Travail (Zola)/Livre I/Chapitre II

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Charpentier (p. 44-82).



Bonnaire le maître puddleur, un des meilleurs ouvriers de l’usine, avait joué un grand rôle dans la dernière grève. Lisant les journaux de Paris, esprit juste que les iniquités du salariat révoltaient, il y puisait toute une instruction révolutionnaire, dans laquelle il y avait bien des lacunes, mais qui avait fait de lui un partisan assez net de la doctrine collectiviste. D’ailleurs, comme il le disait fort sagement, avec son bel équilibre d’homme laborieux et sain, c’était là le rêve qu’on s’efforcerait d’atteindre un jour ; et, en attendant, il s’agissait d’obtenir le plus de justice tout de suite réalisable, pour que les camarades souffrissent le moins possible.

La grève, depuis quelque temps, était devenue inévitable. Trois ans plus tôt, l’Abîme ayant périclité aux mains de Michel Qurignon, le fils de M. Jérôme, son gendre Boisgelin, un oisif, un beau monsieur de Paris, qui avait épousé sa fille Suzanne, s’était avisé de racheter l’usine, d’y mettre les débris de sa fortune, fort compromise, sur les conseils d’un cousin pauvre à lui, Delaveau, lequel avait pris l’engagement formel de faire rendre le trente pour cent au capital engagé. Et, depuis trois ans, Delaveau, ingénieur adroit, travailleur acharné, tenait sa promesse, par une organisation, par une direction énergiques, veillant aux moindres détails, exigeant de tous une discipline absolue. Une des causes des mauvaises affaires de Michel Qurignon était tout un désastre qui s’était produit sur le marché métallurgique de la contrée, depuis que la fabrication des rails et des grandes charpentes de fer avait cessé d’y être rémunératrice, à la suite de la découverte d’un procédé chimique qui, dans le Nord et dans l’Est, permettait d’utiliser à vil prix de vastes gisements de minerais, jusque-là trop défectueux. Les Aciéries de Beauclair ne pouvaient plus lutter de bon marché, c’était la ruine certaine, et le coup de génie de Delaveau fut alors de comprendre qu’il devait changer la fabrication, abandonner les rails et les charpentes, que le Nord et l’Est donnaient à vingt centimes le kilo, s’en tenir aux objets fins et soignés, aux obus et aux canons, par exemple, qu’on vend de deux à trois francs. La prospérité était revenue, l’argent mis par Boisgelin dans l’affaire lui rapportait des rentes considérables. Seulement, il avait fallu un outillage nouveau, des ouvriers plus soigneux, plus attentifs à leur besogne, et par conséquent mieux payés.

En principe, la grève n’avait pas eu d’autre cause que ce relèvement des salaires. Les ouvriers étaient payés aux cent kilogrammes, et Delaveau admettait lui-même la nécessité de nouveaux tarifs. Mais il voulait rester le maître absolu de la situation, ne pas surtout paraître obéir aux ordres de ses ouvriers. Intelligence spécialisée, très autoritaire, très entêté sur ses droits tout en s’efforçant d’être loyal et juste, il traitait particulièrement le collectivisme de rêve destructeur, il déclarait que de telles utopies mèneraient droit à d’effroyables catastrophes. Et la querelle, entre lui et le petit monde de travailleurs sur lequel il régnait, s’était aggravée, le jour où Bonnaire avait réussi à mettre à peu près debout un syndicat de défense ; car, si Delaveau admettait les caisses de secours et de retraites, même les coopératives de consommation en reconnaissant qu’il n’était pas défendu à l’ouvrier d’améliorer son sort, il se prononçait violemment contre les syndicats, les groupements d’intérêts, armés pour l’action collective. Dès lors, ce fut la lutte, il montra la plus mauvaise grâce à terminer la révision des tarifs, il crut devoir s’armer lui aussi, décréter en quelque sorte à l’Abîme l’état de siège. Depuis qu’il sévissait, les ouvriers se plaignaient de ne plus avoir de liberté individuelle. On les surveillait étroitement, dans leurs actes, dans leurs pensées, en dehors même de l’usine. Ceux d’entre eux qui se faisaient humbles et flatteurs, espions peut-être, gagnaient les tendresses de l’administration, tandis que les fiers, les indépendants, étaient traités en hommes dangereux. Et comme le chef, conservateur, défenseur instinctif de ce qui existait, voulait ouvertement ne plus avoir que des hommes à lui, tous les sous-ordres, les ingénieurs, les contremaîtres, les surveillants renchérissaient, se montraient d’une sévérité implacable sur l’obéissance et sur ce qu’ils appelaient le bon esprit.

Bonnaire, blessé dans son besoin de liberté et de justice, se trouva naturellement à la tête des mécontents. Ce fut lui qui se rendit chez Delaveau, avec quelques camarades, pour lui faire connaître leurs réclamations. Il lui parla très nettement, l’exaspéra sans obtenir l’augmentation des salaires demandée. Delaveau ne croyait pas à la possibilité, chez lui, de la grève générale, car les ouvriers métallurgistes sont lents à se fâcher, il n’y avait pas eu de grève à l’Abîme, depuis des années, tandis qu’il en éclatait d’incessantes, parmi les ouvriers mineurs, dans les houillères de Brias. Et, lorsque cette grève générale se produisit, malgré ses prévisions, lorsqu’un matin deux cents hommes à peine sur mille se présentèrent, et qu’il dut fermer l’usine, il en conçut une telle colère contenue, que dès lors il s’entêta, intraitable. Il commença par jeter à la porte le syndicat et Bonnaire, le jour où des délégués se hasardèrent à le venir trouver. Il était le maître chez lui, la querelle était entre ses ouvriers et lui, et il entendait la régler avec ses ouvriers seuls. Bonnaire retourna donc le voir, accompagné uniquement de trois camarades. Mais ils n’en tirèrent que des raisonnements, des calculs, aboutissant à ce fait qu’il compromettrait la prospérité de l’Abîme, s’il augmentait les salaires. On lui avait confié des fonds, on lui avait donné une usine à diriger, et son strict devoir était que l’usine restât prospère, que les fonds rendissent les intérêts promis. Certes, il voulait bien être humain, mais il se croyait un parfait honnête homme, en tenant ses engagements, en tirant de l’entreprise qu’il dirigeait le plus de richesse possible. Le reste n’était que rêve, espoir fou, avenir utopique et dangereux. Et c’était ainsi, en s’entêtant de part et d’autre, après plusieurs entrevues semblables, que la grève avait duré deux mois, désastreuse pour le salariat comme pour le capital, aggravant la misère des travailleurs, tandis que l’outillage chômait et s’endommageait. Puis, on avait fini par se faire quelques concessions mutuelles, on s’était entendu sur les nouveaux tarifs. Mais, une semaine encore, Delaveau avait refusé de reprendre certains ouvriers, ceux qu’il appelait les meneurs, et parmi lesquels se trouvait Bonnaire. Il gardait rancune à ce dernier, bien qu’il le reconnût comme un de ses ouvriers les plus adroits et les plus sobres. Enfin, quand il céda, quand il le reprit avec les autres, il déclara qu’on lui forçait la main, qu’on l’obligeait à faire un acte contre son cœur, uniquement pour avoir la paix.

Ce jour-là, Bonnaire se sentit condamné. D’abord, il ne voulu pas d’un oubli ainsi offert, il refusa de rentrer avec les camarades. Mais ceux-ci, dont il était très aimé, ayant déclaré qu’ils ne rentreraient pas non plus, s’il ne venait pas reprendre le travail en même temps qu’eux, il avait paru se résigner, très noblement, pour ne pas être la cause d’une nouvelle rupture. Les camarades avaient assez souffert, sa résolution était prise, il entendait être le seul sacrifié, sans que nul autre portât la peine de la demi-victoire remportée. Et c’était pourquoi il avait fini par rentrer le jeudi, en se promettant de s’en aller le dimanche, dans la conviction que sa présence à l’Abîme n’était plus possible. Il ne s’était confié à personne, il avait tout bonnement prévenu l’administration, le samedi matin, qu’il s’en irait le soir ; et, s’il se trouvait encore à l’Abîme, cette nuit-là, c’était qu’il y avait un travail commencé à terminer. Il voulait disparaître discrètement, honnêtement.

Luc, après s’être nommé au concierge, demanda s’il pouvait parler tout de suite au maître puddleur Bonnaire, et le concierge se contenta de lui indiquer d’un geste la halle des fours à puddler et des laminoirs, au fond de la deuxième cour, à gauche. Ces cours, trempées par les dernières pluies, étaient de véritables cloaques, avec leurs pavés défoncés, leur enchevêtrement de rails parmi lesquels passait une voie de raccordement, de l’usine à la station de Beauclair. Sous les clartés lunaires des quelques lampes électriques, au travers des ombres que jetaient les hangars, la tour à tremper les canons, les fours à cémenter, indistincts, pareils aux constructions coniques de quelque culte barbare, une petite locomotive évoluait doucement, lançait des coups de sifflet aigres pour n’écraser personne. Mais, dès le seuil, c’étaient surtout les martinets qui assourdissaient les visiteurs, les deux martinets installés dans une sorte de cave, dont on voyait les grosses têtes des têtes de bête vorace, battre le fer d’un rythme furieux, le mordre, l’étirer en barre, sous l’acharnement de leurs dents de métal. Les ouvriers qui étaient là, les étireurs, vivaient calmes, silencieux, ne parlant que par gestes, dans ce vacarme et dans ce tremblement continuels. Et Luc après avoir longé un bâtiment bas, où d’autres martinets faisaient rage, prit à gauche, traversa la deuxième cour, dont le sol ravagé était encombré de pièces de rebut, dormant dans la boue, attendant d’être remises à la fonte. Des hommes chargeaient sur un wagon une grosse pièce de forge, un arbre de torpilleur, terminé le jour même, que la petite locomotive allait emporter. Et, comme elle arrivait en sifflant, il dut l’éviter, suivit une allée entre des tas symétriques de gueuses de fonte, la matière première, et se trouva enfin dans la halle des fours à puddler et des laminoirs.

