Traduction de l’Apocolokintosis de Sénèque

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TRADUCTION
DE
L’APOCOLOKINTOSIS
DE SENEQUE,
Sur la mort de l’Empereur Claude.


Je veux raconter aux hommes ce qui s’eſt paſſé dans les Cieux le treize Octobre sous le Conſulat d’Aſinius Marcellus & d’Acilius Aviola, dans la nouvelle année qui commence cet heureux ſiecle[1]. Je ne ferai ni tort ni grace ; mais ſi l’on demande comment je ſuis ſi bien inſtruit ? Premiérement je ne répondrai rien, s’il me plaît ; car qui m’y pourra contraindre ? Ne ſais-je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce galant-homme qui avoit très-bien vérifié le proverbe, qu’il faut naître ou monarque ou ſot ?

Que ſi je veux répondre, je dirai comme un autre tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on jamais caution à un Hiſtorien-juré ? Cependant, ſi j’en voulois une, je n’ai qu’à citer celui qui a vu Druſille monter au Ciel ; il vous dira qu’il a vu Claude y monter auſſi tout clochant. Ne faut-il pas que cet homme voye, bon-gré malgré, tout ce qui ſe fait là-haut ? n’eſt-il pas inſpecteur de la Voie Appienne par laquelle on ſait qu’Auguſte & Tibere ſont allés ſe faire Dieux ? Mais ne l’interrogez que tête-à-tête ; il ne dira rien en public ; car après avoir juré dans le Sénat qu’il avoit vu l’aſcenſion de Druſille, indigné qu’au mépris d’une ſi bonne nouvelle personne ne voulût croire à ce qu’il avoir vu, il proteſta en bonne forme qu’il verroit tuer un homme en pleine rue qu’il n’en diroit rien. Pour moi je peux jurer par le bien que je lui souhaite qu’il m’a dit ce que je vais publier. Déjà

Par un plus court chemin l’aſtre qui nous éclaire
Dirigeoit à nos yeux ſa courſe journaliere ;
Le Dieu fantaſque & brun qui préſide au repos,
A de plus longues nuits, prodiguoit ſes pavots.
La blafarde Cynthie aux dépens de ſon frere,
De ſa triste lueur éclairoit l’hémiſphere,
Et le difforme hiver obtenoit les honneurs
De la ſaiſon des fruits & du Dieu des buveurs.
Le vendangeur tardif, d’une main engourdie,
Otoit encor du cep quelque grappe flétrie.

Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en diſant que c’étoit le treizieme d’Octobre. A l’égard de l’heure, je ne puis vous la dire exactement, mais il eſt à croire que là-deſſus les Philoſophes s’accorderont mieux que les horloges[2] Quoi qu’il en ſoit, ſuppoſons qu’il étoit entre ſix & ſept, & puiſque non contens d’écrire le commencement & la fin du jour, les Poëtes, plus actifs que des manœuvres, n’en peuvent laiſſer en paix le milieu ; voici comment dans leur langue j’exprimerois cette heure fortunée.

Déjà du haut des Cieux le Dieu de la lumiere
Avoit en deux moitiés partagé l’hémiſphere,
Et preſſant de la main ſes Courſiers déjà las,
Vers l’heſpérique bord accéléroit leurs pas.

Quand Mercure que la folie de Claude avoit toujours amuſé, voyant ſon ame obſtruée de toutes parts chercher vainement une iſſue, prit à part une des trois Parques, & lui dit : comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un miſérable dans des tourmens si longs & ſi peu mérités ? Voilà bientôt ſoixante-quatre ans qu’il eſt en querelle avec ſon ame. Qu’attends-tu donc encore ? ſouffre que les aſtrologues, qui depuis ſon avénement annoncent tous les ans & tous les mois ſon trépas, diſent vrai du moins une fois. Ce n’eſt pas merveille, j’en conviens, s’ils ſe trompent en cette occaſion : car qui trouva jamais ſon heure, & qui ſait comment il peut rendre l’eſprit ? Mais n’importe ; fais toujours ta charge, qu’il meure & céde l’Empire au plus digne.

