Travail (Zola)/Livre II/Chapitre V

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Charpentier (p. 374-426).


Des complications se produisirent, Luc faillit être emporté. Pendant deux jours, on le crut mort. Josine et Sœurette ne quittaient pas son chevet, Jordan était venu s’asseoir près du lit douloureux, délaissant son laboratoire, ce qu’il n’avait pas fait depuis la maladie de sa mère. Et quel désespoir parmi ces cœurs tendres, qui, d’heure en heure, s’attendaient à recevoir le dernier soupir de l’être aimé  !

Le coup de couteau dont Ragu venait de frapper Luc, avait bouleversé la Crêcherie. Dans les ateliers en deuil, le travail continuait  ; mais, à chaque instant, on voulait des nouvelles, tous les ouvriers s’étaient sentis solidaires, éprouvant pour la victime la même affection inquiète. Ce meurtre imbécile, le sang qui avait coulé, resserrait le lien fraternel, plus que des années d’expérience humanitaire. Et, jusque dans Beauclair, la sympathie s’était fait sentir, beaucoup de gens revenaient à ce garçon si jeune encore, si beau, si actif, dont le seul crime, en dehors de son œuvre de justice, était d’avoir aimé une adorable femme que son mari accablait d’outrages et de coups. En somme, personne ne se scandalisait de voir Josine, dont la grossesse était très avancée, s’installer auprès de Luc agonisant. On trouvait cela très naturel  : n’était-il pas le père de l’enfant  ? n’avaient-ils pas acheté tous les deux, au prix de leurs larmes le droit de vivre ensemble  ? D’autre part, les gendarmes lancés à la poursuite de Ragu n’avaient retrouvé aucune trace, toutes les recherches depuis quinze jours étaient restées vaines et ce qui semblait devoir dénouer le drame, c’était qu’on avait découvert, au fond d’un ravin des monts Bleuses, le cadavre d’un homme, à moitié mangé par les loups, dans lequel on prétendait reconnaître les restes affreux de Ragu. L’acte de décès ne put être dressé, mais la légende s’établit que Ragu était mort, soit d’un accident, soit d’un suicide, dans la folie furieuse de son crime. Alors, si Josine était veuve, pourquoi n’aurait-elle pas vécu avec Luc, pourquoi les Jordan n’auraient-ils pas accepté chez eux le ménage  ? Et leur union était si naturelle, si forte, si indissoluble désormais, que, plus tard même, l’idée qu’ils n’étaient point mariés légalement ne vint à personne.

Enfin, par un beau matin de février, au clair soleil, le docteur Novarre crut pouvoir répondre de Luc  ; et, quelques jours plus tard, en effet, il se trouvait en pleine convalescence. Jordan, ravi, était retourné à son laboratoire. Il n’y avait plus là que Sœurette et Josine, bien lasses des nuits passées, mais si heureuses  ! Rosine surtout, qui n’avait point voulu se ménager, malgré son état, souffrait beaucoup, sans le dire. Et ce fut un matin encore, par un soleil de printemps hâtif, que les douleurs, dont elle dissimulait les crises depuis son lever, lui arrachèrent un faible cri, comme elle assistait au premier déjeuner de Luc, le premier œuf permis par le docteur.

«  Qu’as-tu donc, ma Josine  ?   »

Elle continuait de lutter, mais elle dut se rendre, prise tout entière.

«  Oh  ! Luc, je crois bien que le moment est venu.  »

Il comprit, il eut une joie vive, mêlée à l’inquiétude de la voir pâlir et chanceler.

«  Josine, Josine, c’est donc à toi de souffrir maintenant, mais pour une œuvre si certaine, pour un bonheur si grand  !   »

Sœurette, qui s’occupait dans le petit salon voisin, était accourue  ; et, tout de suite, elle parla de faire transporter Josine ailleurs, car il n’y avait pas d’autre chambre à coucher, il semblait impossible que les couches pussent se faire là. Mais Luc se mit à la supplier.

«  Mon amie, oh  ! non, n’emmenez pas Josine. Je vais être dans un souci affreux. Et puis, elle est ici chez elle, il n’y a pas de lien qui nous unira davantage… On va s’arranger, on dressera un lit dans le salon.  »

Tombée dans un fauteuil, Josine, secouée de grandes ondes douloureuses, avait parlé, elle aussi, de s’en aller. Elle sourit divinement. Il avait raison, pouvait-elle le quitter maintenant, est-ce que le cher enfant n’allait pas achever l’union indissoluble  ? Et Sœurette elle-même comprenait, acceptait, de son air de sainte affection, lorsque le docteur Novarre entra, pour sa visite de chaque matin.

«  Alors, j’arrive bien, dit-il gaiement. Voilà que j’ai deux malades  ! Mais, si le papa ne m’inquiète plus, la maman ne m’inquiète guère. Vous allez voir ça.  »

En quelques minutes, tout fut organisé. Il y avait dans le salon un grand divan, qu’on poussa au milieu de la pièce. Un matelas fut apporté, un lit dressé. Et il n’était que temps, l’accouchement eut lieu tout de suite, avec une promptitude, un bonheur extraordinaire. Le docteur continuait à rire, plaisantant, regrettant de n’être pas resté chez lui, puisque ça marchait si bien. Luc l’ayant exigé, on avait laissé la porte grande ouverte, entre la chambre et le salon  ; et, cloué encore dans son lit, assis sur son séant, il écoutait anxieux, impatient d’entendre, de comprendre. À chaque minute il lançait des questions, il brûlait de savoir. Les moindres plaintes de la chère femme qui souffrait là, si près de lui, sans qu’il pût la voir, lui retournaient le cœur. Il aurait tant désiré qu’elle répondît elle-même, un simple mot, pour le rassurer, et elle en trouvait le courage, elle jetait elle aussi des mots entrecoupés, de faibles réponses où elle s’efforçait d’être gaie, de cacher le tremblement de sa voix.

«  Mais tenez-vous donc tranquille, laissez-nous la paix  ! finit par gronder le docteur. Quand on vous dit que c’est une merveille, jamais un petit homme n’est venu si bellement  ! Car, vous savez ce sera un petit homme, pour sûr  !   »

Tout à coup, il y eut un léger cri, le cri de vie, une voix nouvelle qui montait dans la lumière. Et Luc, penché, tendu de tout son être vers l’événement qui s’accomplissait, l’entendit, en reçut au cœur la secousse heureuse.

«  Un fils, un fils  ? demanda-t-il, éperdu.

— Attendez donc  ! répondit Novarre en riant. Vous êtes bien pressé. Il faut voir.  »

Puis, presque aussitôt  :

«  Mais certainement, c’est un fils, c’est un petit homme, je l’avais bien dit  !   »

Luc, alors, déborda de joie, battit des mains comme un enfant, cria plus fort, à toute volée  :

«  Merci, merci, Josine  ! merci du beau cadeau  ! Je t’aime et je te dis merci, Josine  !   »

Elle ne put répondre tout de suite, si endolorie, si épuisée, qu’elle restait un instant sans voix. Il s’inquiétait déjà, il répéta  :

«  Je t’aime et je te dis merci, merci, Josine  !   »

Et, l’oreille tendue, tournée vers la porte de la pièce voisine, il finit par entendre une voix très légère, à peine un souffle ravi et délicieux, qui lui arrivait, en disant  :

«  Je t’aime et c’est moi qui te dis merci, merci, Luc  !   »

Quelques minutes plus tard, Sœurette apporta l’enfant au père, pour qu’il le baisât. Elle avait au cœur un tel amour épure, qu’elle était radieuse elle-même de ces belles couches, de ce gros garçon, goûtant une joie sublime à partager le bonheur de Luc. Et, comme après avoir embrassé le petit, il lui disait tendrement, dans son allégresse  :

«  Sœurette, mon amie, il faut aussi que je vous embrasse, vous l’avez bien mérité, et je suis trop content  !   »

Elle répondit, du même ton tendre et joyeux  :

«  C’est ça, mon bon Luc, embrassez-moi, nous sommes tous si heureux  !   »

Puis, pendant les semaines qui suivirent, il y eut les bonheurs de la double convalescence. Dès que le docteur permit à Luc de se lever, celui-ci voisina, passa une heure dans un fauteuil, près du lit de Josine, couchée encore. Un printemps précoce emplissait la pièce de soleil, il y avait toujours sur la table une gerbe de roses admirables que le docteur apportait chaque jour de son jardin, comme une ordonnance de jeunesse, de santé et de beauté, disait-il. Et, entre eux, se trouvait le berceau du petit Hilaire, qu’elle nourrissait elle-même. C’était surtout l’enfant qui, maintenant, fleurissait leur existence de plus de force et d’espoir. Ainsi que le répétait Luc, dans les continuels projets d’avenir qu’il faisait, en attendant de pouvoir se remettre à l’œuvre, il était désormais bien tranquille, certain de fonder la Cité de justice et de paix, depuis qu’il avait l’amour, l’amour fécond, Josine et le petit Hilaire. On ne fonde rien sans l’enfant, il est l’œuvre vivante, élargissant et propageant la vie, continuant aujourd’hui par demain. C’est le couple qui seul enfante, qui seul sauvera les pauvres hommes de l’iniquité et de la misère.

La première fois que Josine, enfin debout, put commencer sa nouvelle existence, au côté de Luc, celui-ci la serra dans ses bras, en s’écriant  :

«  Ah  ! tu n’es qu’à moi, tu n’as jamais été qu’à moi, puisque ton enfant est de moi  ! Et nous voilà complets, nous ne craignons plus rien du sort  !   »

Dès que Luc put reprendre la direction de l’usine, la sympathie qui venait à lui de toutes parts fit merveille. D’ailleurs, ce ne fut pas seulement le sang versé dont le baptême détermina la réussite de la Crêcherie, désormais grandissante, d’une marche continue, invincible. Il y eut aussi une heureuse rencontre, la mine redevint une source d’énorme richesse, car on avait fini par retomber sur des filons considérables d’excellent minerai, ce qui donnait raison à Morfain. On produisit dès lors des fers et des aciers, si bon compte et d’une qualité si belle, que l’Abîme fut menacé même dans sa fabrication des objets fins, de prix élevé. Toute concurrence devenait impossible. Puis, il y eut encore la grande poussée démocratique qui partout multipliait les voies de communication l’extension sans fin des chemins de fer, la construction décuplée de ponts, de bâtiments, de villes entières où les fers et les aciers étaient employés en une proportion prodigieuse, sans cesse croissante. Depuis les premiers Vulcains qui avaient fondu le fer dans un trou, pour en forger des armes, et se défendre, et conquérir la royauté des êtres et des choses, l’emploi du fer n’avait fait que s’élargir, le fer finirait par être demain la source de la justice et de la paix, lorsque la science l’aurait définitivement conquis, en le produisant presque pour rien, en le pliant à tous les usages. Mais surtout ce qui détermina la prospérité, le triomphe de la Crêcherie, ce furent les raisons naturelles, une administration meilleure, plus de vérité, plus d’équité, plus de solidarité. Elle portait en elle son succès, du premier jour où elle avait été créée sur le système transitoire d’une sage association entre le capital, le travail et l’intelligence  ; et les jours difficiles qu’elle venait de traverser, les obstacles de toutes sortes, les crises qu’on avait crues mortelles, étaient simplement les cahots inévitables de la route, les premiers jours de marche, si durs, où il s’agit de ne point succomber, si l’on veut arriver au but. Et cela, aujourd’hui, apparaissait, qu’elle avait toujours été vivace, toute gonflée et travaillée de sève, pour les moissons de l’avenir.

C’était, dès maintenant, une leçon de choses, une expérience décisive, qui peu à peu allait convaincre tout le monde. Comment nier la force de cette association du capital, du travail et de l’intelligence, lorsque les bénéfices devenaient plus considérables d’année en année et que les ouvriers de la Crêcherie gagnaient déjà le double de leurs camarades des autres usines  ? Comment ne pas reconnaître que le travail de huit heures, de six heures, de trois heures, le travail devenu attrayant, par la diversité même des tâches, dans des ateliers clairs et joyeux, avec des machines que des enfants auraient conduites, était le fondement même de la société future, lorsqu’on voyait les misérables salariés d’hier renaître, redevenir des hommes sains, intelligents, allègres et doux, dans cet acheminement à la liberté, à la justice totales  ? Comment ne pas conclure à la nécessité de la coopération, qui supprimerait les intermédiaires parasites, le commerce où tant de richesse et de force se perdent, lorsque les magasins généraux fonctionnaient sans heurt, décuplant le bien-être des affamés d’hier, les comblant de toutes les jouissances réservées jusque-là aux seuls riches  ? Comment ne pas croire aux prodiges de la solidarité qui doit rendre la vie aisée, en faire une continuelle fête, pour tous les vivants, lorsqu’on assistait aux réunions heureuses de la maison commune, destinée à devenir un jour le royal palais du peuple, avec ses bibliothèques, ses musées, ses salles de spectacle, ses jardins, ses jeux et ses divertissements  ? Comment enfin ne pas renouveler l’instruction et l’éducation, ne plus les baser sur la paresse de l’homme, mais sur son inextinguible besoin de savoir, et rendre l’étude agréable, et laisser à chacun son énergie individuelle, et réunir dès l’enfance les deux sexes qui doivent vivre côte à côte, lorsque les écoles étaient là si prospères, débarrassées du trop de livres, mêlant les leçons aux récréations, aux premières notions des apprentissages professionnels, aidant chaque génération nouvelle à se rapprocher de l’idéale Cité, vers laquelle l’humanité est en marche depuis tant de siècles  ?