Cette halle, une des plus vastes, retentissait le jour du terrible grondement des laminoirs en marche. Mais, à cette heure de nuit les laminoirs dormaient, plus d’une moitié de l’immense hangar était plongée dans une obscurité profonde.

Et, sur les dix fours à puddler quatre seulement flambaient, que desservaient deux marteaux-cingleurs. Çà et là, une maigre flamme de gaz vacillait au vent, de grandes ombres noyaient l’espace, on distinguait à peine, en haut, les grosses charpentes enfumées qui soutenaient la toiture. Des bruits d’eau sortaient des ténèbres, la terre battue qui servait de sol, crevassée, bossuée, se détrempait ici en boue fétide, n’était à côté qu’une poussière de charbon, un amas de détritus. C’était partout la crasse du travail sans soin, sans gaieté, le travail exécré et maudit, dans l’antre empesté de fumées, souillé de saletés volantes, noir, délabré, immonde. Aux clous de sortes de huttes, en planches grossières, étaient pendus les vêtements de ville des ouvriers, mêlés à des cottes de toile, à des tabliers de peau. Et toute cette misère sombre ne se dorait d’un flamboiement que lorsqu’un maître puddleur ouvrait la porte de son four, d’où sortait alors un jet aveuglant qui perçait les ténèbres de la halle entière, comme d’un rayon d’astre.

Quand Luc se présenta, Bonnaire achevait de brasser une dernière fois le métal en fusion, les deux cents kilogrammes de fonte, que le four et le travail allaient transformer en acier. L’opération entière demandait quatre heures, et la dure besogne était ce brassage, après les premières heures d’attente. Tenant des deux mains un ringard de cinquante livres, le maître puddleur, dans la cuisante réverbération, brassait pendant vingt minutes la matière incandescente, sur la sole du four. À l’aide du crochet, il en raclait le fond, pétrissait l’énorme boule pareille à un soleil, que lui seul pouvait regarder, avec ses yeux durcis à la flamme, sachant où en était le travail, selon la couleur. Et, quand il le retirait, le ringard était rouge, fleuri d’étincelles.

D’un geste, Bonnaire donna l’ordre à son chauffeur d’activer le feu, tandis que l’autre ouvrier, le compagnon puddleur, prenait un ringard, pour « faire un crochet » à son tour, selon le terme en usage.

« Vous êtes bien M. Bonnaire ? » demanda Luc, qui s’était approché.

Surpris, l’ouvrier répondit affirmativement, d’un signe de tête. Vêtu d’une chemise et d’une simple cotte, il était superbe, le cou blanc, la face rose, dans l’effort vainqueur et dans l’ensoleillement de la besogne. Âgé de trente-cinq ans à peine, c’était un colosse blond, aux cheveux coupés ras, à la face large, massive et placide. Et, de sa grande bouche ferme, de ses gros yeux tranquilles émanaient de la droiture et de la bonté.

« Je ne sais si vous me reconnaissez, continua Luc. Je vous ai vu ici, l’été dernier, j’ai causé avec vous.

— Parfaitement, répondit enfin le maître puddleur. Vous êtes un ami de M. Jordan. »

Mais, lorsque le jeune homme, un peu gêné, lui eut expliqué le motif de sa visite, ses rencontres, ce qu’il avait vu, la misérable Josine à la rue, la bonne action que lui seul pouvait faire sans doute, l’ouvrier retomba dans son silence, l’air embarrassé, lui aussi. Tous deux se taisaient, il y eut une attente, que prolongea la danse claire du marteau-cingleur qui se trouvait là, pour les deux fours adossés. Puis, quand il put enfin se faire entendre, le maître puddleur dit simplement :

« C’est bon, je ferai ce que je pourrai… Dès que je vais avoir fini, dans trois quarts d’heure, j’irai avec vous. »

Luc, bien qu’il fût près de onze heures déjà, résolut d’attendre et il s’intéressa d’abord à une cisaille mécanique, qui, dans un coin d’ombre, coupait l’acier en barre, sorti des fours à puddler avec une tranquille aisance, comme si elle eût coupé du beurre. À chaque coup de mâchoire, un petit morceau tombait, le tas s’amoncelait vite, qu’une brouette emportait aux cases de la chambre des charges, où l’on composait chaque charge de trente kilogrammes dans une caissette, pour la porter ensuite à la halle des fours à creusets. Et, afin d’occuper son temps, attiré par la grande lueur rose dont elle était éclairée, Luc passa dans cette halle, qui était voisine.

C’était une vaste et haute salle, aussi mal tenue, aussi délabrée et noire, dans laquelle s’ouvraient, au ras du sol bossué, encombré de déchets, six batteries de fours, divisés en trois compartiments chacun. Ces sortes de fosses ardentes étroites et longues, dont les massifs de briques occupaient tout le sous-sol, étaient chauffées par un mélange d’air et de gaz enflammé, que le maître fondeur réglait lui-même, à l’aide d’une vanne. Et s’étaient ainsi, rayant la terre battue de la salle ténébreuse, six fentes ouvertes sur l’enfer intérieur, sur le volcan, en continuelle activité, dont grondait le brasier souterrain. Des couvercles en forme de dalles allongées, des briques prises dans une armature de fer, étaient posés en travers des fours. Mais ces couvercles ne se touchaient pas, une intense lumière rose jaillissait de chaque intervalle, il y avait comme autant de levers d’astre, de grands rayons naissant du sol, qui partaient en gerbe, jusqu’aux vitres poussiéreuses de la toiture. Et, lorsqu’un ouvrier, pour les besoins du travail, ôtait un des couvercles, on eût dit que l’astre émergeait en entier des obstacles, toute la salle s’allumait d’une clarté d’aurore.

Justement Luc put suivre l’opération. Des ouvriers chargeaient un four, il les vit descendre les creusets de terre réfractaire, préalablement rougis, puis y verser, à l’aide d’un entonnoir, le mélange des caissettes, une caissette de trente kilogrammes par chaque creuset. Pendant trois ou quatre heures, la fusion allait se faire. Ensuite, ce seraient les creusets enlevés et vidés, l’arrachage et le coulage, la besogne meurtrière. Et, comme il s’approchait d’un autre four, où les aides, armés de longues tiges, venaient de s’assurer que la fusion était complète, il reconnut Fauchard dans l’arracheur chargé de retirer les creusets. Blême, desséché, la face maigre et cuite, Fauchard avait gardé des jambes et des bras d’hercule. Déformé physiquement par la terrible besogne, toujours pareille, qu’il faisait depuis quatorze ans déjà, il avait plus souffert encore dans son intelligence de ce rôle de machine, aux gestes éternellement semblables, sans pensée, sans action individuelle, devenu lui-même un élément de lutte avec le feu. Ce n’était pas assez de ses tares physiques, les épaules remontées, les membres hypertrophiés, les yeux brûlés, pâlis à la flamme, il avait la conscience de sa déchéance intellectuelle ; car, pris à seize ans par le monstre, après une instruction rudimentaire, brusquement arrêtée, il se souvenait d’avoir été intelligent, d’une intelligence qui vacillait et s’éteignait à cette heure, sous la meule implacable qu’il tournait en bête aveuglée, sous l’écrasement du métier empoisonneur et destructeur. Et il n’avait plus qu’un besoin, qu’une joie : boire, boire ses quatre litres, par journée ou par nuit de travail, boire pour que le four ne brûlât pas comme une vieille écorce sa peau calcinée, boire pour ne pas tomber en cendre, et pour avoir une félicité dernière, et pour achever sa vie dans l’hébétement heureux d’une continuelle ivresse.

Cette nuit-là, Fauchard avait bien craint de laisser le feu lui cuire encore un peu de son sang. Mais il avait eu, dès huit heures la surprise heureuse de voir Natalie, sa femme, lui apporter ses quatre litres, pris à crédit chez Caffiaux, et sur lesquels il ne comptait plus. Elle s’excusa de n’avoir pas un bout de viande à lui donner, car Dacheux s’était montré impitoyable. Dolente, dans son continuel découragement, elle s’inquiétait de savoir comment ils mangeraient le lendemain. Mais il était trop content d’avoir son vin, il la renvoya en lui promettant de demander, comme les camarades, une avance à l’administration. Et une croûte de pain lui avait suffi, il buvait, il était d’aplomb. Quand le moment de l’arrachage fut venu, il vida encore d’un trait un demi-litre, il trempa d’eau, dans le bassin commun, le grand tablier de toile dont il était enveloppé. Puis, les pieds chaussés de gros sabots les mains couvertes de gants mouillés, armées de la longue pincé de fer, il enjamba le four, posa le pied droit sur le couvercle qu’on venait d’écarter, le ventre et la poitrine dans le coup d’effrayants chaleur qui montait du volcan entrouvert. Il apparut un moment tout rouge, flambant lui-même en plein brasier, ainsi qu’une torche. Ses sabots fumaient, son tablier et ses gants fumaient, toute sa chair semblait fondre. Mais lui, sans hâte, de ses yeux habitués à la flamme, cherchait le creuset au fond de la fosse embrasée, se penchait un peu pour le saisir avec la longue pince, et, d’un brusque redressement des reins, en trois mouvements rythmiques et souples, l’une des mains s’écartant, glissant le long de la tige, jusqu’à ce que l’autre vînt la rejoindre, il arracha le creuset, sortit d’un geste aisé, à bout de bras, ce poids de cinquante kilogrammes, pince et creuset compris, le déposa par terre, tel qu’un morceau de soleil d’une blancheur aveuglante, qui tout de suite devint rose. Et il recommença, et il tira les creusets un à un, dans l’incendie accru de ces masses de feu, avec plus d’adresse encore que de force, allant et venant parmi ces braises incandescentes sans jamais se brûler, sans paraître même en sentir l’intolérable rayonnement.

