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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879/25

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Traité sur la tolérance/Édition Garnier 1879
Traité sur la toléranceGarnierŒuvres complètes, tome 25 (p. 112-115).


CHAPITRE XXV.


SUITE ET CONCLUSION.


Nous apprenons que le 7 mars 1763, tout le conseil d’État assemblé à Versailles, les ministres d’État y assistant, le chancelier y présidant, M. de Crosne, maître des requêtes, rapporta l’affaire des Calas avec l’impartialité d’un juge, l’exactitude d’un homme parfaitement instruit, l’éloquence simple et vraie d’un orateur homme d’État, la seule qui convienne dans une telle assemblée. Une foule prodigieuse de personnes de tout rang attendait dans la galerie du château la décision du conseil. On annonça bientôt au roi que toutes les voix, sans en excepter une, avaient ordonné que le parlement de Toulouse enverrait au conseil les pièces du procès, et les motifs de son arrêt qui avait fait expirer Jean Calas sur la roue. Sa Majesté approuva le jugement du conseil.

Il y a donc de l’humanité et de la justice chez les hommes, et principalement dans le conseil d’un roi aimé et digne de l’être. L’affaire d’une malheureuse famille de citoyens obscurs a occupé Sa Majesté, ses ministres, le chancelier et tout le conseil, et a été discutée avec un examen aussi réfléchi que les plus grands objets de la guerre et de la paix peuvent l’être. L’amour de l’équité, l’intérêt du genre humain, ont conduit tous les juges. Grâces en soient rendues à ce Dieu de clémence, qui seul inspire l’équité et toutes les vertus !

Nous attestons que nous n’avons jamais connu ni cet infortuné Calas que les huit juges de Toulouse firent périr sur les indices les plus faibles, contre les ordonnances de nos rois, et contre les lois de toutes les nations ; ni son fils Marc-Antoine, dont la mort étrange a jeté ces huit juges dans l’erreur ; ni la mère, aussi respectable que malheureuse ; ni ses innocentes filles, qui sont venues avec elle de deux cents lieues mettre leur désastre et leur vertu au pied du trône[1].

Ce Dieu sait que nous n’avons été animés que d’un esprit de justice, de vérité, et de paix, quand nous avons écrit ce que nous pensons de la tolérance, à l’occasion de Jean Calas, que l’esprit d’intolérance a fait mourir.

Nous n’avons pas cru offenser les huit juges de Toulouse en disant qu’ils se sont trompés, ainsi que tout le conseil l’a présumé : au contraire, nous leur avons ouvert une voie de se justifier devant l’Europe entière. Cette voie est d’avouer que des indices équivoques et les cris d’une multitude insensée ont surpris leur justice ; de demander pardon à la veuve, et de réparer, autant qu’il est en eux, la ruine entière d’une famille innocente, en se joignant à ceux qui la secourent dans son affliction. Ils ont fait mourir le père injustement : c’est à eux de tenir lieu de père aux enfants, supposé que ces orphelins veuillent bien recevoir d’eux une faible marque d’un très-juste repentir. Il sera beau aux juges de l’offrir, et à la famille de la refuser.

C’est surtout au sieur David, capitoul de Toulouse, s’il a été le premier persécuteur de l’innocence, à donner l’exemple des remords. Il insulta un père de famille mourant sur l’échafaud. Cette cruauté est bien inouïe ; mais puisque Dieu pardonne, les hommes doivent aussi pardonner à qui répare ses injustices.

On m’a écrit du Languedoc cette lettre du 20 février 1763.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Votre ouvrage sur la tolérance me paraît plein d’humanité et de vérité ; mais je crains qu’il ne fasse plus de mal que de bien à la famille des Calas. Il peut ulcérer les huit juges qui ont opiné à la roue ; ils demanderont au parlement qu’on brûle votre livre, et les fanatiques (car il y en a toujours) répondront par des cris de fureur à la voix de la raison, etc. »

Voici ma réponse :

« Les huit juges de Toulouse peuvent faire brûler mon livre, s’il est bon ; il n’y a rien de plus aisé : on a bien brûlé les Lettres provinciales, qui valaient sans doute beaucoup mieux ; chacun peut brûler chez lui les livres et papiers qui lui déplaisent.