Vraiment, répondit Clotho, je voulois lui laiſſer quelques jours pour faire Citoyens-Romains ce peu de gens qui ſont encore l’être, puisque c’étoit son plaisir de voir Grecs, Gaulois, Eſpagnols, Bretons, & tout le monde en toge. Cependant, comme il eſt bon de laiſſer quelques étrangers pour graine, ſoit fait ſelon votre volonté. Alors elle ouvre une boëte & en tire trois fuſeaux : l’un pour Augurinus, l’autre pour Babe, & le troiſieme pour Claude ; ce ſont, dit-elle, trois perſonnages que j’expédierai dans l’eſpace d’un an à peu d’intervalle entr’eux, afin que celui-ci n’aille pas tout ſeul. Sortant de ſe voir environné de tant de milliers d’hommes, que deviendroit-il abandonné tout d’un coup à lui-même ? Mais ces deux camarades lui ſuffiront.

Elle dit : & d’un tour fait ſur un vil ſuseau,
Du ſtupide mortel abrégeant l’agonie,
Elle tranche le cours de ſa royale vie.
A l’inſtant Lachéſis, une de ſes deux ſœurs
Dans un habit paré de feſtons & de fleurs,
Et le front couronné des lauriers du permeſſe,
D’une toiſon d’argent prend une blanche treſſe
Dont ſon adroite main forme un fil délicat.
Le fil ſur le fuseau prend un nouvel éclat ;
De ſa rare beauté les ſœurs ſont étonnées,
Et toutes à l’envi de guirlandes ornées,
Voyant briller leur laine & s’enrichir encor
Avec un fil doré filent le ſiecle d’or :
De la blanche toiſon la laine détachée

Et de leurs doigts légers rapidement touchée,
Coule à l’inſtant ſans peine, & file & s’embellit,
De mille & mille tours le fuſeau ſe remplit.
Qu’il paſſe les longs jours & la trame fertile
Du rival de Céphale & du vieux Roi de Pyle.
Phœbus, d’un chant de joie annonçant l’avenir
De fuſeaux toujours neufs s’empreſſe à les ſervir,
Et cherchant ſur ſa lyre un ton qui les ſéduiſe,
Les trompe heureuſement sur le tems qui s’épuiſe.
Puiſſe un ſi doux travail, dit-il, être éternel !
Les jours que vous filez ne ſont pas d’un mortel :
Il me ſera ſemblable & d’air & de viſage,
De la voix & des chants il aura l’avantage.
Des ſiecles plus heureux renaîtront à ſa voix ;
Sa loi fera ceſſer le ſilence des loix.
Comme on voit du matin l’étoile radieuſe
Annoncer le départ de la nuit ténébreuſe ;
Ou tel que le ſoleil diſſipant les vapeurs,
Rend la lumiere au monde & l’alégreſſe aux cœurs ;
Tel Céſar va paroître, & la terre éblouie
A ſes premiers rayons eſt déjà réjouie.

Ainſi dit Apollon, & la Parque honorant la grande ame de Néron, ajoute encore de ſon chef pluſieurs années à celles qu’elle lui file à pleines mains. Pour Claude, tous ayant opiné que ſa trame pourrie fût coupée, auſſi-tôt il cracha son ame & ceſſa de paroître en vie. Au moment qu’il expira il écoutoit des Comédiens ; par où l’on voit que ſi je les crains ce n’eſt pas ſans cauſe. Après un ſon fort bruyant de l’organe dont il parloit le plus aiſément, ſon dernier mot fut ; foin ! je me ſuis embrené. Je ne ſais au vrai ce qu’il fit de lui, mais ainſi faiſoit-il toutes choses.

Il ſeroit ſuperflu de dire ce qui s’eſt paſſé depuis ſur la terre. Vous le ſavez tous, & il n’eſt pas à craindre que le public en perde la mémoire. Oublia-t-on jamais ſon bonheur ? Quant à ce qui s’eſt paſſé au Ciel, je vais vous le rapporter, & vous devez s’il vous plaît, m’en croire. D’abord on annonça à Jupiter un Quidam d’aſſez bonne taille, blanc comme une chevre, branlant la tête & traînant le pied droit d’un air fort extravagant. Interrogé d’où il étoit, il avoit murmuré entre ſes dents je ne ſais quoi, qu’on ne put entendre, & qui n’étoit ni grec ni latin ni dans aucune langue connue.