On allait fondre de petits obus, de soixante kilogrammes. Les lingotières, en forme de bouteille, étaient rangées sur deux files.

Alors, quand les aides eurent écrémé les creusets de leurs scories ; à l’aide d’une tige de fer, qui ressortait fumante, avec des baves pourpres, le maître fondeur saisit vivement les creusets, de sa grande tenaille aux mâchoires rondes, en vida deux dans chaque lingotière, et le métal coulait d’un jet de lave blanche, à peine rosée, dans un pétillement de fines étincelles bleues, d’une délicatesse de fleurs. On aurait dit qu’il transvasait de claires liqueurs pailletées d’or, tout cela se faisait sans bruit, avec des gestes précis et légers, d’une beauté simple, dans l’éclat et la chaleur du feu qui changeait la halle entière en un brasier dévorant.

Luc, qui manquait d’habitude, étouffa, ne put rester là davantage. À quatre ou cinq mètres des fours, son visage grillait une sueur brûlante trempait son corps. Les obus l’avaient intéressé, il les regardait se refroidir, en se demandant où étaient les hommes qu’ils tueraient peut-être un jour. Et, comme il passait dans la halle voisine, il se trouva dans la halle des marteaux-pilons et de la presse à forger, endormie à cette heure, avec ses monstrueux outils, sa presse d’une force de deux mille tonnes, ses marteaux de forces moindres, échelonnées, qui avaient, au fond de la demi-obscurité, des profils noirs et trapus de dieux barbares. Là, précisément, il retrouva les obus, d’autres obus qu’on y avait, le jour même, forgés en matrice, sous le plus petit des marteaux-pilons, au sortir de la lingotière, après un recuit. Puis, ce qui l’intéressa, ce fut un tube d’un grand canon de marine, d’une longueur de six mètres, tiède encore d’avoir passé sous la presse où les lingots d’acier d’un millier de kilogrammes s’allongeaient, se façonnaient, tels que des rouleaux de pâte molle, et le tube attendait, enchaîné, prêt à être enlevé et chargé par les grues puissantes, pour être porté à l’atelier des tours, qui se trouvait plus loin, après la halle du four Martin et du moulage d’acier.

Alors, Luc alla jusqu’au bout, traversa aussi cette halle, la plus vaste de toutes, où les grosses pièces étaient fondues. Le four Martin permettait de verser l’acier en fusion par quantité considérable, dans les formes de fonte ; tandis que deux ponts électriques roulants, à huit mètres de hauteur, transportaient avec une sorte de douceur huilée, sur tous les points, des pièces géantes, pesant plusieurs tonnes. Et Luc entra dans l’atelier des tours, un immense hangar fermé, un peu mieux tenu que les autres, développant sur deux lignes d’admirables outils d’une délicatesse et d’une puissance incomparables. Il y avait là des raboteuses pour les blindages de navires, qui façonnaient le métal comme le rabot d’un menuisier façonne le bois. Il y avait surtout des tours, d’un mécanisme compliqué et précis, jolis comme des bijoux, amusants comme des jouets. La nuit, quelques-uns seulement étaient en marche, éclairés chacun par une seule lampe électrique, ne faisant qu’un petit bruit, un ronflement doux, dans le grand silence. Et il retrouva les obus encore, un obus dont on avait coupé la chute de tête et la chute de fond, au sortir de la matrice, puis qu’on avait fixé à un tour, pour le calibrer extérieurement, d’abord. Il tournait avec une vitesse prodigieuse, et des copeaux d’acier volaient sous la fine lame immobile, pareils à des frisures d’argent. On n’aurait plus qu’à le forer intérieurement, à le tremper, à le finir ; et où étaient les hommes qu’il tuerait, quand on l’aurait chargé ? Luc, de tout cet héroïque travail humain, du feu dompté, asservi, pour la royauté de l’homme, vainqueur des forces naturelles, vit se dresser une vision de massacre, la folie rouge d’un champ de bataille. Il s’éloigna, il tomba plus loin sur un grand tour, où tournait un canon, pareil à celui dont il venait de voir le tube forgé ; mais celui-ci était déjà calibré à l’extérieur, d’un éclat de monnaie neuve. Sous la conduite d’un jeune homme, presque un enfant, attentif, penché sur le mécanisme, ainsi qu’un horloger sur celui d’une montre, il tournait, il tournait sans fin, avec son ronflement doux, tandis que le couteau, à l’intérieur, le forait, d’une précision telle, que l’écart n’était pas d’un dixième de millimètre. Et, quand ce canon aussi serait trempé, jeté dans un bain d’huile de pétrole, du haut de la tour, sur quel champ de désastre irait-il tuer des hommes, quelle moisson atroce de vies irait-il faire, lui qui était forgé de cet acier dont les hommes fraternels n’auraient dû fabriquer que des rails et des charrues ?

Luc poussa une porte, s’échappa un instant au-dehors. La nuit était d’une tiédeur humide, il respira largement, heureux du vent qui soufflait. Il leva les yeux, n’aperçut pas une étoile, sous la course effarée des nuages. Mais les globes des lampes puissantes, de loin en loin, dans les cours, remplaçaient la lune submergée ; et il revit les cheminées parmi les fumées blêmes, un ciel sali de charbon, que coupaient de partout, pareilles à une toile d’araignée géante, les volées de fils, pour le transport de la force électrique. Justement, les machines qui la produisaient, deux machines d’une grande beauté, fonctionnaient là, dans une construction neuve. Il y avait encore une briqueterie, pour la fabrication des briques et des creusets en terre réfractaire ; une menuiserie, pour les modèles et les emballages ; des magasins nombreux, polir les aciers et les fers de commerce. Et Luc, s’étant perdu, au travers de cette petite ville, heureux d’y avoir rencontré des refuges déserts, des coins de cour noirs et paisibles, où il se sentait revivre, se retrouva tout d’un coup, rentra dans l’enfer, en s’apercevant qu’il était revenu à la halle des fours à creusets.

On y exécutait une autre manœuvre, soixante-dix creusets y étaient arrachés à la fois, pour la fonte d’une grosse pièce de forge, qui devait peser dix-huit cents kilos. Dans la halle voisine, le moule avec son entonnoir, attendait, debout au fond de la fosse. Et, vivement, le défilé s’organisa, tous les aides des équipes s’y mirent, deux hommes pour un creuset, le soulevant à l’aide de la double pince, l’emportant d’un pas allongé et souple. Un autre, puis un autre, puis un autre, les soixante-dix suivirent, en une procession éclatante. On eût dit un ballet de fête, des lanternes vénitiennes, d’un rouge orangé, que des danseuses vagues, aux légers pieds d’ombre, promenaient deux à deux ; et la merveille était la rapidité extraordinaire, la sûreté parfaite des mouvements si bien réglés, qui les montraient jouant ainsi au milieu du feu, accourant, se frôlant, s’en allant, revenant, comme s’ils eussent jonglé avec des étoiles en fusion. En moins de trois minutes, les soixante-dix creusets furent versés dans le moule, d’où montait une gerbe d’or, un bouquet grandissant d’étincelles.

Lorsque Luc revint enfin à la halle des fours à puddler et des laminoirs, après sa promenade d’une grande demi-heure, il trouva Bonnaire en train d’achever sa besogne.

« Monsieur, je suis à vous à l’instant. »

Déjà, sur la sole incendiée du four, dont la porte ouverte flamboyait, il avait à trois reprises isolé un quart du métal incandescent, cinquante kilos de matière, qu’il roulait et façonnait en une sorte de boule, à l’aide du ringard ; et les trois, l’une après l’autre, s’en étant allées sous le marteau-cingleur, il se mettait à la quatrième et dernière. Depuis vingt minutes, il était ainsi devant cette gueule vorace, la poitrine craquant dans la fournaise, les bras manœuvrant le lourd crochet, les yeux voyant clair à bien mener le travail, parmi l’éblouissante flamme. Il regardait fixement, au milieu du brasier, la boule d’acier en feu qu’il roulait d’un mouvement continu, il apparaissait grandi, tel qu’un fabricateur d’astres, créant des mondes, dans l’ardente réverbération qui dorait son grand corps rose, sur le fond noir des ténèbres. Et ce fut fini, il retira le ringard enflammé, il livra au compagnon les derniers cinquante kilos de la charge.