« Mon ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux Calas, que je ne connais point. Le conseil du roi, impartial et ferme, juge suivant les lois, suivant l’équité, sur les pièces, sur les procédures, et non sur un écrit qui n’est point juridique, et dont le fond est absolument étranger à l’affaire qu’il juge.

« On aurait beau imprimer des in-folio pour ou contre les huit juges de Toulouse, et pour ou contre la tolérance, ni le conseil, ni aucun tribunal ne regardera ces livres comme des pièces du procès.

« Cet écrit sur la tolérance est une requête que l’humanité présente très-humblement au pouvoir et à la prudence. Je sème un grain qui pourra un jour produire une moisson. Attendons tout du temps, de la bonté du roi, de la sagesse de ses ministres, et de l’esprit de raison qui commence à répandre partout sa lumière.

« La nature dit à tous les hommes : Je vous ai tous fait naître faibles et ignorants, pour végéter quelques minutes sur la terre, et pour l’engraisser de vos cadavres. Puisque vous êtes faibles, secourez-vous ; puisque vous êtes ignorants, éclairez-vous et supportez-vous. Quand vous seriez tous du même avis, ce qui certainement n’arrivera jamais, quand il n’y aurait qu’un seul homme d’un avis contraire, vous devriez lui pardonner : car c’est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre, et une petite lueur de raison pour vous conduire ; j’ai mis dans vos cœurs un germe de compassion pour vous aider les uns les autres à supporter la vie. N’étouffez pas ce germe, ne le corrompez pas, apprenez qu’il est divin, et ne substituez pas les misérables fureurs de l’école à la voix de la nature.

« C’est moi seule qui vous unis encore malgré vous par vos besoins mutuels, au milieu même de vos guerres cruelles si légèrement entreprises, théâtre éternel des fautes, des hasards, et des malheurs. C’est moi seule qui, dans une nation, arrête les suite funestes de la division interminable entre la noblesse et la magistrature, entre ces deux corps et celui du clergé, entre le bourgeois même et le cultivateur. Ils ignorent tous les bornes de leurs droits ; mais ils écoutent tous malgré eux, à la longue, ma voix qui parle à leur cœur. Moi seule je conserve l’équité dans les tribunaux, où tout serait livré sans moi à l’indécision et aux caprices, au milieu d’un amas confus de lois faites souvent au hasard et pour un besoin passager, différentes entre elles de province en province, de ville en ville, et presque toujours contradictoires entre elles dans le même lieu. Seule je peux inspirer la justice, quand les lois n’inspirent que la chicane. Celui qui m’écoute juge toujours bien ; et celui qui ne cherche qu’à concilier des opinions qui se contredisent est celui qui s’égare.

« Il y a un édifice immense dont j’ai posé le fondement de mes mains : il était solide et simple, tous les hommes pouvaient y entrer en sûreté ; ils ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus grossiers, et les plus inutiles ; le bâtiment tombe en ruine de tous les côtés ; les hommes en prennent les pierres, et se les jettent à la tête ; je leur crie : Arrêtez, écartez ces décombres funestes qui sont votre ouvrage, et demeurez avec moi en paix dans l’édifice inébranlable qui est le mien[2]. »



  1. M. de Voltaire entend ici qu’il n’a eu d’autres liaisons avec la famille des Calas que d’avoir pris sa défense, d’avoir appuyé ses réclamations et ses plaintes. (K.)
  2. C’est ici que finit le Traité de la Tolérance dans l’édition de 1763 ; l’article qui suit fut ajouté, en 1765, dans l’impression qui fait partie du tome second des Nouveaux Mélanges.