Alors Jupiter s’adreſſant à Hercule qui ayant couru toute la terre en devoit connoître tous les peuples, le chargea d’aller examiner de quel pays étoit cet homme. Hercule, aguerri contre tant de monſtres, ne laiſſa pas de se troubler en abordant celui-ci : frappé de cette étrange face, de ce marcher inuſité, de ce beuglement rauque & ſourd, moins semblable à la voix d’un animal terreſtre qu’au mugiſſement d’un monstre marin, ah, dit-il, voici mon treizieme travail ! Cependant en regardant mieux il crut démêler quelques traits d’un homme. Il l’arrête & lui dit aiſément en Grec bien tourné.

D’où viens-tu, quel es-tu, de quel pays es-tu ?

A ce mot, Claude voyant qu’il y avoit là des beaux-eſprits, eſpéra que l’un d’eux écriroit ſon hiſtoire, & s’annonçant pour Céſar par un vers d’Homere, il dit ;

Les vents m’ont amené des rivages Troyens.

mais le vers ſuivant eût été plus vrai ;

Dont j’ai détruit les murs, tué les Citoyens.

Cependant il en auroit impoſé à Hercule qui est un assez bon homme de Dieu, ſans la fievre qui laiſſant toutes les autres divinités à Rome, ſeule avoit quitté son Temple pour le ſuivre. Apprenez, lui dit-elle, qu’il ne sait que mentir ; je puis le ſavoir, moi qui ai demeuré tant d’années avec lui : C’eſt un bourgeois de Lyon ; il eſt né dans les Gaules à dix-ſept milles de Vienne ; il n’eſt pas Romain, vous dis-je, c’eſt un franc Gaulois, & il a traité Rome à la Gauloiſe. C’eſt un fait qu’il est de Lyon où Licinius a commandé ſi long-tems. Vous qui avez couru plus de pays qu’un vieux muletier, devez ſavoir ce que c’eſt que Lyon, & qu’il y a loin du Rhône au Xante.

Ici Claude enflammé de colere ſe mit à grogner le plus haut qu’il put. Voyant qu’on ne l’entendoit point, il fit ſigne qu’on arrêtat la fievre, & du geſte dont il faiſoit décoller les gens, (ſeul mouvement que ſes deux mains ſuſſent faire), il ordonna qu’on lui coupât la tête. Mais il n’étoit non-plus écouté que s’il eût parlé encore à ſes affranchis[3].

Oh, oh ! L’ami, lui dit Hercule, ne va pas faire ici le ſot. Te voici dans un ſéjour où les rats rongent le fer ; déclare promptement la vérité avant que je te l’arrache ; puis prenant un ton tragique pour lui en mieux impoſer, il continua ainſi :

Nomme à l’inſtant les lieux où tu reçus le jour,
Ou ta race avec toi va périr ſans retour.
De grands Rois ont ſenti cette lourde maſſue,
Et ma main dans ſes coups ne s’eſt jamais déçue ;
Tremble de l’éprouver encore à tes dépens.
Quel murmure confus entends-je entre tes dents ?
Parle, & ne me tiens pas plus long-tems en attente :
Quels climats ont produit cette tête branlante ?
Jadis dans l’Heſpérie au triple Géryon
J’allai porter la guerre, & par occaſion,
De ſes nobles troupeaux ravis dans ſon étable
Ramenai dans Argos le trophée honorable.
En route, aux pieds d’un mont doré par l’orient,
Je vis ſe réunir dans un ſéjour riant,
Le rapide courant de l’impétueux Rhône ;
Et le cours incertain de la paiſible Saône :
Eſt-ce là le pays où tu reçus le jour ?

Hercule en parlant de la ſorte affectoit plus d’intrépidité qu’il n’en avoit dans l’ame, & ne laiſſoit pas de craindre la main d’un fou. Mais Claude lui voyant l’air d’un homme réſolu qui n’entendoit pas raillerie, jugea qu’il n’étoit pas-là comme à Rome où nul n’oſoit s’égaler à lui, & que partout le coq est maître ſur ſon fumier. Il ſe remit donc à grogner, & autant qu’on put l’entendre il ſembla parler ainſi.