Le chauffeur était là, avec le petit chariot de fer, attendant. Armé de la pince, le compagnon saisit la boule, l’espèce de grosse éponge embrasée, poussée au flanc de quelque caverne volcanique ; et il la sortit d’un effort, la jeta dans le chariot, que le chauffeur poussa vivement jusqu’au marteau-cingleur. Déjà, un ouvrier forgeron l’avait reprise avec ses tenailles, pour la porter et la retourner sous le marteau, qui, tout d’un coup, entra en danse. Ce fut un étourdissement, un éblouissement. Le sol trembla, des volées de cloches passèrent, tandis que le forgeron, ganté et ceinturé de peau, disparaissait dans un ouragan d’étincelles. Par moments, les craches étaient si grosses, qu’elles éclataient dans tous les sens comme des boîtes à mitraille. Impassible au milieu de cette fusillade, il retournait l’éponge, la présentait sur toutes les faces, pour en faire le massiau, le pain d’acier qui serait ensuite livré aux laminoirs. Et le marteau lui obéissait, tapait ici ou tapait là, ralentissait ou accélérait les coups, sans qu’il parlât, sans qu’on pût même surprendre les ordres qu’il donnait d’un signe au pilonnier, assis en l’air, dans sa logette, la main au levier de mise en marche.

Luc, qui s’était approché, pendant que Bonnaire changeait de vêtements, reconnut le petit Fortuné, le beau-frère de Fauchard dans le pilonnier, ainsi perché, immobilisé durant des heures, ne vivant plus que par le petit geste machinal de sa main, au milieu de l’assourdissant vacarme qu’il déchaînait. Le levier à droite pour que le marteau retombât, le levier à gauche pour qu’il se relevât, et c’était tout, et la pensée de l’enfant tenait là, dans ce court espace. Un instant, à la lueur vive des étincelles, on put le voir, si frêle et si mince, avec sa face blême, ses cheveux décolorés, ses yeux troubles de pauvre être dont le travail de brute, sans attrait, sans libre choix, arrêtait la croissance physique et morale.

« Si monsieur veut bien que nous partions, je suis prêt », dit Bonnaire, comme le marteau-cingleur se taisait enfin.

Luc vivement se retourna, et il se trouva en face du maître puddleur, vêtu d’une cotte et d’une veste de grosse laine, tenant sous le bras un petit paquet, ses vêtements de travail, de menus objets à lui, tout son déménagement, puisqu’il quittait l’usine pour n’y plus revenir.

« C’est cela, filons vite. »

Mais Bonnaire s’attarda encore. Comme s’il avait pu oublier quelque chose, il donna un dernier coup d’œil dans la hutte en planches, qui servait de vestiaire. Puis, il regarda son four, le four qu’il avait fait sien depuis plus de dix ans, vivant de sa flamme, y conquérant par milliers de kilogrammes l’acier qu’il envoyait aux laminoirs. S’il partait de sa propre volonté, dans l’idée que tel était son devoir, pour les camarades et pour lui, l’arrachement n’en était que plus héroïque. Et il refoula l’émotion qui le serrait à la gorge, il passa le premier.

« Prenez garde, monsieur, cette pièce est encore chaude, elle mangerait votre soulier. »

Ni l’un ni l’autre ne parlèrent plus. Ils traversèrent les deux cours vagues, aux clartés lunaires, ils passèrent devant les constructions basses où les martinets faisaient rage. Et, dès qu’ils furent sortis de l’Abîme, la nuit noire les reprit, ils sentirent derrière eux décroître les flammes et les grondements du monstre. Le vent soufflait toujours, un vent qui emportait au ciel le vol déchiré des nuages. De l’autre côté du pont, la berge de la Mionne était déserte, pas une âme.

Lorsque Luc eut retrouvé là, sur le banc où il l’avait laissée, Josine immobile, les yeux grands ouverts dans l’ombre, tenant contre son maigre flanc la tête de Nanet endormi, il voulut se retirer, car il estimait que sa mission était remplie, puisque Bonnaire maintenant se chargeait d’assurer un gîte à la triste créature. Mais ce dernier lui parut brusquement embarrassé, pris d’inquiétude à l’idée de la scène affreuse qui l’attendait au logis quand sa femme, la Toupe terrible, le verrait rentrer avec « cette gueuse ». D’autant plus qu’il ne lui avait pas encore annoncé sa résolution de quitter l’usine, et qu’il prévoyait une grosse querelle, quand elle le saurait sans travail, volontairement sur le pavé.

« Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa Luc. J’expliquerai les choses.

— Ma foi, monsieur, répondit-il, soulagé, ce serait peut-être une bonne affaire. »

Il n’y eut pas une parole échangée entre Bonnaire et Josine. Celle-ci semblait honteuse devant le maître puddleur, et, s’il la prenait en une sorte de pitié paternelle, dans son indulgence de brave homme, sachant d’ailleurs ce qu’elle souffrait avec Ragu, il n’était pas sans la blâmer d’avoir cédé à ce mauvais garçon. Doucement, en voyant revenir les deux hommes, elle avait réveillé Nanet ; puis, sur un encouragement de Luc, elle et l’enfant s’étaient mis à les suivre, marchant dans leur ombre, en silence. Et tous quatre, filant à droite, le long du remblai du chemin de fer, ils étaient entrés dans le vieux Beauclair, dont les masures au sortir de la gorge des monts Bleuses, s’étalaient sur les terrains plats, en une espèce de mare nauséabonde, jusqu’au quartier neuf de la ville. C’était un enchevêtrement tortueux d’étroites rues sans air, sans jour, toutes empuanties par un ruisseau central que seules lavaient les pluies d’orage. On ne pouvait comprendre un pareil entassement de population misérable, en un espace si resserré, lorsque la Roumagne déroulait en face l’immensité de sa plaine, où les libres haleines du ciel soufflaient comme sur une mer. Il fallait l’âpreté des luttes de l’argent et de la propriété, pour mesurer si chichement à des hommes le droit au sol, un peu de la mère commune, les quelques mètres nécessaires à la vie de toutes les heures. Des spéculateurs s’en étaient mêlés, un siècle ou deux de misère avaient abouti à ce cloaque de logements à bon marché d’où les expulsions étaient quand même fréquentes, si bas que fussent les loyers de certains taudis, dans lesquels on n’aurait pas fait coucher des bêtes. Au hasard des terrains, les petites maisons borgnes avaient ainsi poussé, des plâtras humides, des nids à vermine et à épidémies, et quelle tristesse, à cette heure de nuit, sous le ciel lugubre, que cette cité maudite du travail obscure, étranglée, immonde, telle qu’une végétation affreuse de l’injustice sociale !

Bonnaire, qui marchait le premier, suivit une ruelle, tourna dans une autre, arriva enfin à la rue des Trois-Lunes. C’était une des plus étroites, sans trottoirs, pavée de cailloux pointus, ramassés dans le lit de la Mionne. La maison, dont il occupait le premier étage, noire, lézardée, s’était un jour tassée si brusquement, qu’il avait fallu en étayer la façade, à l’aide de quatre grosses poutres ; et Ragu occupait justement avec Josine les trois chambres du second, dont le plancher dévalait, soutenu par ces poutres. En bas, l’escalier, d’une raideur d’échelle, partait du seuil même de la porte, sans vestibule.

« Alors, monsieur, dit enfin Bonnaire à Luc, vous allez me faire le plaisir de monter avec moi. »

De nouveau, il était embarrassé. Josine comprit qu’il n’osait l’introduire chez lui, dans la crainte de quelque avanie, tout en souffrant de la laisser encore à la rue, avec l’enfant. Et elle arrangea les choses, de son air de douceur résignée.

« Nous n’avons pas besoin d’entrer, nous autres. Nous allons attendre dans l’escalier, sur une marche, en haut. »

Tout de suite, Bonnaire accepta.

« C’est cela, patientez un moment, asseyez-vous, et si j’ai la clé, je vous la monterai, vous pourrez vous coucher. »

Déjà, Josine et Nanet avaient disparu dans les ténèbres épaisses de l’escalier. On n’entendit même plus leur souffle, ils étaient terrés quelque part, là-haut. Et Bonnaire passa ensuite, guidant Luc, l’avertissant de la hauteur des marches, lui recommandant de se bien tenir à la corde grasse qui servait de rampe.

« Là, monsieur, nous y sommes. Ne bougez plus. Ah ! dame, les paliers ne sont pas larges, et si l’on tombait, on ferait une rude culbute. »

Il ouvrit la porte, il le fit entrer le premier, par politesse, dans une pièce assez grande, qu’une petite lampe à pétrole éclairait d’une lueur jaune. Malgré l’heure avancée, la Toupe travaillait encore près de cette lampe, raccommodant du linge ; tandis que son père, le vieux Lunot, noyé d’ombre, s’était assoupi, sa pipe éteinte aux gencives. Et, dans un lit, qui occupait un des coins, dormaient les deux enfants, Lucien et Antoinette, l’un de six ans, l’autre de quatre, très forts, très beaux pour leur âge. Le logement, en dehors de cette salle commune, où l’on faisait la cuisine, où l’on mangeait, ne se composait que de deux autres pièces, la chambre du père Lunot et celle du ménage.

Stupéfaite de voir rentrer son mari à cette heure, la Toupe, qui n’était pas prévenue, avait levé la tête.

« Comment, te voilà ! »

Il ne voulut pas engager la grosse querelle, en lui apprenant de suite qu’il quittait l’Abîme, préférant régler d’abord le cas de Josine et de Nanet ; et il répondit évasivement :

« Oui, j’ai fini, je rentre. »

Puis, sans lui laisser le temps de poser une autre question, présenta Luc.

