Traité de pédagogie (trad. Barni)/Préface/IV

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 23-31).


IV.


L’ESPRIT DE MÉTHODE ET DE DISCIPLINE.


La moralité vraie suppose une intention éclairée, une pensée. Ainsi a-t-il fallu apprendre à penser. Mais cette pensée serait impuissante si notre volonté n’était assouplie à l’obéissance. Et avant d’enseigner la moralité proprement dite, dans la mesure où elle peut s’enseigner, il faut mater et discipliner les volontés. Car, bien loin d’être synonyme d’indiscipline, la liberté trouve dans la discipline l’apprentissage qui lui convient. L’ordre dans la vie suppose un ordre préalable, l’ordre dans l’éducation. Tout, nous l’avons vu, doit y être soumis, le sommeil comme le travail ; et l’ordre dans ces choses est plus important que ces choses elles-mêmes, la forme de l’action que sa matière. « Ainsi, par exemple, on envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne. » Voilà pourquoi on n’élève pas par boutade. « Donnez à l’enfant ce dont il a besoin, et dites-lui ensuite : Tu en as assez. Mais il est absolument nécessaire que cela soit irrévocable. » Il faut montrer aux enfants des lois inflexibles pour leur donner l’idée de loi, et l’éducateur doit s’imposer à lui-même l’esprit de méthode plus important dès lors dans ses commandements et dans ses défenses que ce qu’il commande et ce qu’il défend. Il peut lui en coûter, si c’est un père. Il est si bon de céder à ceux qu’on aime ! Mais on n’élève pas avec le cœur, c’est-à-dire avec ce qui est étranger à toute règle et à toute méthode. C’est donner prise sur nous aux enfants que de trahir notre faiblesse pour eux ; et ce n’est plus faire son métier d’éducateur que de chercher dans l’éducation le plaisir égoïste de caresses plus douces aux parents qu’aux enfants, et que de l’acheter par sa condescendance. Les enfants ne sont pas des jouets à l’usage des grandes personnes, et la pédagogie populaire ne dit-elle point qu’on doit les aimer pour eux et non pour soi ?

Et c’est pourquoi l’éducation publique doit être préférée à l’éducation privée. Sans doute le partage de l’autorité entre les maîtres et les parents est un danger, mais que les parents éviteront en abdiquant ; et les maîtres, pourvu qu’ils se défendent toute préférence comme un manquement a leur devoir professionnel, auront plus de chance de représenter dignement la règle abstraite et impersonnelle. Ajoutons qu’au contact de petites volontés égales et rivales, les angles de chaque volonté s’useront et se poliront. « Un arbre qui pousse isolé au milieu d’un champ perd sa rectitude en croissant et étend ses branches au loin ; au contraire, celui qui croît au milieu d’une forêt se conserve droit, à cause de la résistance que lui opposent les arbres voisins, et il cherche au-dessus de lui l’air et le soleil. » Aux grands qui ont un précepteur pour eux seuls, et un précepteur qui est un serviteur, manquera ce sentiment de la limitation d’une liberté par une autre qui est le complément du sentiment même de la liberté. Celui-là même leur fera défaut ; car il naît de la contrariété et du besoin, et lorsque livrés à nos seules ressources nous apprenons à les connaitre. L’école offre cette ressource aux jeunes âmes, et, mettant en contact, parfois en conflit, les individualités, elle donne du même coup à chacune la conscience d’elle-même et le respect des autres. Elle nous apprend, sinon toute la moralité, du moins une de ses formes inférieures, mais indispensables, la sociabilité ; et nous initiant à la vie en commun, elle nous initie à ce que Kant appelle la plus douce des jouissances de la vie. Comme entre élèves, enfin, le mérite seul fait les rangs, l’école sera une école de justice sociale, véritable image de la vie civique, dit Kant ; — d’autres diraient modèle plutôt qu’image. — Ce sera donc aimer les enfants pour eux que de renoncer au charme de leur commerce, et à ce continuel échange de tendresses que l’on prendrait à tort pour une éducation. L’éducation est chose sévère et qui doit se défier du sentiment.

