation pour signifier tantôt ce qui est contraire, tantôt ce qui est conforme à la vraisemblance, et quelquefois ce qui est certain. Cette espèce d’hyperbole ressemble à l’étrange extension qu’on donne fréquemment aux mots infini et éternel, dont l’un sert à exprimer une distance de six pieds, et l’autre une durée de cinq minutes. On assure de même qu’il est impossible de perdre ce qui est déjà perdu ; c’étoit le cas présent. Malgré les assurances formelles du guide, nos voyageurs n’étoient pas plus dans la vraie route de Coventry, qu’un avide et impitoyable avare n’est dans le chemin du ciel.

On ne peut se figurer sans l’avoir éprouvée, l’horreur qu’inspirent les ténèbres, la pluie et le vent au malheureux égaré pendant la nuit. Rien ne soutient son courage contre les injures du temps. Il n’a point devant les yeux l’agréable perspective de vêtements secs, d’un bon feu, d’une bonne table et d’un bon lit. Il suffit pourtant de se faire une imparfaite idée de cette affreuse position, pour concevoir les pensées qui remplirent alors la tête de Partridge.

À mesure qu’on avançoit, Jones affirmoit d’une manière positive que ce n’étoit point la route de Coventry. Le guide lui-même en convint à la fin, tout en assurant qu’il étoit impossible qu’il se fût trompé. Partridge ne partageoit pas son opinion. « Monsieur, dit-il à Jones, dès l’instant de notre départ, j’ai bien prévu que nous étions menacés de quelque malheur. N’avez-vous pas remarqué cette vieille femme qui étoit debout à la porte de l’auberge, comme vous montiez à cheval, et qui vous a demandé l’aumône ? J’aurois souhaité de tout mon cœur que vous lui fissiez la charité ; car elle a dit que vous vous repentiriez de votre refus. Au moment même il a commencé à pleuvoir, et le vent n’a cessé d’augmenter depuis. Tenez, monsieur, on a beau dire, je soutiens, moi, et je le sais par expérience, que les sorcières ont le pouvoir de commander à l’orage : or, si cette vieille n’est pas une sorcière, croyez que je n’en ai jamais vu de ma vie. Je l’ai jugée telle au premier coup d’œil, et si j’avois eu de la monnaie dans ma poche, je lui aurois donné quelque chose. Il est toujours bon d’être charitable envers ces sortes de gens, dans la crainte de ce qui peut arriver. J’ai connu plus d’un laboureur qui a perdu son troupeau, pour avoir voulu épargner un sou. »

Jones, quoique désolé du retard que lui causoit la méprise de son guide, ne put s’empêcher de sourire de la superstition de Partridge. Un accident vint encore l’augmenter. Le pédagogue tomba lourdement de cheval ; cependant il en fut quitte pour être couvert de boue depuis les pieds jusqu’à la tête. À peine relevé sur ses jambes, il tira de sa chute une nouvelle preuve de la vérité de ses pressentiments. Jones voyant qu’il ne s’étoit fait aucun mal, lui répondit en riant : « Votre prétendue sorcière, Partridge, est une ingrate. Elle ne distingue pas, dans son ressentiment, ses amis de ses ennemis. Quand mon refus auroit excité sa colère, devoit-elle vous faire tomber de cheval, vous qui montrez tant de respect pour elle ?

— Il ne faut pas, monsieur, reprit Partridge, se moquer de gens qui ont un tel pouvoir ; car ils sont souvent très-méchants. Je me souviens d’un maréchal qui offensa une de ces sorcières, en lui demandant à quelle époque finiroit son pacte avec le diable ; et à trois mois de là, jour pour jour, sa plus belle vache se noya. Ce n’est pas tout. Peu de temps après, le maréchal voulant régaler quelques-uns de ses voisins, mit en perce un tonneau de sa meilleure bière. Pendant la nuit la sorcière lâcha le robinet, et toute la liqueur se répandit dans le cellier. Enfin, depuis ce temps, rien ne réussit au pauvre homme. Dans son désespoir il s’adonna à la boisson. Au bout d’un an ou deux on saisit son mobilier, et il est maintenant à la charité de la paroisse, lui et sa famille. »

Le guide, et peut-être aussi le cheval, prêtoient une oreille attentive à ce récit, quand tout-à-coup, soit négligence du cavalier, soit malice de la sorcière, ils tombèrent tous deux dans un bourbier.

Partridge attribua cette chute à la même cause qui avoit occasionné la sienne. « Allons, monsieur, dit-il à Jones, c’est maintenant votre tour. Au nom de Dieu, mon cher maître, retournons sur nos pas, tâchons de retrouver la vieille femme, et de faire notre paix avec elle. Nous regagnerons l’auberge en un clin d’œil. Quoiqu’il nous ait semblé que nous avancions, je suis convaincu que nous n’avons pas changé de place depuis une heure ; et je jurerois que nous verrions encore l’auberge d’où nous sommes partis, s’il faisoit jour. »

Jones, au lieu de répondre à ce sage conseil, ne s’occupoit que du guide, dont la chute n’eut rien de plus fâcheux que celle de Partridge. Notre homme, accoutumé depuis longues années à de pareils accidents, se remit en selle, et prouva bientôt par ses jurements et par les coups de fouet prodigués à sa monture, qu’il n’avoit nullement perdu l’usage de ses membres.