« Tiens ! voici un monsieur, un ami de M. Jordan, qui est venu me demander quelque chose et qui va t’expliquer ça. »

De plus en plus surprise, défiante, la Toupe s’était tournée vers le jeune homme, qui put remarquer alors sa grande ressemblance avec son frère Ragu. Petite et rageuse, elle avait la face accentuée avec d’épais cheveux roux, le front bas, le nez mince, les mâchoires dures. Son teint éclatant de rousse, dont la fraîcheur la rendait encore agréable, l’air jeune, à vingt-huit ans, expliquait seul le goût très vif qui avait décidé Bonnaire à l’épouser, bien qu’il la sût de caractère exécrable. Et l’événement s’était accompli, elle désolait le ménage par ses continuelles colères il devait plier devant elle, sur tous les petits détails de la vie quotidienne, pour avoir la paix. Coquette, dévorée de l’unique ambition d’être bien mise d’avoir des bijoux, elle ne redevenait douce que lorsqu’elle étrennait une robe neuve.

Luc, mis en devoir de parler, sentit le besoin de la gagner d’abord par un compliment. Dès son entrée, la pièce lui avait paru très propre, grâce aux bons soins de la ménagère, dans le dénuement des pauvres meubles qui la garnissaient. Et il s’approcha du lit, il se récria.

« Oh ! les beaux enfants, ils dorment comme des anges ! »

La Toupe avait souri, mais elle le regardait fixement, elle attendait, ayant bien conscience que ce monsieur ne se serait pas dérangé, s’il n’avait pas eu quelque chose de considérable à obtenir d’elle. Lorsqu’il dut en venir au fait, lorsqu’il raconta comment il avait trouvé Josine sur un banc, mourant de faim abandonnée dans la nuit, elle eut un geste de violence, ses dures mâchoires se serrèrent. Et, sans même répondre au monsieur, elle se retourna vers son mari, furieuse.

« Quoi ? qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? Est-ce que ça me regarde ? »

Bonnaire, forcé d’intervenir, tâcha de l’apaiser, de son air de bonté conciliante.

« Tout de même, si Ragu t’a remis la clé, il faut la donner à cette malheureuse, puisqu’il est là-bas chez Caffiaux, où il est capable de passer la nuit. On ne peut pas laisser une femme et un enfant coucher dehors. »

Alors, la Toupe éclata.

« Oui, j’ai la clé ! oui, Ragu me l’a remise, et justement pour que cette gueuse-là ne vienne pas se réinstaller chez lui, avec son vaurien de frère ! Mais je n’ai rien à savoir de toutes ces saletés moi ! Je ne sais qu’une chose, c’est Ragu qui m’a donné sa clé, et c’est à Ragu que je la rendrai. »

Puis, comme son mari tentait encore de l’apitoyer, elle lui reposa violemment silence, elle reprit avec un emportement croissant :

« À la fin, est-ce que tu vas m’obliger à faire la camarade avec les maîtresses de mon frère ? En voilà une qui peut bien aller plus loin, puisqu’elle a été assez dévergondée pour se laisser prendre…. C’est propre n’est-ce pas ? ce petit frère qu’elle traîne partout, et qui couchait là-haut, dans un cabinet noir, à côté d’elle et de Ragu… Non, non ! chacun pour soi, et qu’elle reste au ruisseau, un peu plus tôt, un peu plus tard, c’est tout comme ! »

Le cœur meurtri, indigné, Luc l’écoutait. Il retrouvait chez elle cette dureté des honnêtes femmes du peuple, si impitoyables aux filles qui tombent, dans la rude lutte qu’elles mènent pour l’existence. Et il y avait en outre, chez celle-ci, une jalousie sourde, la haine de cette jolie fille de charme et d’amour, que les hommes aimaient, à qui ils donneraient des chaînes d’or, des jupes de soie, si jamais elle savait les enjôler. Elle ne décolérait pas, depuis le jour où elle avait su que son frère venait d’acheter à Josine une petite bague d’argent.

« Il faut être bonne, madame », se contenta de dire Luc, d’une voix tremblante de pitié.

Mais la Toupe n’eut pas le temps de répondre, il y eut dans l’escalier un vacarme de gros pas qui trébuchaient, et la porte s’ouvrit sous des mains tâtonnantes. C’était Ragu, que Bourron n’avait pas quitté, l’un suivant l’autre, en bons ivrognes qui ne peuvent plus se séparer, quand ils ont bu ensemble. Cependant, Ragu, assez raisonnable, s’était arraché de chez Caffiaux, en disant qu’il fallait tout de même retourner au travail, le lendemain. Et il entrait chez sa sœur, avec le camarade, pour reprendre sa clé.

« Ta clé ! cria la Toupe, aigrement, tiens, la voilà !… Et, tu sais, je ne m’en charge plus, on vient justement de me dire des sottises, pour que je la donne à cette vaurienne… Quand tu auras des filles à ficher dehors, tu t’en occuperas toi-même. »

Ragu, que le vin attendrissait sans doute, se mit à rire.

« Elle est bête, Josine… Si elle s’était montrée gentille, au lieu de pleurnicher, elle serait venue boire un verre avec nous… Les femmes, ça n’a jamais su prendre les hommes. »

Et il ne put continuer, dire son idée entière, car Bourron, qui s’était laissé tomber sur une chaise, riant sans cause, maigre et chevalin, de son air d’éternelle belle humeur, disait à Bonnaire :

« Alors, dis donc, c’est vrai, tu quittes l’usine ? »

La Toupe se retourna, avec un sursaut, comme si un coup de feu éclatait derrière elle.

« Comment, il quitte l’usine ! »

Il y eut un silence. Puis, Bonnaire, courageusement, prit sa décision.

« Oui, je quitte l’usine, je ne peux pas faire autrement.

— Tu quittes l’usine, tu quittes l’usine ! clama-t-elle, rageuse, éperdue, en venant se planter devant lui. Ça ne suffit donc pas que tu te sois mis sur les bras cette sale grève, qui, pendant deux mois, nous a forcés à manger toutes nos économies ? Il faut encore, maintenant, que ce soit toi qui paies les pots cassés… Alors, allons mourir de faim, et moi, j’irai toute nue ! »

Sans se fâcher, il répondit doucement :

« C’est possible, tu n’auras peut-être pas de robe neuve au jour de l’an, et peut-être que nous devrons nous serrer le ventre… Mais je te répète que je fais ce que je dois faire. »

Elle ne lâcha pas, elle se rapprocha, lui cria dans la face :

« Ah ! Ouiche ! si tu crois qu’on t’en sera reconnaissant ! Déjà les camarades ne se gênent pas pour dire que, sans ta grève, ils n’auraient pas crevé la faim pendant deux mois. Et sais-tu ce qu’ils diront, quand ils sauront que tu quittes l’usine ? Ils diront que c’est bien fait, et que tu n’es qu’un imbécile… Jamais je ne te laisserai faire une pareille bêtise. Entends-tu ! tu retourneras au travail demain. »

Bonnaire la regardait fixement, de son regard clair et

Et il ne put continuer, dire son idée entière, car Bourron, qui s’était laissé tomber sur une chaise, riant sans cause, maigre et chevalin, de son air d’éternelle belle humeur, disait à Bunnaire :

— Alors, dis donc, c’est vrai, tu quittes l’usine ?

La Toupe se retourna, avec un sursaut, comme si un coup de feu éclatait derrière elle.

— Comment, il quille l’usine 1?

Il y eut un silence. Puis, Bonnaire, courageusement, prit sa décision.

— Oui, je quille l’usine, je ne peux pas faire autrement.

— Tu quittes l’usine, tu quittes l’usine ! clama-t-elle, rageuse, éperdue, en venant se planter devant lui. Ça ne suffit donc pas que tu te sois mis sur les bras cette sale grève, qui, pendant deux mois, nous a forcés à manger toutes nos économies ? Il faut encore, maintenant, que ce soit toi qui payes les pots cassés… Alors, nous allons mourir de faim, et moi, j’irai toute nue !

Sans se fâcher, il répondit doucement :

— C’est possible, tu n’auras peut-être pas de robe neuve au jour de l’an, et peut-être que nous devrons nous serrer le ventre… Mais je te répète que je fais ce que je dois faire.

Elle ne lâcha pas, elle se rapprocha, lui cria dans la face :

— Ah ! ouiche ! si tu crois qu’on t’en sera reconnaissant  ! Déjà les camarades ne se gênent pas pour dire que, sans la grève, ils n’auraient pas crevé la faim pendant deux mois. Et sais-tu ce qu’ils diront, quand ils sauront que tu quittes l’usine ? ils diront que c’est bien fait, et que tu n’es qu’un imbécile… Jamais je ne te laisserai faire une pareille bêtise. Entends-tu ! tu retourneras au travail demain.

Bonnaire la regardait fixement, de son regard clair et droit. S’il cédait d’habitude sur les points de police domestique, s’il la laissait régner despotiquement dans le ménage, il devenait de fer quand une question de conscience était en jeu. Aussi, sans élever le ton, d’une voix de maître qu’elle connaissait bien, se contenta-t-il de lui dire :

« Tu vas me faire le plaisir de te taire… C’est des histoires à nous, les hommes, auxquelles les femmes comme toi ne comprennent rien, et dont il vaut mieux qu’elles ne s’occupent pas. Tu es très gentille, mais tu feras bien de te remettre à raccommoder ton linge, si tu ne veux pas que nous nous fâchions. »

Et il la poussa vers la chaise, près de la lampe, la força à s’y rasseoir. Domptée, tremblante d’une colère qu’elle savait désormais impuissante, elle reprit l’aiguille, elle affecta de se désintéresser des questions dont on l’écartait si nettement. Réveillé par le bruit des voix, le père Lunot, sans s’étonner de voir tout ce monde rallumait sa pipe, écoutait d’un air de vieux philosophe désabusé. Et, dans leur petit lit, les enfants eux-mêmes, Lucien et Antoinette tirés de leur sommeil, ouvraient de grands yeux, semblaient tâcher de comprendre les choses graves que disaient les grandes personnes.

