Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 07

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 307-316).

CHAPITRE VII.



AMUSEMENTS D’UN BAL MASQUÉ.

Voilà nos deux jeunes gens dans ce temple où Heydegger, l’arbitre suprême des divertissements, le grand-prêtre du plaisir, préside avec éclat, et comme les autres prêtres païens, trompe les adorateurs du dieu, en leur annonçant sa présence dans un lieu où il n’est pas.

Après avoir fait un tour ou deux avec son compagnon, Nightingale lui dit : « Maintenant, monsieur, cherchez fortune de votre côté. » Et il le quitta pour suivre une femme.

Jones commençoit à croire sérieusement que Sophie étoit au bal ; et cette idée lui inspiroit plus d’ardeur et de gaîté que la musique, les lumières et la foule, quoique ce soient d’assez puissants antidotes contre le spleen. Dès qu’il apercevoit une femme qui par sa taille, sa démarche, ou son air, ressembloit un peu à son amante, il l’accostoit et tâchoit de lui adresser un mot piquant, pour en tirer une réponse qui trahît cette voix sur laquelle il croyoit ne pouvoir se méprendre. Souvent on lui répondoit d’un ton aigre : « Est-ce que vous me connoissez ? » plus souvent encore : « Je ne vous connois pas, monsieur, » et rien de plus. Il arrivoit parfois qu’on le traitoit d’impertinent, qu’on ne daignoit pas l’honorer d’une réponse, ou qu’on lui disoit : « En vérité, je ne sais qui vous êtes ; passez votre chemin, et laissez-moi tranquille. » Quelques femmes pourtant lui faisoient des réponses très-obligeantes ; mais leur voix n’étoit pas celle qu’il brûloit d’entendre.

Comme il parloit à l’une de celles-ci vêtue en bergère, une femme en domino s’approcha de lui, et le frappant sur l’épaule, lui dit à l’oreille : « Si vous causez davantage avec cette créature, j’en instruirai miss Western. »

Aussitôt Jones s’empressa de quitter ce masque, et suivit la dame au domino, la priant, la conjurant de lui montrer la personne dont elle venoit de parler, si elle étoit dans la salle.

La dame, sans dire un mot, gagna à grands pas l’extrémité d’une pièce éloignée, puis s’assit en se plaignant d’une extrême fatigue. Jones se mit à côté d’elle, et continua ses instances. À la fin, l’inconnue lui répondit froidement : « Je croyois M. Jones un amant trop clairvoyant, pour qu’aucun déguisement pût lui cacher sa maîtresse.

— Elle est donc ici ? s’écria Jones vivement.

— Parlez plus bas, monsieur, reprit la dame. On peut vous entendre. Je vous jure, sur mon honneur, que miss Western n’est pas ici. »

Jones prit alors la main de l’inconnue, et la supplia de nouveau de lui apprendre où il pourroit la trouver. Voyant qu’il n’en obtenoit que des réponses évasives, il changea de propos, et lui reprocha avec douceur d’avoir manqué la veille à sa parole. « Ne croyez pas m’abuser, charmante reine des fées, dit-il, je reconnois très-bien votre majesté, malgré ses efforts pour déguiser sa voix. En vérité, mistress Fitz-Patrick, c’est une cruauté de vous divertir à me tourmenter.

— Quoique vous m’ayez si finement devinée, répartit la dame masquée, il faut que je continue à parler du même ton de voix, de peur d’être reconnue par d’autres. Pensez-vous, mon cher monsieur, que je prenne si peu d’intérêt à ma cousine, que je veuille seconder un dessein qui entraîneroit sa ruine, aussi bien que la vôtre ? Je vous garantis d’ailleurs qu’elle ne fera pas la folie de consentir à se perdre elle-même, si vous êtes assez son ennemi pour l’y engager.

— Hélas ! madame, c’est bien mal connoître mon cœur, que de m’appeler l’ennemi de miss Western.

— Cependant, monsieur, conspirer la ruine de quelqu’un, n’est-ce pas agir en ennemi ? et lorsqu’on a en même temps la conviction et la certitude qu’on se perd soi-même, ne joint-on pas l’extravagance au crime ? Ma cousine n’a guère à présent que ce qu’il plaira à son père de lui donner : et c’est bien peu de chose pour une personne de son rang. Vous connoissez le caractère de M. Western et votre situation.

