Travail (Zola)/Livre II/Chapitre II

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Charpentier (p. 248-290).


Depuis quatre ans que la Crêcherie était fondée, une sourde haine montait de Beauclair contre Luc. D’abord, il n’y avait eu qu’un étonnement hostile, des plaisanteries faciles et méchantes  ; mais, depuis que des intérêts se trouvaient lésés, la colère était venue, le besoin de se défendre furieusement, de se défendre par toutes les armes contre l’ennemi public.

Ce fut surtout chez les petits commerçants, chez les détaillantes, que l’inquiétude première se produisit. Les magasins coopératifs de la Crêcherie dont on s’était moqué, lors de leur ouverture, réussissaient, avaient peu à peu pour clients, non seulement les ouvriers de l’usine, mais encore tous les habitants qui faisaient acte d’adhésion. Et l’on pense si les anciens fournisseurs habituels s’émotionnaient de cette terrible concurrence, de ces tarifs nouveaux abaissant le prix des articles d’un bon tiers  ! C’était la lutte impossible, la ruine à bref délai, si ce Luc de malheur venait à vaincre, avec son idée désastreuse de vouloir que la richesse fût plus justement répartie, et que, pour commencer, les petits de ce monde pussent vivre mieux et à meilleur compte. Les bouchers, les épiciers, les boulangers, les marchands de vin, allaient donc être forcés de fermer boutique, du moment qu’on se passait très bien de leur intermédiaire, en évitant de leur laisser aux doigts un argent inutile  ? Et ils criaient à l’abomination, la société craquait et s’effondrait, le jour où ils n’aggravaient plus de leurs gains de parasites la misère des pauvres.

Mais les plus touchés encore furent les Laboque, ces quincailliers, anciens colporteurs de foires, qui avaient fini par tenir une sorte de vaste bazar, à l’angle de la rue de Brias et de la place de la Mairie. Les prix des fers marchands étaient de beaucoup tombés dans la région, depuis que la Crêcherie en fabriquait des quantités considérables  ; et le pis était que, grâce au mouvement d’association qui gagnait les petites usines du voisinage, le moment semblait venir où les consommateurs, sans passer par les Laboque, se procureraient directement, dans les magasins coopératifs, clous des Chodorge, les faux et les serpes des Hausser, les machines et les outils agricoles des Mirande. Déjà, sans compter les fers, les magasins de la Crêcherie fournissaient plusieurs de ces articles, et le chiffre des affaires du bazar baissait chaque jour. Aussi les Laboque ne décoléraient-ils pas, exaspérés de ce qu’ils nommaient l’avilissement des prix, se considérant comme volés, dès l’instant qu’on empêchait leur rouage inutile de manger de l’énergie et de la richesse, sans autre profit que pour eux. Ils étaient devenus naturellement un centre actif d’hostilité et d’opposition, le foyer où flambaient peu à peu toutes les haines allumées par les reformes de Luc, dont le nom n’était plus prononcé qu’avec exécration. Là se rencontraient le boucher Dacheux, bégayant de rage réactionnaire, et l’épicier-cabaretier Caffiaux, plus froid, empoisonné de rancune, mais sachant peser son intérêt. Même la belle Mme  Mitaine, la boulangère, venait parfois et se désolait des clients qu’elle perdait, tout en inclinant à la bonne entente.

«  Vous ne le savez donc pas, criait Laboque, ce M. Luc, comme ils le nomment, n’a qu’une idée au fond, celle de détruire le commerce. Oui, il s’en vante, il dit tout haut cette monstruosité  : le commerce est un vol, nous sommes tous des voleurs, nous devons disparaître. C’est pour nous balayer qu’il a fondé la Crêcherie.  »

Dacheux, le sang au visage, écoutait avec des yeux ronds.

«  Et, alors comment fera-t-on pour manger, s’habiller et le reste  ?

— Dame  ! il dit que le consommateur s’adressera directement au producteur.

— Et l’argent  ? demandait encore le boucher.

— L’argent  ! mais il le supprime aussi, il n’y aura plus d’argent. Hein  ? est-ce bête  ? comme si l’on pouvait vivre sans argent  !   »

Du coup, Dacheux étranglait de fureur.

«  Plus de commerce  ! plus d’argent  ! il détruit tout, et il n’y a pas de prison pour un bandit pareil, qui ruinera Beauclair, si nous n’y mettons pas bon ordre  !   » Mais Caffiaux hochait gravement la tête.

