Travail (Zola)/Livre I/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 167-209).


Luc se coucha, éteignit la lumière, espérant que la fatigue de corps et d’esprit qui le brisait, allait l’endormir d’un bon sommeil, où sa fièvre se calmerait enfin. Mais, dans le grand silence, dans l’obscurité de la vaste chambre, il ne put fermer les paupières, ses yeux s’élargirent sur les ténèbres, une terrible insomnie le tint brûlant, en proie à l’idée obstinée, dévoratrice.

Et ce fut Josine qui s’évoqua, toujours renaissante, revenant dans l’air léger, avec son visage d’enfance, d’un charme si douloureux. Il la revit en larmes, affamée, terrorisée, attendant à la porte de l’Abîme ; il la revit dans le cabaret, jetée à la porte par Ragu, d’un tel geste de violence, que le sang coulait de sa main mutilée ; il la revit sur le banc, près de la Mionne, abandonnée sous la nuit tragique, n’ayant plus que la chute définitive au ruisseau, satisfaisant sa faim en pauvre bête errante. Et, à cette heure, après ses trois jours d’enquête inattendue, presque inconsciente, que le destin venait de l’amener à faire, tout ce qu’il avait vu du travail injustement distribué, méprisé comme une honte sociale, aboutissant à l’atroce misère du plus grand nombre, se résumait pour lui dans le cas affreux de cette triste fille, dont son cœur était bouleversé.

Alors, les visions se levèrent en foule, se pressèrent, le torturèrent par leur hantise. C’était la terreur soufflant au travers des rues noires de Beauclair, où piétinait le flot des misérables déshérités, rêvant sourdement de vengeance. C’était, chez les Bonnaire, la révolution raisonnée, organisée, fatale, tandis que le chômage serrait les ventres, affamait la famille, dans le pauvre logement froid et nu, où manquait le nécessaire. C’était, à la Guerdache, l’insolence du luxe pourrisseur, la jouissance empoisonneuse qui achevait de détruire la classe des privilégiés, cette poignée de bourgeois repus de paresse, gorgés jusqu’à l’étouffement des richesses iniques qu’ils volaient au labeur et aux larmes de l’immense majorité des travailleurs. C’était même, à la Crêcherie, à ce haut fourneau d’une noblesse sauvage, où pas un ouvrier ne se plaignait, le long effort humain comme frappé d’anathème, immobilisé en son éternelle douleur, sans l’espoir de l’affranchissement total de la race, délivrée enfin de l’esclavage, entrée toute dans la Cité de justice et de paix. Et il avait vu, il avait entendu Beauclair craquant de partout, car la lutte fratricide n’était pas qu’entre les classes, le ferment destructeur avait gagné les familles, un vent de folie et de haine passait, enrageait les cœurs. De monstrueux drames salissaient les foyers, culbutaient à l’égout les pères, les mères et les enfants. On mentait, on volait, on tuait. Au bout de la misère et de la faim, il y avait forcément le crime, la femme qui se vendait, l’homme qui tombait à l’alcool, la bête exaspérée qui se ruait pour satisfaire son vice. Et trop de signes effroyables annonçaient l’inévitable catastrophe prochaine, la vieille charpente allait s’écraser dans la boue et dans le sang.

Alors, épouvanté de ces visions de honte et de châtiment, pleurant de toute la tendresse humaine qui se lamentait en lui, Luc vit revenir, du fond des épaisses ténèbres, le pâle fantôme de Josine, avec son rire si doux, qui lui tendait les bras, en un touchant appel. Il n’y eut dès lors plus qu’elle, c’était sur elle que l’édifice vermoulu, mangé d’une lèpre, allait crouler. Elle devenait comme la victime unique, la petite ouvrière chétive, à la main blessée, qui mourrait de faim, que la prostitution roulerait au cloaque, incarnant la misère du salariat en une pitoyable figure, dont le charme le possédait. Maintenant, il souffrait de ce qu’elle devait souffrir et son besoin était de la sauver, dans son rêve fou de sauver Beauclair. Si quelque puissance surhumaine lui avait donné tout pouvoir, il aurait changé la ville pourrie d’égoïsme en une heureuse Cité de solidarité, pour qu’elle y fût heureuse. Et il sentit bien alors que ce rêve, en lui, venait de loin, qu’il l’avait toujours fait, depuis qu’il vivait, à Paris, dans un quartier pauvre, parmi les héros obscurs et les dolentes victimes du travail. C’était comme l’inquiétude intérieure d’un avenir qu’il n’osait préciser, d’une mission dont il se sentait gros. Puis, brusquement, dans la confusion où il se débattait encore, l’heure sonnait, grave et décisive. Josine mourait de faim. Josine sanglotait, et cela ne pouvait se tolérer davantage. Il fallait agir enfin, aller tout de suite au secours de tant de misère et de tant de souffrance, pour que l’iniquité cessât.

Cependant, Luc, brisé de fatigue, finit par s’assoupir. Mais, tout d’un coup, il crut que des voix l’appelaient, il se réveilla en sursaut. N’étaient-ce pas des plaintes lointaines ? N’avait-il pas entendu des misérables en danger de mort crier à l’aide ? Dressé sur son séant il prêtait l’oreille, n’entendait plus que le frisson de l’ombre. Tout son cœur en restait meurtri, serré d’une angoisse affreuse par la certitude qu’à cette minute même des millions de pauvres êtres agonisaient sous l’écrasement de l’iniquité sociale. Puis, lorsque frémissant, il fut retombé sur l’oreiller, repris de somnolence, les appels retentirent de nouveau, le forcèrent à relever la tête, à écouter encore. Dans le demi-sommeil, les sensations s’aggravaient, devenaient d’une acuité extraordinaire. Et, dès lors, il ne put glisser au sommeil, sans entendre les appels grandir, le solliciter éperdument pour quelque besogne pressante, dont il sentait bien l’impérieux besoin, mais dont il n’aurait su dire la nature. Où courir pour être au plus tôt sur le terrain de la lutte ? Que faire, pour agir et préparer la victoire ? Il ne savait pas, il souffrait cruellement du vague cauchemar où il se débattait. C’était, dans la pleine obscurité, comme une aurore trop lente, comme des sollicitations incessantes à une besogne qui s’obscurcissait, chaque fois qu’il était sur le point de la définir. Et voilà que, dominant les appels, il n’y eut plus que l’appel d’une voix très douce, la voix de Josine, qui se lamentait et le suppliait. Elle seule était là, il sentit la tiède caresse du baiser qu’elle lui avait mis sur la main, il respira le petit bouquet d’œillets qu’elle lui avait jeté, et dont le parfum sauvage lui semblait emplir toute la chambre.

Dès ce moment, Luc ne lutta plus, secoua l’insomnie fiévreuse, pour retrouver quelque paix. Il ralluma sa bougie, se leva, se promena un instant par la chambre. Il ne voulait penser à rien, espérant dégager son cerveau de l’idée fixe. Et il tâcha de s’intéresser aux choses, regarda les quelques gravures anciennes pendues aux murs, les vieux meubles qui disaient les habitudes d’étude et de bonhomie du docteur Michon, toute cette chambre vénérable où l’on sentait beaucoup de bonté, beaucoup de raison et de sagesse. Puis, la bibliothèque finit par l’intéresser uniquement. C’était une armoire vitrée assez grande, où l’ancien fouriériste, l’ancien saint-simonien avait réuni une collection très complète de tous les ouvrages humanitaires qui avaient passionné sa jeunesse. Tous les philosophes sociaux, tous les précurseurs, tous les apôtres du nouvel évangile, se trouvaient là : Fourier, Saint-Simon, Auguste Comte, Proudhon, Cabet, Pierre Leroux, d’autres encore, la collection complète, jusqu’aux plus obscurs disciples. Et Luc, la bougie à la main, s’intéressait, lisait les noms et les titres au dos des volumes, les comptait, s’étonnait de leur nombre, de tant de bonnes semences jetées au vent, de tant de bonnes paroles qui dormaient là, en attendant la moisson.

Il avait beaucoup lu déjà, il connaissait les pages maîtresses de la plupart de ces ouvrages. Le système philosophique, économique, social, de chacun de ces auteurs lui était familier. Mais il se sentait envahi d’un vent nouveau, à les trouver tous réunis là, en un groupe compact. Jamais il n’avait eu une idée si nette de leur force, de leur valeur, de l’évolution humaine considérable qu’ils apportaient. Ils étaient toute une phalange, toute une avant-garde du siècle futur, qui peu à peu serait suivie par l’immense armée des peuples. Surtout, ce qui le frappait, en les voyant ainsi côte à côte, paisiblement mêlés, d’une force souveraine en leur union, c’était leur fraternité profonde. S’il n’ignorait pas les idées contradictoires qui les avaient séparés autrefois, les combats acharnés qu’ils s’étaient même livrés les uns aux autres, ils lui semblaient tous frères aujourd’hui, réconciliés dans le commun évangile dans les vérités uniques et définitives qu’ils avaient tous apportées. Et la grande aurore qui se levait de leurs œuvres était la religion de l’humanité dont ils avaient tous eu la foi, leur tendresse pour les déshérités de ce monde, leur haine de l’injustice sociale, leur croyance au travail sauveur.

Luc, qui avait ouvert la bibliothèque, voulut choisir un de ces livres. Puisqu’il ne pouvait dormir, il lirait quelques pages, il attendrait le sommeil. Un instant, il hésita, puis se décida pour un tout petit volume, dans lequel un disciple de Fourier avait résumé la doctrine entière du maître. Le titre : Solidarité, venait de l’é mouvoir ; et n’était-ce pas ce qu’il lui fallait, les quelques pages de force et d’espoir dont il avait le besoin ? Il se recoucha, se mit à lire, passionné bientôt comme par un drame poignant, où le sort de la race se débattait. La doctrine, ainsi ramassée sur elle-même, ainsi réduite au suc des vérités qu’elle formulait, prenait une force extraordinaire. Il savait déjà toutes ces choses, il les avait lues dans les œuvres mêmes du maître, mais jamais elles ne l’avaient remué à ce point, conquis si profondément. Dans quelles dispositions d’esprit était-il donc, à quelle heure décisive de sa destinée se trouvait-il, pour que son cœur et son cerveau fussent possédés acquis d’un coup à la certitude ? Le petit livre s’animait, tout prenait un sens nouveau et immédiat, comme si des faits vivants surgissaient, se réalisaient devant lui.