Aussi l’exemple extraordinaire que la Crêcherie donnait quotidiennement sous le grand soleil, devenait-il contagieux. Il ne s’agissait plus de théories, il s’agissait d’un fait qui se passait là aux yeux de tous, d’une floraison superbe, dont l’épanouissement s’élargissait sans arrêt. Et, naturellement, l’association gagnait de proche en proche les hommes et les terrains d’alentour, des ouvriers nouveaux se présentaient en foule, attirés par les bénéfices, par le bien-être, des constructions nouvelles poussaient de partout, s’ajoutaient continuellement aux premières bâties. En trois ans la population de la Crêcherie doubla  ; et la progression s’accélérait avec une incroyable rapidité. C’était la Cité rêvée, du travail réorganisé, rendu à sa noblesse, la Cité future du bonheur enfin conquis, qui sortait naturellement de terre autour de l’usine élargie elle-même, en train de devenir la métropole, le cœur central, source de vie, dispensateur et régulateur de l’existence sociale. Les ateliers, les grandes halles de fabrication s’agrandissaient, couvraient des hectares  ; tandis que les petites maisons claires et gaies, au milieu des verdures de leurs jardins, se multipliaient, à mesure que le personnel, le nombre des travailleurs, des employés de toutes sortes, augmentait. Et ce flot peu à peu débordant, les constructions nouvelles, s’avançait vers l’Abîme menaçait de le conquérir, de le submerger. D’abord, il y avait eu de vastes espaces nus entre les deux usines, ces terrains incultes que Jordan possédait en bas de la rampe des monts Bleuses. Puis aux quelques maisons bâties près de la Crêcherie, d’autres maisons s’étaient jointes, toujours d’autres, une ligne de maisons qui envahissait tout comme une marée montante, qui n’était plus qu’à deux ou trois cents mètres de l’Abîme. Bientôt, quand le flot viendrait battre contre lui, ne le couvrirait-il pas, ne l’emporterait-il pas, pour le remplacer de sa triomphante floraison de santé et de joie  ? Et le vieux Beauclair lui aussi était menacé, car toute une pointe de la Cité naissante marchait contre lui, près de balayer cette noire et puante bourgade ouvrière, nid de douleur et de peste, où le salariat agonisait sous les plafonds croulants.

Parfois, Luc, le bâtisseur, le fondateur de ville, la regardait croître, sa Cité naissante, qu’il avait vue en rêve, le soir où il avait décidé son œuvre  ; et elle se réalisait, et elle partait à la conquête du passé, faisant sortir du sol le Beauclair de demain, l’heureuse demeure d’une humanité heureuse. Tout Beauclair serait conquis entre les deux promontoires des monts Bleuses, tout l’estuaire des gorges de Brias se couvrirait de maisons claires, parmi des verdures, jusqu’aux immenses champs fertiles de la Roumagne. Et, s’il fallait des années et des années encore, il l’apercevait déjà de ses yeux de voyant, cette Cité du bonheur qu’il avait voulue, et qui était en marche.

Un soir, Bonnaire lui amena Babette, la femme à Bourron, et elle lui dit, de son air de perpétuelle belle humeur  :

«  Voici, monsieur Luc, c’est mon homme qui voudrait bien rentrer comme ouvrier à la Crêcherie. Seulement, il n’a point osé venir lui-même, car il se souvient de vous avoir quitté d’une façon bien vilaine.. Alors, je suis venue.  »

Bonnaire ajouta  :

«  Il faut pardonner à Bourron, que ce malheureux Ragu dominait… Il n’est point méchant, Bourron, il n’est que faible, et sans doute pourrons-nous encore le sauver.

— Mais ramenez Bourron  ! cria Luc gaiement. Je ne veux pas la mort du pécheur, au contraire  ! Combien ne s’abandonnent que débauchés par des camarades, sans résistance contre les noceurs et les fainéants  ! Bonne recrue, nous en ferons un exemple.  » Jamais il ne s’était senti si heureux, ce retour de Bourron lui parut décisif, bien que l’ouvrier fût devenu médiocre. Le racheter, le sauver, comme disait Bonnaire, n’était-ce pas une victoire sur le salariat  ? Et puis, cela faisait à sa ville une maison de plus, un petit flot ajouté aux autres flots, gonflant la marée qui devait emporter le vieux monde.

Un autre soir, Bonnaire vint encore le prier d’admettre un ouvrier de l’Abîme. Mais, cette fois, la recrue était si pitoyable, qu’il n’insista point.

«  C’est ce pauvre Fauchard, il se décide, dit-il. Vous vous souvenez, il a tourné autour de la Crêcherie à plusieurs reprises. Il ne pouvait prendre une résolution, il craignait de choisir, tant le travail écrasant, toujours le même, l’avait hébété, anéanti. Ce n’est plus un homme, c’est un rouage, déjeté, faussé… Je crains qu’on ne puisse plus en tirer rien de bon.  »

Luc songeait, évoquait ses premiers jours à Beauclair.

«  Oui, je sais, il a une femme, Natalie, n’est-ce pas  ? une femme soucieuse et dolente, toujours en quête de crédits. Et il a un beau-frère, Fortuné, qui n’avait encore que seize ans, et que j’ai vu si pâle, si ahuri, si mangé déjà par le travail machinal et précoce. Ah  ! les pauvres êtres  ! … Eh bien  ! qu’ils viennent tous, pourquoi ne viendraient-ils pas  ? Ce sera encore un exemple, même si nous ne pouvons refaire de Fauchard un homme libre et joyeux  !   »

Puis, il ajouta, d’un air d’allégresse plaisante  :

«  Encore une famille, encore une maison ajoutée aux autres. Ça se peuple, n’est-ce pas  ? Bonnaire, nous voilà partis pour une belle et grande ville, la ville dont je vous ai tant parlé, dès le début, et à laquelle vous ne pouviez croire. Vous rappelez-vous  ? l’expérience vous laissait inquiet, vous n’étiez guère avec moi que par raison et par reconnaissance… Êtes-vous au moins convaincu, maintenant  ?   »

Bonnaire un peu gêné, ne répondit pas tout de suite. Pourtant, il finit par dire, avec sa franchise  :

«  Est-ce qu’on est jamais convaincu  ? Il faut toucher les résultats du doigt… Sans doute, l’usine est prospère, notre association s’élargit, l’ouvrier vit mieux, il y a un peu plus de justice et de bonheur. Mais vous connaissez mes idées, monsieur Luc  : tout cela, c’est encore le salariat maudit, je ne vois pas que la société collectiviste se réalise.  »

D’ailleurs, le théoricien seul maintenant se défendait en lui. S’il ne lâchait pas ses idées, comme il disait, il se montrait admirable de foi dans le travail, d’activité et de courage. Il était le héros ouvrier, le vrai chef qui avait décidé de la victoire de la Crêcherie, en donnant aux camarades un fraternel exemple de solidarité. Quand il apparaissait dans les halles, si grand, si fort, si bonhomme, toutes les mains se tendaient. Et il était conquis, déjà plus qu’il ne voulait le dire, ravi de voir les camarades souffrir moins, goûter à toutes les joies, vivre dans des demeures saines, avec des fleurs autour d’eux. Il ne s’en irait donc pas, sans que le vœu de toute sa vie fût rempli, celui qu’il y eût moins de misère et plus d’équité.

«  Oui, oui, la société collectiviste, dit Luc qui riait, le connaissant bien, nous la réaliserons, nous réaliserons même mieux  ; et, si ce n’est pas nous, ce seront nos enfants, les chers petits que nous élevons pour cela… Ayez confiance, Bonnaire, dites-vous que désormais l’avenir est à nous, puisque notre ville pousse, pousse toujours.  »

Et, d’un geste large, il montrait, parmi les jeunes arbres, les toits des maisons aux faïences de couleur, si gaies sous le soleil couchant. Et il revenait toujours à ces vivantes maisons, que son souffle semblait faire sortir de terre et qu’il voyait réellement en marche, telle qu’une armée pacifique, partie pour ensemencer l’avenir sur les décombres du vieux Beauclair et de l’Abîme.

Mais si, à la Crêcherie, le peuple industriel avait triomphé seul il y aurait eu simplement là un événement heureux, aux conséquences discutables. Ce qui rendait cet événement décisif, d’une portée considérable, c’était que le peuple paysan, aux Combettes triomphait de son côté, dans le commun effort, dans l’association qui s’était faite entre le village et l’usine. Là aussi, il n’y avait qu’un commencement, mais quelle promesse de prodigieuse fortune  ! Depuis le jour où le maire Lenfant, et son adjoint Yvonnot réconciliés par leur besoin de s’entendre, s’ils voulaient lutter et vivre, avaient décidé tous les petits propriétaires de la commune à s’associer, à joindre leurs bouts de champs les uns aux autres, afin d’en constituer un seul et vaste domaine de plusieurs centaines d’hectares, une fertilité extraordinaire s’y était déclarée. Jusqu’alors, en ces derniers temps surtout, la terre semblait y avoir fait faillite, comme dans toute l’immense plaine de la Roumagne, autrefois si féconde, maintenant d’apparence ingrate, couverte d’épis grêles et rares. Ce n’était, à la vérité, qu’un effet de la paresseuse lassitude et de l’ignorance entêtée des hommes, les méthodes surannées, le manque d’engrais, de machines et de bonne entente. Aussi quelle leçon, dès que les associés des Combettes s’étaient mis à cultiver leur domaine en commun  ! Ils achetaient à bon compte les engrais, ils se procuraient les outils et les machines à la Crêcherie, en échange du pain, du vin, des légumes, qu’ils lui fournissaient. Ce qui faisait leur force, c’était justement de n’être plus isolés, d’avoir noué le lien solidaire désormais indestructible, entre le village et l’usine  ; et c’était la réconciliation rêvée, longtemps impossible, du paysan et de l’ouvrier, le paysan qui donne le blé nourrisseur de l’homme, l’ouvrier qui donne le fer pour que la terre soit ensemencée et que le blé pousse. Si la Crêcherie avait besoin des Combettes, les Combettes n’auraient pu être sans la Crêcherie. Enfin, l’union était faite, le mariage fécond, d’où naîtrait la société heureuse de demain. Et quel spectacle miraculeux, cette plaine renaissante, la veille presque abandonnée, se couvrant aujourd’hui de débordantes moissons  ! Au milieu des autres terres encore frappées de mort par la désunion et l’incurie, les Combettes faisaient comme une petite mer de grasses verdures, que tout le pays regardait avec stupéfaction, peu à peu avec envie. Tant de sécheresse, tant de stérilité hier, et tant de vigueur, tant d’abondance aujourd’hui  ! Alors, pourquoi ne pas suivre l’exemple de ceux des Combettes  ? Déjà des communes voisines s’intéressaient, questionnaient, voulaient en être. On parlait de Fleuranges, de Lignerolles, de Bonneheux, dont les maires dressaient des projets d’association, recueillaient des signatures. Bientôt, la petite mer verte grandirait, s’unirait à d’autres mers, étendrait toujours, toujours, son flot de puissantes verdures, jusqu’à ce que la Roumagne entière, à perte de vue, ne fût plus qu’un seul domaine, un seul océan pacifique de blé, assez vaste pour nourrir tout un peuple heureux. Et les jours étaient proches, car la terre nourricière, elle aussi, se mettait en marche.

Souvent, pour le plaisir, Luc faisait de longues promenades à pied au travers de ces champs fertiles, et parfois il rencontrait Feuillat, le fermier de Boisgelin, qui flânait également, les mains au fond des poches, en regardant, de son air silencieux et énigmatique, pousser les belles récoltes dans ces terres si bien cultivées. Il savait la grande part qu’il avait prise à l’initiative de Lenfant et d’Yvonnot, il n’ignorait pas que c’était lui qui, aujourd’hui encore, les conseillait. Et sa surprise restait grande de voir dans quel état de souffrance il laissait les terres qu’il avait affermées, ce domaine de la Guerdache dont les champs pauvres, maintenant, faisaient tache, semblaient un désert inculte, à côté de l’autre domaine si riche des Combettes.