«  Il en dit bien d’autres… Il dit d’abord que tout le monde doit travailler, un vrai bagne où il y aura des gardes avec des bâtons, pour que chacun fasse sa besogne. Il dit qu’il ne doit exister ni riches ni pauvres, on ne sera pas plus riche en naissant qu’en mourant, on mangera ce qu’on gagnera, ni plus ni moins d’ailleurs que le voisin, sans avoir même le droit de faire des économies.

— Eh bien  ! et l’héritage  ? interrompait de nouveau Dacheux.

— Il n’y aura plus d’héritage.

— Comment  ! plus d’héritage, je ne laisserai plus à ma fille mon argent à moi  ? Tonnerre de Dieu  ! c’est trop fort  !   »

Et le boucher ébranlait la table d’un violent coup de poing.

«  Il dit encore, continuait Caffiaux, qu’il n’y aura plus d’autorité d’aucune sorte, plus de gouvernement, plus de gendarmes, plus de juges, plus de prisons. Chacun vivra comme il voudra, et dormira à sa guise… Il dit aussi que les machines finiront par faire tout le travail et que les ouvriers auront seulement le petit souci de les conduire. Ce sera le paradis, parce qu’on ne se battra plus, qu’il n’y aura plus d’armées et plus de guerres… Et il dit enfin que les hommes et le femmes, quand ils s’aimeront, se mettront ensemble pour le temps qu’il leur plaira, puis se lâcheront de bon accord, quittes à recommencer avec d’autres. Et, s’il vient des enfants, la communauté les prendra à son compte, les élèvera en tas, au petit bonheur, sans qu’ils aient besoin de mère ni de père.  »

Muette jusque-là, la belle Mme  Mitaine se récriait.

«  Oh  ! les pauvres petits  ! … Chaque maman, j’espère, aura bien le droit d’élever les siens. C’est bon pour les enfants qu’on a le mauvais cœur d’abandonner, d’être élevés pêle-mêle, par des mains étrangères ainsi que dans les asiles d’orphelins… Tout ce que vous nous racontez, ça ne m’a l’air guère propre.

— Dites que c’est de la saleté pure  ! clamait Dacheux, hors de lui. Ça ne se passe pas autrement sur le trottoir  : on ramasse une fille, on la prend, on la quitte. Ah  ! bien une vraie maison publique, que leur société future  !   »

Et Laboque, qui ne perdait pas de vue ses intérêts menacés finissait par conclure  :

« Il est fou, ce M. Luc. Nous ne pouvons pas le laisser ainsi ruiner et déshonorer Beauclair. Il va falloir nous entendre pour agir.  »

Mais les colères s’accrurent encore, un déchaînement universel se produisit, lorsque Beauclair sut que l’infection de la Crêcherie gagnait le village voisin des Combettes. Ce fut une stupeur, une réprobation, voilà que M. Luc débauchait, empoisonnait les paysans  ! Lenfant, le maire des Combettes, aidé de son adjoint Yvonnot, après avoir rapproché, réconcilié les quatre cents habitants de la commune, venait de les décider à mettre leurs terres en commun, par un acte d’association copié sur celui qui régissait le capital, le travail et le talent, à l’usine nouvelle. Il n’y aurait plus qu’un vaste domaine, permettant l’usage des machines, des grandes fumures, des cultures intensives, décuplant les récoltes, donnant l’espoir d’un large partage des bénéfices. Et les deux associations allaient se consolider l’une par l’autre, les paysans fourniraient le pain aux ouvriers, qui leur fourniraient les outils, les objets manufacturés nécessaires à leur existence, de sorte qu’il y aurait rapprochement des deux classes ennemies, fusion peu à peu intime, tout un embryon de peuple fraternel. C’était la fin du vieux monde, si le socialisme gagnait à lui les paysans, les innombrables travailleurs des campagnes, considérés jusque-là comme les remparts de la propriété égoïste, se tuant de besogne ingrate sur leur motte terre, plutôt que de l’aliéner. L’ébranlement en fut senti dans tout Beauclair, un frisson passa, qui annonçait la catastrophe prochaine.

Et, de nouveau, les Laboque se trouvèrent les premiers frappés.