Et toute la doctrine de Fourier se déroulait. Le coup de génie était d’utiliser les passions de l’homme comme les forces mêmes de la vie. La longue et désastreuse erreur du catholicisme venait d’avoir voulu les mater, de s’être efforcé de détruire l’homme dans l’homme, pour le jeter en esclave à son Dieu de tyrannie et de néant. Les passions, dans la libre société future, devaient produire autant de bien, qu’elles avaient produit de mal, dans la société enchaînée, terrorisée, des siècles morts. Elles étaient l’immortel désir, l’énergie unique qui soulève les mondes, le foyer intérieur de volonté et de puissance qui donne à chaque être le pouvoir d’agir. Privé d’une passion, l’homme serait mutilé, comme s’il était privé d’un sens. Les instincts, refoulés, écrasés jusqu’ici, ainsi que des bêtes mauvaises, ne seraient plus, libérés enfin, que les besoins de l’universelle attraction tendant à l’unité, travaillant parmi les obstacles à se fondre dans l’harmonie finale, expression définitive de l’universel bonheur. Et il n’y avait pas d’égoïstes, il n’y avait pas de paresseux, il y avait seulement des affamés d’unité et d’harmonie qui marcheraient en frères, le jour où ils verraient la route assez large pour qu’on y passât tous à l’aise et heureux, il y avait seulement des victimes du lourd servage pesant sur les ouvriers manuels, que rebutaient des besognes injustes, démesurées, mal appropriées, tout prêts à œuvrer dans la joie, lorsqu’ils n’auraient plus que leur part logique et choisie du grand labeur commun.

Puis, c’était l’autre coup de génie, le travail remis en honneur, devenu la fonction publique, l’orgueil, la santé, la gaieté, la loi même de la vie. Il suffirait de réorganiser le travail, pour réorganiser la société tout entière, dont il devait être l’obligation civique, la règle vitale. Mais il ne s’agissait plus d’un travail brutalement imposé à des vaincus, à des mercenaires avilis, qu’on écrase et qu’on traite en bêtes de somme affamées, il s’agissait d’un travail librement accepté par tous, réparti selon les goûts et les natures, exercé pendant le très petit nombre d’heures indispensable, sans cesse varié au choix des ouvriers volontaires. Une ville, une commune, n’était plus qu’une immense ruche, dans laquelle il n’y avait pas un oisif, où chaque citoyen donnait sa part d’effort à l’œuvre d’ensemble, dont la cité avait besoin pour vivre. La tendance à l’unité, à l’harmonie finale, rapprochait les habitants, les faisait se grouper, se classer d’eux-mêmes dans des séries. Et tout le mécanisme était là, le travail divisé à l’infini, l’ouvrier choisissant la tâche qu’il ferait le plus gaiement, cessant d’ailleurs d’être cloué au même métier, passant à son gré d’un groupe, d’un labeur à un autre. On ne révolutionnerait pas le monde d’un coup, on commencerait petitement, en expérimentant le système sur une commune de quelques milliers d’âmes, pour en faire un vivant exemple ; et le rêve prenait corps, on créait la phalange, base unitaire de la grande armée humaine, on bâtissait le phalanstère la maison commune. Au début, pour sortir de l’état de lutte actuel, rien n’était plus simple, on se contentait de faire appel à toutes les bonnes volontés, à tous ceux qui souffraient de tant de douloureuse injustice. On les associait, on créait une vaste association du capital, du travail et du talent. On disait à ceux qui avaient aujourd’hui l’argent, à ceux qui avaient les bras, à ceux qui avaient le cerveau, de s’entendre, de s’unir pour mettre leur fortune en commun. Ils produiraient avec une énergie, avec une abondance centuplées, ils s’enrichiraient des bénéfices qu’ils se partageraient le plus équitablement possible, jusqu’au jour où le capital, le travail, le talent ne feraient plus qu’un, seraient le patrimoine commun d’une libre société de frères, où tout serait enfin à tous, dans l’harmonie réalisée.

Et, à chaque page du petit livre, éclatait la splendeur tendre de ce mot de Solidarité, qui en était le titre. Des phrases luisaient comme des phares. La raison de l’homme était infaillible, la vérité était absolue, une vérité que la science a démontrée devenait irrévocable, éternelle. Le travail devait être une fête. Le bonheur de chacun ne serait un jour que par le bonheur des autres, il n’y aurait plus ni envie, ni haine, lorsqu’il y aurait place sur cette terre pour le bonheur de tous. Dans la machine sociale, les rouages intermédiaires étaient à détruire, comme inutiles, mangeant de la force ; et le commerce se trouvait ainsi condamné, le consommateur n’avait affaire qu’au producteur. D’un coup de faux, tous les parasites seraient rasés, les innombrables végétations qui vivent de la corruption sociale, de l’état de guerre permanent où agonisent les hommes. Plus d’armée, plus de tribunaux, plus de prisons. Et, par-dessus tout, dans cette grande aurore enfin levée, la justice flambait comme un soleil, chassant la misère, donnant à chaque être qui naît le droit à la vie, au pain de chaque jour, réalisant pour chacun la somme de bonheur réel qui lui est dû.

Luc ne lisait plus, il réfléchissait. Tout le grand et héroïque dix-neuvième siècle se déroulait, dans sa continuelle bataille, dans son effort si douloureux et si brave vers la vérité et vers la justice. D’un bout à l’autre, l’irrésistible mouvement démocratique, la montée du peuple l’emplissait. La Révolution n’avait amené que la bourgeoisie au pouvoir, il fallait un siècle encore pour que l’évolution s’achevât, pour que tout le peuple eût sa part. Les semences germaient dans le vieux sol monarchique, sans cesse éventré ; et, dès les journées de 48, la question du salariat se posait nettement, les revendications des travailleurs se précisaient de plus en plus, ébranlaient le nouveau régime bourgeois, qui possédait, et que la possession égoïste, tyrannique, pourrissait à son tour. Et, maintenant, au seuil du siècle prochain, dès que la poussée croissante du peuple aurait emporté la vieille charpente sociale la réorganisation du travail serait le fondement même de la société future, qui ne pourrait être que par une juste distribution de la richesse. Toute la nouvelle étape, nécessaire et prochaine, était là. Lorsque l’ancien monde était passé de l’esclavage au salariat, la violente crise qui avait fait crouler les empires n’était rien à côté de la terrible crise actuelle, qui depuis cent ans secouait et ravageait les peuples, cette crise du salariat évoluant, se transformant, devenant autre chose. Et c’était de cette autre chose que devait naître la Cité heureuse et fraternelle de demain.

Doucement, Luc posa le petit livre, souffla la lumière. Il avait lu, il était calmé, il sentait renaître le sommeil paisible et réparateur. Ce n’était pas que des réponses nettes se fussent formulées aux questions pressantes, aux appels d’angoisse, venus des ténèbres, qui l’avaient bouleversé. Mais ces cris d’appel ne retentissaient plus, comme si les déshérités qui les poussaient, certains d’avoir été entendus désormais, eussent pris patience. La semence était jetée, la moisson lèverait. Le petit livre avait vécu, aux mains d’un apôtre et d’un héros, la mission serait maintenant remplie, à l’heure marquée par l’évolution. Et Luc lui-même n’avait plus de fièvre, ne s’interrogeait plus anxieusement, bien que la solution au problème qui le passionnait restât comme suspendue. Il se sentait fécondé par l’idée, avec l’absolue conviction qu’il enfanterait. Le lendemain peut-être, si le sommeil de la nuit était bon. Et il finit par céder à son grand besoin de repos, il s’endormit délicieusement d’un sommeil profond, visité par le génie, par la foi et par la volonté.

Le lendemain, dès sept heures, lorsque Luc se réveilla, sa première pensée, en voyant le soleil se lever dans un grand ciel clair, fut de s’échapper, sans prévenir les Jordan, et de gravir l’escalier rocheux du haut fourneau. Il voulait revoir Morfain, causer avec lui, se faire donner certains renseignements. Il obéissait à une sorte d’inspiration soudaine, désireux surtout de se faire une opinion précise, au sujet de l’ancienne mine abandonnée, et se disant que le maître fondeur, un enfant de la montagne, devait en connaître chaque pierre. En effet, Morfain, qu’il trouva debout, après la nuit passée au flanc du haut fourneau, décidément rétabli, se passionna, dès qu’il lui eut parlé de la mine. Il avait toujours eu son idée, que personne n’écoutait, bien qu’il la répétât souvent. Pour lui, le vieux Laroche, l’ingénieur, avait eu le tort de désespérer trop tôt et de lâcher la mine, dès que l’exploitation avait cessé d’en être rémunératrice. Sans doute, le filon était devenu exécrable, sulfuré et phosphaté à un tel point, qu’on n’en tirait plus rien de bon à la fonte. Mais Morfain restait convaincu qu’on traversait simplement là une veine mauvaise, de sorte qu’il suffirait de pousser plus avant les galeries, ou mieux d’en ouvrir de nouvelles à un flanc de la gorge qu’il indiquait, si l’on voulait retrouver l’excellent minerai d’autrefois. Et il appuyait sa certitude sur des faits d’observation, sur sa connaissance de toutes les roches du voisinage, dont il gravissait, fouillait les pentes, depuis quarante ans. Évidemment, il n’avait pas la science, il n’était qu’un pauvre ouvrier, n’osant se permettre d’entrer en lutte avec messieurs les ingénieurs. Tout de même, il s’étonnait qu’on n’eût pas confiance en son flair et qu’on eût haussé les épaules, sans consentir seulement à s’assurer de la nature des terrains par quelques sondages.