Un matin, comme tous deux suivaient en causant un chemin qui séparait les deux propriétés, il ne put s’empêcher de lui en faire la remarque.

«  Mais dites donc, Feuillat, vous n’éprouvez pas quelque honte à si mal tenir vos terres, lorsque, de l’autre côté de cette route, les terres de vos voisins sont si admirablement cultivées  ? D’ailleurs votre simple intérêt devrait vous déterminer à un travail actif et intelligent dont je vous sais très capable.  »

Le fermier n’eut d’abord qu’un sourire muet. Puis, il osa parler sans crainte.

«  Oh  ! monsieur Luc, la honte est un sentiment trop raffiné pour nous, les pauvres bougres. Et quant à mon intérêt, il est bonnement de tirer juste ma vie de ces terres, qui ne sont pas à moi. C’est ce que je fais, je les cultive assez pour avoir du pain, car ce serait une trop grande duperie, de les travailler, de les fumer, d’en faire des terres excellentes, puisque cela n’enrichirait que M. Boisgelin, qui peut, à chaque fin de bail, me jeter dehors… Non, non  ! pour faire d’un champ un bon champ, il faut qu’il soit à vous, ou mieux encore qu’il soit à tout le monde.  »

Et il goguenardait, et il se moquait de ceux qui crient aux paysans  : «  Aimez la terre  ! aimez la terre  !   » Sans doute, il voulait bien l’aimer, mais, tout de même, il voulait aussi en être aimé c’est-à-dire qu’il ne voulait plus l’aimer pour les maîtres. Comme il le répétait, son père, son grand-père, son arrière-grand-père, l’avaient aimée sous le bâton des exploiteurs, sans en tirer autre chose que de la misère et des larmes. Alors, lui, en avait assez de cette exploitation féroce, de ce marché de dupe du fermage, la terre aimée, caressée, fécondée par le fermier, pour que le propriétaire ait ensuite l’enfant avec la femme, toute la richesse.

Il y eut un silence. Et il ajouta d’un air d’ardeur concentrée à voix plus basse  :

«  Oui, oui, la terre à tous, pour qu’on se remette à l’aimer, à la cultiver… Moi, j’attends.  »

Très frappé, Luc le regarda. Il le sentait d’une intelligence vive dans son attitude fermée. Et voilà que, derrière le paysan fruste, un peu sournois, il apercevait maintenant un fin diplomate, un précurseur de regard clair, voyant l’avenir, menant l’expérience des Combettes, pour un but lointain, connu de lui seul. Il soupçonna la vérité, il voulut avoir une certitude.

«  Alors, si vous laissez vos terres dans cet état, c’est aussi pour qu’on les compare aux terres voisines et que l’on comprenne  ? … Mais n’est-ce pas un rêve  ? Jamais les Combettes n’envahiront, ne mangeront la Guerdache.  »

De nouveau, Feuillat eut son rire muet. Puis, sans vouloir en dire davantage  :

«  Peut-être, il faudrait d’ici là de grosses affaires… Enfin, qui sait  ? j’attends.  »

Au bout de quelques pas, il reprit encore, avec un geste large, emplissant l’horizon  :

«  N’empêche que ça marche. Vous vous rappelez le désolant coup d’œil qu’on avait d’ici, avec ces pauvres lopins de terre d’une si maigre récolte  ? Et voyez, voyez  ! avec un seul domaine avec la culture en commun, avec l’aide des machines et de la science, les moissons débordent, tout le pays est peu à peu conquis. Ah  ! c’est un riche spectacle  !   »

L’ardent amour qu’il avait gardé à la terre, qu’il tenait secret en jaloux désireux de l’aimer pour lui, éclatait dans la flamme de ses yeux, dans l’enthousiasme de sa voix. Et Luc était gagné par le grand souffle de fécondité dont le frisson passait sur cette mer de blé. S’il se sentait si fort, à la Crêcherie, c’était maintenant qu’il avait son grenier d’abondance, certain du pain, ayant élargi son petit peuple d’ouvriers d’un petit peuple de paysans. Et sa joie n’était pas plus grande à voir sa Cité en marche, le flot des maisons s’avancer toujours, conquérir l’Abîme et le vieux Beauclair, qu’à venir regarder les champs fertiles des Combettes en marche eux aussi, s’allongeant des champs voisins, roulant peu à peu leurs moissons en un océan sans bornes, d’un bout à l’autre de la Roumagne. C’était le même effort, la même civilisation prochaine, l’humanité qui allait à la vérité et à la justice, à la paix et au bonheur.

L’effet le plus immédiat du succès de la Crêcherie fut de faire comprendre aux petites usines du pays l’avantage qu’elles auraient à suivre son exemple, à s’associer avec elle. La maison Chodorge, une fabrique de clous qui achetait toute sa matière première à sa puissante sœur, se décida d’abord, en se laissant définitivement absorber, dans l’intérêt commun. Puis, la maison Hausser, qui avait la spécialité des serpes et des faux, après avoir surtout forgé des sabres, entra à son tour dans l’association, devint comme un prolongement naturel de la grande forge voisine. Il y eut quelques difficultés pour la maison Mirande et Cie qui construisait des machines agricoles, et dont l’un des deux propriétaires, homme de réaction, luttait contre toutes nouveautés, mais la crise devint telle, qu’il se retira, dans la crainte d’une catastrophe certaine, et que l’autre propriétaire sauva son usine, en se hâtant de la fondre dans la Crêcherie. Toutes ces maisons entraînées ainsi dans le mouvement d’association et de solidarité, se mettaient en actions, acceptaient les mêmes statuts, le partage des bénéfices, basé sur l’alliance du capital, du travail et de l’intelligence. Elles finissaient par constituer une seule et même famille, aux cent groupes divers toujours prête à recevoir de nouveaux adhérents, pouvant de la sorte s’étendre à l’infini  ; et c’était là surtout la société refondue, se reconstituant sur une organisation nouvelle du travail, allant à une humanité libre et heureuse.

Dans Beauclair étonné, déconcerté, l’inquiétude fut au comble. Alors, quoi  ? la Crêcherie grandirait sans cesse, s’augmenterait de chaque petite usine qu’elle rencontrerait au passage, celle-ci, puis celle-là, puis cette autre  ? et la ville elle-même, et la plaine immense aux alentours y passeraient, ne seraient plus que les dépendances, le domaine, la chair même de la Crêcherie  ? Les cœurs étaient troubles, les cerveaux commençaient à se demander où était le vrai intérêt de chacun, la fortune possible. Dans le petit monde des commerçants, des fournisseurs surtout, la perplexité augmentait, devant les recettes qui baissaient chaque jour, et il s’agissait de savoir si l’on ne serait pas forcé bientôt de fermer boutique. Aussi l’affolement devint-il général, lorsqu’on apprit que Caffiaux, l’épicier-cabaretier, venait de s’entendre avec la Crêcherie pour que sa maison devînt un simple dépôt, une sorte de succursale des magasins généraux. Longtemps il avait passé pour être l’homme de l’Abîme, vaguement mouchard de la direction, empoisonnant l’ouvrier d’alcool, le vendant ensuite à ses chefs, car le cabaret est le plus ferme pilier du salariat. En tout cas, l’homme était louche, aux aguets de la victoire du plus fort, continuellement prêt à une trahison, se retournant avec l’aisance d’un gaillard qui n’aime point la défaite. Et qu’il se fût mis si aisément du côté de la Crêcherie, cela doubla l’angoisse des gens inquiets, travaillés du besoin de prendre parti au plus tôt. Tout un mouvement d’adhésions s’indiquait, qui devait aller en s’accélérant avec la force décuplée de la vitesse acquise. La belle Mme Mitaine, la boulangère, n’avait pas attendu la conversion de Caffiaux pour trouver très bien ce qui se passait à la Crêcherie, et elle était disposée à entrer dans l’association, quoique sa boulangerie fût restée florissante, grâce au renom de beauté et de bonté dont elle l’avait rendue populaire. Seul, le boucher Dacheux s’entêtait, dans la fureur sombre de la débâcle de toutes ses idées. il disait qu’il préférait mourir, au milieu de ses derniers quartiers de viande, le jour où il ne trouverait plus un bourgeois pour les lui acheter à leur prix  ; et cela paraissait devoir se réaliser, sa clientèle le quittait peu à peu, il était pris de telles rages, que l’apoplexie sûrement le menaçait, en coup de foudre.

Dacheux, un jour, se rendit chez les Laboque, où il avait supplié Mme Mitaine de se rendre également. Il s’agissait, disait-il, des intérêts moraux et commerciaux de tout le quartier. Le bruit courait que les Laboque, pour éviter la faillite, étaient sur le point de faire la paix avec Luc et de s’associer, de façon à devenir simplement les dépositaires de la Crêcherie. Depuis que celle-ci échangeait directement ses fers et ses aciers, ses outils et ses machines, contre le pain des Combettes et des autres villages syndiqués, ils avaient perdu leurs meilleurs clients, les paysans des environs, sans compter les petites ménagères, les bourgeoises de Beauclair elles-mêmes, qui réalisaient de grandes économies en se fournissant aux magasins de l’usine, dont Luc avait eu l’idée victorieuse d’ouvrir la porte à tout le monde. C’était la mort du commerce, tel qu’on l’avait entendu jusque-là, l’intermédiaire entre le producteur et le consommateur, renchérissant la vie, vivant en parasite sur les besoins des autres. Un rouage inutile, mangeur de force et de richesse, dont la disparition était désormais chose certaine, du moment qu’un exemple démontrait avec quelle facilité on le supprimait, pour le bien-être de tous. Et, au milieu de leur bazar désert, les Laboque se lamentaient.

Lorsque Dacheux se présenta, la femme, noire et maigre, était au comptoir, inoccupée, n’ayant même plus le courage de tricoter, des bas tandis que l’homme, au nez et aux yeux de furet, allait et venait d’un air d’âme en peine, le long des cases de marchandises, envahies par la poussière.

«  Qu’est-ce qu’on me dit  ? cria le boucher congestionné, vous trahissez, Laboque, vous êtes sur le point de vous rendre  ! Vous qui avez perdu contre le bandit ce procès désastreux, vous qui aviez juré la mort du bandit, quitte à y laisser vous-même la peau  ! Et voilà que vous vous mettriez contre nous, que vous achèveriez le désastre  !   »

Mais Laboque s’emporta, dans l’effondrement où il était.

«  J’ai assez de peine, fichez-moi la paix  ! Ce procès imbécile, c’est vous tous qui m’y avez poussé. Maintenant, vous ne m’apportez sûrement pas de l’argent pour payer mes échéances de la fin du mois. Alors, qu’est-ce que vous venez me chanter là, avec la peau que j’ai promis d’y laisser  ?   »

Et, montrant d’un geste les marchandises endormies  :

«  Elle y est, ma peau, et si je ne m’arrange pas, les huissiers seront ici mercredi prochain… Oui  ! c’est vrai, puisque vous voulez que je vous le dise, oui  ! je suis en pourparlers avec la Crêcherie, je me suis entendu, et je signerai ce soir… J’hésitais encore, mais on m’embête trop à la fin  !   » Il se laissa tomber sur une chaise, tandis que Dacheux, saisi, suffoqué, ne trouvait à bégayer que des jurons. Et Mme Laboque, alors, écrasée dans son comptoir, dit à son tour sa plainte, d’une voix basse et monotone.

«  Avoir tant travaillé, mon Dieu  ! nous être donné tant de mal, au commencement, quand nous avons débuté, en allant vendre de la quincaillerie de village en village  ! Et, plus tard, les efforts qu’il nous a fallu faire ici, pour ouvrir cette boutique, pour l’agrandir ensuite d’année en année  ! On était tout de même récompensé, ça marchait, on nourrissait le rêve d’acheter une maison en pleine campagne, pour s’y retirer avec des rentes. Puis, voilà que ça croule, Beauclair devient fou, je n’ai pas encore compris pourquoi, mon Dieu  !

— Pourquoi, pourquoi  ? gronda Dacheux, parce que c’est la révolution et que les bourgeois sont des lâches qui n’osent même pas se défendre. Moi, un de ces matins, si l’on m’y pousse, je vais prendre mes couteaux, et vous verrez  !   »

Laboque haussa les épaules.

«  Belle affaire  ! … C’est bon quand on a le monde avec soit  ; mais, quand on se sent à la veille de rester tout seul, le mieux est encore tout en enrageant, d’aller où vont les autres… Caffiaux l’a bien compris.

— Ah  ! cette crapule de Caffiaux  ! hurla le boucher, repris de fureur. En voilà un traître, un vendu  ! Vous savez que ce bandit de M. Luc lui a donné cent mille francs pour nous lâcher.

— Cent mille francs  ! répéta le quincaillier, avec des yeux de flamme, en affectant une ironie sceptique, je voudrais bien qu’il me les offrît, je les prendrais tout de suite… Non, voyez-vous, c’est bête de s’entêter, la sagesse est d’être toujours avec les plus forts.