Ils perdaient la clientèle des Combettes, ils ne virent plus ni Lenfant, ni les autres, venir leur acheter des bêches, des charrues, des outils et des ustensiles. Dans une dernière visite que Lenfant leur fit, il marchanda, n’acheta rien, leur déclara tout net qu’il gagnerait trente pour cent à ne plus se fournir chez eux, puisqu’ils étaient forcés de prélever un tel gain sur les objets qu’ils se procuraient eux-mêmes dans les usines voisines. Désormais, tous ceux des Combettes s’adressèrent directement à la Crêcherie, en adhérant aux magasins coopératifs, dont l’importance continuait à croître. Et, dès lors, ce fut la terreur, chez tous les petits détaillants de Beauclair.

«  Il faut agir, il faut agir, répétait Laboque avec une violence croissante, lorsque Dacheux et Caffiaux le venaient voir. Si nous attendons que ce fou empoisonne tout le pays de ses doctrines monstrueuses, nous arriverons trop tard.

— Quoi faire  ?   » demandait prudemment Caffiaux.

Dacheux était pour les tueries franches.

«  On pourrait l’attendre au coin d’une rue, le soir, et lui allonger une de ces volées qui font réfléchir un homme.  »

Mais Laboque, petit et sournois, rêvait de moyens plus sûrs pour tuer son homme.

«  Non, non, toute la ville se soulève contre lui, il faut saisir une occasion où nous aurons toute la ville avec nous.  »

Et l’occasion, en effet, se présenta. Le vieux Beauclair, depuis des siècles, était traversé par un ruisseau infect, une sorte d’égout à découvert, qu’on nommait le Clouque. On ne savait même d’où il venait, il semblait sortir de dessous d’antiques masures, au débouché des gorges de Brias  ; et l’idée commune était qu’il s’agissait là d’un de ces torrents de montagne, dont les sources restent inconnues. Les très vieilles gens se souvenaient de l’avoir vu couler à pleins bords, à certaines époques. Mais, depuis de longues années, il ne débitait plus qu’une eau rare, dont les industries voisines empoisonnaient la fraîcheur. Les ménagères des maisons riveraines avaient même fini par le prendre comme l’évier naturel où elles déversaient leurs eaux de vaisselle et leurs ordures, de sorte qu’il roulait tous les détritus du quartier pauvre, et qu’il exhalait les jours d’été, une puanteur épouvantable. Un moment, des craintes sérieuses d’épidémie s’étant répandues, le conseil municipal, sur l’initiative du maire, avait discuté la question de savoir si l’on ne le couvrirait pas, pour qu’il passât sous terre. Mais la dépense apparut trop forte, on n’en parla plus, le Clouque continua tranquillement à empuantir et à contaminer le voisinage. Et voilà, tout d’un coup, que le Clouque tarit complètement, se dessécha, ne fut plus qu’une dure voie rocheuse, sans une goutte d’eau. Beauclair, comme par la baguette d’un magicien, était débarrassé de ce foyer d’infection, auquel on attribuait toutes les mauvaises fièvres du pays  ; et il ne restait que la curiosité de savoir par où le torrent avait bien pu s’en aller.

D’abord, il y eut simplement une rumeur vague. Ensuite, les faits se précisèrent, il fut certain que c’était M. Luc qui avait commencé à détourner le torrent, le jour où il avait capté les sources sur les pentes des monts Bleuses, pour les besoins de la Crêcherie, toute cette belle eau claire et ruisselante qui en était la santé, la prospérité. Mais, surtout, il avait achevé de prendre tout entier le torrent, quand il s’était avisé de donner le trop-plein de ses réservoirs aux paysans des Combettes, faisant ainsi leur fortune, déterminant leur association heureuse, grâce à cette eau dont le bienfait les avait réunis, en coulant pour tous. Bientôt les preuves abondèrent, cette eau disparue du Clouque, elle ruisselait dans le Grand-Jean, décuplée, utilisée par l’intelligence devenue de la richesse, au lieu d’être de l’ordure et de la mort. Et les rancunes, les colères reprirent, grandirent contre ce Luc disposant avec ce sans-gêne de ce qui n’était pas à lui. Pourquoi donc avait-il volé le torrent  ? Pourquoi le gardait-il, le donnait-il à ses créatures  ? On ne prenait pas de la sorte l’eau d’une ville un ruisseau qui avait toujours coulé là, qu’on était habitué à voir qu’on utilisait à toutes sortes de services. Le maigre filet d’eau sale, charriant d’immondes détritus, exhalant la peste, tuant le monde, était oublié. On ne parlait plus de l’enfouir, chacun disait quel grand bénéfice il en tirait, et pour l’arrosage, et pour le blanchissage, et pour les besoins quotidiens de l’existence. Un tel vol ne pouvait se tolérer, il fallait que la Crêcherie rendît le Clouque l’égout infect, dont la ville était empoisonnée.