Bonnaire, maintenant, s’adressait à Luc, toujours debout comme pour le prendre à témoin.

« Voyons, monsieur, chacun a son honneur, n’est-ce pas ?.. La grève était inévitable, et si elle était à refaire, je la referais, je veux dire que, de tout mon pouvoir, je pousserais les camarades à obtenir justice. On ne peut pourtant pas se laisser manger, le travail doit être payé son prix, à moins qu’on ne se résigne à être de simples esclaves. Nous avions si bien raison, que M. Delaveau a dû céder sur tous les points, en acceptant notre nouveau tarif… Maintenant, je m’aperçois que cet homme est largeur, et qu’il faut, comme dit ma femme, que quelqu’un paie les pots cassés. Si je ne m’en allais pas de bon gré aujourd’hui, il trouverait un prétexte pour me jeter dehors demain. Alors, quoi ? Vais-je m’entêter à rester, pour être un continuel sujet de querelle ? Non, non ! ça retomberait sur les camarades en ennuis de toutes sortes, ce serait très mal de ma part… J’ai fait semblant de rentrer parce que les camarades parlaient de continuer la grève, si je ne rentrais pas. Mais, à présent que les revoilà au travail, bien tranquilles, j’aime mieux disparaître, puisqu’il le faut. Ça arrange tout, pas un ne bougera, et moi j’aurai fait ce que je dois faire… C’est mon honneur, monsieur, chacun a le sien. »

Il disait ces choses avec une grandeur simple, d’un air si aisé et si brave, que Luc fut profondément ému. De cet ouvrier qu’il avait vu noir et muet, œuvrant si durement devant son four, de cet homme qu’il venait de voir doux et bon, d’une tolérance conciliante dans son ménage, se levait un héros du travail, un de ces lutteurs obscurs qui ont donné tout leur être à la justice, et qui sont fraternels, jusqu’à s’immoler en silence pour les autres.

Violemment, sans cesser de tirer l’aiguille, la Toupe répéta :

« Et nous crèverons de faim !

— Et nous crèverons de faim, c’est bien possible, dit Bonnaire. Mais je dormirai tranquille. »

Ragu se mit à ricaner.

« Oh ! crever de faim, c’est inutile, ça n’a jamais servi à rien. Ce n’est pas que je défende les patrons, une fameuse clique ! Seulement, puisqu’on a besoin d’eux, faut toujours finir par s’entendre et faire à peu près ce qu’ils veulent. »

Il continua, plaisanta, sortit toute son âme. C’était l’ouvrier moyen, ni bon ni mauvais, le produit gâté du salariat, tel que le faisait l’actuelle organisation du travail. Il criait bien contre le régime capitaliste, il se fâchait contre l’écrasement du travail imposé, il était même capable d’une courte révolte. Mais, le long atavisme l’avait courbé, il avait au fond une âme d’esclave, en respect devant la tradition établie, en envie devant le patron, maître souverain, possesseur et jouisseur de toutes choses ne nourrissant que la sourde ambition de le remplacer un beau matin, pour posséder et jouir à son tour. L’idéal, en somme, était de rien faire, d’être le patron pour ne rien faire.

« Ah ! ce cochon de Delaveau, je voudrais bien être huit jours à sa place, tandis qu’il serait à la mienne. Ça m’amuserait d’aller le regarder faire la boule, l’après-midi, en fumant de gros cigares. Et vous savez, tout arrive, nous pouvons devenir tous dans le prochain chambardement. »

Cette idée amusa prodigieusement Bourron, d’admiration devant Ragu, quand ils avaient bu ensemble.

« C’est bien vrai, ah ! bon sang ! quelle noce, lorsque nous serons les maîtres ! »

Mais Bonnaire haussait les épaules, plein de mépris pour cette basse conception de la victoire future des travailleurs sur les exploiteurs. Lui, avait lu, avait réfléchi, croyait savoir. Et il parla de nouveau, excité par tout ce qu’on venait de dire, voulant avoir raison. Luc reconnut l’idée collectiviste, telle qu’elle était formulée par les intransigeants du parti. D’abord, il fallait que la nation reprît possession du sol et des instruments du travail, pour les socialiser, les rendre à tous. Ensuite, le travail serait réorganisé, rendu général et obligatoire, de façon à ce que la rémunération fût proportionnelle aux heures de besogne fournies par chacune. Où il s’embrouillait, c’était sur la façon pratique d’arriver, par des lois à cette socialisation, c’était surtout sur le libre fonctionnement du système, lorsqu’il serait mis en pratique, toute une machine compliquée de direction et de contrôle, qui nécessiterait une police d’État vexatoire et dure. Et Luc, qui n’allait point encore jusque là, dans son besoin humanitaire, lui ayant fait des objections, Bonnaire lui répondit, avec la tranquille foi du croyant :

« Tout nous appartient, nous reprendrons tout, pour que chacun ait sa juste part de travail et de repos, de peine et de joie. Il n’y a pas d’autre solution raisonnable, l’injustice et la souffrance sont devenues trop grandes. »

Ragu et Bourron eux-mêmes en tombèrent d’accord. Est-ce que le salariat n’avait pas tout corrompu, tout empoisonné ? C’était lui qui soufflait la colère et la haine, en déchaînant la lutte des classes, la longue guerre d’extermination que se livraient le capital et le travail. C’était par lui que l’homme était devenu un loup pour l’homme, dans ce conflit des égoïsmes, dans cette monstrueuse tyrannie d’un état social basé sur l’iniquité. La misère n’avait pas d’autre cause, le salariat était le ferment mauvais qui engendrait la faim, avec toutes ses conséquences désastreuses, le vol, le meurtre, la prostitution, l’homme et la femme déchus, rebelles, jetés hors de l’amour, lancés comme des forces perverties et destructives au travers de la société marâtre. Et il n’y avait qu’une guérison possible, l’abolition du salariat, qu’on remplacerait par l’état nouveau, l’autre chose, la chose rêvée, dont demain gardait encore le secret. Là, commençait la dispute des systèmes, chacun croyait détenir le bonheur du siècle futur, l’âpre mêlée politique n’était faite que du choc des partis socialistes, qui s’efforçaient d’imposer chacun sa réorganisation du travail, sa répartition équitable de la richesse. Mais le salariat, dans sa forme actuelle, n’en était pas moins condamné par tous ; et rien ne le sauverait, il avait fait son temps, il disparaîtrait, comme avait disparu autrefois l’esclavage, lorsqu’une des périodes humaines s’était accomplie, par suite de la continuelle marche en avant. Il n’était plus qu’un organisme mort, qui menaçait d’empoisonner le corps tout entier, et que la vie des peuples allait éliminer, sous peine d’une fin tragique.

« Ainsi, continua Bonnaire, ces Qurignon qui ont fondé l’Abîme, n’étaient point de méchantes gens. Le dernier, Michel, dont la fin a été si triste, s’était efforcé d’améliorer le sort de l’ouvrier. C’est à lui qu’on doit la création d’une caisse de retraites, dont il a donné les cent premiers mille francs, en s’engageant à doubler ensuite chaque année les sommes que les participants verseraient. Il a fondé également une bibliothèque, une salle de lecture, une infirmerie où il y a des consultations gratuites deux fois par semaine, un ouvroir et une école pour les enfants. Et M. Delaveau, bien qu’il soit moins tendre, a dû naturellement respecter tout ça. Voilà donc des années que cela fonctionne, mais que voulez-vous ? c’est en fin de compte, comme on dit, un vrai cautère sur une jambe bois. C’est de la charité, ce n’est pas de la justice. Ça peu fonctionner des années et des années encore, sans que la faim cesse, sans que la misère finisse jamais. Non, non ! il n’y a pas de soulagement possible, il faut définitivement couper le mal dans sa racine. »

À ce moment, le père Lunot, qu’on croyait rendormi, dit, du fond de l’ombre :

« Les Qurignon, je les ai connus. »

Luc se retourna, l’aperçut sur sa chaise, tirant à vide des bouffées de sa pipe éteinte. Il avait cinquante ans, il était resté près de trente ans à l’Abîme, arracheur. Petit, gros, la face bouffie et blafarde, on aurait dit que le feu l’avait enflé, au lieu de le dessécher. Peut-être était-ce l’eau dont il s’inondait, fumant en vapeur, qui lui avait donné des rhumatismes. Pris de bonne heure par les jambes, il ne marchait plus qu’avec peine. Et, n’étant même pas dans les conditions voulues pour obtenir la pension dérisoire de trois cents francs par an que les nouveaux ouvriers toucheraient plus tard, il serait mort de faim sur le pavé, comme une vieille bête de somme abattue, si la Toupe, sa fille, n’avait bien voulu le recueillir, sur le conseil de Bonnaire, ce qu’elle lui faisait payer d’ailleurs en reproches continuels et en privations de toutes sortes.