J’eſpérois, ô le plus sort de tous les Dieux ! que vous me protégeriez auprès des autres, & que ſi j’avois eu à me renommer de quelqu’un, c’eût été de vous qui me connoiſſez ſi bien. Car ſouvenez-vous-en, s’il vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant votre temple durant les mois de Juillet & d’Août ? Vous ſavez ce que j’ai ſouffert-là de miſeres, jour & nuit à la merci des avocats. Soyez ſûr, tout robuſte que vous êtes, qu’il vous a mieux valu purger les étables d’Augias que d’eſſuyer leurs criailleries, vous avez avalé moins d’ordures[4].

Or dites-nous quel Dieu nous ferons de cet homme-ci ? En ſerons-nous un Dieu d’Epicure, parce qu’il ne ſe ſoucie de personne ni personne de lui ? Un Dieu Stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n’engendre ? N’ayant ni cœur ni tête il ſemble aſſez propre à le devenir. Eh Meſſieurs ! s’il eût demandé cet honneur à Saturne même, dont, préſidant à ſes jeux, il fit durer le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenu. L’obtiendra-t-il de Jupiter qu’il a condamné pour cauſe d’inceſte autant qu’il étoit en lui, en faiſant mourir Silanus ſon gendre, & cela pourquoi ? Parce qu’ayant une ſœur d’une humeur charmante & que tout le monde appelloit, Vénus, il aima mieux l’appeller Junon. Quel ſi grand crime eſt-ce donc, direz-vous, de fêter diſcrétement ſa ſœur ? La loi ne le permet-elle pas à demi dans Athenes, & dans l’Egypte en plein[5] ?… A Rome… oh à Rome ignorez-vous que les rats mangent le fer ? Notre ſage bouleverſe tout. Quant à lui, j’ignore ce qu’il faiſoit dans ſa chambre, mais le voilà maintenant furetant le Ciel pour ſe faire Dieu, non content d’avoir en Angleterre un temple où les barbares le ſervent comme tel.

A la fin, Jupiter s’aviſa qu’il faloit arrêter les longues diſputes & faire opiner chacun à ſon rang. Peres Conſcripts, dit-il à ſes collegues ; au lieu des interrogations que je avois permiſes, vous ne faites que battre la campagne ; j’entends que la cour reprenne ſes formes ordinaires : que penſeroit de nous ce postulant tel qu’il ſoit ?

L’ayant donc fait ſortir, il alla aux voix, en commençant par le pere Janus. Celui-ci conſul d’une après-dînée, déſigné le premier Juillet, ne laiſſoit pas d’être homme à deux envers, regardant à la fois devant & derriere : en vrai pilier de barreau il ſe mit à débiter fort diſertement beaucoup de belles choſes que le ſcribe ne put suivre, & que je ne répéterai pas de peur de prendre un mot pour l’autre. Il s’étendit ſur la grandeur des Dieux, ſoutint qu’ils ne devoient pas s’aſſocier des faquins. Autrefois, dit-il, c’étoit une grande affaire que d’être fait Dieu, aujourd’hui ce n’eſt plus rien[6]. Vous n’avez déjà rendu cet homme-ci que trop célebre. Mais de peur qu’on ne m’accuſe d’opiner ſur la personne & non ſur la choſe, mon avis eſt que désormais on ne déifie plus aucun de ceux qui broutent l’herbe des champs ou qui vivent des fruits de la terre. Que ſi malgré ce ſénatus-conſulte quelqu’un d’eux s’ingere à l’avenir de trancher du Dieu, ſoit de fait, ſoit en peinture, je le dévoue aux larves, & j’opine qu’à la premiere foire ſa déité reçoive les étrivieres & ſoit miſe en vente avec les nouveaux eſclaves.

Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota déſigné conſul grippe-ſou & qui gagnoit ſa vie à grimeliner & vendre les petites villes. Hercule paſſant donc à celui-ci lui toucha galamment l’oreille & il opina dans ces termes : attendu que le divin Claude eſt du ſang du divin Auguſte & du sang de la divine Livie ſon ayeule, a laquelle il a même confirmé ſon brevet de déeſſe ; qu’il eſt d’ailleurs un prodige de ſcience & que le bien public exige un adjoint à l’écot de Romulus ; j’opine qu’il ſoit dès ce jour créé & proclamé Dieu en auſſi bonne forme qu’il s’en ſoit jamais fait, & que cet événement ſoit ajouté aux métamorphoſes d’Ovide.

Quoiqu’il y eût divers avis, il paroiſſoit que Claude l’emporteroit, & Hercule qui ſait battre le fer tandis qu’il eſt chaud, couroit de côté & d’autre, criant : Meſſieurs, un peu de faveur ; cette affaire-ci m’intéreſſe ; dans une autre occaſion vous diſpoſerez auſſi de ma voix ; il faut bien qu’une main lave l’autre.

Alors le divin Auguste s’étant levé, perora fort pompeuſement & dit : Peres Conſcripts, je vous prends à témoin que depuis que je ſuis Dieu je n’ai pas dit un ſeul mot, car je ne me mêle que de mes affaires ; mais comment me taire en cette occaſion ? Comment dissimuler ma douleur que le dépit aigrit encore ? C’eſt donc pour la gloire de ce miſérable que j’ai rétabli la paix ſur mer & ſur terre, que j’ai étouffé les guerres civiles, que Rome eſt affermie par mes loix & ornée par mes ouvrages ? Ô Peres Conſcripts ! je ne puis m’exprimer, ma vive indignation ne trouve point de termes ; je ne puis que redire après l’éloquent Meſſala, l’Etat eſt perdu ! Cet imbécille qui paroît ne pas ſavoir troubler l’eau, tuoit les hommes comme des mouches. Mais que dire de tant d’illuſtres victimes ? Les déſaſtres de ma famille me laiſſent-ils des larmes pour les malheurs publics ? Je n’ai que trop à parler des miens[7]. Ce galant homme que vous voyez protégé par mon nom durant tant d’années, me marqua ſa reconnoiſſance en faiſant mourir Lucius Silanus un de mes arrieres-petits-neveux & deux Julies mes arrieres-petites-niéces, l’une par le fer, l’autre par la faim. Grand Jupiter, ſi vous l’admettez parmi nous, à tort ou non, ce ſera ſurement à votre blâme. Car dis-moi, je te prie, ô divin Claude, pourquoi tu fis tant tuer de gens ſans les entendre, ſans même t’informer de leurs crimes ? C’étoit ma coutume. Ta coutume ? On ne la connoît pas ici. Jupiter qui regne depuis tant d’années a-t-il jamais rien fait de ſemblable ? Quand il eſtropia ſon fils, le tua-t-il ? Quand il pendit ſa femme, l’étrangla-t-il ? Mais toi n’as-tu pas mis à mort Meſſaline, dont j’étois le grand oncle ainſi que le tien[8] ? Je j’ignore, dis-tu ? Miſérable ! Ne ſais-tu pas, qu’il t’eſt plus honteux de l’ignorer que de l’avoir fait ?

Enfin Caius Caligula s’eſt reſſuſcité dans ſon ſucceſſeur. L’un fait tuer ſon beau-pere[9], & l’autre ſon gendre[10]. L’un défend qu’on donne au fils de Craſſus le ſurnom de grand, l’autre le lui rend & lui fait couper la tête. Sans reſpect pour un ſang illuſtre, il fait périr dans une même maiſon Scribonie, Triſtonie, Aſſarion, & même Craſſus le grand, ce pauvre Craſſus ſi complétement ſot qu’il eût mérité de régner : ſongez Peres Conſcripts, quel monſtre oſe aſpirer à ſiéger parmi nous ! Voyez, comment déifier une telle figure, vil ouvrage des Dieux irrités ! A quel culte, à quelle foi pourra-t-il prétendre ? Qu’il réponde, & je me rends Meſſieurs, meſſieurs, ſi vous donnez la divinité à de telles gens, qui diable reconnoîtra la vôtre ? En un mot, Peres Conſcripts, je vous demande pour prix de ma complaiſance & de ma diſcrétion de venger mes injures. Voilà mes raisons & voici mon avis.