Laboque fut naturellement celui qui cria le plus fort. Il fit une visite officielle à Gourier, le maire, pour savoir quelle décision il entendait proposer au conseil municipal, dans des circonstances si graves. Lui, Laboque, se prétendait particulièrement lésé, parce que le Clouque passait derrière sa maison, au bout de son petit jardin, et qu’il affirmait en tirer des avantages considérables. Sans doute, s’il s’était mis à récolter des signatures de protestation, il aurait réuni celles de tous les habitants de son quartier. Mais son idée était que la ville devait prendre elle-même l’affaire en main, intenter un procès à la Crêcherie, en restitution de torrent et en dommages-intérêts. Gourier l’écouta, se contenta d’approuver par des signes de tête, malgré la haine inquiète qu’il nourrissait personnellement contre Luc. Puis, il demanda quelques jours de réflexion voulant examiner le cas et consulter les gens autour de lui. Il sentait bien que Laboque poussait la ville à marcher, pour ne pas marcher en personne. Le sous-préfet Châtelard, avec lequel il s’enferma pendant deux heures, dut alors le convaincre, dans sa terreur des complications, de la sagesse qu’il y avait à toujours laisser les autres faire les procès  ; car il ne rappela le quincaillier que pour lui expliquer longuement qu’un procès fait par la ville traînerait, n’aboutirait à rien de sérieux, tandis qu’un procès fait un particulier serait autrement désastreux pour la Crêcherie, surtout si, après la condamnation, d’autres particuliers le recommençaient, indéfiniment.

Quelque jours plus tard, Laboque lança l’assignation, demandant vingt-cinq mille francs de dommages-intérêts. Et, comme une fête, il y eut une réunion chez lui, sous le prétexte innocent d’un goûter offert par sa fille et son fils, Eulalie et Auguste, à leurs camarades Honorine Caffiaux, Évariste Mitaine et Julienne Dacheux. Tout ce petit monde grandissait, Auguste avait seize ans, et Eulalie, neuf, tandis que les quatorze ans d’Évariste le rendaient sérieux déjà, et que les dix-neuf d’Honorine, bonne à marier, la faisaient maternelle pour les huit ans de Julienne, la plus jeune de la bande. D’ailleurs, ils s’installèrent tout de suite dans l’étroit jardin, et jouèrent, et rirent comme des fous, la conscience claire et gaie, ignorante des haines et des colères de leurs parents.

«  Enfin, nous le tenons  ! cria Laboque. M. Gourier m’a bien dit que, si nous allions jusqu’au bout, nous ruinerions l’usine. Admettons que le tribunal m’accorde dix mille francs, vous êtes une centaine qui pouvez lui faire le même procès, il devra donc sortir de sa poche un joli petit million. Et ce n’est pas tout, il lui faudra rendre le torrent et démolir les travaux qu’il a exécutés, ce qui le privera de cette belle eau fraîche dont il est si glorieux… Ah  ! mes amis, la bonne affaire  !   »

Tous s’excitaient triomphalement à l’idée de ruiner l’usine, d’abattre surtout ce Luc, cet insensé qui voulait détruire le commerce, l’héritage, l’argent, les fondements les plus vénérables des sociétés humaines. Seul, Caffiaux réfléchissait.

«  J’aurais préféré, finit-il par dire, que la ville fît le procès. Quand il faut se battre, ces bourgeois aiment toujours mieux que ce soient les autres. Où sont-ils donc les cent qui assigneront la Crêcherie  ?   »

Dacheux éclata.

«  Ah  ! ce que je m’en serais mis volontiers, moi  ! si ma maison ne se trouvait pas de l’autre côté de la rue  ! Et encore, je vais voir, parce que le Clouque passe au bout de la cour de ma belle-mère. Il faut que j’en sois, tonnerre de Dieu  !