La tranquille conviction où était cet homme, frappa Luc vivement, d’autant plus qu’il jugeait avec sévérité l’inertie du vieux Laroche, l’abandon où il avait laissé la mine, depuis la découverte du procédé chimique qui aurait permis d’en utiliser avec profit le minerai défectueux. Cela disait dans quel ensommeillement de routine était tombée l’exploitation du haut fourneau. Dès aujourd’hui, la mine était à reprendre, même s’il fallait se contenter d’en traiter le minerai chimiquement. Et que serait-ce, si la certitude de Morfain se réalisait, si l’on retombait sur de nouveaux filons riches et purs ! Aussi accepta-t-il la proposition du maître fondeur, d’aller tout de suite faire une promenade du côté des galeries abandonnées, pour qu’il pût lui expliquer son idée sur les terrains mêmes. Par cette claire et fraîche matinée de septembre, ce fut une course délicieuse, au travers des rochers, dans de sauvages solitudes, qui embaumaient la lavande. Pendant trois heures, aux flancs des gorges, les deux hommes grimpèrent, visitèrent des grottes, suivirent des rampes couvertes de pins, où la pierre perçait, telle que le squelette de quelque grand corps enfoui. Et, peu à peu, la conviction de Morfain passait dans l’esprit de Luc, lui apportait du moins une espérance, tout un trésor que la paresse des hommes avait délaissé là, et que la terre, la mère inépuisable, était prête à donner encore.

Il était plus de midi, Luc accepta de déjeuner d’œufs et de laitage, là-haut, dans les monts Bleuses. Et, quand il redescendit à près de deux heures, enchanté, la poitrine pleine des grands souffles libres de la montagne, il fut accueilli par les exclamations des Jordan, qui commençaient à s’inquiéter, ignorant ce qu’il avait pu devenir. Il s’excusa de ne les avoir pas prévenus, il conta qu’il s’était égaré sur les plateaux et qu’il avait déjeuné chez des paysans. S’il se permettait ce petit mensonge, c’était que les Jordan, encore à table, n’étaient pas seuls. Comme tous les deuxièmes mardis du mois, ils avaient trois convives, l’abbé Marle, le docteur Novarre et l’instituteur Hermeline. Sœurette aimait à les réunir, et elle les appelait en riant son grand Conseil, parce que les trois l’aidaient dans ses œuvres de charité. La Crêcherie, si fermée ou Jordan vivait en savant solitaire, ainsi que dans un cloître s’ouvrait cependant pour ces trois-là, traités en intimes ; et l’on n’aurait pu dire qu’ils devaient cette faveur à leur bonne entente car ils se disputaient toujours ; mais leurs continuelles discussions amusaient Sœurette, les lui rendaient plus chers, dans l’idée qu’ils étalent une distraction pour Jordan, qui les écoutait en souriant.

« Alors, vous avez déjeuné ? dit-elle à Luc, ça ne va pas vous empêcher de prendre une tasse de café avec nous, n’est-ce pas ?

— Va pour la tasse de café, répondit-il gaiement. Vous êtes trop aimable, je ne mérite que les plus sanglants reproches. »

Et l’on passa au salon. Les fenêtres en étaient ouvertes, le parc cerclait ses pelouses, tout le charme des grands arbres entrait en une odeur exquise. Sur un guéridon, dans un cornet de porcelaine, s’épanouissait un admirable bouquet de roses, des roses que le docteur Novarre cultivait avec amour, et dont il apportait ainsi une gerbe à Sœurette, chaque fois qu’il déjeunait à la Crêcherie. Pendant qu’on servait le café, la discussion reprit entre le prêtre et l’instituteur, qui n’avaient cessé, depuis les hors-d’œuvre, de batailler sur les questions d’instruction et d’éducation. « Si vous n’obtenez rien de vos élèves, déclara l’abbé Marle, c’est que vous avez chassé Dieu de votre école. Dieu est le maître des intelligences, on ne sait rien que par lui. » Très grand, très robuste, le nez fort, dans sa large face pleine, aux traits réguliers, il parlait avec l’obstination autoritaire de son étroite doctrine, mettant le salut du monde dans le catholicisme, pratiqué selon la lettre, en la stricte observance des dogmes. Et, devant lui, Hermeline, l’instituteur, mince, de figure anguleuse, au front osseux, au menton aigu, s’entêtait de même, avec des rages froides, tout aussi formaliste et autoritaire, dans sa religion mécanique du progrès, réalisé à coups de lois, et militairement.

« Laissez-moi donc tranquille avec votre Dieu qui n’a jamais conduit les hommes qu’à l’erreur et à la ruine !… Si je n’obtiens rien de mes élèves, c’est d’abord qu’on me les enlève trop tôt pour les mettre à l’usine. Et c’est ensuite, c’est surtout que la discipline se relâche de plus en plus, que le maître est désormais sans autorité aucune. Ma parole ! s’il m’était permis de leur allonger quelques bons coups de trique, je crois que ça leur ouvrirait un peu le crâne. »

Et, comme Sœurette, émue, se récriait, il s’expliqua. Pour lui, il n’y avait qu’un sauvetage possible, dans la corruption générale : lier les enfants à la discipline de la liberté, entrer en eux le régime républicain, par la force s’il le fallait, pour qu’il n’en sortît plus. Son rêve était de faire de chaque élève un serviteur de l’État, esclave de l’État, sacrifiant à l’État sa personnalité totale. Il ne voyait rien au-delà de la même leçon, apprise par tous de la même manière, dans le même but de servir la communauté. Et telle était sa dure et triste religion d’une démocratie libérée du passé à coups de punitions, de nouveau condamnée au travail forcé, décrétant le bonheur sous la férule obéie des maîtres.

« En dehors du catholicisme, il n’y a que ténèbres, répéta obstinément l’abbé Marle.

— Mais il s’effondre ! cria Hermeline. C’est bien pour cela qu’il nous faut refaire une autre charpente sociale. »

Sans doute, le prêtre avait conscience de la suprême bataille livrée par le catholicisme à l’esprit de la science, dont la victoire s’élargissait chaque jour. Mais il ne voulait pas le reconnaître, il ne s’avouait même pas que, peu à peu, son église se vidait.

« Le catholicisme ! reprit-il, la charpente en est encore si éternelle, si divine, que c’est elle que vous copiez, quand vous parlez de reconstruire je ne sais quel État athée, où vous remplaceriez Dieu par une mécanique qui instruirait et qui gouvernerait les hommes !

— Une mécanique, pourquoi pas ? cria Hermeline, exaspéré de la part de vérité qu’il y avait dans l’attaque du prêtre.

Rome n’a jamais été qu’un pressoir, qui a bu le sang du monde. »

Quand la discussion, entre eux, en arrivait à ces violences, le docteur Novarre intervenait, de son air souriant et conciliateur.

« Voyons, voyons, ne vous échauffez pas. Vous voilà sur le point de vous entendre, puisque vous en êtes à vous accuser de copier vos religions l’une sur l’autre. »

Lui, petit, fluet, avec un nez fin et des yeux vifs, était un esprit tolérant, très doux, un peu ironique, qui, s’étant donné à la science, refusait de se passionner pour les questions politiques et sociales. Il disait, comme Jordan, dont il était le grand ami, qu’il épousait les vérités, le jour seulement où elles étaient scientifiquement démontrées. D’ailleurs, très modeste, timide même, sans ambition aucune, il se contentait de soigner ses malades le mieux possible, il n’avait d’autre passion que la culture de ses rosiers, entre les quatre murs du petit jardin, où il vivait à l’écart, dans une paix heureuse.

Jusque-là, Luc s’était contenté d’écouter. Puis, sa lecture de la nuit lui revint, il parla.

« La faute, dans nos écoles, est de partir de cette idée que l’homme est mauvais, qu’il apporte en naissant la révolte et la paresse, et qu’il faut tout un système de châtiments et de récompenses, si l’on veut tirer quelque chose de lui. Aussi a-t-on fait de l’instruction une torture, l’étude est devenue aussi rude à nos cerveaux que les travaux manuels à nos membres. Nos professeurs ont été changés en gardes-chiourme du bagne universitaire, dont la mission est de pétrir les intelligences des enfants selon les programmes, en les coulant toutes dans le même moule, sans tenir aucun compte des individualités diverses. Ils ne sont plus que des tueurs d’initiatives, ils écrasent l’esprit critique, le libre examen l’éveil personnel des talents, sous l’amas des idées toutes faites des vérités officielles. Et le pis est que le caractère se trouve atteint aussi profondément que l’intelligence, et qu’un tel enseignement n’arrive guère à produire que des impuissants et des hypocrites. »

Hermeline dut se croire personnellement visé. Il interrompit d’un ton aigre.

« Mais comment voulez-vous donc qu’on procède, monsieur ? Venez me remplacer dans ma chaire, et vous verrez bien ce que vous obtiendrez des élèves, si vous ne les pliez pas sous une même discipline, en maître qui incarne pour eux l’autorité.

— Le maître, continua Luc de son air de rêve, n’a pas d’autre tâche que d’éveiller les énergies. C’est un professeur d’énergie individuelle, simplement chargé de dégager les aptitudes de l’enfant, en provoquant ses questions, en développant sa personnalité. Il y a chez l’homme un immense, un insatiable besoin d’apprendre, de savoir, qui devrait être le seul aiguillon de l’étude sans qu’on eût besoin de punir et de récompenser. Et il suffirait évidemment qu’on se contentât de faciliter à chacun l’étude qui lui plaît et qu’on la lui rendît attrayante, en le laissant s’y engager de lui-même, puis y progresser par la force de sa propre compréhension avec la joie des continuelles découvertes. Que des hommes fassent des hommes en les traitant en hommes, n’est-ce pas là tout le problème de l’instruction et de l’éducation à résoudre ? »

L’abbé Marle, qui achevait sa tasse de café, haussa ses fortes épaules ; et, en prêtre que le dogme rend infaillible :

« Le péché est dans l’homme, et l’homme ne peut être sauvé que par la pénitence. La paresse, un des péchés capitaux, ne s’expie que par le travail, châtiment que Dieu imposa au premier homme, après la faute.

— Mais c’est une erreur, l’abbé, dit tranquillement le docteur Novarre, la paresse est une maladie, quand elle existe réellement, je veux dire quand le corps refuse tout travail, répugne à la moindre fatigue. Soyez certain, alors, que cette mollesse invincible annonce de graves désordres intérieurs. Autrement, où avez-vous vu qu’il existât des paresseux ? Prenons les oisifs de race, d’habitude et de goût. Est-ce qu’une femme mondaine qui danse toute la nuit ne se brûle pas les yeux davantage, ne fait pas une dépense de force musculaire bien plus grande, qu’une ouvrière clouée devant sa petite table, brodant jusqu’au jour ? Est-ce que ces hommes de plaisir sans cesse en représentation, en fêtes épuisantes, n’acceptent pas des corvées aussi dures que les besognes des ouvriers travaillant à l’établi ou à l’étau ? Et souvenez-vous avec quelle joie légère, au sortir d’une tâche qui nous rebute, nous nous lançons dans une récréation violente, où nos membres se brisent. C’est dire que le travail, la fatigue physique nous est seulement à charge, lorsque le travail ne nous plaît pas. Et, si l’on arrivait à n’imposer aux gens que le travail agréable, librement choisi, il n’y aurait certainement plus de paresseux. »

À son tour, Hermeline haussa les épaules.