— Quelle misère  ! quelle misère  ! reprit Mme Laboque de sa voix dolente, le monde se met à l’envers pour sûr, c’est la fin du monde  !   »

Justement, la belle Mme Mitaine, qui entrait, entendit ces paroles.

«  Comment, la fin du monde  ! dit-elle gaiement, voilà encore deux de nos voisines qui viennent d’accoucher de deux gros garçons… Et vos enfants, et Auguste et Eulalie, comment vont-ils  ? Ils ne sont donc pas là  ?   »

— Non, ils n’étaient pas là, ils n’étaient jamais là. Auguste, âgé de vingt-deux ans bientôt, s’était pris de passion pour les arts mécaniques, ayant en horreur le commerce  ; tandis qu’Eulalie, très sage à quinze ans, déjà petite femme de ménage, vivait le plus souvent chez un oncle, fermier à Lignerolles, près des Combettes.

«  Oh  ! les enfants  ! se plaignit encore Mme Laboque, si l’on compte sur les enfants  !

— Tous des ingrats  ! déclara Dacheux, dans l’indignation où il était de ne pas se retrouver en sa fille Julienne, grosse et belle demoiselle attendrie, qui, malgré ses quatorze ans sonnés, jouait encore avec les petits malheureux, lâchés sur le pavé de la rue de Brias. Quand on compte sur les enfants, on est sûr de mourir de misère et de chagrin  !

— Mais je compte sur mon Évariste, moi  ! reprit la boulangère. Le voilà qui va sur ses vingt ans, et ce n’est pas parce qu’il a refusé d’apprendre l’état de son père, que nous nous fâcherons. Ces petits ça pousse naturellement avec des idées différentes des nôtres, puisque ça naît pour des époques où nous ne serons plus là. Moi je ne lui demande, à mon Évariste, que de m’aimer bien, et c’est ce qu’il fait.  »

Elle exposa ensuite posément son cas à Dacheux. Si elle était venue, sur sa demande, c’était pour qu’il fût bien entendu que chaque commerçant de Beauclair devait garder sa liberté d’action. Elle ne faisait pas encore partie de l’association de la Crêcherie mais elle comptait y entrer quand il lui plairait, le jour où elle serait convaincue d’agir dans l’intérêt des autres et d’elle-même.

«  Évidemment  ! conclut Laboque. Je ne peux pas faire autrement, je signerai ce soir.  »

Et le gémissement de Mme Laboque recommence, infini.

«  Je vous l’ai dit, le monde s’est mis à l’envers, c’est la fin du monde  !

— Mais non  ! mais non  ! s’écria de nouveau la belle Mme Mitaine, comment voulez-vous que le monde finisse, puisque voilà nos enfants bientôt en âge de se marier, et qu’ils auront des enfants, qui se marieront à leur tour, pour avoir des enfants encore  ? Les uns poussent les autres, le monde se renouvelle voilà  ! … C’est la fin d’un monde, si vous voulez.  »

Le mot tomba si net, si décisif, que Dacheux exaspéré, à bout de violence, s’en alla en faisant claquer la porte, le sang aux yeux, sous le frisson de l’apoplexie menaçante. C’était bien la fin d’un monde, la fin du commerce inique et pourrisseur, du commerce qui ne fait la fortune de quelques-uns que pour la misère du plus grand nombre.

Un dernier coup allait bouleverser Beauclair. Jusque-là, le succès de la Crêcherie n’avait agi que sur les industries similaires et que sur le petit commerce, vivant de la clientèle de la rue, au jour le jour. Aussi l’émotion fut-elle considérable, le beau matin où l’on apprit que le maire Gourier s’était laissé gagner aux idées nouvelles. Lui, solide, n’ayant besoin de personne, comme il le déclarait vaniteusement, n’entendait pas entrer dans l’association de la Crêcherie. Mais il créait à côté une association semblable, il mettait sa grande cordonnerie de la rue de Brias par actions, sur la base désormais éprouvée du capital, du travail et de l’intelligence, en faisant ainsi trois parts des bénéfices. C’était simplement un groupe nouveau, le groupe du vêtement, à côté du groupe du fer et de l’acier, groupe identique d’ailleurs  ; et la ressemblance s’accentua davantage, lorsque Gourier parvint à syndiquer toutes les industries du vêtement, les tailleurs, les chapeliers, les bonnetiers, les lingers, les merciers. D’autre part, on parla d’un autre groupe encore, qu’un grand entrepreneur de maçonnerie s’occupait de créer, en associant aux maçons tous les ouvriers du bâtiment, les tailleurs de pierre, les menuisiers, les serruriers, les plombiers, les couvreurs, les peintres, vaste groupe qui engloberait aussi les architectes les artistes, sans compter les ouvriers du meuble, les ébénistes, les tapissiers, les bronziers, même les horlogers et les bijoutiers. Il n’y avait là qu’une végétation logique, l’exemple de la Crêcherie avait semé cette idée féconde des groupements, des associations sériées en groupes naturels, et les groupes poussaient d’eux-mêmes, par imitation par le besoin du plus de vie et du plus de bonheur possible. La loi de création humaine agissait  ; et elle agirait certainement avec une énergie croissante, si l’existence heureuse de l’espèce l’exigeait  ; et, dès maintenant, il devenait même sensible qu’un lien général s’établissait au-dessus de ces groupes, un lien commun qui, tout en les laissant distincts, les réunirait un jour, en une vaste réorganisation sociale du travail, unique code de la Cité future.

Mais l’idée d’échapper à la Crêcherie en l’imitant, semblait bien forte pour le cerveau de Gourier. Aussi l’opinion était-elle qu’il avait dû être conseillé par le sous-préfet Châtelard, qui se terrait dans plus d’ambre et plus de tranquille insouciance, à mesure que Beauclair se transformait, sous le souffle vivant de l’avenir. Et l’on devinait juste, cela s’était passé dans un petit déjeuner à trois chez le maire, les deux hommes face à face, n’ayant entre eux que la toujours belle Léonore.

«  Mon cher, avait dit le sous-préfet avec son sourire aimable, je crois que nous sommes fichus. À Paris, tout va de travers, tout marche à l’abandon, et c’est la révolution prochaine, dont le souffle emporte ce qui reste du vieil édifice pourri, tombant en ruine. Ici, notre Boisgelin est un pauvre homme vaniteux que cette petite Mme Delaveau mangera jusqu’au dernier sou. Il n’y a que le mari pour ne pas savoir où passent les gains de l’Abîme dans sa lutte héroïque contre la faillite, et vous verrez bientôt quel désastre… Alors, vraiment, ce serait imbécile de ne pas songer à soi, si l’on ne veut pas être entraîné dans la débâcle.  »

Léonore s’inquiéta.

«  Est-ce que vous êtes menacé, mon ami  ?

— Moi, oh  ! non. Qui songe à moi  ? Aucun gouvernement ne se donnera la peine de s’occuper de ma chétive personne, car j’ai le talent d’administrer le moins possible, en disant toujours comme mes chefs, de sorte que je passe pour être la créature de chaque ministre. Je mourrai ici, oublié, heureux, sous l’effondrement du dernier ministère… Mais c’est à vous que je songe, mes bons amis.  »

Et il expliqua son idée, énuméra tous les avantages qu’il y aurait à devancer la révolution, en faisant de la cordonnerie Gourier une autre Crêcherie. Les bénéfices n’en seraient pas diminués, au contraire. Puis, il était convaincu, il se disait trop intelligent pour ne pas comprendre  : l’avenir était là, le travail réorganisé finirait par balayer la vieille et inique société bourgeoise. Dans ce fonctionnaire si paisible, si sceptique, d’une inaction totale et raisonnée, un véritable anarchiste avait fini par pousser, qu’il dissimulait sous les dehors de sa diplomatique réserve.

«  Vous savez, mon bon Gourier, conclut-il en riant, ça ne m’empêchera pas de me déclarer contre vous, ouvertement, lorsque vous aurez fait ce beau coup de passer à la société nouvelle. Je dirai que vous trahissez, ou que vous perdez la raison… Mais je vous embrasserai, quand je viendrai ici, car vous leur aurez joué là un fameux tour, qui vous rapportera gros. Vous verrez leurs têtes  !   »

Cependant, Gourier, effaré, ne consentit pas, discuta longtemps. fout son passé protestait, toute sa longue royauté de patron se révoltait à l’idée de n’être plus que l’associé des centaines de travailleurs dont il était resté jusque-là le maître absolu. Mais, sous son épaisse enveloppe, il y avait un esprit très délié en affaires, il se rendait très bien compte qu’il ne risquait rien, qu’il assurait au contraire sa maison contre tous les dangers de l’avenir, en suivant le conseil du sage Châtelard. Et puis, lui-même était touché par le vent qui soufflait, cette exaltation, cette passion de réformes, dont la fièvre contagieuse, aux époques révolutionnaires, affole justement les classes qui vont être dépossédées. Gourier finit par croire que l’idée était de lui, ainsi que Léonore, sur le conseil de son ami Châtelard, le lui répétait matin et soir, et il marcha.

Ce fut un scandale dans toute la bourgeoisie de Beauclair. On tenta des démarches, on alla trouver le président Gaume pour le supplier d’intervenir auprès du maire, puisque le sous-préfet avait formellement refusé de s’occuper de cette triste affaire, qu’il déclarait à haute voix scandaleuse, et dans laquelle, disait-il, il ne voulait pas compromettre l’Administration. Mais le président, qui vivait très retiré, ne voyant plus personne, depuis le jour où sa fille Lucile, surprise en flagrant délit avec un très jeune clerc de notaire, avait dû se réfugier chez lui, n’accepta pas non plus d’aller faire au maire des représentations, que celui-ci accueillerait sans doute fort mal. Alors, on employa les grands moyens. Son gendre, le capitaine Jollivet, à la suite du départ de sa femme, s’était lancé dans la réaction, avec une furie croissante. Il donnait de tels articles au Journal de Beauclair, que l’imprimeur Lebleu, inquiet de la façon dont tournaient les choses, sentant la nécessite d’être du côté des plus forts, lui avait un jour fermé sa porte, désireux d’évoluer, de passer du parti de l’Abîme au parti de la Crêcherie. Désarmé, oisif, le capitaine promenait ses colères impuissantes, lorsqu’on eut l’idée que lui seul pouvait déterminer le président à prendre parti, car il n’avait point rompu complètement avec son beau-père, il échangeait encore des saluts avec lui. Chargé de cette mission délicate, il se rendit donc chez ce dernier en cérémonie, il ne reparut pas de deux longues heures  ; et, quand il sortit de la maison il n’avait tiré de son beau-père que des réponses évasives, mais il était réconcilié avec sa femme. Le lendemain, elle réintégra le domicile conjugal, le capitaine pardonnait pour cette fois, sur l’engagement formel qu’elle ne recommencerait pas. Tout Beauclair fut stupéfait de ce dénouement, et cela finit dans un grand éclat de rire.

Ce furent les Mazelle qui réussirent à confesser le président Gaume, par hasard et sans avoir été chargés d’aucune mission. D’habitude chaque matin, il sortait, il gagnait le boulevard de Magnolles, fine longue avenue déserte, et il s’y promenait sans fin, la tête basse, les mains derrière le dos, dans une sombre rêverie. Ses épaules pliaient comme sous l’effondrement final, il semblait dans l’anéantissement de toute une existence manquée, du mal qu’il avait fait, du bien qu’il ne pouvait faire. Et, quand

il relevait un instant les yeux, regardant au loin, il paraissait attendre de l’inconnu de demain quelque chose qui ne venait pas, qu’il ne verrait pas. Or, ce matin-là, les Mazelle, levés de bonne heure pour se rendre à l’église, osèrent l’aborder, afin d’avoir son opinion sur les affaires publiques, tellement ils redoutaient d’y trouver quelque désastre personnel.

«  Eh bien  ! monsieur le président, que dites-vous de ce qui se passe  ?   »

Il releva la tête, regarda un instant au loin. Puis, continuant son affreuse rêverie, pensant tout haut, comme si personne ne l’eût écouté  :

«  Je dis qu’il est bien long à venir, l’ouragan de vérité et de justice qui finira par emporter cet abominable monde.  »

Saisis, les Mazelle, ne croyant pas comprendre, bégayèrent  :

«  Comment, comment  ? … Vous voulez nous effrayer, parce que vous savez que nous ne sommes pas très braves. Ça, c’est vrai, et l’on nous plaisante un peu.  »

Mais déjà Gaume s’était repris. En reconnaissant les Mazelle, effarés devant lui, le visage blême, suant l’inquiétude de leur argent et de leur paresse, un pli d’ironie dédaigneuse avait contracté sa bouche.