Comme ainſi soit que le divin Claude a tué ſon beau-pere Appius Silanus, ſes deux gendres, Pompeius Magnus & Lucius Silanus, Craſſus beau-pere de ſa fille, cet homme ſi ſobre[11], & en tout ſi ſemblable à lui, Scribonie belle-mere de ſa fille, Meſſaline ſa propre femme, & mille autres dont les noms ne finiroient point, j’opine qu’il soit ſévérement puni, qu’on ne lui permette plus de ſiéger en justice, qu’enfin banni ſans retard il ait à vuider l’Olympe en trois jours & le Ciel en un mois.

Cet avis fut suivi tout d’une voix. A l’instant le Cyllénien[12] lui tordant le col le tire au ſéjour

D’où nul, dit-on, ne retourna jamais.

En deſcendant par la Voie ſacrée, ils trouvent un grand contours dont Mercure demande la cauſe. Parions, dit-il, que c’eſt ſa pompe funebre ; & en effet, la beauté du convoi, où l’argent n’avoit pas été épargné, annonçoit bien l’enterrement d’un Dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des inſtrumens de toute eſpece & ſur-tout de la foule, étoit ſi grand, que Claude lui-même pouvoit l’entendre. Tout le monde étoit dans l’alégreſſe ; le Peuple Romain marchoit légerement comme ayant ſecoué ſes fers. Agathon & quelques chicaneurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur. Les Jurisconsultes maigres, exténués[13], commençoient à reſpirer, & ſembloient ſortir du tombeau. Un d’entr’eux voyant les avocats la tête baſſe déplorer leur perte, leur dit en s’approchant : ne vous le diſois-je pas, que les Saturnales ne dureroient pas toujours ?

Claude en voyant ſes funérailles comprit enfin qu’il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funebre en jolis vers heptaſyllabes.

Ô cris, ô perte, ô douleurs !
De nos funebres clameurs
Faiſons retentir la place :
Que chacun ſe contrefaſſe :
Crions d’un commun accord
Ciel ! ce grand homme eſt donc mort !
Il eſt donc mort ce grand homme !
Hélas ! vous ſavez tous comme,
Sous la force de ſon bras,
Il mit tout le monde à bas.

Faloit-il vaincre à la courſe ?
Faloit-il juſques sous l’ourſe
Des Brétons preſque ignorés
Du Cauce aux cheveux dorés
Mettre l’orgueil à la chaîne,
Et ſous la hache Romaine
Faire trembler l’Océan ;
Faloit-il en moins d’un an
Dompter le Parthe rebelle ;
Faloit-il d’un bras fidele
Bander l’arc, lancer des traits
Sur des ennemis défaits,
Et d’une audace guerriere
Bleſſer le Mede au derriere ?
Notre homme étoit prêt à tout ;
De tout il venoit à bout.
Pleurons ce nouvel oracle,
Ce grand prononceur d’arrêts ;
Ce Minos que par miracle
Le Ciel forma tout exprès.
Ce Phénix des beaux génies
N’épuiſoit point les parties
En plaidoyers ſuperflus ;
Pour juger ſans ſe méprendre
Il lui ſuffiſoit d’entendre
Une des deux, tout au plus.
Quel autre toute l’année
Voudra ſiéger désormais,

Et n’avoir, dans la journée,
De plaiſir que les procès ?
Minos, cédez-lui la place.
Déjà ſon ombre vous chaſſe
Et va juger aux enfers.
Pleurez avocats à vendre,
Vos cabinets ſont déſerts,
Rimeurs, qu’il daignoit entendre,
A qui lirez-vous vos vers ?
Et vous, qui comptiez d’avance
Des cornets & de la chance
Tirer un ample tréſor,
Pleurez, brelandier célèbre,
Bientôt un bûcher funebre
Va consumer tout votre or.

Claude ſe délectoit à entendre ſes louanges & auroit bien voulu s’arrêter plus long-tems. Mais le Héraut des Dieux lui mettant la main au collet & lui enveloppant la tête de peur qu’il ne fût reconnu, l’entraîna par le champ de Mars, & le fit deſcendre aux enfers entre le Tibre & la Voie couverte.