Cependant nous nous demanderons ici s’il ne doit pas y avoir une mesure à cette défiance ? L’attitude des parents, telle qu’elle résulte des pages qui précèdent, a quelque chose de pénible pour leur affection ; et cet effort qu’ils feront sur l’élan d’un cœur qui ne raisonne pas les conséquences d’une caresse, cet effort esL-il vraiment l’accomplissement d’un devoir ? Pour être éducateur, cesse-t-on vraiment d’être père, d’être mère ? Kant aurait bien raison alors de se défier de l’éducation domestique. Celle-là ne peut être impersonnelle. Il aurait bien raison surtout de se défier des mères. Car elles ne sauraient comprimer leur cœur dans les étroitesses d’une méthode qui ne fléchit point. Mais n’est-ce pas la réfutation de ce que cette méthode a d’exclusif que de nous réduire à exclure aussi de l’éducation ceux qui semblent nés pour la donner ? N’est-ce pas surtout une erreur, — et une erreur, qui serait difficile à comprendre, si on ne savait que l’éducation rigide de Kant lui a laissé sans doute ignorer ce dont il parle, — que de prétendre que les enfants n’aiment pas leurs mamans pour leurs caresses et leurs gâteries, et que leur besoin naissant d’indépendance leur fait préférer de bonne heure la sollicitude moins tracassière de l’éducation paternelle ? N’est-ce pas plutôt l’excuse de celle sollicitude, n’est-ce pas l’excuse de ces caresses prodiguées, je le veux bien, par instinct plus que par devoir, que l’enfant a besoin d’elles, et qu’elles réchauffent, avec son petit corps qui semble les appeler, sa petite âme ? Puisque Kant — le Kant de la Pédagogie — fait grand cas des fins poursuivies par la nature, ne devait-il pas voir dans l’instinct des mères les signes éclatants d’une finalité irrésistible ? Système d’éducation condamné d’avance à être violé que celui qui compte sans cet instinct ; et ne pouvant le détruire, ne vaut-il pas mieux le comprendre et s’en servir ? Il corrige ce que toute pédagogie a de trop systématique et de trop brutal, et constitue à lui seul une pédagogie d’un ordre supérieur. Il a le tact, le sens des nuances, l’art de parler aux enfants leur langage, langage d’amour plus que de raison ; il est habile à prévenir les résistances et à envelopper les volontés par un sourire, indéfinissable mélange d’une autorité

qui sait gronder en caressant, et d’une tendresse qui sait mettre une leçon dans un baiser. Croit-on que le premier âge au moins s’accommoderait d’une discipline qui ne serait qu’une discipline ? Croit-on que l’on puisse faire éclore une âme dans l’atmosphère froide d’une règle qui serait-elle-même sans âme ? Et si cela même était possible, quel sentiment garderait l’enfant, devenu homme, pour ses années d’obéissance ? Kant dit quelque part qu’il faut que l’éducation soit légère à l’enfant, et que l’on entretienne son âme sereine. Mais il avoue que la chose est difficile et que l’enfance de chacun de nous lui apparaît comme une période de triste servitude. Est-il bon qu’il en soit ainsi ? et que peut gagner la moralité à ce que l’éducation nous laisse un souvenir maudit, et à tout ce qu’elle a amassé en nous soit par le premier effort de notre liberté s’éveillant, comme les restes d’un mauvais rêve ? Kant aurait dû se souvenir ici de ce qu’il ne se lassera lui-même de répéter, qu’il faut traiter l’enfant en enfant et non en homme, encore moins par conséquent en soldat. Or la discipline qu’il nous prêche, pour imposante qu’elle soit, a une raideur quelque peu soldatesque. Elle n’est point faite pour ceux à qui elle doit s’appliquer, ni pour ceux qui doivent l’appliquer. Elle ne tient pas compte du droit qu’a l’enfant d’être enfant, et la mère d’être mère. Elle néglige un élément important du problème de l’éducation, à savoir les conditions spéciales de ce petit monde où chacun se souvient avec bonheur d’avoir vécu, où ce n’est pas le mai qu’on apprend d’ordinaire, mais d’où on emporte plutôt des provisions de vertu quelquefois inépuisables, de ce petit monde dont les membres ont entre eux des rapports que les rapports sociaux s’efforcent parfois d’imiter, sans y réussir, de la famille. La famille est un rouage inutile, parfois nuisible pour notre auteur, erreur qui loge sa réfutation avec elle. S’il retardait de quelques années l’emploi de son impitoyable discipline, nous n’aurions plus qu’à en admirer la fortifiante influence. Mais ce qui fortifie l’adulte peut épuiser et dessécher l’enfant.