« Ah ! oui, répéta-t-il lentement, je les ai connus, les Qurignon !…

Il y a eu M. Michel, mort aujourd’hui, qui avait cinq ans de plus que moi. Et il y a encore M. Jérôme, sous lequel je suis entré à l’usine, à dix-huit ans, lorsqu’il en avait déjà quarante-cinq, ce qui ne l’empêche pas de vivre toujours… Mais, avant M. Jérôme, il y a eu M. Blaise, le fondateur, celui qui est venu s’installer à l’Abîme avec ses deux martinets, voilà près de quatre-vingts ans. Celui-là je ne l’ai pas connu, moi. C’est mon père, Jean Ragu, et c’est mon grand-père, Pierre Ragu, qui ont travaillé avec lui, et on peut même dire que Pierre Ragu était son camarade, puisqu’ils étaient ouvriers étireurs tous les deux, sans un sou en poche, lorsqu’ils se sont mis à la besogne ensemble, dans la gorge des monts Bleuses : alors déserte, sur ce bord de la Mionne, où se trouvait une chute d’eau… Les Qurignon ont fait une grosse fortune, et me voici moi, Jacques Ragu, toujours sans un sou, avec mes mauvaises jambes, et voilà mon fils, Auguste Ragu, qui ne sera pas plus riche que moi, parés trente années de travail, sans parler de ma fille ni de ses enfants, tous menacés de crever de faim comme les Ragu en crèvent depuis cent ans bientôt ! »

Il disait ces choses sans colère, de son air résigné de vieille bête fourbue. Un instant, il regarda sa pipe, surpris de n’en plus tirer de fumée. Puis, voyant que Luc l’écoutait avec un intérêt pitoyable, il conclut en haussant les épaules :

« Bah ! monsieur, c’est notre sort à nous autres, pauvres bougres. Il y aura toujours des patrons et des ouvriers… Mon grand-père et mon père ont été comme me voilà, et mon fils sera comme je suis. À quoi bon se révolter ? Chacun tire son lot en naissant… Tout de même, ce qu’on pourrait désirer, ce serait, quand on est vieux d’avoir de quoi s’acheter du tabac à sa suffisance.

— Du tabac ! cria la Toupe, tu en as encore fumé pour deux sous aujourd’hui. Est-ce que tu crois que je vais t’entretenir de tabac maintenant que nous n’allons même plus pouvoir manger de pain ? »

Elle le rationnait, c’était le seul désespoir du père Lunot, qui essaya en vain de rallumer sa pipe, où il ne restait décidément que de la cendre. Et Luc, le cœur envahi d’une pitié croissante, continuait à le regarder, tassé sur sa chaise. Le salariat aboutissait à cette lamentable épave, l’ouvrier fini, mangé à cinquante ans, l’arracheur, toute sa vie arracheur, que sa fonction, devenue machinale, avait déjeté, hébété, réduit à l’imbécillité et à la paralysie. Rien ne survivait dans ce pauvre être, que le sentiment fataliste de son esclavage.

Mais Bonnaire protesta superbement.

« Non, non ! cela ne sera pas toujours ainsi, il n’y aura pas toujours des patrons et des ouvriers, un jour viendra où il n’y aura plus que des hommes libres et joyeux… Nos fils peut-être verront ce jour-là, et ça vaut vraiment la peine que, nous, les pères, nous ayons encore de la souffrance, si nous devons leur gagner le bonheur de demain.

— Fichtre ! s’écria Ragu en rigolant, dépêchez-vous, je voudrais bien en être. C’est ça qui m’irait, de ne plus rien foutre, et d’avoir du poulet à tous mes repas !

— Et moi aussi ! et moi aussi ! appuya Bourron, extasié. Je retiens ma place. »

D’un geste désabusé, le père Lunot les fit taire, pour dire encore :

« Laissez donc, c’est quand on est jeune qu’on espère ça. On a la tête pleine de folies, on s’imagine qu’on va changer le monde. Et puis, le monde continue, on est balayé avec les autres… Moi, je n’en veux à personne. Des fois, lorsque je peux me traîner dehors, il m’arrive de rencontrer M. Jérôme, dans sa petite voiture, que pousse un domestique. Je le salue, parce que ça se doit, à un homme qui vous a fait travailler et qui est si riche. Je crois qu’il ne me reconnaît pas, car il se contente de me regarder, de ses yeux qu’on dirait pleins d’eau claire… Les Qurignon ont gagné le gros lot, ça vaut bien qu’on les respecte, il n’y a plus de bon Dieu possible, si l’on tape sur ceux qui ont l’argent. »

Alors, Ragu raconta que, le soir même, à la sortie de l’usine, Bourron et lui avaient vu passer M. Jérôme, dans sa petite voiture. On le saluait, c’était en effet naturel. Comment agir autrement, sans être impoli ? Mais, tout de même, un Ragu à pied, dans la boue, le ventre vide, saluant un Qurignon, cossu, le ventre enveloppé d’une couverture, qu’un domestique promenait comme un bébé trop gras, c’était enrageant, ça donnait des idées de flanquer ses outils à l’eau et de forcer les riches à partager, pour ne plus rien faire à son tour.

« Ne plus rien faire, non, non ! ce serait la mort, reprit Bonnaire. Tout le monde doit travailler, et ce sera le bonheur conquis, l’injuste misère vaincue enfin… Ces Qurignon, il ne faut pas les envier. Quand on nous les donne en exemple, en nous disant : « Vous voyez bien qu’un ouvrier peut arriver à une grosse fortune, avec de l’intelligence, du travail et de l’économie », ça m’irrite, un peu, parce que je sens que tout cet argent n’a pu être gagné qu’en exploitant les camarades, en rognant sur leur pain et sur leur liberté ; et ça se paie un jour, cette vilaine chose-là. Jamais le bonheur de tous ne s’accommodera avec la prospérité exagérée d’un seul… Alors, il faut donc attendre, si l’on veut voir ce que l’avenir nous réserve à chacun. Mais mon idée, à moi, je vous l’ai dite : c’est que ces deux gamins, qui sont couchés et qui nous écoutent, soient un jour plus heureux que je ne l’aurai été, et c’est encore que leurs enfants soient à leur tour plus heureux qu’ils n’auront pu l’être eux-mêmes… Pour ça, il n’y a qu’à vouloir la justice, à nous entendre comme des frères et à la conquérir, même au prix de beaucoup de misère encore. »

En effet, Lucien et Antoinette ne s’étaient pas rendormis, l’air intéressé par tout ce monde qui causait si tard, leurs têtes roses de beaux enfants immobiles sur le traversin, ouvrant de grands yeux songeurs, comme s’ils avaient compris.

« Plus heureux que nous un jour, dit sèchement la Toupe, oui ! si demain ils ne crèvent pas de faim, puisque tu n’auras plus de pain à leur donner. »

Le mot tomba ainsi qu’un coup de hache. Bonnaire chancela frappé dans son rêve par le froid brusque de la misère qu’il avait voulue, en quittant l’usine. Et Luc sentit alors passer le frisson de cette misère dans la vaste pièce nue, où fumait tristement la petite lampe à pétrole. N’était-ce pas la lutte impossible, le grand-père, le père et la mère, ainsi que les deux enfants, condamnés à une mort prochaine, si le salarié s’entêtait à sa protestation impuissante contre le capital ? Un lourd silence régna, une grande ombre noire glaça la pièce, assombrit un instant les visages.

Mais on frappa, il y eut des rires, et ce fut Babette qui entra, la femme à Bourron, avec sa figure poupine qui s’égayait toujours. Ronde et fraîche, blanche de peau, coiffée de lourds cheveux couleur de blé, elle était un éternel printemps. Et, ne l’ayant pas trouvé chez Canaux, elle venait chercher son mari, sachant qu’il avait de la peine à rentrer, quand elle ne le ramenait pas elle-même. D’ailleurs, elle était sans gronderie, l’air amusé au contraire comme si elle eût trouvé très bien que son homme eût pris un peu de plaisir.

« Ah ! te voilà, père la Joie ! s’écria-t-elle gaiement, en l’apercevant. Je me doutais bien que tu n’avais pas quitté Ragu et que je te trouverais ici… Tu sais, mon gros, il est tard. J’ai couché Marthe et Sébastien, et c’est toi maintenant qu’il faut que je couche. »

Jamais non plus Bourron ne se fâchait, tant elle mettait de bonne grâce à l’enlever aux camarades.

« Ah ! elle est forte, celle-là ! Vous entendez, c’est ma femme qui me couche… Allons, je veux bien, puisque ça doit toujours finir comme ça. » Il s’était levé, et Babette, voyant alors, à la figure assombrie de tout le monde, qu’elle tombait dans une grosse tristesse, dans une querelle peut-être, tâcha d’arranger les choses. Elle, dans son ménage, chantait du matin au soir, aimant son homme, le consolant, lui contant de triomphantes histoires d’avenir, lorsqu’il était découragé. La misère, la souffrance exécrable où elle vivait depuis l’enfance, n’avait pas même pu entamer sa continuelle belle humeur. Elle était parfaitement convaincue que les choses s’arrangeraient très bien, elle partait sans cesse pour le paradis.

« Qu’est-ce que vous avez donc tous ? Est-ce que les enfants sont malades ? »

Puis, comme la Toupe éclatait de nouveau, lui contait que Bonnaire quittait l’usine, qu’ils seraient tous morts de faim avant une semaine, que du reste Beauclair entier allait y passer, car on était trop malheureux, on ne pouvait plus vivre, Babette protesta, annonça des jours prospères, ensoleillés, de son air de confiante allégresse.

« Mais non, mais non ! Ne vous faites donc pas de mauvais sang, ma chère ! Vous verrez que tout s’organisera. On travaillera, on sera très heureux. »

Et elle emmena son mari, en le divertissant, en lui disant des choses si drôles et si tendres, qu’il la suivait docilement, plaisantant lui aussi, dans son ivresse domptée, devenue inoffensive.

Luc se décidait à partir, lorsque la Toupe, en train de ranger son ouvrage sur la table, y trouva la clé qu’elle avait jetée à son frère, et que celui-ci n’avait pas encore prise.