« Demandez à un enfant ce qu’il préfère, de sa grammaire ou de son arithmétique. Il vous répondra qu’il aime mieux ni l’une ni l’autre. L’expérience est faite, l’enfant est un jeune arbre qu’il faut redresser et corriger.

— Et on ne corrige, conclut le prêtre, d’accord cette fois avec l’instituteur, qu’en écrasant chez l’homme tout ce que le péché originel y a laissé de honteux et de diabolique. »

Un silence se fit. Sœurette écoutait d’une oreille attentive tandis que Jordan, les yeux au loin, par une des fenêtres, laissait sa songerie errer sous les grands arbres. Et Luc retrouvait là cette conception pessimiste du catholicisme, épousée par les sectaires du progrès, que décrétait l’État, à coups d’autorité. L’homme était damnable, perdu une première fois, puis racheté et prêt à se perdre encore. Un Dieu de jalousie et de colère le traitait en enfant toujours fautif. On traquait ses passions, on luttait depuis des siècles pour les anéantir, on s’efforçait de tuer l’homme dans l’homme. Et c’était de nouveau Fourier qui s’évoquait, avec les passions utilisées, ennoblies, redevenues des énergies nécessaires et créatrices, avec l’homme enfin délivré de l’écrasement mortel des religions de néant, qui ne sont que d’atroces polices sociales, pour maintenir l’usurpation des puissants et des riches.

Alors, dans sa rêverie, Luc reprit lentement, comme s’il pensait tout haut :

« Il suffirait de convaincre l’homme de cette vérité, que le plus de bonheur possible de chacun est dans le plus de bonheur réalisé de tous. »

Mais Hermeline et l’abbé Marle se mirent à rire.

« Bonne besogne ! dit ironiquement l’instituteur, vous commencez, pour réveiller les énergies, par détruire l’intérêt personnel. Expliquez-moi donc, lorsqu’il ne travaillera plus pour lui, quel levier déterminera l’homme à l’action ? L’intérêt personnel est le feu sous la chaudière, on le trouve à la naissance de chaque œuvre. Et vous l’anéantissez, vous commencez par châtrer l’homme de son égoïsme, vous qui le voulez avec tous ses instincts… Sans doute comptez-vous sur la conscience, sur l’idée de l’honneur et du devoir ?

— Je n’ai pas besoin d’y compter, répondit Luc de son même air tranquille. D’ailleurs, l’égoïsme, tel que nous l’avons entendu jusqu’ici, nous a donné une société si effroyable, ravagée de tant de haines et de souffrances, qu’il serait vraiment permis d’essayer d’un autre facteur. Mais je vous répète que j’accepte l’égoïsme, si vous entendez par là le très légitime désir, le besoin invincible que nous avons tous du bonheur. Loin de détruire l’intérêt personnel, je le renforce en le précisant, en en faisant ce qu’il doit être, pour créer la Cité heureuse, où le bonheur de tous réalisera le bonheur de chacun ; et il nous suffira d’être convaincus que c’est travailler pour nous que de travailler pour les autres ; L’injustice sociale sème la haine éternelle, récolte l’universelle souffrance. Et voilà pourquoi une entente est nécessaire une réorganisation du travail basée sur cette vérité certaine que la somme la plus haute de nos félicités sera faite un jour de toutes les félicités, à tous les foyers de nos voisins. »

Hermeline ricanait, et l’abbé Marle intervint encore.

« Aimez-vous les uns les autres, c’est la morale de notre divin maître Jésus. Seulement, il a dit aussi que le bonheur n’était pas de ce monde, et c’est une folie coupable que de vouloir réaliser sur cette terre le royaume de Dieu, qui est au ciel.

— On l’y réalisera pourtant un jour, dit Luc. Tout l’effort de humanité en marche, tout le progrès, toute la science, vont à cette Cité future. »

Mais l’instituteur, qui ne l’écoutait plus, se rua de nouveau sur le prêtre.

« Ah ! non, l’abbé, ne recommencez pas, avec votre promesse d’un paradis, qui dupe les pauvres diables ! D’ailleurs, votre Jésus est à nous, vous nous l’avez pris, vous l’avez accommodé pour les besoins de votre domination. Au fond, il n’était qu’un révolutionnaire et qu’un libre penseur. »

La bataille recommença, il fallut que le docteur Novarre les départageât une fois de plus, en donnant raison tantôt à l’un, tantôt à l’autre, comme toujours, d’ailleurs, les questions restèrent pendantes, car jamais une solution décisive n’intervenait. Le café était pris depuis longtemps, ce fut Jordan, songeur, qui dit le dernier mot.

« L’unique vérité est dans le travail, le monde sera un jour ce que le travail l’aura fait. »

Et Sœurette, qui avait passionnément écouté Luc, sans intervenir, parla d’un asile dont elle avait l’idée, pour y garder les enfants en bas âge des ouvrières employées dans les usines. Il n’y eut plus, dès lors, entre le médecin, l’instituteur et le prêtre, qu’une conversation très douce, très amicale, sur les moyens pratiques de réaliser cet asile, de façon à y éviter les abus des établissements similaires. Dans le parc, l’ombre des grands arbres s’allongeait sur les pelouses, tandis que des ramiers s’abattaient parmi les herbes, au blond soleil de septembre.

Il était quatre heures déjà, lorsque les trois convives quittèrent la Crêcherie. Jordan et Luc les accompagnèrent jusqu’aux premières maisons de la ville, pour marcher un peu. Puis, comme tous deux revenaient, au travers des terrains pierreux que Jordan laissait improductifs, celui-ci voulut faire un détour, dans le désir d’allonger la promenade et de passer chez Lange, le potier. Il l’avait laissé s’installer en un coin sauvage et perdu de son domaine, au-dessous même du haut fourneau, sans lui réclamer ni loyer ni redevance d’aucune sorte. Lange, ainsi que Morfain, s’était fait une demeure d’un trou rocheux, creusé par d’anciens torrents à la base des monts Bleuses, au flanc de la muraille géante que dressait le promontoire. Et il avait fini par construire trois fours, près du coteau où il prenait son argile ; et il vivait là sans Dieu ni maître, dans la libre indépendance de son travail.

« Sans doute, c’est un cerveau extrême, ajouta Jordan, que Luc interrogeait. Ce que vous m’avez dit, son éclat violent de la rue de Brias, l’autre soir, ne m’étonne pas de sa part ; et il a eu de la chance d’être relâché, car son affaire pouvait tourner fort mal, tant il se compromet. Mais vous ne vous imaginez pas combien il est intelligent et quel art il met dans ses simples pots de terre, bien qu’il soit sans instruction aucune. Il est né ici, d’ouvriers pauvres, orphelin à dix ans, forcé de servir les maçons, enfin apprenti potier, devenu son patron à lui-même, comme il le dit en riant, depuis que je lui ai permis de s’installer chez moi… Je m’intéresse surtout à ses essais sur les terres réfractaires, car vous savez que je cherche la terre qui résisterait le mieux aux terribles températures des fours électriques. »

Luc, ayant levé les yeux, aperçut, parmi les broussailles, l’installation de Lange, tout un campement de barbare, entouré d’un petit mur en pierres sèches. Et, comme, sur le seuil, une grande belle fille brune se tenait debout, il demanda :

« Il est donc marié ?

— Non, mais il vit avec cette fille, qui est à la fois son esclave et sa femme… C’est une histoire. Il y a cinq ans, elle avait quinte ans à peine, lorsqu’il la trouva malade, mourante dans un fossé, abandonnée là sans doute par quelque bande de bohémiens. On n’a jamais su nettement d’où elle venait, elle-même se tait, dès qu’on l’interroge. Lange l’amena chez lui sur ses épaules, la soigna, la guérit, et vous ne sauriez croire quelle ardente gratitude elle lui en a gardée, jusqu’à être son chien, sa chose… Elle n’avait pas de souliers aux pieds, lorsqu’il la ramassa. Aujourd’hui encore, elle n’en met que les jours où elle descend à la ville. De sorte que tout le pays, et Lange lui-même, la nomme la Nu-Pieds… Il n’emploie pas d’autre ouvrier, la Nu-Pieds est son manœuvre, elle l’aide aussi à tirer la petite voiture, quand il va promener sa poterie de foire en foire. C’est sa façon d’écouler ses produits, et tous deux sont bien connus de la région entière. »

Debout au seuil du petit clos, que fermait une simple porte à claire-voie, la Nu-pieds regardait venir ces messieurs, et Luc put la voir, avec sa face brune aux grands traits réguliers et basanés, ses cheveux d’un noir d’encre, ses larges yeux de sauvagesse qui s’emplissaient d’une douceur ineffable, lorsqu’ils se fixaient sur Lange. Il remarqua ses pieds nus, des pieds enfantins de bronze clair, dans le sol argileux, toujours détrempé ; et elle était là en tenue de travail, à peine vêtue de toile grise, montrant ses fines jambes de lutteuse, ses bras nerveux, sa petite gorge dure. Puis, quand elle se fut assurée que le monsieur qui accompagnait le propriétaire du domaine devait être un ami, elle quitta son poste d’observation, elle retourna près du four qu’elle surveillait, après avoir averti le maître.

« Ah ! c’est vous, monsieur Jordan, s’écria Lange, en se présentant à son tour. Figurez-vous, depuis l’aventure de l’autre soir, la Nu-pieds s’imagine sans cesse qu’on vient m’arrêter. Et je crois bien que, si quelque argousin se présentait, il ne sortirait pas entier de ses griffes… Vous venez voir mes nouvelles briques réfractaires. Tenez ! les voici, Je vous en dirai la composition. »

Luc reconnaissait parfaitement le petit homme, fruste et noueux, qu’il avait entrevu dans les ténèbres de la rue de Brias, annonçant l’inévitable catastrophe finale, jetant l’anathème à la ville de Beauclair corrompue, condamnée pour ses crimes. Seulement, il s’étonnait, à le détailler, de son front haut, noyé sous la broussaille noire des cheveux, de ses yeux vifs, luisant d’une intelligence que des gammes brusques encoléraient. Et, surtout, sous l’enveloppe mal dégrossie, sous la violence apparente, il était surpris de sentir un contemplatif, un rêveur très doux, un simple poète rustique, qui dans l’absolu de son idée de justice, en venait à vouloir faire sauter le vieux monde coupable.