— Mais, reprit Laboque, il y a d’abord Mme  Mitaine, qui est dans les mêmes conditions que moi, et dont la maison souffre, comme la mienne, depuis que le ruisseau est tari… Vous assignerez, n’est-ce pas, Mme  Mitaine  ?   »

Il l’avait invitée à venir, dans la sourde intention de la forcer s’engager formellement, car il la savait désireuse de sa propre paix et respectueuse de la paix des autres, en brave femme. Elle se mit d’abord à rire.

«  Oh  ! le tort fait à ma maison par la disparition du Clouque  ! Non, non, mon voisin, la vérité est que j’avais donné l’ordre de ne jamais employer une goutte de cette eau corrompue, dans la crainte de rendre malade ma clientèle… C’était si sale et ça sentait mauvais, qu’il faudrait absolument, le jour où l’eau nous serait rendue, dépenser l’argent nécessaire pour nous en débarrasser, la faisant passer sous terre, comme il en avait jadis été question.  »

Laboque feignit de ne pas entendre.

«  Mais enfin, madame Mitaine, vous êtes avec nous, vos intérêts sont les nôtres, et si je gagne mon procès, vous marcherez avec tous les propriétaires riverains, forts de la chose jugée  ?

— Nous verrons, nous verrons, répondit la belle boulangère, devenue sérieuse. Je veux bien être avec la justice, si elle est juste.  »

Et il fallut que Laboque se contentât de cette promesse conditionnelle. Du reste, l’exaltation de rancune où il était le jetait hors de toute sagesse, il croyait déjà tenir la victoire, l’écrasement de ces folies socialistes dont l’essai, en quatre ans, avait fait tomber sa vente de moitié. C’était toute la société qu’il vengeait, en donnant des coups de poing sur la table, avec Dacheux, tandis que le prudent Caffiaux, de diplomatie compliquée, attendait le triomphe du vieux Beauclair ou de la Crêcherie, avant de s’engager à fond. Et, à leur table, où des sirops et des gâteaux étaient servis, les enfants, sans rien écouter de la bataille prochaine, fraternisaient comme un vol de gais oiseaux, lâchés en plein ciel, au libre avenir.

Tout Beauclair fut bouleversé, lorsqu’on y connut l’assignation de Laboque, cette demande de vingt-cinq mille francs, qui était l’ultimatum, la déclaration de guerre. Dès lors, il y eut un terrain de ralliement, les hostilités éparses se rencontrèrent, se groupèrent en une armée active, dont les forces entrèrent en campagne contre Luc et son œuvre, l’usine diabolique où se forgeait la ruine de la société antique et respectable. C’était l’autorité, la propriété, la religion, la famille, qu’il s’agissait de défendre. Beauclair entier finissait par en être, les fournisseurs lésés ameutaient leurs clients, la bourgeoisie suivait, dans sa terreur des idées neuves. Il n’était pas de petit rentier qui ne se sentît sous la menace d’un cataclysme effroyable, où s’effondrerait son étroite existence égoïste. Les femmes s’indignaient, se révoltaient, depuis que le triomphe de la Crêcherie leur était présenté comme celui d’un immense mauvais lieu, où elles seraient toutes au premier passant venu qui aurait le caprice de les prendre. Même les ouvriers, même les pauvres mourant de faim s’inquiétaient, commençaient à maudire l’homme dont le rêve ardent était de les sauver, et qu’ils accusaient d’aggraver leur misère, en rendant les patrons et les riches plus inexorables. Mais surtout ce qui empoisonnait, ce qui affolait Beauclair, c’était une violente campagne que menait le journal local, la petite feuille publiée chez l’imprimeur Lebleu. À cette occasion, le journal était devenu bi-hebdomadaire, et l’on soupçonnait le capitaine Jollivet d’être l’auteur des articles dont la virulence faisait sensation. L’attaque, d’ailleurs, se réduisait à un bombardement d’erreurs et de mensonges, toute la boue inepte qu’on jette au socialisme, en caricaturant ses intentions et en souillant son idéal. Seulement, le succès d’une telle tactique était certain sur de faibles cerveaux ignorants, et ce fut merveille comme le soulèvement gagna de proche en proche, au milieu d’intrigues compliquées, réunissant contre le perturbateur public toutes les classes ennemies, furieuses de se voir dérangées dans leur cloaque séculaire, sous le vain prétexte de les conduire, réconciliées, à la saine, à la Cité juste et heureuse de l’avenir.