« Eh bien ! la prends-tu à la fin ? Montes-tu te coucher ?… On t’a dit que ta vaurienne t’attendait quelque part. Tu peux bien la ramasser encore, si ça t’amuse. »

Ragu, ricanant, balança un instant la clé, au bout de son pouce. Toute la soirée, il avait crié dans la face de Bourron qu’il n’entendait pas nourrir une fainéante, qui avait eu la bêtise de se laisser manger un doigt par une machine, sans se le faire payer ce qu’il valait. Il l’avait eue, cette fille, comme il en avait eu tant d’autres, toutes celles qui veulent bien qu’on les ait. C’était simplement du plaisir pour les deux, et quand on en avait assez, bonjour, bonsoir, chacun s’en retournait tranquillement chez soi. Mais, depuis qu’il était là, il se dégrisait, il ne retrouvait pas son obstination méchante. Puis, sa sœur l’exaspérait, à toujours lui dicter sa conduite.

« Bien sûr que je la reprendrai, si ça me plaît de la reprendre… Après tout, elle en vaut d’autres. On la tuerait, qu’elle ne vous dirait pas une mauvaise parole. »

Et, se tournant vers Bonnaire silencieux :

« Elle est bête, Josine, d’avoir toujours peur… Où donc s’est-elle fourrée ?

— Elle attend dans l’escalier, avec Nanet », dit le maître puddleur.

Alors, Ragu ouvrit la porte toute grande, pour appeler violemment :

« Josine ! Josine ! »

Personne ne répondit, aucun souffle ne vint des ténèbres épaisses de l’escalier. Et, dans la faible lueur que la lampe à pétrole projetait sur le palier, on ne vit que Nanet, debout, qui semblait guetter et attendre.

« Ah ! te voilà, toi, bougre de mioche ! cria Ragu. Qu’est-ce que tu fiches là ? »

L’enfant ne se déconcerta pas, n’eut pas même un mouvement de recul. Se redressant dans sa petite taille, haut comme une botte, il répondit bravement :

« Moi, j’écoutais, pour savoir.

— Et ta sœur, où est-elle ? Pourquoi ne répond-elle pas quand on l’appelle ?

— Ma grande, elle était en haut avec moi, assise sur une marche. Mais, lorsqu’elle t’a entendu entrer ici, elle a eu peur que tu ne montes la battre, et elle a préféré redescendre, pour filer à l’aise, si tu étais méchant. »

Cela fit rire Ragu. La crânerie de l’enfant l’amusait.

« Toi, tu n’as donc pas peur ?

— Moi, si tu me touches, je vas crier si fort, que ma grande sœur sera avertie et qu’elle filera. » Complètement radouci, l’homme alla se pencher, pour appeler de nouveau.

« Josine ! Josine !… Voyons, monte, ne fais pas la bête. Tu sais bien que je ne vais pas te tuer. »

Le même silence de mort régna, rien ne bougea, rien ne monta des ténèbres. Et Luc, dont la présence n’était plus nécessaire, prit congé, en saluant la Toupe, qui, les lèvres pincées, inclina sèchement la tête. Les enfants avaient fini par se rendormir. Le père Lunot, sa pipe é teinte à la bouche, venait, en s’appuyant aux murs, de gagner l’étroite chambre où il couchait. Et Bonnaire tombé à son tour sur une chaise, muet au milieu de la pièce désolée, les yeux perdus au loin, dans l’avenir menaçant, attendait d’aller se mettre au lit, à côté de sa terrible femme.

« Bon courage », dit Luc en lui serrant vigoureusement la main.

Sur le palier, Ragu continuait d’appeler, d’une voix qui se faisait suppliante.

« Josine ! allons, Josine !… Quand je te dis que je ne suis plus fâché ! »

Et, comme les ténèbres restaient mortes, il se tourna vers Nanet, qui ne s’en mêlait pas, laissant sa grande libre d’agir à sa guise.

« Elle s’est peut-être sauvée.

— Oh ! non, où veux-tu qu’elle aille ?… Elle a dû se rasseoir sur une marche. »

Luc descendait, s’aidant de la corde grasse, tâtant du pied les marches raides et hautes, avec la crainte de culbuter, tellement l’obscurité était profonde. Il lui semblait s’enfoncer dans le noir d’un gouffre, par une mince échelle, entre deux murs humides. Et, à mesure qu’il descendait, il croyait entendre de gros sanglots étouffés, venant d’en bas, du fond douloureux de l’ombre.

En haut, la voix de Ragu reprit, résolue :

« Josine ! Josine !… Si tu ne montes pas, c’est donc que tu veux que j’aille te chercher ! »

Alors, Luc s’arrêta, sentant la venue d’un petit souffle. C’était comme une douceur tiède qui s’avançait, un léger frisson vivant, à peine deviné, d’une tremblante approche. Et il s’effaça contre le mur, car il comprenait bien qu’une créature allait passer, invisible, reconnaissable seulement au discret frôlement de son corps.

« C’est moi, Josine », dit-il très bas, pour qu’elle ne s’effrayât point.

Le petit souffle montait toujours, et il n’y eut pas de réponse. Mais, en un effleurement à peine sensible, la créature de détresse et de mystère passa. Et une petite main fiévreuse saisit la sienne, une bouche brûlante se colla sur sa main, la baisa ardemment, en un élan de gratitude infinie, en un don de tout l’être. Elle le remerciait, elle se donnait, ignorée, voilée, d’une enfance délicieuse. Pas une parole ne fut échangée, il n’y eut que ce baiser muet dans l’ombre, trempé de larmes chaudes.

Déjà, le petit souffle était passé, l’âme légère montait toujours. Et Luc resta bouleversé, possédé jusqu’au fond de sa chair, par cet effleurement de songe ; car le baiser de cette bouche qu’il n’avait pas vue, lui était allé au cœur. Un charme doux et fort lui avait coulé dans les veines, il voulut se croire simplement heureux d’avoir enfin réussi à ce que Josine eût retrouvé un toit, pour dormir cette nuit-là. Mais pourquoi pleurait-elle, assise sur la dernière marche, au seuil de la rue ? Pourquoi avait-elle tant tardé à répondre aux appels de l’homme, en haut, qui lui rendait un gîte ? Était-ce donc qu’elle avait de mortels regrets, qu’elle sanglotait de quelque rêve impossible, et qu’elle cédait, en finissant par monter, à la nécessité de reprendre la vie qu’elle était condamnée à vivre ?

En haut, la voix de Ragu se fit une dernière fois entendre.

« Ah ! te voilà, ce n’est pas malheureux… Allons, grosse bête, viens te coucher. On ne se mangera pas encore ce soir. »

Et Luc s’enfuit, si désespéré, qu’il chercha les raisons de l’amertume affreuse où il tombait. Pendant qu’il retrouvait avec peine son chemin, dans le dédale obscur des immondes ruelles du vieux Beauclair, il discutait, s’attendrissait.

Pauvre fille ! elle était la victime du milieu, elle n’aurait jamais cédé à ce Ragu, sans l’écrasement, sans la perversion de la misère ; et de quel labour profond il faudrait retourner l’humanité, pour que le travail redevînt un honneur et une joie, pour que l’amour sain et fort pût refleurir, dans la grande moisson de vérité et de justice ! En attendant, le mieux était évidemment que la triste fille restât avec ce Ragu, s’il voulait bien ne pas trop la maltraiter. Au ciel, le vent de tempête avait cessé, des étoiles apparaissaient, entre les lourds nuages immobiles. Mais quelle nuit noire, et dans quelle mélancolie immense les ténèbres noyaient le cœur !

Puis, tout d’un coup, Luc déboucha sur la berge de la Mionne près du pont de bois. En face de lui, l’Abîme, toujours en travail, grondait sourdement, avec la danse claire des martinets, que coupaient les coups plus profonds des marteaux-cingleur. Des feux par moments trouaient l’ombre, de grandes fumées livides faisaient à l’usine un horizon d’orage, en passant au travers des rayons électriques. Et cette vie nocturne du monstre, où les fours ne s’éteignaient jamais, lui fit revoir le travail meurtrier imposé ainsi qu’en un bagne, payé surtout de défiance et de mépris. La belle figure de Bonnaire passa, il l’aperçut tel qu’il l’avait laissé, dans la pièce assombrie, terrassé comme un vaincu devant l’avenir incertain. Ensuite, sans transition, ce fut un autre souvenir de la soirée, le profil perdu de Lange, le potier, jetant sa malédiction avec la véhémence d’un prophète, annonçant la destruction de Beauclair, sous l’amas de ses crimes. Mais, à cette heure, Beauclair, terrorisé, s’était endormi, n’était plus, à l’entrée de la plaine, qu’une masse confuse, ténébreuse, où ne luisait pas une lumière. Et il n’y avait toujours que l’Abîme, avec sa vie d’enfer sans répit, où roulaient de continuels bruits de foudre, où les flammes incessantes où les flammes incessantesdévoraient des vies d’hommes.

Minuit sonna dans l’ombre, à une horloge lointaine. Et Luc alors reprit le pont, redescendit la route de Brias, pour rentrer à la Crêcherie, où son lit l’attendait. Comme il allait y arriver, un grande lueur éclaira brusquement le pays entier, les deux promontoires des monts Bleuses, les toits ensommeillés de la ville, jusqu’aux champs perdus de la Roumagne. C’était encore, à mi-côte, une coulée du haut fourneau, dont le profil noir apparut ainsi que dans un incendie. Et Luc, levant les yeux, eut de nouveau la sensation d’une rouge aurore, le lever d’astre promis à son rêve d’une humanité nouvelle.