Jordan, après avoir présenté Luc comme un ingénieur de ses amis, pria Lange de lui montrer ce qu’il appelait son musée, en riant.

« Si ça peut intéresser monsieur… Ce ne sont que des amusements, des machines que je cuis pour me distraire, tenez ! toute cette terraille, sous ce hangar… Voyez ça, pendant que je vais expliquer mes briques à M. Jordan. »

L’étonnement de Luc augmenta. Il y avait, sous le hangar, des bonshommes de faïence, des vases, des pots, des plats, de formes et de colorations singulières, qui, tout en dénotant une grande ignorance, étaient délicieux d’originale naïveté. Les hasards du feu s’y montraient superbes, des émaux éclataient avec une richesse inouïe de tons. Mais, surtout, ce qui le frappait, dans la poterie courante que Lange fabriquait pour sa clientèle ordinaire des marchés et des foires, la vaisselle, les marmites, les cruches les terrines, c’était l’élégance des formes, le charme pur des colorations toute une floraison heureuse du génie populaire. Il semblait que le potier eût tiré ce génie de sa race, que ces œuvres, où passait l’âme du peuple, naissaient naturellement de ses gros doigts comme s’il eût retrouvé d’instinct les moules primitifs, une beauté pratique admirable. Et le chef-d’œuvre était chaque fois réalisé, l’objet fait pour son usage, et dès lors d’une vérité simple d’une grâce vivante.

Lorsque Lange revint, avec Jordan, qui lui avait commandé quelques centaines de briques, pour expérimenter un nouveau four électrique, il reçut d’un air souriant les félicitations de Luc, qui s’émerveillait de la gaieté de ces faïences, si légères, si fleuries de pourpre et d’azur, au grand soleil.

« Oui, oui, ça met des coquelicots et des bluets dans les maisons… J’ai toujours pensé qu’on devrait en décorer les toits et les façades. Ça ne coûterait pas bien cher si les marchands ne volaient plus et vous verriez comme une ville serait aimable aux yeux, un vrai bouquet dans de la verdure… Mais il n’y a rien à faire avec les sales bourgeois d’aujourd’hui. » Et il retomba tout de suite à sa passion sectaire, il se lança dans les idées d’anarchie extrême, qu’il tenait de quelques brochures, venues et restées en ses mains, par il ne savait lui-même quel hasard. Il fallait d’abord tout détruire, s’emparer révolutionnairement de tout. Le salut ne serait que dans la destruction totale de l’autorité, car s’il restait un seul pouvoir debout, le plus infime, il suffirait à la reconstruction de l’édifice entier d’iniquité et de tyrannie. Ensuite, la commune libre pourrait s’établir, en dehors de tout gouvernement, grâce à l’entente des groupes sans cesse variés, continuellement modifiés, selon les besoins et les désirs de chacun. Et Luc fut frappé de retrouver là les séries de Fourier ; car le rêve final était le même, cet appel aux passions créatrices, cette expansion de l’individu libéré dans une société harmonique où le bien de chaque citoyen nécessitait le bien de tous ; seulement les routes étaient différentes, l’anarchiste n’était qu’un fouriériste qu’un collectiviste désabusé, exaspéré, ne croyant plus aux moyens politiques, résolu à conquérir par la force, par l’extermination, le bonheur social, puisque des siècles de lente évolution ne semblaient pas devoir le donner. La catastrophe, le volcan était dans la nature. Aussi, comme Luc nommait Bonnaire, Lange devint-il feront d’ironie, traitant le maître fondeur avec plus d’amer dédain qu’un bourgeois. Ah ! oui, la caserne à Bonnaire, ce collectivisme où l’on serait numéroté, discipliné, emprisonné, ainsi que dans un bagne. Et, le poing tendu vers Beauclair, dont il dominait les toitures voisines, il recommença sa lamentation, sa malédiction de prophète, jetée à la ville corrompue que le feu allait détruire, et qui serait rasée, pour que, de ses cendres, naquît enfin la Cité de vérité et de justice.

Étonné de cette violence, Jordan le regardait curieusement.

« Dites donc, Lange, mon brave, vous n’êtes pourtant pas malheureux ?

— Moi, monsieur Jordan, je suis très heureux, aussi heureux qu’on peut l’être… Je vis libre ici, c’est presque l’anarchie réalisée. Vous m’avez laissé prendre ce petit coin de terre, de la terre qui est à nous tous et je suis mon maître, je ne paie donc de loyer à personne. Ensuite, je travaille à ma guise, je n’ai ni patron qui m’écrase, ni ouvrier que j’écrase, je vends moi-même mes marmites et mes cruches aux braves gens qui en ont besoin, sans être volé par les commerçants, ni leur permettre de voler les acheteurs. Et j’ai encore le temps de m’amuser, quand ça me plaît, à cuire ces bonshommes de faïence, ces pots, ces plaques décorées, dont les couleurs vives m’égaient les yeux… Ah ! non, nous ne nous plaignons pas, nous sommes heureux de vivre, quand le soleil nous met en fête, n’est-ce pas, la Nu-Pieds ? »

Elle s’était approchée, dans la demi-nudité du travail, les mains toutes roses d’un pot qu’elle venait d’enlever du four. Et elle souriait divinement en regardant l’homme, le dieu dont elle s’était faite la servante, à qui elle se donnait corps et âme, en un continuel cadeau.

« Ça n’empêche, reprit Lange, qu’il y a trop de pauvres bougres qui souffrent, et qu’il faudra faire sauter Beauclair, un de ces quatre matins, pour qu’on se décide à le rebâtir proprement. Seule, la propagande par le fait, la bombe peut réveiller le peuple… Et que diriez-vous de cela ? J’ai ici tout ce qu’il faut pour préparer deux ou trois douzaines de bombes, d’une extraordinaire puissance. Alors, un beau jour, je pars avec ma voiture, que je tire, et que pousse la Nu-Pieds. Elle est lourde encore, lorsqu’elle est chargée de poterie, et qu’il faut la traîner par les mauvais chemins des villages, de marché en marché. Ça va bien qu’on se repose sous les arbres, aux endroits où il y a des sources… Seulement, ce jour-là, nous ne quittons pas Beauclair, nous nous promenons par toutes les rues, et il y a une bombe cachée dans chaque marmite, nous en déposons une à la sous-préfecture, une autre à la mairie, une autre au tribunal, une autre à la prison, une autre à l’église, enfin partout où se trouve une autorité à détruire. Les mèches brûlent, tout ça couve le temps nécessaire. Puis, tout d’un coup, Beauclair santé, une effroyable éruption de volcan le brûle et l’emporte… Hein ? qu’en pensez-vous, de ma petite promenade, avec ma voiture, de ma petite distribution des marmites que je fabrique pour le bonheur du genre humain ? »

Il riait d’un rire d’extase, la face exaltée ; et, comme la belle fille brune riait avec lui :

« N’est-ce pas ? la Nu-Pieds, je tirerai et tu pousseras, ce sera une plus jolie promenade encore que le long de la Mionne, sous les saules, lorsque nous allons à la foire de Magnolles ! »

Jordan ne discuta pas, eut un simple geste, pour dire combien le savant, qui était en lui trouvait cette conception imbécile. Mais, lorsqu’ils eurent pris congé, et qu’ils se retrouvèrent sur le chemin de la Crêcherie, Luc emporta le frisson de cet accès de grande poésie noire, de ce rêve du bonheur par la destruction, qui hantait ainsi quelques cerveaux de poètes simplistes, parmi la foule des déshérités. Et les deux hommes rentrèrent en silence, perdus chacun en sa songerie.

Dans le laboratoire où ils se rendirent directement, ils trouvèrent Sœurette, qui, paisiblement assise à une petite table, copiait un manuscrit de son frère. Souvent elle passait un long tablier bleu, elle l’aidait même comme préparateur, dans certaines de ses expériences délicates. Elle se contenta de lever la tête, de lui sourire, ainsi qu’à son compagnon, puis, elle se remit à sa tâche.

« Ah ! dit Jordan, en s’allongeant au fond d’un fauteuil, je n’ai décidément de bonnes heures qu’ici, au milieu de mes appareils et de mes paperasses… Dès que j’y reviens, c’est l’espoir, c’est la paix qui me remontent au cœur. »

D’un regard affectueux, il avait fait le tour de la vaste pièce, comme pour en reprendre possession, s’y retrouver, s’y baigner, dans la bonne odeur calmante et réconfortante du travail. Les vitres de la large baie étaient ouvertes, le soleil couchant entrait en une caresse tiède, tandis qu’on voyait au loin, entre les arbres briller les toitures et les fenêtres de Beauclair.

« Quelle misère inutile que toutes ces disputes ! reprit Jordan, pendant que Luc, demeuré debout, allait et venait doucement par la pièce. Après le déjeuner, j’écoutais l’abbé et l’instituteur étonné qu’on pût perdre son temps à vouloir se convaincre, lorsqu’on est ainsi placé aux deux bouts des questions, et qu’on ne parle pas la même langue. Et remarquez qu’ils ne viennent pas une seule fois ici sans recommencer identiquement les mêmes discussions, pour en rester toujours au même point… Puis, quelle mauvaise besogne, de s’enfermer de la sorte dans l’absolu, en dehors de l’expérience, et de se combattre à coups d’arguments contradictoires ! Et combien je suis avec le docteur qui s’amuse à les réduire à néant tous les deux, rien qu’en les opposant l’un à l’autre ! C’est comme ce Lange, peut-on voir un brave garçon rêver de plus grosses bêtises, se perdre dans une erreur plus manifeste et plus dangereuse, parce qu’il s’agite au hasard, avec le mépris de la certitude !… Non, décidément, la passion politique n’est point mon affaire, les choses que disent ces gens me paraissent vides de sens raisonnable, les plus grosses questions, auxquelles ils s’attardent, ne sont à mes yeux que des devinettes pour amuser la route, et je n’arrive pas à comprendre qu’on livre de telles batailles vaines autour de ces menus incidents, lorsque la découverte de la moindre des vérités scientifiques fait plus pour le progrès que cinquante années de luttes sociales. »

Luc se mit à rire.