«  Que craignez-vous  ? reprit-il, le monde durera bien encore vingt ans, et si vous vivez toujours, vous vous consolerez des ennuis de la révolution, en assistant à des choses intéressantes… C’est votre fille qui devrait se préoccuper de l’avenir.  »

Désolée, Mme Mazelle s’écria  :

«  Justement, c’est que Louise ne s’en préoccupe pas, oh  ! pas du tout  ! … Elle a treize ans à peine, et elle trouve très drôle ce qui se passe, quand elle nous entend naturellement en parler du matin au soir. Elle rit, pendant que nous nous désespérons. Les jours où je lui dis  : «  Mais, malheureuse  ! tu n’auras pas un sou  », elle me répond, avec un saut de chèvre  : «  C’est ça qui m’est égal, par exemple  ! et j’en serai plus gaie  !   » Elle est gentille tout de même bien qu’elle nous donne peu de contentement.

— Oui, dit Gaume, c’est une enfant qui rêve de faire sa vie elle-même, il y en a comme ça.  »

Gazelle restait perplexe, craignant d’être plaisanté encore. L’idée qu’il avait fait fortune en dix ans, que depuis lors il jouissait de la délicieuse vie de fainéantise rêvée dès sa jeunesse, et que sa félicité d’oisif pouvait cesser, qu’il serait peut-être forcé de se remettre au travail, si tout le monde travaillait, le jetait à une angoisse sourde et continue, qui était comme un premier châtiment.

«  Mais la rente, monsieur le président, que deviendrait la rente selon vous, si tous ces anarchistes arrivaient à renverser le monde  ? … Vous vous souvenez, ce M. Luc, qui joue un si vilain rôle, nous plaisantait lui aussi, en racontant qu’on supprimerait la rente… Alors, autant qu’on nous égorge au coin d’un bois  !

— Dormez donc en paix, répéta Gaume avec son ironie tranquille, la société nouvelle vous nourrira, si vous ne voulez pas travailler.  »

Et les Mazelle s’en allèrent à l’église, car ils y brûlaient des cierges pour la guérison de Mme Mazelle, depuis que le docteur Novarre avait eu la brutalité, un jour, de dire à celle-ci qu’elle n’était pas malade. Pas malade  ! une maladie qu’elle soignait avec amour depuis tant d’années, dont elle vivait, tellement elle avait fini par en faire son occupation, sa joie, sa raison d’être  ! Le médecin la croyait donc incurable, puisqu’il l’abandonnait  ; et prise de terreur, elle s’était adressée à la religion, elle y trouvait de grands soulagements.

Sur le boulevard de Magnolles, dans ce désert troublé à peine par de rares passants, il était un autre promeneur, l’abbé Marle qui venait y lire son bréviaire. Mais, souvent, il laissait retomber le livre, il continuait à marcher avec lenteur, perdu lui aussi au fond d’une songerie noire. Depuis les derniers événements, toute cette évolution emportant la ville à un destin nouveau, son église s’était encore vidée, il y restait à peine les très vieilles femmes du peuple, stupides et têtues, mêlées aux quelques bourgeoises qui soutenaient la religion comme le suprême rempart du beau monde, en train de crouler. Quand les derniers fidèles auraient déserté les églises catholiques, devenues les ruines d’une société morte, envahies par les ronces et les orties, une autre civilisation commencerait. Aussi, sous cette menace, ni les quelques bourgeoises, ni les très vieilles femmes du peuple ne consolaient l’abbé Marle du vide qu’il sentait se faire de plus en plus autour de son Dieu. Léonore, la femme du maire, avait beau être d’une prestance très décorative aux cérémonies du dimanche, et elle avait beau ouvrir sa bourse toute grande pour l’entretien du culte  : il n’ignorait point son indignité, son péché chronique d’adultère, que la ville entière acceptait, qu’il avait dû lui-même couvrir du manteau de son ministère sacré, mais qu’il réprouvait comme une damnation dont il serait responsable. Les Mazelle lui suffisaient moins encore, si enfantins, si bassement égoïstes, venant à lui dans l’unique espoir de tirer du Ciel une félicité personnelle, plaçant leurs prières ainsi qu’ils avaient placé leur argent, afin d’en toucher les rentes. Et tous et toutes étaient ainsi, dans cette société finissante, sans la véritable foi qui, aux premiers siècles, avait fondé le pouvoir du Christ, sans ce goût du renoncement et de l’obéissance totale, nécessaire aujourd’hui surtout à la toute-puissance de l’Église. Alors, il ne se le dissimulait plus, les jours étaient comptés, et si Dieu ne lui faisait pas la grâce de le rappeler bientôt à lui, il assisterait peut-être à l’affreuse catastrophe, le clocher s’écroulant, trouant la toiture de la nef, écrasant l’autel.

C’était cette rêverie noire qu’il venait ainsi promener pendant des heures. Il l’avait enfouie au plus profond de son être, s’efforçant de s’en cacher à lui-même la désespérance. Il affectait de rester brave, hautain, dédaigneux des événements d’un jour, sous le prétexte que l’Église était la maîtresse de l’éternité. Mais, quand il se rencontrait avec l’instituteur Hermeline, qui ne décolérait point devant le succès des méthodes de la Crêcherie, près de passer à la réaction, au nom du salut même de la République, il ne discutait plus avec son âpreté d’autrefois, il prétendait s’en remettre à Dieu  ; car Dieu permettait certainement ces saturnales anarchiques, dans le but de foudroyer ses ennemis et de faire ensuite éclater son triomphe. Le docteur Novarre, plaisantant, avait trouvé le mot, en disant que l’abbé abandonnait Sodome, à la veille de la pluie de feu. Sodome, c’était le vieux Beauclair empesté, le Beauclair bourgeois mangé d’égoïsme, la ville coupable condamnée à être détruite, dont il fallait assainir la terre, si l’on voulait voir pousser à la place la Cité de santé et de joie, de justice et de paix. Tous les symptômes indiquaient le craquement final, le salariat râlait, la bourgeoisie affolée se faisait révolutionnaires, le sauve-qui-peut des intérêts amenait aux vainqueurs les forces vives du pays, et ce qui restait, les matériaux usés, inemployables, les décombres épars allaient être balayés par le vent. Déjà le Beauclair rayonnant de demain sortait des ruines. Quand l’abbé Marle, sous les arbres du boulevard de Magnolles, laissait retomber son bréviaire, le pas ralenti, les yeux à demi fermés, c’était sûrement cette vision qui, en se dressant devant lui, le noyait d’amertume.

Parfois, le président Gaume et l’abbé Marle se rencontrèrent dans ces promenades silencieuses, en pleine solitude. D’abord, ils ne se voyaient pas, ils continuaient leur marche parallèle, la tête si basse, les yeux si perdus, que rien du monde extérieur ne leur parvenait. Chacun, de son côté, roulait sa mélancolie, son regret du monde qui disparaissait, son appel au monde qui sortait de terre. La religion finie ne voulait pas mourir, la justice à naître se désespérait de tant tarder. Cependant, ils levaient la tête, ils se reconnaissaient, et il fallait échanger quelques mots.

«  Un temps bien triste, monsieur le président. Nous aurons de la pluie.

— Je le crains, monsieur l’abbé. Ce mois de juin est très froid.

— Ah  ! que voulez-vous  ? toutes les saisons sont bouleversées maintenant. Plus rien n’est d’aplomb.

— C’est vrai, et pourtant la vie continue, le bon soleil remettra peut-être tout en place.  »

Puis, chacun reprenait sa marche solitaire, retombait dans ses réflexions, promenant de la sorte à l’infini l’éternelle lutte de l’avenir et du passé.

Mais, surtout, ce fut à l’Abîme que retentit le contrecoup de Beauclair en évolution, peu à peu transformé par la réorganisation du travail. À chaque succès nouveau de la Crêcherie, Delaveau devait déployer plus d’activité, plus d’intelligence et de courage  ; et, naturellement, tout ce qui faisait la prospérité de l’usine rivale devenait chez lui un désastre. C’était ainsi que la découverte d’excellents filons, dans la mine anciennement abandonnée, lui avait porté un coup terrible, en avilissant le prix de la matière première. Il ne pouvait plus lutter pour les fers et les aciers de commerce, il se trouvait même atteint dans sa fabrication des canons et des obus. Les commandes avaient fléchi, depuis que l’argent de la France allait surtout aux constructions de paix et de solidarité sociale, aux chemins de fer, aux ponts, aux bâtiments de tous genres, où le fer et l’acier triomphaient. Le pis était que ces commandes, dont trois maisons seulement se partageaient la proie, ne suffisaient plus pour le gain de ces maisons, qui avaient fini par réaliser le projet de tuer une d’elles, afin de déblayer le marché  ; et, la moins solide étant l’Abîme, en ce moment-là, c’était l’Abîme que les forges concurrentes se décidaient à exécuter sauvagement. Les difficultés devenaient pour lui d’autant plus grandes que ses ouvriers ne lui restaient plus fidèles. Le coup de couteau de Ragu avait comme jeté la déroute parmi les camarades qu’il laissait derrière lui. Puis, lorsque Bourron, assagi, converti, les avait quittés pour retourner à la Crêcherie, emmenant Fauchard, tout un mouvement s’était fait, la plupart se demandaient pourquoi ne pas l’imiter, puisque de gros avantages les y attendaient. L’expérience était aujourd’hui éclatante, les ouvriers gagnaient à la Crêcherie des journées doubles en ne travaillant que huit heures sans compter les avantages dont ils jouissaient, les petites maisons heureuses, les écoles toujours en joie, la maison commune toujours en fête, les magasins généraux abaissant d’un bon tiers les prix de consommation, tant de santé et tant de bien-être. Rien ne prévaut contre les chiffres, les ouvriers de l’Abîme réclamèrent une augmentation des tarifs, voulant gagner autant que ceux de la Crêcherie. Comme il était impossible de les satisfaire, beaucoup partirent, allèrent naturellement où ils devaient trouver le plus de bonheur. Enfin, ce qui paralysait Delaveau, c’était l’absence d’un fonds de réserve, car il ne consentait pas à se déclarer vaincu, il aurait tenu longtemps, il aurait fini par triompher, pensait-il, s’il avait eu en caisse quelques centaines de mille francs, pour l’aider à traverser cette crise, qu’il s’obstinait à croire temporaire. Seulement, comment se battre, comment faire face aux échéances des mauvais jours, lorsque l’argent manquait  ? L’argent emprunté déjà, la dette créée était en outre un poids mort terrible, une charge qui l’écrasait. Et il luttait en héros, toujours debout, donnant son intelligence, donnant sa vie, dans l’espoir de sauver, encore le passé croulant qu’il soutenait, l’autorité, le salariat, la société bourgeoise et capitaliste, et dans le désir âprement honnête de faire rendre au capital mis entre ses mains les rentes qu’il avait promises.

Au fond, la pire souffrance de Delaveau était ainsi de ne plus pouvoir assurer à Boisgelin les bénéfices auxquels il s’était engagé  : et son échec se matérialisait cruellement, les jours où il devait lui refuser de l’argent. Bien que le dernier inventaire eût été désastreux, Boisgelin entendait ne rien retrancher du train de la Guerdache, excité par Fernande elle-même, qui traitait son mari en bête de labour, qu’il fallait piquer au sang pour en tirer tout son effort. Depuis la violence affreuse de Ragu, cachée et gardée au plus profond de sa chair, elle était comme affolée de jouissance, jamais elle ne s’était montrée ardente à ce point, insatiable. On la trouvait rajeunie, embellie, avec quelque chose d’éperdu dans les yeux, comme un désir de l’impossible, inassouvi toujours. Elle apparaissait aux amis de la maison très inquiétante, le sous-préfet Châtelard disait en confidence au maire Gourer que cette petite femme-là commettrait certainement quelque grosse sottise, dont ils auraient tous à souffrir. Jusque-là, elle s’était contentée de changer son ménage en enfer, par son ardeur gaspilleuse à lancer Boisgelin sur son mari, en de continuelles demandes d’argent, ce qui jetait Delaveau dans de telles exaspérations, qu’il en grondait la nuit, jusque sur l’oreiller conjugal. Elle, méchamment, l’aiguillonnait par des observations maladroites, achevait de retourner le fer au fond de la blessure. Et il l’adorait toujours, il la mettait à l’écart, innocente, sans tare possible, dans le culte qu’il avait voué à son charme souple et délicieux.