Narciſſe ayant coupé par un plus court chemin vint frais ſortant du bain au-devant de ſon maître, & lui dit : comment ! les Dieux chez les hommes ? Allons, allons dit Mercure, qu’on ſe dépêche de nous annoncer. L’autre voulant s’amuſer à cajoler ſon maître, il le hâta d’aller à coups de caducée, & Narciſſe partit ſur le champ. La pente eſt ſi gliſſante & l’on deſcend ſi facilement, que tout gouteux qu’il étoit, il arrive en un moment à la porte des enfers. A ſa vue, le monſtre aux cent têtes dont parle Horace, s’agite, hériſſe ſes horribles crins, & Narciſſe accoutumé aux careſſes de ſa jolie levrette blanche, éprouva quelque ſurpriſe à l’aſpect d’un grand vilain chien noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans l’obſcurité. Il ne laiſſa pas pourtant de s’écrier à haute voix : voici Claude Céſar. Auſſi-tôt une foule s’avance en pouſſant des cris de joie & chantant,

Il vient, réjouiſſons-nous.

Parmi eux étoient Caïus Silius Conſul déſigné, Junius Prætorius, Sextius Trallus, Hellius Trogus, Cotta Tectus, Valens Fabius, Chevaliers Romains que Narciſſe avoit tous expédiés. Au milieu de la troupe chantante étoit le pantomime Mneſter à qui ſa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude arrivoit parvint juſqu’à Meſſaline, & l’on vit accourir des premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphæus & Peronacte, qu’il avoit envoyés devant pour préparer ſa maiſon. Suivoient les deux préfets Juſtus Catonius, & Rufus fils de Pompée ; puis ſes amis Saturnius Luscius, & Pedo Pompeïus, & Lupus, & Celer Aſinius, Consulaires. Enfin la fille de ſon frere, la fille de ſa ſœur, ſon gendre, ſon beau-pere, ſa belle-mere & preſque tous ſes parens. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui les voyant, s’écria ; bon, je trouve par-tout des amis : par quel hazard êtes-vous ici ?

Comment, ſcélérat, dit Pedo Pompeïus, par quel hazard ? Et qui nous y envoya que toi même, bourreau de tous tes amis ? Viens, viens devant le Juge ; ici je t’en montrerai le chemin. Il le mene au tribunal d’Eaque, lequel précisément ſe faiſoit rendre compte de la loi Cornelia ſur les meurtriers. Pedo fait inſcrire ſon homme & préſente une liſte de trente Sénateurs, trois cents quinze Chevaliers Romains, deux cents vingt-un Citoyens & d’autres en nombre infini, tous tués par ſes ordres.

Claude effrayé tournoit les yeux de tous côtés pour chercher un défenſeur, mais aucun ne ſe préſentoit. Enfin, P. Petronius ſon ancien convive & beau parleur comme lui, requit vainement d’être admis à le défendre. Pedo l’accuſe à grands cris, Pétrone tâche de répondre ; mais le juſte Eaque le fait taire, & après avoir entendu ſeulement l’une des parties, condamne l’accuſé, en diſant :

Il est traité comme il traita les autres.

A ces mots il ſe fit un grand ſilence : Tout le monde étonné de cette étrange forme la ſoutenoit sans exemple ; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle. On diſputa long-tems ſur la peine qui lui ſeroit impoſée. Quelques-uns diſoient qu’il faloit faire un échange, que Tantale mourroit de ſoif s’il n’étoit ſecouru, qu’Ixion avoit beſoin d’enrayer, & Syſiphe de reprendre haleine ; mais comme relâcher un vétéran ç’eût été laiſſer à Claude l’eſpoir d’obtenir un jour la même grace, on aima mieux imaginer quelque nouveau ſupplice qui, l’aſſujettiſſant à un vain travail, irritât inceſſamment ſa cupidité par une eſpérance illuſoire. Eaque ordonna donc qu’il jouât aux dés avec un cornet percé, & d’abord on le vit ſe tourmenter inutilement à courir après ſes dés.