— Je vous proteste, madame, que je n’ai point sur miss Western les vues qu’on me suppose. J’aimerois mieux souffrir la mort la plus cruelle, que d’immoler à ma passion l’intérêt d’une personne si chère. Je sais combien je suis à tous égards indigne de la posséder. Depuis long-temps j’avois résolu de renoncer à une si haute ambition ; mais d’étranges événements m’ont fait désirer de la revoir encore une fois, au moment où je me promettois de prendre congé d’elle pour jamais. Non, madame, je n’ai pas la bassesse de chercher ma propre satisfaction aux dépens de l’honneur et de la fortune de celle que j’adore. Je sacrifierois tout à la possession de ma Sophie, excepté Sophie elle-même. »

Il est possible que le lecteur ait déjà pris une assez médiocre idée de la dame au domino, et peut-être, par la suite, la trouvera-t-il peu digne d’être citée comme un modèle de vertu. Quoi qu’il en soit, les nobles sentiments de Jones la touchèrent vivement, et augmentèrent beaucoup l’affection qu’elle avoit d’abord conçue pour lui.

Après un moment de silence, elle lui répondit qu’elle voyoit dans ses prétentions sur Sophie, plus d’imprudence que de présomption. « Les jeunes gens, ajouta-t-elle, ne sauroient porter leurs vues trop haut. J’aime l’ambition dans un jeune homme. Croyez-moi, n’hésitez pas à vous y livrer. Vous pourrez réussir auprès des personnes les plus distinguées par leur rang dans le monde. Je suis même convaincue qu’il y a des femmes… Mais ne me trouvez-vous pas bien extraordinaire, M. Jones, de donner des conseils à quelqu’un que je connois à peine, et dont la conduite à mon égard est si peu faite pour me plaire ? »

Jones lui représenta qu’il espéroit ne l’avoir offensée en rien, dans ce qu’il avoit dit de sa cousine.

« Eh ! monsieur, reprit-elle, connoissez-vous assez peu notre sexe, pour ignorer qu’on ne peut faire à une femme un affront plus sensible, que de l’entretenir de sa passion pour une autre ? Si la reine des fées n’avoit pas mieux présumé de votre galanterie, j’ai peine à croire qu’elle vous eût donné rendez-vous ici. »

Jones ne s’étoit jamais senti moins de disposition à une intrigue qu’en ce moment ; mais la galanterie avec les femmes entroit dans ses principes d’honneur. Il se croyoit aussi obligé d’accepter un défi amoureux, qu’un cartel. L’intérêt même de sa passion lui commandoit de ménager la dame au domino, par le moyen de laquelle il espéroit retrouver sa Sophie.

Il commençoit donc à répondre avec beaucoup de feu à ses dernières paroles, lorsqu’un masque en costume de vieille vint les joindre. C’étoit une de ces femmes qui ne vont au bal masqué que pour y exercer leur méchanceté naturelle, pour dire aux gens de dures vérités, et gâter de tout leur pouvoir le plaisir d’autrui. Ayant remarqué Jones et sa compagne qu’elle connoissoit à merveille, en conférence intime dans un coin de la salle, elle imagina qu’elle ne pouvoit trouver une plus belle occasion de satisfaire sa maligne humeur, qu’en troublant leur tête-à-tête. Dans ce dessein, elle les attaqua, et les eut bientôt chassés de leur retraite. Non contente de ce premier succès, elle les poursuivit dans tous les lieux où ils cherchoient à l’éviter. Enfin Nightingale, témoin de la détresse de son ami, vint à son secours et força la vieille de choisir une autre victime.

Tandis que Jones, débarrassé de l’importune harpie, se promenoit dans la salle avec sa compagne, il observa qu’elle parloit à divers masques du même air de connoissance que s’ils avoient eu le visage découvert. Il ne put s’empêcher de lui en témoigner sa surprise. « J’admire, madame, lui dit-il, avec quelle rare pénétration, vous distinguez les personnes sous toutes sortes de déguisements.