Deux jours avant que le procès, intenté à Luc par Laboque, vînt devant le tribunal civil de Beauclair, il y eut à l’Abîme, chez les Delaveau, un grand déjeuner, dont le but secret était de se voir et de s’entendre, avant la bataille. Les Boisgelin se trouvaient naturellement invités, le maire Gourier, le sous-préfet Châtelard, le juge Gaume avec son gendre le capitaine Jollivet, enfin l’abbé Marle. Les dames en étaient, afin que la rencontre gardât son apparence d’aimable réunion intime.

Châtelard, comme il le faisait d’habitude, passa chez le maire, dès onze heures et demie, pour le prendre avec sa femme, la toujours belle Léonore. Depuis le succès de la Crêcherie, Gourier traversait de mauvais moments d’inquiétude et de doute. D’abord, il avait senti, parmi les centaines d’ouvriers qu’il employait, dans sa grande cordonnerie de la rue de Brias, une sorte de vacillement, le frisson nouveau, l’association menaçante. Puis, il s’était demandé si le mieux ne serait pas de céder, d’aider lui-même à cette association, dont le succès le ruinerait, s’il ne s’en mettait pas. Mais c’était là un combat intérieur qu’il tenait caché, car il avait une plaie vive, une rancune qui le faisait l’ennemi personnel de Luc, depuis le jour où son fils Achille, ce grand garçon indépendant, avait rompu avec lui pour occuper un emploi à la Crêcherie, ou il vivait près de Ma-Bleue, son amoureuse des nuits bleues. Il avait défendu qu’on prononçât en sa présence le nom de l’ingrat, déserteur de la bourgeoisie, passé à l’ennemi de toute sécurité sociale. Et, sans qu’il voulût le dire, ce départ de son fils aggravait son incertitude secrète, dans la crainte sourde ou il était de se trouver peut-être un jour forcé de le suivre.

«  Eh bien  ! dit-il à Châtelard, dès qu’il le vit entrer, le voilà qui arrive, ce procès. Laboque est revenu me voir, pour des certificats. Son idée est toujours d’engager la ville, et il est bien difficile de ne pas lui donner un coup de main, après l’avoir poussé comme nous l’avons fait.  »

Le sous-préfet se contenta de sourire.

«  Non, non  ! mon ami, écoutez-moi, n’engagez pas la ville… Vous avez été assez sage pour vous rendre à mes bonnes raisons, en ne faisant pas le procès et en laissant marcher ce terrible Laboque, qui a soif de vengeance et de massacre. Je vous en prie, continuez, restez simple spectateur, il sera toujours temps de profiter de sa victoire, s’il est victorieux… Ah  ! mon ami, si vous saviez tout le bénéfice qu’on trouve à ne se mêler de rien  !   »

Et, d’un geste, il compléta sa pensée, il dit toute la paix qu’il goûtait dans sa sous-préfecture, depuis qu’il s’y faisait oublier. Les choses allaient de mal en pis à Paris, l’autorité centrale s’effondrait un peu chaque jour, le temps était proche où la société bourgeoise devait s’émietter d’elle-même ou être emportée par une révolution  ; et lui, bon philosophe sceptique, demandait seulement à durer jusque-là, heureux de finir sans trop d’embarras, dans le nid tiède qu’il s’était choisi. Aussi toute sa politique se résumait-elle à laisser aller les faits, en s’en occupant le moins possible, convaincu du reste que le gouvernement, au milieu des difficultés où il agonisait, lui savait un gré infini d’abandonner la bête à sa belle mort, sans la tracasser davantage. C’était précieux, un sous-préfet dont on n’entendait jamais parler, dont l’effort intelligent avait supprimé Beauclair du souci gouvernemental. Et il réussissait très bien, on ne se souvenait de lui que pour le combler d’éloges, tandis qu’il achevait paisiblement d’enterrer la société mourante, en vivant son dernier automne aux genoux de la belle Léonore.

«  Vous entendez, mon ami, ne vous compromettez pas, car dans un temps comme le nôtre, on ne peut savoir ce qui arrivera demain. Il faut s’attendre à tout, le mieux est donc de ne s’exclure de rien. Laissez les autres courir les premiers et risquer de se casser les os. Vous verrez bien ensuite.  »

Mais Léonore entrait, vêtue de soie claire, comme rajeunie depuis qu’elle avait dépassé la quarantaine, d’une beauté blonde majestueuse, avec des yeux candides de dévote, dans son ménage à trois, accepté d’ailleurs de toute la ville. Et Châtelard lui prit la main, la baisa, galant comme au premier jour, installé là pour sa fin d’existence, pendant que le mari, l’air soulagé de devoirs trop lourds, les couvait d’un regard affectueux, en homme qui avait des compensations au-dehors.