Car à peine agitant le mobile cornet
Aux dés prêts à partir il demande ſonnet,
Que malgré tous ſes ſoins entre ses doitgs avides
Du cornet défoncé, panier des Danaïdes,
Il ſent couler les dés ; ils tombent, & ſouvent
Sur la table, entraîné par ſes geſtes rapides,
Son bras avec effort jette un cornet de vent.
[14]Ainſi pour terrasser ſon adroit adverſaire
Sur l’arêne, un Athlete enflammé de colere,
Du ceſte qu’il éleve eſpere le frapper ;
L’autre gauchit, esquive, a le tems d’échapper,
Et le coup frappant l’air avec toute ſa force,
Au bras qui l’a porté donne une rude entorſe.

Là-dessus Caligula paroiſſant tout-à-coup, ſe mit à le réclamer comme ſon eſclave. Il produiſoit des témoins qui l’avoient vu le charger des ſoufflets & d’étrivieres. Auſſi-tôt il lui fut adjugé par Eaque. Et Caligula le donna à Ménandre ſon affranchi, pour en faire un de ſes gens.

  1. Quoique les jeux ſéculaires euſſent été célébrés par Auguste, Claude prétendant qu’il avoit mal calculé, les fit célébrer auſſi : ce qui donnoit à rire au Peuple quand le crieur public annonça dans la forme ordinaire, des jeux que nul homme vivant n’avoit vu ni ne reverroit : car non-ſeulement pluſieurs perſonnes encore vivantes avoient vu ceux d’Auguſte, mais même il y eut des Hiſtrions qui jouerent aux uns & aux autres, & Vitellius n’avoit pas honte de dire à Claude malgré la proclamation ; ſape facias.
  2. La mort de Claude fut long-tems cachée au Peuple, juſqu’à ce qu’Agrippine eût pris ſes meſures pour ôter l’Empire à Britannicus & l’aſſurer à Néron. Ce qui fit que le Public n’en ſavoit exactement ni le jour ni l’heure.
  3. On ſait combien cet imbécille avoit peu de conſidération dans ſa maiſon : à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui daignât obéir. Il eſt étonnant que Seneque ait oſé dire tout cela, lui qui étoit ſi courtiſan ; mais Agrippine avoit beſoin de lui, & il le ſavoit bien.
  4. Il y a ici très-évidemment une lacune que je ne vois pourtant marquée dans aucune édition.
  5. On ſait qu’il étoit permis en Egypte d’épouſer ſa ſœur de pere & de mere & cela étoit auſſi permis à Athenes, mais pour la ſœur de mere ſeulement. Le mariage d’Elpinice & de Cimon en fournit un exemple.
  6. Je ne ſaurois me perſuader qu’il n’y ait pas encore une lacune entre ces mots ; Olim, inquit, magna res erat Deum fieri : & ceux-ci, jam fama nimium feciſti. Je n’y vois ni liaiſon ni tranſition, ni aucune eſpece de ſens à les lire ainſi de ſuite.
  7. Je n’ai point traduit ces mots. Etiamſi Phormea Græce neſcit, ego ſcio ENTIKONTONΥKHNΔIHΣ. Seneſcit, ou ſe neſcit, parce que je n’y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclairciſſement dans les adages d’Eraſme, mais je ne ſuis pas à portée de les conſulter.
  8. Par l’adoption de Druſus, Auguſte étoit l’ayeul de Claude, mais il étoit auſſi ſon grand oncle par la jeune Antonia mere de Claude & niece d’Auguſte.
  9. M. Syllanus.
  10. Pompeius magnus.
  11. Je n’ai gueres beſoin, je crois, d’avertir que ce mot eſt pris ironiquement. Suétone après avoir dit qu’en tout tems, en tout lieu Claude étoit toujours prêt à manger & boire, ajoute qu’un jour ayant ſenti de ſon tribunal l’odeur du dîné des Saliens, il planta là toute l’audience & courut ſe mettre à table avec eux.
  12. Mercure.
  13. Un Juge qui n’avoit d’autre loi que ſa volonté donnoit peu d’ouvrage a ces Meſſieurs-là.
  14. J’ai pris la liberté de ſubſtituer cette comparaiſon à celle de Syſiphe, employée par Séneque & trop rebattue depuis cet Auteur.