Novembre vint, avec de grands froids précoces. Ce mois-là, les échéances étaient si fortes, que Delaveau sentit la terre trembler. Il n’avait point en caisse l’argent nécessaire. La veille des paiements, il s’enferma dans son cabinet, pour réfléchir, pour écrire des lettres, tandis que Fernande, invitée, allait dîner à Guerdache. Sans qu’elle le sût, le matin, il s’y était rendu lui-même, il avait eu avec Boisgelin une conversation décisive dans laquelle, après un exposé brutal de la terrible situation, il l’avait décidé enfin à réduire ses dépenses. Pendant plusieurs années, il comptait le mettre à la portion congrue. Même il lui avait conseillé de vendre la Guerdache. Et, maintenant, seul dans son cabinet, après le départ de sa femme, il se promenait à pas ralentis, il activait par instants, d’une main machinale, le grand feu de coke qui brûlait dans une sorte de foyer en tôle, installé devant la cheminée. Le seul salut possible était d’obtenir du temps, d’écrire aux créanciers qui ne pouvaient vouloir la fermeture de l’usine. Mais il ne se hâtait pas, il écrirait les lettres après le dîner  ; et il continuait ses réflexions, allant d’une fenêtre à l’autre, revenant toujours se planter devant celle d’où il voyait les immenses terrains de la Crêcherie, jusqu’au parc lointain, jusqu’au pavillon que Luc habitait. Dans le grand froid clair, le soleil se couchait en un ciel d’une pureté de cristal, une clarté d’or pâle détachait sur un fond de pourpre, avec une délicatesse infinie, la ville naissante. Jamais il ne l’avait vue de la sorte, si nette, si vibrante, car il aurait compté les milices branches déliées des arbres, il distinguait les moindres détails des maisons, les décors de faïence dont les couleurs vives les rendaient si gaies. Il y eut un moment où, sous les rayons obliques de l’astre, toutes les fenêtres s’enflammèrent, pétillèrent pareilles à des centaines de feux de joie. Ce fut une apothéose une gloire. Et il restait là, écartant les rideaux de cretonne, la face collée à une vitre, assistant à ce triomphe.

Comme Luc, qui, de là-bas, de l’autre bord des terrains de la Crêcherie, regardait parfois sa ville se mettre en marche, s’étendre menacer l’Abîme d’un prochain envahissement, Delaveau, de son côté, venait souvent la regarder aussi, toujours grandissante, en sa menace de conquête. Que de fois, dans ces dernières années, il s’était oublié devant cette fenêtre, à s’emplir les yeux de l’inquiétant horizon  ; et, chaque fois, il avait vu la marée montante des maisons s’enfler davantage, se rapprocher de l’Abîme. Elle était partie de très loin, du fond des vastes terrains incultes et déserts une maison avait paru, ainsi qu’un petit flot, puis une autre, puis une autre  ; la ligne des façades blanches s’était allongée les petits flots s’étaient multipliés sans fin, se poussant, activant leur course, et maintenant, ils avaient couvert l’espace, ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres, en une véritable mer d’une puissance incalculable, près d’emporter tout ce qui s’opposerait à leur passage. C’était l’invasion irrésistible de demain, tout le passé balayé, l’Abîme et Beauclair lui-même remplacés par la jeune Cité triomphante. Delaveau en calculait l’approche, avec le sourd raison de prévoir le jour où le danger deviendrait mortel. Il avait un instant espéré que le mouvement s’arrêtait, à l’époque où la Crêcherie traversait une crise si dure, et, de nouveau, la Cité, s’était remise en marche, d’un tel élan, que déjà les vieux murs de l’Abîme en tremblaient. Cependant, il ne voulait pas désespérer, il se raidissait contre l’évidence, se flattant de trouver dans son énergie le barrage, le rempart nécessaire. Mais ce soir-là, il était sous le coup d’une inquiétude qui l’amollissait, il en arrivait à éprouver un regret sourd. N’avait-il pas eu tort, autrefois, de laisser partir Bonnaire  ? Il se rappelait les paroles prophétiques de cet homme simple et fort, au moment de la grande grève  ; et c’était le lendemain que Bonnaire avait aidé à fonder la Crêcherie, en bon travailleur. Depuis, l’Abîme n’avait fait que décliner, Ragu l’avait souillé d’un assassinat, Bourron, Fauchard et les autres le quittaient à présent, comme un lieu de ruine et de malédiction. Au loin, la ville naissante flamboyait toujours sous le soleil et il fut envahi d’une colère brusque, dont la violence le rendit à lui-même aux croyances de toute sa vie. Non, non  ! il avait eu raison, la vérité était dans le passé, on ne tirait rien des hommes qu’en les pliant sous l’autorité du dogme, le salariat restait la loi du travail, en dehors de laquelle il n’y avait que démence et que catastrophe. Et il ferma les grands rideaux de cretonne, il ne voulut plus voir, alluma sa petite lampe électrique, se remettant à réfléchir dans cabinet bien clos, que la cheminée embrasée chauffait d’une grosse chaleur.

Parés son dîner, Delaveau s’assit enfin à son bureau, pour écrire les lettres, tout le salut dont il mûrissait le plan depuis des heures.

Minuit sonnait qu’il était encore là, achevant cette correspondance si lourde, si pénible, et des doutes lui étaient venus, toute crainte de nouveau l’emplissait  : était-ce vraiment le salut, que ferait-il ensuite, en admettant même qu’on lui accordât les délais demandés  ? Écrasé de fatigue, dans l’effort surhumain qu’il tentait pour sauver l’Abîme, il avait laissé tomber son front entre ses deux mains, il restait plongé dans une angoisse immense. Et, à ce moment, il y eut un bruit de voiture, des voix se firent entendre, c’était Fernande qui revenait de son dîner de la Guerdache et qui envoyait les bonnes se coucher.

Lorsqu’elle entra dans le cabinet, elle avait le geste brusque, la parole nerveuse d’une femme hors d’elle, contenant et remâchant sa colère.

«  Mon Dieu  ! qu’il fait chaud ici  ! Est-il possible de vivre avec un feu pareil  ?   »

Et elle se renversa dans un fauteuil, elle dégrafa et rejeta la magnifique fourrure qui lui couvrait les épaules. Alors, elle apparut adorable, d’une merveilleuse beauté, toute vêtue de soie et de dentelle blanche, très décolletée, la gorge et les bras nus. C’était un luxe dont le mari ne s’étonnait pas, qu’il ne voyait même pas n’aimant d’elle qu’elle-même, la délicieuse créature, devant laquelle le frisson du désir l’avait toujours rendu obéissant, sans clairvoyance ni force. Et jamais plus d’ivresse ne s’était exhalé d’elle.

Mais, lorsque, la tête bourdonnante encore, assis à son bureau il l’eut regardée un moment, il s’inquiéta.

«  Qu’as-tu donc, chère amie  ?   »

Elle était visiblement bouleversée. Ses grands yeux bleus de brune, si caressants d’habitude, luisaient d’une ardeur sombre. Sa bouche, petite, aux sourires tendrement menteurs, s’entrouvrait montrait les dents solides, d’un éclat inaltérable, prêtes à mordre. Tout son visage, à l’ovale délicieux, sous la noire chevelure, se gonflait d’un besoin de violence.

«  Ce que j’ai  ? finit-elle par dire, frémissante. Je n’ai rien.  »

Le silence retomba, et l’on entendit dans la grande paix morte de l’hiver le grondement de l’Abîme en travail, dont le branle secouait la maison d’un frisson continu. D’habitude, ils n’en avaient même plus conscience. Mais, cette nuit-là, bien que les commandes eussent fortement diminué, on venait de mettre en action le marteau-pilon de vingt-cinq tonnes, pour forger en hâte le tube d’un grand canon  ; et le sol tremblait, les vibrations de chaque coup semblaient retentir dans le cabinet même, en se communiquant par la légère galerie de bois qui le reliait aux bâtiments voisins de l’usine.

«  Voyons, tu as quelque chose, reprit Delaveau. Pourquoi ne me dis-tu pas ce que tu as  ?   »

Elle laissa échapper un geste de furieuse impatience, elle répondit  :

«  Montons nous coucher, ça vaudra mieux.  » Mais elle ne bougeait pas, ses mains tordaient fiévreusement son éventail, tandis qu’un souffle court soulevait sa gorge nue.

Et elle finit par dire ce qui l’étouffait ainsi.

«  Tu es donc allé à la Guerdache, ce matin  ?

— Oui, j’y suis allé.

— Et c’est vrai ce que Boisgelin vient de me raconter  ? L’usine est en danger de faillite, nous sommes à la veille de la ruine, à ce point qu’il va falloir ne plus manger que du pain et ne plus porter que des robes de laine  !

— Oui, j’ai dû lui dire la vérité.  »

Elle tremblait, elle se contenait, pour ne pas éclater tout de suite en reproches et en outrages. C’en était fait, sa jouissance était menacée, perdue. La Guerdache ne donnerait plus de fêtes, ni dîners, ni bals, ni chasses. On en fermerait les portes, Boisgelin ne lui avait-il pas avoué qu’il serait peut-être forcé de vendre  ? Et c’en était fait aussi de son retour à Paris, avec des millions. Tout ce qu’elle avait cru tenir enfin, la fortune, le luxe, le plaisir goûté épuisé en un continuel raffinement de la sensation, croulait. Elle ne sentait plus autour d’elle que des ruines, et ce Boisgelin venait de l’exaspérer encore par sa mollesse, sa lâcheté à plier la tête sous le désastre.

«  Tu ne me dis jamais rien de nos affaires, reprit-elle âprement. J’ai l’air d’une bête, cela m’est tombé sur la tête comme si les plafonds s’effondraient… Et, alors, qu’est-ce que nous allons faire, dis-moi  ?

— Nous allons travailler, répondit-il simplement, il n’y a pas d’autre salut possible.  »

Mais elle ne l’écoutait déjà plus.

«  As-tu pu croire un instant que je vais consentir à n’avoir rien à me mettre sur le dos, à ne plus porter que des bottines éculées, à recommencer cette misère dont le souvenir est un cauchemar  ? Ah  ! non, je ne suis pas comme vous autres, je ne veux pas, moi  ! Il faut que vous vous arrangiez, Boisgelin et toi, je ne veux pas redevenir pauvre  !   »

Elle continua, lâcha ce qui grondait dans son être éperdu. C’était sa jeunesse misérable, lorsque à vingt ans, nourrie par sa mère, la maîtresse de piano, elle traînait la faillite de sa grande beauté, séduite, puis abandonnée, toute cette aventure odieuse, enfouie au plus secret d’elle-même. C’était son mariage de calcul et de raison, ce Delaveau accepté malgré sa laideur et sa condition infime, dans le besoin où elle se trouvait d’un soutien, d’un mari qu’elle utiliserait. C’était le coup de fortune de l’Abîme, la réussite de son calcul, ce mari devenant l’occasion et la garantie de sa victoire, Boisgelin conquis, la Guerdache à elle, tous les luxes et toutes les jouissances à elle. Et c’était, pendant douze années, tout ce que la jouisseuse, la pervertisseuse, avec son fond de cruauté innée, avait goûté là de rare et d’exquis, satisfaisant ses appétits démesurés, apaisant la rancune noire amassée dès l’enfance, heureuse de ses mensonges, de ses parjures, de ses trahisons, du désordre et de la ruine qu’elle apportait, heureuse surtout des larmes qu’elle faisait couler des yeux de Suzanne. Et cela ne durerait pas toujours, et elle retomberait, vaincue, à sa pauvreté d’autrefois  !

«  Arrangez-vous, arrangez-vous  ! Je ne veux pas aller toute nue, le ne retrancherai absolument rien de mon existence.  »

Delaveau, qu’elle commençait à impatienter, haussa ses fortes épaules. Il avait appuyé sur ses deux poings sa tête massive de bouledogue, aux mâchoires saillantes  ; et il la regardait de ses gros yeux bruns, la face congestionnée par le grand feu, à demi perdue dans le collier de barbe noire.

«  Ma chère amie, tu avais raison, ne parlons pas de ces choses, car tu me parais ce soir peu raisonnable… Tu le sais, je t’aime bien je suis prêt à tous les sacrifices pour que tu ne souffres pas. Mais je l’espère, tu te résigneras à faire comme moi, qui vais me battre jusqu’au dernier souffle… S’il le faut, je me lèverai dès cinq heures je vivrai d’une croûte de pain je donnerai à notre œuvre ma journée entière de dur effort, et je me coucherai encore très content le soir… Mon Dieu  ! quand tu porterais des robes plus simples et que tu te promènerais à pied  ! Tu me disais l’autre soir ta lassitude ton dégoût de ces plaisirs toujours les mêmes.  »

C’était vrai. Ses yeux bleus, si caressants, s’assombrirent encore, devinrent presque noirs. Depuis quelque temps, elle se sentait ravagée, peu à peu détruite par son désir éperdu, qu’elle ne savait plus comment assouvir. L’effroyable volupté, goûtée sous le viol de Ragu, dans l’étreinte de ce brutal fou de vengeance et de rage, encore suant de sa besogne, la peau brûlée par le four, les muscles durcis par le ringard, ardent et odorant, sentant le roussi diabolique de l’enfer, la hantait, aiguillonnait en elle la curieuse et la perverse d’un besoin exaspéré de sensations nouvelles. Jamais elle n’avait connu un spasme si aigu, aux bras du travailleur Delaveau et de l’oisif Boisgelin, l’un toujours pressé, préoccupé, l’autre si correct presque indifférent. Aussi éprouvait-elle une sourde rancune contre ces gens qui ne l’amusaient plus, prise d’une colère grandissante, à la pensée que jamais plus personne ne l’amuserait. C’était pourquoi elle venait d’accueillir avec un mépris insultant les doléances de Boisgelin, quand il lui avait confié ses ennuis, son désespoir d’être forcé de diminuer son train. Et c’était pourquoi elle rentrait si violente, si haineuse, toute gonflée de l’envie de mordre et de détruire.