— Rien, répondit-elle, n’est plus insipide, plus puéril qu’un bal masqué pour les gens du grand monde. Ils s’y reconnoissent en général au premier coup d’œil, aussi bien que dans un salon. Aucune femme de qualité n’y adresse la parole aux personnes qui lui sont inconnues. La plupart de celles que vous voyez ne viennent ici que pour tuer le temps, et en sortent plus excédées que d’un long sermon. À vous parler franchement, l’ennui commence aussi à me gagner. Si j’ai le don de deviner, vous ne vous amusez pas davantage. Avouez que ce seroit presque de ma part un acte de charité pour vous, que de m’en retourner chez moi.

— Je n’en connois qu’un plus méritoire à mes yeux, dit Jones, ce seroit de me permettre de vous y accompagner.

— Assurément, monsieur, vous avez conçu de moi une étrange opinion, si vous me supposez capable, après une si légère connoissance, de vous recevoir chez moi à l’heure qu’il est. Vous seriez-vous mépris sur le motif de l’intérêt que j’ai montré pour ma cousine ? Soyez sincère, monsieur, regarderiez-vous cette entrevue comme un rendez-vous ? M. Jones est-il accoutumé à faire des conquêtes si rapides ?

— Madame, je ne suis point accoutumé, moi-même, à me rendre si vite ; mais vous vous êtes emparée de mon cœur, par surprise. Je suis devenu votre esclave, et vous ne pouvez trouver mauvais, qu’en cette qualité, je vous suive partout. »

Il accompagna cette déclaration des gestes les plus expressifs. La dame lui en fit une douce réprimande, et l’avertit qu’on pourroit s’apercevoir de leur familiarité. « Je vais, lui dit-elle, souper chez une de mes amies, et je compte bien que vous ne m’y suivrez pas. Si vous le faisiez, on prendroit de moi une singulière idée. Ce n’est pas que mon amie se pique de pruderie. J’espère pourtant que vous ne m’accompagnerez point : autrement je ne saurois que lui dire. »

À ces mots, elle quitta le bal. Jones, malgré sa défense, ne balança pas à la suivre. Il éprouvoit de nouveau l’embarras dont nous avons déjà parlé, c’est-à-dire le besoin d’un schelling, et il n’avoit pas cette fois la ressource de l’emprunter. Sans se déconcerter, il se détermina à suivre la chaise de la dame, au milieu des huées des porteurs qui ne perdent guère l’occasion de dégoûter les personnes comme il faut, d’aller à pied. Par bonheur, les gens de l’espèce de ceux qui ont coutume d’attendre à la porte de l’Opéra étoient trop occupés en ce moment pour quitter leur poste ; la nuit déjà fort avancée préserva Jones du désagrément d’en rencontrer beaucoup de la même sorte dans la rue, et il poursuivit tranquillement son chemin dans un costume qui, à une autre heure, n’auroit pas manqué de mettre toute la canaille à ses trousses.

La dame fit arrêter ses porteurs dans une rue près de Hanover-square. La porte de la maison s’ouvrit à l’instant. Elle sortit de sa chaise, et monta l’escalier, suivie de Jones qui entra, sans façon, avec elle dans un salon bien échauffé et richement meublé. L’inconnue parlant toujours du même ton de voix qu’au bal masqué, parut surprise de ne point trouver la maîtresse de la maison. « Il faut, dit-elle, que mon amie ait oublié le rendez-vous qu’elle m’a donné. » Elle en témoigna un grand mécontentement, et feignit tout-à-coup d’être alarmée d’un tête-à-tête avec Jones. Elle lui demanda ce qu’on penseroit, si on savoit qu’ils eussent été seuls ensemble, à une heure aussi indue ?

Au lieu de répondre à une question de cette importance, Jones pressa la dame de se démasquer. Elle finit par y consentir, et montra à ses yeux, non mistress Fitz-Patrick, mais lady Bellaston.

Ce seroit un fort ennuyeux détail que celui d’une conversation qui dura depuis deux heures du matin jusqu’à six, et où il ne se dit rien que de très-ordinaire. Il suffira d’en rapporter une particularité de quelque intérêt pour notre histoire. Lady Bellaston promit à Jones qu’elle tâcheroit de découvrir où étoit miss Western, et de lui procurer, sous peu de jours, l’occasion de la voir, mais à condition qu’il prendroit congé d’elle pour toujours. Ce point définitivement arrêté, ainsi qu’un second rendez-vous dans la soirée, et au même lieu, ils se séparèrent. La dame retourna à son hôtel et Jones, chez mistress Miller.