« Voilà que vous tombez vous-même dans l’absolu… L’homme doit lutter, la politique est simplement la nécessité où il est de défendre ses besoins, d’assurer son plus de bonheur possible.

— Vous avez raison, confessa Jordan, avec sa bonne foi naïve. Et, peut-être, mon dédain de la politique vient-il de quelque sourd remords, l’ignorance où je veux vivre des affaires publiques de mon pays… Mais, très sincèrement, je crois que je suis un bon citoyen tout de même, en m’enfermant dans mon laboratoire, chacun sert la nation avec la faculté qu’il apporte. Et les vrais révolutionnaires voyez-vous, les vrais hommes d’action, ceux qui font pour demain le plus de vérité, le plus de justice, ce sont à coup sûr les savants. Un gouvernement passe et tombe, un peuple grandit, resplendit, puis décroît, qu’importe ! les vérités de la science se transmettent, s’accroissent toujours, font toujours plus de lumière et plus de certitude. Le recul d’un siècle ne compte pas, la marche en avant reprend quand même, l’humanité va au savoir, malgré les obstacles. Objecter qu’on ne saura jamais tout est une sottise, il s’agit de savoir le plus possible, pour arriver au plus de bonheur possible. Et, dès lors, je le répète, combien sont négligeables les cahots politiques qui passionnent les nations ! Tandis qu’on met le salut du progrès dans le maintien ou la chute d’un ministère, c’est le savant qui est le véritable maître de demain, le jour où il éclaire la foule d’une étincelle nouvelle de vérité. Toute l’injustice cessera lorsque toute la vérité sera. »

Il y eut un silence. Sœurette avait posé la plume, et elle écoutait maintenant. Après avoir rêvé quelques secondes, Jordan reprit, sans transition apparente :

« Le travail, ah ! le travail, je lui dois d’avoir vécu. Vous voyez quel pauvre petit être chétif je suis, je me souviens que ma mère devait m’envelopper dans des couvertures, les jours de grand vent ; et c’est pourtant elle qui m’a mis au travail, comme à un régime certain de bonne santé. Elle ne me condamnait pas à des études écrasantes, vrais bagnes où l’on torture les intelligences en formation. Elle me donnait l’habitude d’un labeur régulier, varié sans cesse, attrayant. Et c’est ainsi que j’ai appris à travailler, comme on apprend à respirer, à marcher. Le travail est devenu la fonction de mon être, le jeu naturel et nécessaire de mes membres et de mes organes, le but et le moyen de ma vie. J’ai vécu parce que j’ai travaillé, un équilibre s’est fait entre le monde et moi, je lui ai rendu en œuvres ce qu’il m’apportait en sensations, et je crois que toute la santé est là, des échanges bien réglés, une adaptation parfaite de l’organisme au milieu… Et, tout fluet que je suis, je vivrai très vieux, c’est certain, du moment que je suis une petite machine montée avec soin et qui fonctionne logiquement. »

Luc s’était arrêté, dans sa marche lente. Comme Sœurette, il écoutait avec une attention passionnée.

« Mais ce n’est là que la santé des êtres, une bonne hygiène pour bien vivre, continua Jordan. Le travail est la vie elle-même, la vie est un continuel travail des forces chimiques et mécaniques. Depuis le premier atome qui s’est mis en branle pour s’unir aux atomes voisins, la grande besogne créatrice n’a point cessé, et cette création qui continue, qui continuera toujours, est comme la tâche même de l’éternité, l’œuvre universelle à laquelle nous venons tous apporter notre pierre. L’univers n’est-il pas un immense atelier ou l’on ne chôme jamais, où les infiniment petits font chaque jour un labeur géant, où la matière agit, fabrique, enfante sans relâche, depuis les simples ferments jusqu’aux créatures les plus parfaites ? Les champs qui se couvrent de moissons travaillent, les forêts dans leur poussée lente travaillent, les fleuves ruisselant le long des vallées travaillent, les mers roulant leurs flots d’un continent à un autre travaillent, les mondes emportés par le rythme de la gravitation au travers de l’infini travaillent. Il n’est pas un être, pas une chose qui puisse s’immobiliser dans l’oisiveté, tout se trouve entraîné, mis à l’ouvrage, forcé de faire sa part de l’œuvre commune. Quiconque ne travaille pas disparaît par là même, est rejeté comme inutile et gênant, doit céder la place au travailleur nécessaire, indispensable. Telle est l’unique loi de la vie, qui n’est en somme que la matière en travail, une force en perpétuelle activité, le dieu de toutes les religions, pour l’œuvre finale du bonheur dont nous portons en nous l’impérieux besoin. »

Un instant encore, Jordan rêva, les yeux au loin.

« Et quel admirable régulateur que le travail, quel ordre il apporte, partout où il règne ! Il est la paix, la joie, comme il est la santé. Je reste confondu, lorsque je le vois méprisé, avili, regardé ainsi qu’un châtiment et qu’une honte. S’il m’a sauvé d’une mort certaine, il m’a donné encore tout ce que j’ai de bon en moi, il m’a refait une intelligence et une noblesse. Et quel admirable organisateur il est, comme il règle les facultés de l’intelligence, le jeu des muscles, le rôle de chaque groupe dans une multitude de travailleurs ! Il serait à lui seul une constitution politique, une police humaine, une raison d’être sociale. Nous ne naissons que pour la ruche, nous n’apportons chacun que notre effort d’un instant, nous ne pouvons expliquer la nécessité de notre vie que par le besoin où est la nature d’un ouvrier de plus pour faire son œuvre. Toute autre explication est orgueilleuse et fausse. Nos vies individuelles semblent sacrifiées à l’universelle vie des mondes futurs. Il n’est pas de bonheur possible, si nous ne le mettons dans ce bonheur solidaire de l’éternel labeur commun. Et c’est pourquoi je voudrais que fût enfin fondée la religion du travail, l’hosanna au travail sauveur, la vérité unique, la santé, la joie, la paix souveraine. »

Il se tut, et Sœurette eut un cri d’enthousiasme tendre.

« Ah ! frère, comme tu as raison, et que c’est vrai, et que c’est beau ! »

Mais Luc paraissait plus ému encore, resté debout, immobile, les yeux peu à peu emplis de lumière, ainsi qu’ un apôtre, sous le brusque rayon qui l’illuminait. Tout d’un coup il parla.

« Écoutez, Jordan, il ne faut pas vendre à Delaveau, il faut tout garder, et le haut fourneau, et la mine… C’est ma réponse, je vous la donne, car ma conviction est faite. »

Surpris de ces paroles, si brusques et si inattendues, dont le lien avec ce qu’il venait de dire lui échappait, le maître de la Crêcherie eut un léger battement de paupières.

« Comment ça ? mon cher Luc, pourquoi me dites-vous ça ?… Expliquez-vous. »

Le jeune homme, pourtant, garda un moment le silence, dans l’émotion qui le bouleversait. Cet hymne au travail, cette glorification du travail pacificateur et réorganisateur l’avait soulevé d’un choc soudain, comme si l’esprit l’emportait, déroulait enfin devant lui le vaste horizon, perdu jusque-là dans la brume. Tout se précisait, s’animait, devenait d’une absolue certitude. C’était la foi qui resplendissait, les paroles sortaient de sa bouche, avec une force de persuasion extraordinaire.

« Il ne faut pas vendre à Delaveau… Je suis allé visiter ce matin la mine abandonnée. Tel que le donnent les filons actuels, on peut encore tirer un bon profit du minerai, en le soumettant aux nouveaux procédés chimiques. Et Morfain m’a convaincu qu’on retombera sur des filons excellents, à l’autre flanc de la gorge. Il y a là des richesses incalculables. Le haut fourneau fournira de la fonte à très bas prix, et si on le complétait par toute une forge, des fours à puddler, des fours à creusets, des laminoirs et des marteaux-pilons, on pourrait reprendre en grand la fabrication des rails et des charpentes, de façon à lutter victorieusement de bon marché avec les aciéries les plus prospères du Nord et de l’Est. »

La surprise de Jordan grandissait, tournait à l’effarement. Cette protestation lui échappa : «  Mais je ne veux pas devenir plus riche, j’ai trop d’argent déjà, et je ne vends que pour échapper à tous les soucis du gain. »

D’un beau geste passionné, Luc l’interrompit :

« Laissez-moi donc finir, mon ami… Ce n’est pas vous que je veux rendre plus riche, ce sont les déshérités, les travailleurs dont nous parlions, les victimes du travail inique, avili, devenu un bagne atroce, que je veux sauver de ce bagne. Vous le disiez tout à l’heure superbement, le travail doit être à lui seul une raison d’être sociale, et, à cet instant, le salut m’est apparu, la juste et heureuse société de demain n’est que dans la réorganisation du travail, qui seule permettra une équitable répartition de la richesse. J’en viens d’avoir l’éblouissante certitude : l’unique solution à nos misères et à nos souffrances est là, on ne rebâtira sainement le vieil édifice qui craque et tombe en pourriture, que sur ce terrain du travail par tous et pour tous, accepté comme la loi universelle, la vie même qui régit les mondes… Eh bien ! c’est cela que je veux tenter ici, c’est du moins un exemple que je veux donner, une réorganisation du travail en petit, une usine fraternelle, l’ébauche de la société de demain, que j’opposerai à l’autre usine, celle du salariat, du bagne antique où l’ouvrier esclave est torturé et déshonoré. »

Et il continua en paroles frémissantes, il ébaucha à grands traits son rêve, tout ce qui avait germé en lui de la récente lecture de Fourier, une association entre le capital, le travail et le talent. Jordan apporterait l’argent nécessaire, Bonnaire et ses camarades donneraient les bras, lui serait le cerveau qui conçoit et dirige. Il s’était remis à marcher, il montrait d’un geste véhément les toitures voisines de Beauclair, c’était Beauclair qu’il sauverait, qu’il tirerait des hontes et des crimes où, depuis trois jours, il le voyait sombrer. À mesure qu’il déroulait son plan d’action rénovatrice, il s’étonnait, il s’émerveillait lui-même. Sa mission parlait, cette mission dont il était gros sans le savoir, qu’il cherchait d’un esprit inquiet, d’un cœur attendri de pitié. Enfin, il voyait clair, sa voie était trouvée. Et il répondait aux questions angoissantes, qu’il se posait encore pendant son insomnie de la nuit dernière, sans pouvoir les résoudre. Et, surtout, il se rendait aux appels des misérables, venus jusqu’à lui du fond douloureux des ténèbres, il les entendait désormais distinctement, il allait à leur secours, il les sauverait par le travail régénéré, le travail qui ne séparerait plus les hommes en castes ennemies et dévorantes, qui les réunirait en une seule famille fraternelle, où l’effort de tous serait mis en commun pour le bonheur de tous.