Ce n’est pas notre sensibilité seulement que Kant tient pour suspecte, c’est aussi celle de l’enfant ; et il se défie de l’inconstance de ses inclinations comme des imprudences de notre affection. Si nos ordres trouvent un secours dans la complicité de ses désirs et de ses plaisirs, nous n’irons point jusqu’à le refuser, pourvu que nous ne le cherchions jamais. Encore est-il souvent préférable d’habituer l’enfant à se faire de petites violences. L’éducation du cœur se résume en peu de mots chez Kant. Elle doit être négative. Il ne faut jamais compter sur la sensibilité, et il faut compter avec elle, pour la contenir et la prévenir. Un seul sentiment, car au respect convient à peine ce nom, — est excepté de cette condamnation sommaire, la patience, c’est-à-dire un sentiment qui consiste dans le silence de tous les autres. Kant ne redoute pas seulement la sensibilité pour le mal. Mais encore pour le bien qu’elle peut faire. Son secours est pour la moralité un alliage qui la déprécie. Il ne faut pas s’adresser au cœur de l’enfant, même pour exciter sa pitié. Car cette pitié serait faite de nerfs, comme nous dirions aujourd’hui, plus que de vertu. L’idée de devoir nous rend seule pitoyables de la bonne façon. Car il y a deux façons de faire même le bien. On le fait mécaniquement et moralement. La sensibilité, pur mécanisme mental, ne produit de l’action vertueuse que l’ombre et le mensonge.

Pour des raisons analogues, Kant bannit de l’éducation les récompenses, bonnes pour désapprendre à l’enfant ce qu’on s’efforce de lui apprendre, le sacrifice de ses petites passions et de ses petits intérêts. Mais il admet les punitions comme l’accompagnement obligé de toute désobéissance. Ces punitions doivent d’ailleurs être infligées sans colère. Car l’enfant doit voir en elles autre chose que la marque d’une force supérieure à la sienne, et de caprices devant lesquels ses caprices à lui doivent provisoirement s’incliner, à savoir la sanction inévitable et impassible d’une règle qui ne veut pas être violée. Les punitions sont un remède nécessaire, mais d’une application malaisée. Elle risquent de faire des caractères timides et rampants. D’autres fois elles aigrissent et rendent intraitable. Maladroits surtout les parents, qui, comme s’ils avaient entrepris d’enseigner l’hypocrisie et la servilité, exigent que leurs enfants les remercient de leurs coups et baisent la main qui les a frappés ! Toutefois ces punitions qui peuvent faire autant de mal que de bien sont les punitions physiques, et celles-là ne doivent être qu’une exception et un pis-aller. Elles sont un moyen de dressage, non d’éducation. Mais on est souvent réduit à se contenter de dresser. Encore est-il deux sortes de punitions physiques : les punitions positives, qui consistent dans un châtiment corporel, et les punitions négatives, qui consistent dans une privation. Celles-ci sont voisines des punitions morales qui s’adressent chez l’enfant au besoin qu’il a d’être aimé, ou mieux encore, au besoin qu’il a d’être honoré. Le mépris est la meilleure punition, pourvu qu’on ne le prodigue point. Et cette punition-là ne dresse pas seulement, elle moralise. Enfin Kant reconnait un dernier régime de punitions, et qui a cet avantage que pour lui il n’y a pas de limite d’âge, et que l’homme y est soumis comme l’enfant. Ce sont les punitions, nous dirions aujourd’hui : les réactions naturelles.