«  Oui, oui, bégaya-t-elle, ces plaisirs toujours les mêmes, ah  ! ce n’est pas toi qui m’en donnerais de nouveaux  !   »

Dans l’usine, le marteau-pilon continuait à taper ses rudes coups dont le sol tremblait. Si longtemps il lui avait forgé ses joies, en faisant suer à l’acier la richesse dont elle était avide, tandis que le noir troupeau des ouvriers donnaient leur vie, pour qu’elle vécût la sienne en pleine et libre jouissances. Un instant, elle entendit ce branle douloureux du travail, au milieu du lourd silence. Et une vision unique s’évoqua encore, celle de Ragu demi-nu, la jetant sur le tas de haillons immondes, la possédant dans la flamme des fours. Jamais plus, jamais plus  ! Et ce fut contre son mari un redoublement de haine sauvage.

«  C’est ta faute, ce qui arrive… Je l’ai dit à Boisgelin. Si tu avais commencé par étrangler ce misérable Luc Froment, nous n’en tenons pas à la veille de la ruine… Mais tu n’as jamais su conduire tes affaires.  »

Brusquement, Delaveau se leva, résistant encore à l’emportement qui l’envahissait.

«  Montons nous coucher… Tu finirais par me pousser à te dire des choses que je regretterais ensuite.  »

Elle ne bougea toujours pas, elle continua, devint si amère, si agressive en l’accusant d’avoir fait le malheur de sa vie, qu’il finit pas s’écrier, brutal à son tour  :

«  Mais enfin, ma chère, quand je t’ai épousée, tu n’avais pas un sou, c’est moi qui ai dû t’acheter des chemises. Tu allais être sur le pavé, et où serais-tu, à cette heure  ?   »

Outrageante, la gorge en avant, les yeux meurtriers, elle répondit  : «   Dis donc, est-ce que tu crois que, belle comme je l’étais, fille d’un prince, j’aurais accepté un homme tel que toi, laid, commun, sans position, si j’avais eu seulement du pain. Regarde-toi donc, mon ami  ! Je t’ai bien voulu, parce que tu t’es engagé à conquérir pour moi la fortune, une situation royale. Et, si je te dis tout ça, c’est que, justement, tu n’as tenu aucun de tes engagements.  »

Il s’était planté devant elle, il la laissait aller, serrant les poings, s’efforçant de garder son sang-froid.

«  Tu entends, répéta-t-elle avec une obstination furieuse, aucun de tes engagements, aucun  ! Et pas plus envers Boisgelin qu’envers moi, car c’est bien toi qui l’as ruiné, ce pauvre homme. Tu l’as décidé à te donner son argent, tu lui as promis des rentes fabuleuses, et voilà que lui non plus ne va pas avoir de quoi s’acheter des souliers… Mon ami, quand on n’est pas capable de diriger une grosse affaire, on reste petit employé, on vit dans son trou, avec une femme assez laide et assez bête pour torcher les enfants et raccommoder les chaussettes… C’est la faillite, et c’est ta faute, tu entends, à toi, à toi seul  !   »

Il ne put se contenir davantage. Ce qu’elle lui disait si sauvagement, lui retournait le couteau dans le cœur et dans la conscience. Lui qui l’avait tant aimée, l’entendre parler de leur mariage comme d’un marché bas, où il n’y avait eu de sa part que nécessité et que calcul  ! Lui qui, depuis bientôt quinze ans, travaillait si loyalement, si héroïquement, à tenir la promesse faite à son cousin, être accusé par elle de mauvaise administration et d’incapacité  ! Il la saisit des deux mains, par ses bras nus, il la secoua, en disant à voix basse, comme s’il craignait que l’éclat de sa parole ne l’affolât lui-même  :

«  Malheureuse  ! tais-toi, ne me rends pas fou  !   »

Mais elle s’était levée à son tour, elle s’était dégagée, balbutiant de colère et de douleur, en sentant les deux étaux dans lesquels il venait de la prendre, en voyant ses deux bras si délicats, si blancs, se cercler de rouge.

«  Tu me bats maintenant, goujat, brute  ! Ah  ! tu me bats, tu me bats  !   »

Et elle avançait sa face délicieuse, que la rage bouleversait, elle crachait son mépris de tout près dans ce visage d’homme  ; qu’elle aurait voulu déchirer. Jamais elle ne l’avait exécré davantage, jamais elle ne s’était irritée à ce point de sa carrure massive de dogue. Sa longue rancune remontait, la poussait à un besoin de quelque insulte irréparable, pour en finir. Et sa cruauté cherchait la blessure empoisonnée, celle qui le ferait le plus crier et souffrir.

«  Tu n’es qu’une brute, tu n’es pas capable de diriger un atelier de dix hommes  !   »

À cette insulte singulière, il fut pris d’un rire convulsif, tellement cela lui parut stupide, enfantin. Et ce rire acheva de la jeter à une exaspération telle, qu’elle finit par délirer. Que lui dire donc pour que le coup fût mortel et qu’il cessât de rire  ?

«  Oui, c’est moi qui t’ai fait, sans moi tu ne serais pas resté un an directeur de l’Abîme.  »

Il riait plus fort.

«  Tu es folle, ma chère, tu dis de si grosses bêtises, que cela ne m’atteint pas.

— Ah  ! je dis des bêtises, ah  ! ce n’est pas grâce à moi que tu as gardé ta place  !   »

Brusquement, l’aveu lui était monté à la gorge. Lui crier ça dans sa figure de chien, lui crier qu’elle ne l’avait jamais aimé, qu’elle était la maîtresse d’un autre  ! C’était le coup de couteau qui ferait taire son rire. Et comme ça la soulagerait, comme elle goûterait une terrible et féroce volupté, dans la débâcle de sa vie qui craquait sous elle  ! Une fois encore, la vision de Ragu passa, elle eut un cri d’abominable jouissance, en se jetant elle-même au gouffre.

«  Je dis si peu de bêtises, mon ami, que je couche avec ton Boisgelin depuis douze ans.  »

Delaveau ne comprit pas tout de suite. À la volée, il avait reçu au visage l’injure atroce qui l’étourdissait.

«  Qu’est-ce que tu dis  ?

— Je dis que je couche avec ton Boisgelin depuis douze ans, et puisqu’il n’y a plus rien, puisque tout s’écroule, eh bien  ! voilà c’est fini  !   »

Les dents serrées, bégayant, délirant à son tour, il s’était rué sur elle, il l’avait reprise par les bras, la secouant, la renversant dans le fauteuil. Ces épaules nues, cette gorge nue, cette nudité provocante qu’elle étalait dans ses dentelles, il aurait voulu la broyer à coups de poing, l’anéantir, pour qu’elle ne l’insultât pas et ne le torturât pas davantage. Le voile de sa longue confiance, de sa longue crédulité, se déchirait enfin, et il voyait, et il devinait. Jamais elle ne l’avait aimé, son existence près de lui n’avait jamais été qu’hypocrisie, ruse, mensonge et trahison. De cette femme si belle, si fine, si exquise, de cette femme qu’il adorait, qu’il désirait d’un cœur idolâtre, brusquement se levait la louve, la fureur sombre, la brutalité des instincts. Il voyait naître d’elle tout ce qu’il avait ignoré si longtemps, la pervertisseuse, l’empoisonneuse tarée avait lentement tout corrompu autour de lui, une chair de traîtrise et de cruauté dont la jouissance était faite des larmes et du sang des autres.

Et, dans la stupeur où il se débattait, ce fut elle encore qui l’injuria.

«  À coups de poing, n’est-ce pas  ? brute  ! Va, va, à coups de poing, comme tes ouvriers, quand ils sont ivres  !   »

Alors, au milieu de l’effrayant silence, Delaveau entendit les coups cadencés du marteau-pilon, ce branle du travail qui, sans arrêt, berçait ses jours et ses nuits. Cela lui arrivait de très loin comme une voix connue, dont le clair langage achevait de lui conter l’effroyable aventure. Tout ce que ce marteau avait forgé de richesse, n’était-ce point Fernande qui l’avait dévoré, de ses petites dents blanches, d’un émail inaltérable  ? Cette pensée brûlante lui envahissait le crâne, elle était la dévoratrice, la cause du désastre, des millions mangés, de la faillite inévitable et prochaine. Pendant que lui se dévouait héroïquement pour tenir ses promesses, travaillait dix-huit heures par jour, tâchait de sauver le vieux monde croulant, c’était elle qui rongeait l’édifice, qui remplissait son rôle de pourriture. Elle vivait là, près de lui, l’air si tranquille, la face tendre et souriante, et elle était pourtant le poison, la destruction, minant tout ce qu’il tentait, paralysant son effort, anéantissant son œuvre. Oui, la ruine était là, toujours présente, à sa table, dans son lit, et il ne la voyait pas, et elle avait ébranlé et broyé tout de ses petites mains souples, de ses petites dents blanches. Un souvenir lui revint, les nuits où elle rentrait de la Guerdache, grise des caresses de son amant, des vins bus, des valses dansées, de l’argent jeté à pleines mains, et où elle cuvait son ivresse sur l’oreiller conjugal, tandis que lui, l’innocent, l’imbécile, allongé près d’elle, les yeux grands ouverts dans les ténèbres, se torturait le cerveau pour sauver l’Abîme, en évitant de l’effleurer même d’une caresse, par crainte de troubler son sommeil. Et ce fut l’horreur suprême, la fureur folle qui lui fit crier  :

«  Tu vas mourir  !   »

Elle se redressa dans le fauteuil, les deux coudes appuyés, sa chair nue, son délicieux visage de nouveau en avant, sous le casque noir de son admirable chevelure.

«  Ah  ! ça, je veux bien  ! J’en ai assez, de toi, et des autres, et de moi-même, et de la vie  ! Si c’est pour vivre misérable, j’aime mieux mourir.  »

Et lui s’affola de plus en plus, répétant, hurlant  :

«  Tu vas mourir  ! tu vas mourir  !   »

Mais il cherchait, tournait au travers de la pièce, n’ayant point d’arme. Pas un couteau, rien que ses deux mains, pour l’étrangler  ; et puis, lui, qu’aurait-il fait  ? se serait-il résigné à vivre encore  ? Un couteau aurait servi pour les deux. Elle vit son embarras, son hésitation d’une seconde, et elle en triompha, elle crut que jamais il ne retrouverait la force de la tuer. À son tour, elle se mit à rire, d’un rire d’ironie et d’insulte.

«  Eh bien  ! tu ne me tues donc pas  ? … Tue-moi donc, tue-moi donc, si tu l’oses  ?   »

Tout d’un coup, dans sa quête éperdue, il aperçut la cheminée de tôle, où brûlait un tel brasier de coke, que la pièce surchauffée était comme incendiée déjà. Et ce fut en lui une brusque démence qui lui fit oublier tout, jusqu’à sa fille, sa Nise adorée, endormie paisiblement là-haut, dans sa petite chambre, au second étage. Oh  ! en finir lui-même, s’anéantir, au fond de cette horreur, de cette fureur qui le transportait  ! Oh  ! emmener cette exécrable femme dans la mort, afin qu’elle ne soit plus à d’autres, et s’en aller avec elle, et ne plus vivre, puisque la vie désormais était souillée et perdue  !

Elle le cinglait toujours de son rire méprisant.

«  Tue-moi donc  ! tue-moi donc  ! Tu es bien trop lâche pour me tuer  !   »

Oui, oui  ! tout brûler, tout détruire, un incendie immense où la maison, l’usine disparaîtraient, où la ruine cette fois serait bien totale, la ruine que cette femme et son amant imbécile avaient voulue  ! Un bûcher gigantesque où lui-même tomberait en cendres avec cette femme parjure, empoisonneuse et dévoratrice, parmi les décombres fumants de la vieille société morte, qu’il avait eu la sottise de défendre  !

D’un coup de pied terrible, il renversa la cheminée, il la jeta au milieu de la pièce répétant son cri  :

«  Tu vas mourir  ! Tu vas mourir  !   »

Le coke embrasé s’était répandu sur le tapis, en une nappe rouge. Des morceaux avaient roulé jusqu’à une fenêtre. Les rideaux de cretonne flambèrent d’abord, tandis que le tapis s’allumait. Puis, les meubles, les murs s’enflammèrent avec une rapidité foudroyante. Bâtie légèrement, la maison prenait feu, pétillait et fumait comme une bourrée.