« Mais, objecta Jordan, l’application de la formule de Fourier n’est pas la mort du salariat. Même avec les collectivistes, le salariat ne change guère que de nom. Il faudrait aller jusqu’au rive absolu de l’anarchie pour le détruire. »

Luc dut en convenir. Et il fit, à ce propos, son examen de conscience. Les théories du collectiviste Bonnaire, les rêves de anarchiste Lange, étaient encore dans ses oreilles. Les disputes de l’abbé Marle, de l’instituteur Hermeline et du docteur Novarre recommençaient, s’éternisaient. C’était un continuel chaos d’opinions contraires, il entendait aussi défiler les objections qu’avaient échangées les précurseurs, et Saint-Simon et Auguste Comte, et Proudhon. Pourquoi donc s’arrêtait-il à la formule de Fourier parmi tant d’autres ? Il en connaissait quelques applications heureuses, mais il n’ignorait pas la lenteur des essais, la difficulté des résultats décisifs. C’était peut-être qu’il répugnait personnellement aux violences révolutionnaires, ayant mis sa foi scientifique dans l’évolution ininterrompue, qui a devant elle l’éternité pour faire son œuvre. L’expropriation totale et brusque, qu’il croyait irréalisable, ne pourrait d’ailleurs s’effectuer sans de terribles catastrophes, dont le pire résultat serait de produire plus de misère et plus de douleur encore. Dès lors, le mieux n’était-il pas d’accepter l’occasion d’une expérience pratique qui s’offrait à lui, d’une tentative où son être entier se contentait, sa bonté native sa foi en la bonté de l’homme, le foyer d’amour, d’universelle tendresse dont il brûlait ? Il était comme emporté par quelque chose d’exalté et d’héroïque, toute une foi, toute une prescience qui lui rendait le succès certain. Et, d’ailleurs, si l’application de la formule de Fourier n’amenait pas la fin immédiate du salariat, elle était un acheminement, elle conduisait à l’entière conquête, destruction du capital, disparition du commerce, inutilité de l’argent, source de tous les maux. La grande querelle des écoles socialistes ne porte que sur les moyens, toutes s’entendent sur le but à réaliser, toutes se réconcilieront un jour dans la Cité heureuse, enfin bâtie. Et c’étaient les premières fondations de cette ville qu’il voulait jeter, en commençant par associer tous les hommes de bon vouloir, toutes les diverses forces éparses, avec la certitude qu’il n’était pas de départ meilleur, au milieu de l’affreux massacre actuel.

Jordan restait sceptique.

« Fourier a eu des coups de génie, cela est certain. Seulement, voici plus de soixante années qu’il est mort ; et, s’il garde quelques disciples entêtés, je ne vois pas que sa religion soit en train de conquérir la terre.

— Le catholicisme a mis quatre siècles à en conquérir une partie, répliqua Luc vivement. Et puis, je n’épouse pas tout Fourier, il n’est pour moi qu’un sage, qui, un jour de lucidité géniale, a eu la vision de la vérité. Il n’est pas le seul, d’ailleurs, d’autres avaient préparé la formule et d’autres la compléteront… Voyons, ce que vous ne pouvez nier, c’est que l’évolution qui se précipite aujourd’hui est partie de loin, c’est que notre siècle entier a été un engendrement laborieux de la société nouvelle, celle qui va naître demain. Le peuple des travailleurs, depuis cent ans, naît chaque jour un peu plus à la vie sociale, et il sera demain le maître de sa destinée, par cette loi scientifique qui assure l’existence au plus fort, au plus sain, au plus digne d’être… C’est à cela que nous assistons, à la lutte dernière entre les quelques privilégiés, qui ont volé la richesse, et l’immense foule ouvrière, qui veut rentrer dans les biens dont on l’a dépouillée depuis des siècles. L’histoire ne nous conte pas autre chose, en nous apprenant comment quelques-uns se sont emparés du plus de bonheur possible, au détriment de tous, et comment tous les misérables volés n’ont cessé dès lors de lutter furieusement, dans le besoin vital de reconquérir ce qu’ils pourraient de bonheur… Il y a cinquante ans déjà que cette lutte devient sans merci, et c’est pourquoi vous voyez les privilégiés pris de peur, abandonner peu à peu d’eux-mêmes certains de leurs privilèges. Les temps approchent, cela se sent à toutes les concessions que les possesseurs du sol et de la richesse font au peuple. Sur le terrain politique, on lui a déjà beaucoup donné, et l’on va être forcé de lui donner beaucoup sur le terrain économique. Ce ne sont que lois nouvelles favorisant les travailleurs, que mesures humanitaires, que triomphes des associations et des syndicats, annonçant l’ère prochaine. La bataille entre le travail et le capital en est à cette crise aiguë, qui peut, dès maintenant, faire prédire la défaite de ce dernier. Dans un temps donné, c’est la disparition certaine du salariat… Et voilà pourquoi je suis convaincu de vaincre, en aidant à l’autre chose, à cette autre chose qui remplacera le salariat, à cette réorganisation du travail qui nous donnera une société plus juste, une civilisation plus haute. »

Il rayonnait de charité, de foi et d’espérance. Il continua, il reprit l’histoire, le vol des plus forts, dès les premiers jours du monde, les foules misérables réduites en esclavage, les possesseurs entassant les crimes pour ne rien rendre aux dépossédés, qui mouraient de faim et de violence. Et cet amoncellement de richesse, accru par le temps, il le montrait aux mains de quelques-uns aujourd’hui encore, les domaines des campagnes, les maisons des villes, les usines des cités ouvrières, les mines où dorment la houille et les métaux « Ah !, les exploitations de transport, roulage, canaux, chemins de fer, les rentes enfin, l’or et l’argent, les milliards qui circulent dans les banques, tous les biens de la terre, tout ce qui constitue l’incalculable fortune des hommes. Et n’était-ce point

une abomination que tant de richesses n’aboutissent qu’à l’affreuse indigence du plus grand nombre ? cela ne criait-il pas justice, ne voyait-on pas l’inévitable nécessité de procéder à un nouveau partage ? Une telle iniquité, d’une part, l’oisiveté regorgeant de bleus, de l’autre, le douloureux travail agonisant de misère, avait fait de l’homme un loup pour l’homme. Au lieu de s’unir pour vaincre et domestiquer les forces de la nature, les hommes s’entre-dévoraient, le barbare pacte social les jetait à la haine, à l’erreur à la folie, abandonnant l’enfant et le vieillard, écrasant la femme, bête de somme ou chair à plaisir. Les travailleurs eux-mêmes, corrompus par l’exemple, acceptaient leur servage, la tête basse sous l’universelle lâcheté. Et quel effroyable gaspillage de la fortune humaine, les sommes colossales qu’on dépensait pour la guerre, tout l’argent qu’on donnait aux fonctionnaires inutiles, aux juges, aux gendarmes ! Et tout l’argent en outre qui restait sans nécessité aux mains des commerçants, intermédiaires parasites dont le gain était prélevé sur le bien-être des consommateurs ! Mais ce n’était là que le courage quotidien d’une société illogique, mal bâtie, il y avait aussi le crime, la famine voulue, imposée par les propriétaires des instruments du travail, pour sauvegarder leurs profits. Ils réduisaient la production d’une usine, ils imposaient des jours de chômage, ils faisaient de la misère, dans un but de guerre économique, afin de maintenir les hauts prix. Et l’on s’étonnait, si la machine craquait, si elle s’effondrait sous un tel amas de souffrance, d’injustice et de honte !

« Non, non ! cria Luc, c’est fini, cela ne peut durer, sans que l’humanité disparaisse, en une crise dernière de démence. Le pacte est à reprendre, chaque homme qui naît à droit à la vie, et la terre est la fortune commune de tous. Il faut que les instruments du travail soient rendus à tous, il faut que chacun accomplisse sa part personnelle dans la besogne de tous… Si l’histoire, avec ses haines, ses guerres, ses crimes, n’a été jusqu’ici que le résultat abominable du vol initial, de la tyrannie des quelques voleurs qui ont eu le besoin de pousser les hommes à s’entr’égorger, d’instituer des tribunaux et des prisons, pour défendre leurs rapines, il est grand temps de recommencer l’histoire et de mettre au début de l’ère nouvelle un grand acte d’équité, les richesses de la terre rendues à tous les hommes, le travail redevenu la loi pour la société humaine, comme il l’est pour l’univers, afin que la paix se fasse parmi nous et que la fraternité heureuse règne enfin… Et cela sera, et j’y travaillerai, et je réussirai ! »

Il était si passionné, si grandi, si vainqueur, dans son exaltation prophétique, que Jordan, émerveillé, se tourna vers Sœurette pour lui dire :

« Regarde-le donc, est-il beau ! »

Mais Sœurette elle-même, frémissante, toute pâle d’admiration ne l’avait pas quitté des yeux, comme envahie d’une sorte de ferveur religieuse.

« Oh ! il est beau, murmura-t-elle très bas, et il est bon !

— Seulement, mon brave ami, reprit Jordan qui souriait, vous êtes bel et bien un anarchiste, tout évolutionniste que vous vous croyez ; et vous avez bien raison de dire que c’est par la formule de Fourier qu’on commence et que c’est par l’homme libre dans la commune libre qu’on finit. »

Luc lui-même s’était mis à rire.

« Commençons toujours, nous verrons bien où la logique nous mènera. »

Songeur, Jordan ne semblait plus l’entendre. En lui, le savant cloîtré dans son laboratoire venait d’être remué profondément ; et, s’il doutait encore qu’on pût hâter la marche de l’humanité, il ne niait plus l’utilité de l’effort.