On voit que si loin qu’il semble être de la nature, Kant ne l’oublie point. Il n’oublie ni les secours qu’elle lui apporte, ni les bornes qu’elle lui trace. C’est ainsi qu’il proportionne à l’âge les moyens de discipline, se gardant bien, par un usage prématuré de l’idée du devoir et du sentiment de la honte, d’en compromettre pour plus tard la bienfaisante influence. Il faut aux enfants une discipline d’enfants ; et cette discipline elle-même est un moyen, et non une fin, un moyen pour émanciper la liberté, qu’elle doit par conséquent se garder d’étouffer. En même temps qu’elle est son alliée contre les parties inférieures de notre être, elle est pour elle le contraste et comme la gêne nécessaire pour qu’elle prenne conscience et possession d’elle-même. Mais il faut veiller à ce qu’elle ne dépasse pas le but et ne nous donne pas l’habitude de la passivité. Aussi convient-il de laisser parfois leurs coudées franches aux enfants, et de varier le régime de l’obéissance par le régime de la liberté : alternative qui doublera le prix de la liberté comme le mérite de l’obéissance, et qui nous acheminera peu à peu à l’obéissance libre de l’homme de bien.

Pour le moment cette liberté se dépensera à jouer. Mais le jeu, qui sert à l’éducation intellectuelle, ne sert pas moins à l’éducation morale. S’occuper à jouer, c’est une façon de s’occuper qui déshabitue l’enfant de l’inaction. Outre ce qu’il apprend dans ses jeux, il y apprend à s’intéresser à quelque chose, et en vient à subordonner son plaisir présent et sa paresse naturelle à cet intérêt. Certains jeux instruisent surtout ses sens. D’autres forment surtout son initiative et son énergie. Telle la gymnastique dont il faut faire une école, non de grâce, mais de hardiesse et de fatigue. Kant dit aussi son mot sur le jeu de colin-maillard, à propos duquel il remarque que les jeux des enfants résultent si peu de leur fantaisie et du hasard, qu’ils sont les mêmes dans tous les temps et dans tous les pays ; sur la balle, sur la toupie, la balançoire, voire sur la trompette et le tambour, jeux incommodants pour les grandes personnes et qu’il faut défendre aux enfants, pour leur inspirer, avec le respect des oreilles, le respect des droits du voîsin. — Les enfants joueront donc, et on ne saurait trop insister sur la gravité avec laquelle Kant s’occupe de leurs jeux, estimant que rien de ce qui touche l’enfani n’est indigne de l’attention de l’homme. L’homme d’ailleurs a ses jeux à lui ; « sans aller à cheval sur des bâtons, il a ses dadas ». En quoi nos jeux d’adultes l’emportent-ils donc sur ceux des enfants, et ne serait-ce pas une partialité étroite en faveur de l’âge et de la barbe que de faire peu de cas de ceux-ci, en faisant un si grand cas de ceux-là ? — Je ne sais quel contemporain disait, croyant émettre un paradoxe, que s’il traitait de l’éducation, il écrirait un chapitre sur les jeux et les jouets : celui-là n’avait pas lu Kant.

Par la discipline ainsi mitigée, l’homme est dressé. Il faut ensuite le civiliser, lui donner l’art de plaire à ses semblables et de se plaire avec eux. Il faut même en faire un habile homme, et Kant n’hésite pas à l’armer pour la lutte des intérêts où il se trouvera engagé. Il faut qu’il sache pénétrer les desseins des autres et cacher les siens. Dissimuler n’est pas toujours mentir. Toutefois il faut se méfier de la subtilité de certaines distinctions, et, en présence de certains conflits, ne pas recourir à des compromis dangereux pour la vertu. Nous ne vivons pas dans un monde où la moralité soit chez elle. L’accord des mœurs et de la moralité n’est qu’un lointain idéal. La civilisation nous a même ajouté des vices, et cependant nous sommes faits pour elle. Mais nous ne sommes pas faits pour elle seule. Nous sommes faits pour quelque chose de mieux en quoi les contraires se résoudront peut-être un jour ; — et il faut enfin rendre à ce mot : l’éducation morale son vrai sens et sa vraie dignité.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]