Alors, ce fut effroyable. Fernande, épouvantée, s’était mise debout, ramenant ses jupes de soie et de dentelle, cherchant le passage où les flammes ne les atteindraient pas encore. Elle se précipita vers la porte donnant sur le vestibule, avec la certitude qu’elle avait le temps de s’échapper, qu’elle serait d’un bond dans le jardin. Mais là, devant la porte, elle trouva Delaveau, dont les poings lui barraient le passage. Elle le vit si terrible, qu’elle se précipita vers l’autre porte, celle qui ouvrait sur la galerie de bois reliant le cabinet aux bâtiments voisins de l’usine. Déjà il n’était plus temps de fuir par ce côté, la galerie brûlait, faisant cheminée, avec un tel appel d’air, que les bureaux de l’administration étaient menacés. Et elle revint au milieu de la pièce, aveuglée, suffoquée, trébuchante, prise d’une rage à sentir sa robe qui flambait, ses cheveux dénoués qui prenaient feu à leur tour, sur ses épaules nues, criblées de brûlures. Et elle râlait, d’une voix affreuse  :

«  Je ne veux pas mourir  ! Je ne veux pas mourir  ! Laissez-moi passer, assassin  ! assassin  !   »

De nouveau, elle s’était jetée vers la porte du vestibule, et elle tâcha de forcer le passage, en se ruant sur son mari, toujours là, debout, immobile dans sa volonté farouche. Il ne criait plus, il répéta seulement, sans violence  :

«  Je te dis que tu vas mourir  !   »

Et, comme, pour passer, elle lui entrait les ongles dans la chair, il dut la saisir, il la ramena une fois encore au milieu de la pièce, changée en brasier. Ce fut alors une atroce lutte. Elle se débattait avec une force décuplée par la peur de la mort, elle cherchait les portes, les fenêtres, d’un élan instinctif d’animal blessé  ; tandis que lui la maintenait parmi les flammes, où il voulait mourir, où il voulait qu’elle mourût avec lui, pour tout anéantir à la fois de leur abominable existence. Il n’avait pas trop de ses deux bras solides, les murs se fendaient, et à dix reprises il l’écarta des issues. Enfin, il l’emprisonna, il l’écrasa dans une dernière étreinte, lui qui l’avait adorée, qui l’avait si souvent prise et possédée ainsi. Ensemble ils tombèrent parmi les braises du plancher, les tentures achevaient de se consumer comme des torches, les boiseries laissaient pleuvoir des tisons ardents. Et, bien qu’elle l’eût mordu, il ne la lâchait pas, il la gardait, l’emportait au néant, incendiés l’un et l’autre, brûlant du même feu vengeur. Et ce fut fini, le plafond s’effondra sur eux, en un écroulement de poutres flambantes.

À la Crêcherie cette nuit-là, Nanet, qui faisait son apprentissage d’ouvrier électricien sortait de la chambre des machines lorsqu’il aperçut, du côté de l’Abîme, une grande lueur rouge. Il crut d’abord à quelque flamboiement des fours à cémenter. Mais la lueur augmentait  ; et, tout d’un coup, il comprit  : c’était la maison du directeur qui brûlait. En une secousse brusque, la pensée de Nise le frappa, il se mit follement à courir, se heurta au mur mitoyen que tous deux, autrefois, franchissaient si gaillardement pour se retrouver, le franchit de nouveau sans savoir comment, en s’aidant des pieds et des mains. Et il se trouva dans le jardin seul encore, l’alarme n’ayant pas été donnée. C’était bien la maison qui brûlait, qui s’allumait du rez-de-chaussée à la toiture ainsi qu’un énorme bûcher, sans que personne à l’intérieur remuât. Les fenêtres restaient closes, la porte ne s’ouvrait pas, incendiée déjà, ne permettant plus de sortir ni d’entrer. Nanet crut seulement entendre de grands cris, toute une lutte d’abominable agonie. Enfin les persiennes d’une des fenêtres du second étage furent rabattues violemment, et Nise parut dans la fumée, toute blanche, vêtue de sa chemise et d’un simple jupon. Elle appelait au secours, elle se penchait, terrifiée.

«  Aie pas peur  ! Aie pas peur  ! cria Nanet éperdument. Je monte  !   »

Il avait aperçu une grande échelle, couchée le long d’un hangar. Mais, quand il voulut la prendre, il s’aperçut qu’elle était enchaînée. Ce fut une minute d’angoisse terrible. Il avait saisi une grosse pierre, il tapait de toutes ses forces sur le cadenas, pour le briser. Les flammes ronflaient, le premier étage entier prenait feu, avec un tel redoublement d’étincelles et de fumée, que Nise, par moments, disparaissait là-haut. Il entendait toujours ses cris qui s’affolaient, et il tapait, et il tapait, criant lui aussi  :

«  Attends, attends  ! Je monte  !   »

Le cadenas s’écrasa, il put tirer l’échelle. Plus tard, jamais il ne comprit comment il était parvenu à la mettre debout. Il y eut du prodige, il la dressa sous la fenêtre. Alors, il vit qu’elle était trop courte, et son désespoir fut tel, que lui-même, un instant chancela dans sa bravoure de héros de seize ans, résolu à sauver cette fillette de treize, son amie. Il perdait la tête, il ne savait plus.

«  Attends, attends  ! Ça ne fait rien, je monte  !   »

Justement, l’une des deux servantes, dont la mansarde ouvrait sur le toit, venait de sortir par sa fenêtre, cramponnée au bord de la gouttière  ; et, folle d’épouvante, en croyant que les flammes l’atteignaient déjà, elle sauta soudain dans le vide, elle vint s’aplatir près du perron, le crâne défoncé, tuée du coup.

Nanet, que les appels de Nise, de plus en plus affreux, bouleversaient, crut qu’elle aussi allait sauter. Il la vit sanglante à ses pieds, il jeta un dernier cri terrible.

«  Ne saute pas, je monte, je monte  !   »

Et il monta quand même le long de l’échelle, et, lorsqu’il fut au premier étage en flammes, il entra par une des fenêtres, dont les vitres avaient éclaté, sous la violence de la chaleur. Des secours arrivaient, beaucoup de monde se trouvait déjà sur la route et dans le jardin. Et il y eut, parmi la foule, quelques minutes d’effroyable anxiété, à suivre ce sauvetage d’une enfant par un autre, si follement brave. Le feu gagnait toujours, les murs craquaient, l’échelle semblait s’allumer elle-même, vide et debout contre la façade, où ne reparaissaient ni le garçon ni la fillette. Enfin, il revint, la tenant sur ses épaules, comme un agneau qu’on emporte. Il avait pu, dans cette fournaise, monter un étage, la saisir, redescendre, mais ses cheveux grésillaient, ses vêtements brûlaient, et, lorsqu’il se fut laissé glisser au bas de l’échelle, plutôt qu’il n’en descendit, avec son cher fardeau, tous les deux étaient couverts de brûlures, évanouis dans les bras l’un de l’autre serrés en une étreinte si étroite, qu’il fallut les porter ensemble à la Crêcherie, où Sœurette, tout de suite prévenue, vint leur servir d’infirmière.

Une demi-heure plus tard, la maison s’écroulait, pas une pierre n’en restait debout. Et le pis était que l’incendie, après s’être communiqué, par la galerie, aux bureaux de l’administration, venait de gagner des hangars voisins et dévorait maintenant la grande halle des fours à puddler et des laminoirs. L’usine entière était menacée, le feu faisait rage parmi ces vieux bâtiments presque tous en bois, si délabrés et calcinés. On disait que l’autre servante des Delaveau, ayant pu s’échapper par la cuisine, avait la première donné l’alarme aux équipes de nuit, qui étaient accourues de l’Abîme. Mais les ouvriers n’avaient pas de pompe, et il avait fallu attendre que ceux de la Crêcherie, conduits par Luc lui-même, vinssent fraternellement au secours de l’usine rivale, avec la pompe et le service de pompiers, une des créations de la maison commune. Les pompiers de Beauclair, dont l’organisation était très défectueuse, n’arrivèrent qu’ensuite. Et il était trop tard, l’Abîme flambait, d’un bout à l’autre de ses constructions sordides, sur plusieurs hectares, en un brasier immense, d’où n’émergeaient plus que les hautes cheminées et la tour à tremper les canons. Lorsque le petit jour se leva, après cette nuit de désastre, des groupes nombreux stationnaient encore devant les foyers mal éteints, sous le ciel livide et glacé de novembre. Les autorités de Beauclair, le sous-préfet Châtelard, le maire Gourier, n’avaient pas quitté le lieu du sinistre  ; et le président Gaume était avec eux, ainsi que son gendre, le capitaine Jollivet. L’abbé Marle, prévenu trop tard, n’arriva qu’au jour, suivi bientôt d’un flot de curieux, des bourgeois, des boutiquiers, les Mazelle, les Laboque, les Dacheux, les Caffiaux. Un vent de terreur passait, tous causaient à voix basse, la grande angoisse était de savoir de quelle façon une pareille catastrophe avait pu se produire. Il ne restait qu’un seul témoin, la servante qui avait pu fuir  ; et elle contait comment Madame était rentrée de la Guerdache un peu avant minuit  : tout de suite, il y avait eu un gros bruit de querelle, puis les flammes avaient paru. On écoutait, on répétait l’histoire à demi-voix, les intimes devinaient l’épouvantable drame. À coup sûr, comme le disait la servante, Monsieur et Madame étaient morts dans la fournaise. Et l’horreur qui soufflait s’accrut encore, lorsqu’on vit paraître Boisgelin, qu’il fallut aider à descendre de voiture tant il était défaillant et blême. Il eut une syncope, le docteur Novarre dut le soigner, devant ce champ de ruines, où fumaient les débris de sa fortune, et dans lequel les ossements de Delaveau et de Fernande achevaient de tomber en cendres.

Luc, cependant, dirigeait les dernières manœuvres de ses hommes, pour éteindre la halle du marteau-pilon qui brûlait toujours. Jordan, enveloppé dans une couverture, s’obstinait à rester, malgré le grand froid. Bonnaire, arrivé un des premiers s’était signalé par son courage à sauver ce qu’il avait pu des machines et des outils, en faisant la part du feu. Bourron, Fauchard, tous les anciens ouvriers de l’Abîme passés à la Crêcherie l’aidaient, se dévouaient, sur ce terrain si bien connu d’eux, où ils avaient peiné pendant tant d’années. Mais c’était comme un destin furieux qui grondait en ouragan, tout se trouvait emporté balayé, anéanti, malgré leurs efforts. Le feu vengeur, le feu purificateur venait de tomber là en coup de foudre, et il rasait le champ entier, et il le déblayait des décombres, dont la chute du vieux monde l’avait obstrué. Maintenant, la besogne était faite l’horizon était libre, à l’infini, et la Cité naissante de justice et de paix pouvait pousser le flot vainqueur de ses maisons jusqu’au bout des vastes plaines.

Dans un groupe, on entendit Lange, le potier, l’anarchiste, qui disait de sa voix rude et gaie  :

«  Non, non  ! je n’ai pas à m’en faire l’honneur, ce n’est pas moi qui l’ai allumé  ; mais n’importe, c’est de la belle besogne, et c’est drôle que les patrons nous aident, en se rôtissant eux-mêmes.  »

Il parlait du feu. Et le frisson de tous était si profond, que personne ne le fit taire. La foule allait aux forces victorieuses, les autorités de Beauclair félicitaient Luc de son dévouement, les commerçants et les petits bourgeois entouraient les ouvriers de la Crêcherie, achevaient de se mettre ouvertement avec eux. Lange avait raison, il est des heures tragiques où les sociétés caduques frappées de folie, se jettent au bûcher. Et, sur le ciel gris, de cette usine de l’Abîme, si noire, si douloureuse, où le salariat avait râlé aux heures dernières du travail déshonoré et maudit, il ne restait que quelques murs croulants, soutenant des carcasses de toitures au-dessus desquelles les hautes cheminées et la tour à tremper les canons se dressaient seules, inutiles et lamentables.

Vers onze heures, ce matin-là, comme le soleil s’était décidé à paraître, limpide, M. Jérôme passa, dans sa petite voiture que poussait un domestique. Il faisait sa promenade habituelle, il venait de suivre le chemin des Combettes, en longeant l’usine et la ville grandissante de la Crêcherie, si vives, si joyeuses, par ce temps sec et ensoleillé. Et, maintenant, il voyait se dérouler le champ de défaite, l’Abîme saccagé, détruit, sous la violence justicière des flammes. Longuement, il regarda de ses yeux vides et clairs, d’une transparence d’eau de source. Il n’eut pas un mot, pas un geste, il regarda simplement, et il passa, et rien ne disait s’il avait vu et compris.