« Sans doute, continua-t-il avec lenteur, l’initiative individuelle est toute-puissante. Pour déterminer les faits, il faut toujours un homme qui veuille et qui agisse, un rebelle de génie et de pensée libre qui apporte la nouvelle vérité… Dans les catastrophes, quand le salut est de couper un câble, de fendre une poutre, il n’y a de nécessaire qu’un homme et qu’une hache. La volonté est tout, le sauveur est celui qui abat la hache… Rien ne résiste, les montagnes s’écroulent et les mers se retirent, devant une individualité qui agit.

C’était bien cela, Luc retrouvait dans ces paroles le foyer de volonté et de certitude intérieures dont il était embrasé. Il ne savait encore quel génie il apportait, mais c’était en lui comme une force amassée de loin, la révolte contre toute l’iniquité séculaire l’ardent besoin de faire enfin justice. Il était d’intelligence libérée, il n’acceptait que les faits démontrés scientifiquement. Il était seul, il voulait agir seul, il mettait toute sa foi dans l’action. Il était l’homme qui ose, et cela suffirait, sa mission serait remplie.

Un silence régna, et Jordan finit par répondre, avec un geste amical d’abandon :

« Je vous l’ai dit, il est des heures de lassitude où je donnerais à Delaveau toute l’exploitation, et le haut fourneau, et la mine, et les terrains, pour en être débarrassé, de façon à me livrer en paix à mes études, à mes expériences… Prenez-les donc, je préfère les donner à vous, qui croyez pouvoir en faire un bon usage. Tout ce que je vous demande, c’est de me délivrer complètement, c’est de me laisser dans mon coin travailler, achever mon œuvre, sans jamais me reparler de ces choses. »

Luc le regardait de ses yeux étincelants, où luisaient toute sa gratitude, toute sa tendresse. Puis, sans hésitation aucune, l’air certain de la réponse :

« Ce n’est pas tout, mon ami, il faut que votre grand cœur fasse davantage. Je ne puis rien entreprendre aujourd’hui sans argent, j’ai besoin de cinq cent mille francs, pour créer l’usine que je rêve, où je réorganiserai le travail, et qui sera comme le fondement de la Cité future… Et j’ai la conviction de vous apporter une bonne affaire, puisque votre capital entre dans l’association et qu’il vous assurera une large part des bénéfices. »

Puis, comme Jordan voulait l’interrompre :

« Oui, je sais, vous ne désirez pas devenir plus riche. Mais, pourtant, il faut bien que vous viviez ; et, si vous me donnez votre argent, je veux assurer votre existence matérielle, de façon que rien ne trouble jamais plus votre paix de grand travailleur. »

Le silence recommença, grave, ému, dans la vaste salle, où tant de travail germait déjà, pour les moissons prochaines. La décision à prendre était si grosse d’avenir, qu’elle mettait comme un frisson religieux, dans l’attente auguste de ce qui allait être.

« Vous êtes une âme de renoncement et de bienfait, dit encore Luc. Ne me l’avez-vous pas appris hier ? ces découvertes que vous poursuivez, ces fours électriques qui doivent réduire l’effort humain, enrichir les hommes d’une fortune nouvelle, vous ne les exploiterez même pas, vous les donnerez… Moi, ce n’est pas un don que je vous demande, c’est une aide fraternelle, l’aide qui va me permettre de diminuer l’injustice et de faire du bonheur. »

Alors, très simplement, Jordan consentit.

« Mon ami, je veux bien. Vous aurez l’argent pour réaliser votre rêve… Et, comme il ne faut pas mentir, j’ajoute que ce rêve n’est toujours, à mes yeux, qu’une utopie généreuse, car vous ne m’avez pas pleinement convaincu. Excusez mon doute de savant.. Mais n’importe ! vous êtes un brave homme, tentez votre œuvre, je suis avec vous. »

Luc eut un cri de triomphe, dans un élan de tout son être, qui sembla le soulever de terre.

« Merci je vous dis que l’œuvre est faite, et nous en aurons la divine joie ! »

Sœurette n’avait pas bougé, n’était pas intervenue. Mais toute la bonté de son cœur était montée à sa face, de grosses larmes d’attendrissement gonflaient ses yeux. Elle se leva, sous une force irrésistible. Elle s’approcha de Luc, muette, éperdue, et elle le baisa au visage, tandis que ses larmes coulaient. Puis, dans son extraordinaire émotion, elle se jeta entre les bras de son frère, elle y sanglota longuement.

Un peu surpris de ce baiser au jeune homme, Jordan s’inquiéta.

« Quoi donc, petite sœur ? Tu ne nous désapprouves pas, au moins ? C’est vrai, nous aurions dû te consulter… Mais il en est temps encore. Es-tu avec nous ? »

— Oh ! oui, oh ! oui, balbutia-t-elle, souriante, radieuse dans les larmes. Vous êtes deux héros, et je vous servirai, disposez de moi. »

Le soir du même jour, vers onze heures, Luc vint s’accouder à la fenêtre du pavillon, comme la veille, pour respirer un instant l’air frais et calme de la nuit. En face, au-delà des champs incultes, semés de roches, Beauclair s’endormait, éteignant une à une ses lumières ; pendant que, sur la gauche, l’Abîme retentissait des coups sourds de ses marteaux. Jamais l’haleine du géant douloureux ne lui avait semblé plus rude ni plus oppressée. Et, comme la veille encore, un bruit s’éleva de l’autre côté de la route, si léger qu’il crut au frôlement d’ailes d’un oiseau de nuit. Mais son cœur se mit à battre, lorsque le bruit recommença, car il reconnaissait maintenant ce doux frisson de l’approche. Et il revit la forme vague, délicate et fine, qui semblait flotter à la pointe des herbes. Et, d’un saut de chèvre sauvage, une femme traversa la route, lui lança un petit bouquet, si adroitement, qu’il le reçut de nouveau sur les lèvres, ainsi qu’une caresse. Comme la veille, c’était un petit bouquet d’œillets de montagne, cueilli à l’instant parmi les roches, et d’une odeur si puissante, qu’il en fut tout parfumé.

« Oh ! Josine, Josine ! » murmura-t-il, pénétré d’une tendresse infinie.

Elle était revenue, et elle se donnait encore, elle se donnerait toujours, du même geste de gratitude passionnée, avec ces fleurs naïves comme elle, et il en était rafraîchi, ragaillardi, dans la fatigue physique et morale d’une journée si pleine, décisive. N’était-ce pas déjà la récompense du premier effort, de l’action résolue ? Son petit bouquet de ce soir-là le fêtait d’avoir décidé qu’il agirait dès le lendemain. C’était en elle qu’il aimait le peuple souffrant, c’était elle qu’il voulait sauver du monstre. Il l’avait prise la plus misérable la plus outragée, si près de l’avilissement, qu’elle était sur le point de tomber au ruisseau. Avec sa pauvre main que le travail avait mutilée, elle incarnait toute la race des victimes, des esclaves donnant leur chair pour l’effort et pour le plaisir. Lorsqu’il l’aurait rachetée, il rachèterait avec elle toute la race. Et, délicieusement, elle était aussi l’amour, l’amour nécessaire à l’harmonie, au bonheur de la Cité future.

D’une voix douce, il appela.

« Josine ! Josine ! C’est vous, Josine ! »

Mais déjà, sans une parole, elle fuyait, se perdait dans l’obscurité de la lande inculte.

« Josine ! Josine ! C’est vous je le sais bien, Josine, et il faut que je vous parle. »

Alors, tremblante, heureuse, elle revint de son pas léger, elle s’arrêta sur la route, en dessous de la fenêtre. Et, d’un souffle à peine :

« Oui, c’est moi monsieur Luc. »

Il ne se hâtait plus, il tâchait de la mieux voir, si mince, si vague pareille à une vision qu’un flot de ténèbres va emporter.

« Voulez-vous me rendre un service ? … Dites à Bonnaire qu’il cause avec moi demain matin. J’ai une heureuse nouvelle pour lui. Je lui ai trouvé du travail. »

Elle s’égaya d’un rire ému, à peine distinct, tel qu’un gazouillis d’oiseau.

« Ah ! vous êtes bon ! vous êtes bon !

— Et, continua-t-il à voix plus basse, en s’attendrissant, j’aurai du travail pour tous les ouvriers qui voudront travailler. Oui, je vais tâcher qu’il y ait de la justice et du bonheur pour tout le monde. »

Elle comprit, son rire se fit plus doux, plus trempé de passion reconnaissante.

« Merci, merci, monsieur Luc. »

La vision s’effaçait, il revit l’ombre légère fuir de nouveau parmi les broussailles ; et elle était accompagnée d’une autre ombre toute petite, Nanet, qu’il n’avait point encore aperçu, et qui galopait maintenant au côté de sa grande sœur.

« Josine ! Josine ! … Au revoir, Josine !

— Merci, merci, monsieur Luc ! »

Il ne la distinguait plus, elle avait disparu ; mais il entendait toujours son remerciement de gratitude et de joie, ce gazouillis d’oiseau que le vent du soir apportait ; et cela était d’un charme infini, tout son cœur pénétré, enchanté.

Luc resta longtemps à la fenêtre, dans un ravissement, dans un espoir sans bornes. Entre l’Abîme où haletait la sourde respiration du travail maudit, et la Guerdache dont le parc faisait une tache noire, au milieu de la plaine rase de la Roumagne, il regardait le vieux Beauclair, le faubourg ouvrier aux masures branlantes, à demi pourries dormant sous l’écrasement de sa misère et souffrance. C’était là le cloaque qu’il voulait assainir, l’antique geôle du salariat qu’il s’agissait de raser, avec ses iniquités et ses cruautés exécrables, pour guérir l’humanité de l’empoisonnement séculaire. Et il rebâtissait à cette même place, il évoquait la ville future, la Cité de vérité, de justice et de bonheur, dont il voyait déjà les maisons blanches rire parmi les verdures, libres et fraternelles, sous un grand soleil d’allégresse.

Mais, tout d’un coup, l’horizon entier s’illumina, une flambée rose éclaira les toitures de Beauclair, le promontoire des monts Bleuses, la campagne immense. C’était une coulée du haut fourneau de la Crêcherie, que Luc avait d’abord prise pour une aurore. Et ce n’était pas une aurore, c’était plutôt un coucher d’astre, le vieux Vulcain, torturé à son enclume, qui jetait sa dernière flamme. Le travail ne serait plus que la santé et la joie, demain allait naître.