«  Ah  ! tu es prête. Alors  ; nous partons, n’est-ce pas  ? Châtelard… Et, soyez tranquille, je suis prudent, je n’ai pas envie de me fourrer dans quelque bagarre, où nous laisserions notre tranquillité. Mais vous savez, tout à l’heure, chez les Delaveau, il va falloir dire comme les autres.  »

À la même heure, le président Gaume attendait chez lui sa fille Lucile et son gendre le capitaine Jollivet, qui devaient venir le prendre, pour se rendre tous les trois ensemble à ce déjeuner des Delaveau. Le président avait beaucoup vieilli en quatre années, il semblait devenu plus sévère et plus triste, maniaque du droit, passant des heures à motiver ses jugements avec une minutie croissante. On l’avait, disait-on, entendu sangloter, certains soirs, comme si tout croulait sous lui, même la justice à laquelle il se cramponnait désespérément, espérant encore se sauver sur cette dernière épave. Et, dans le douloureux souvenir du drame intime qui l’écrasait, la trahison et la mort violente de sa femme, il devait surtout souffrir de voir ce drame renaître, sa fille adorée, cette Lucile de visage si virginal, de ressemblance si frappante avec sa mère, tromper son mari, comme celle-ci l’avait trompé lui-même. Elle n’était pas depuis six mois la femme du capitaine Jollivet qu’elle le trahissait, se donnait au petit clerc d’un avoué, un grand gamin blond, plus jeune qu’elle, aux yeux bleus de fille. Le président, qui surprit l’intrigue, en souffrit affreusement, comme d’un recommencement de la trahison, dont la plaie saignait toujours en son cœur. Il recula devant une explication douloureuse, il aurait cru revivre l’affreuse journée où sa femme s’était tuée devant lui, en confessant sa faute. Mais quel abominable monde où tout ce qu’il avait aimé l’avait trahi  ! Et comment croire à une justice, lorsque c’étaient les plus belles et les meilleures qui faisaient tant souffrir  ?

Songeur et morose, le président Gaume était assis dans son cabinet, où il venait d’achever la lecture du Journal de Beauclair, lorsque parurent le capitaine et Lucile. Un article d’attaque violente contre la Crêcherie, qu’il avait lu, lui paraissait sot, maladroit et grossier. Et il le dit tranquillement.

«  Ce n’est pas vous, j’espère, mon brave Jollivet, qui écrivez de pareils articles, comme le bruit en court. Ça ne sert à rien, d’injurier ses adversaires.  »

Le capitaine eut un geste embarrassé.

«  Oh  ! écrire, vous savez bien que je n’écris pas, ça n’a jamais été mon plaisir. Mais c’est vrai, je fournis des idées à Lebleu, simplement des notes, des bouts de papier, sur lesquels il fait rédiger ça par je ne sais qui.  »

Et, comme le président continuait à faire une moue de désapprobation  :

«  Que voulez-vous  ? on se bat avec les armes qu’on a. Si ces sacrées fièvres de Madagascar ne m’avaient pas forcé à donner ma démission, ce serait à coups de sabre que je tomberais sur ces idéologues, qui sont en train de nous démolir, avec leurs utopies criminelles… Ah  ! bon Dieu  ! que cela me soulagerait donc d’en saigner une douzaine  !   »

Lucile, qui se taisait, petite et mignonne, avait son fin sourire énigmatique. Et elle coula sur son grand homme de mari, aux moustaches victorieuses, un regard d’une ironie si claire, que le président y lut sans peine le dédain amusé qu’elle avait pour ce sabreur, dont ses frêles mains roses jouaient comme une chatte d’une souris.

«  Oh  ! Charles, murmura-t-elle, ne sois pas méchant, ne dis pas des choses qui me font peur  !   »

Mais elle rencontra les yeux de son père, elle craignit de se sentir devinée, et elle ajouta de son air de vierge candide  :

«  N’est-ce pas, cher père, que Charles a tort de se brûler ainsi le sang  ? Nous devrions vivre tranquilles, dans notre coin, et le bon Dieu nous bénirait peut-être, en nous envoyant enfin un beau petit garçon.  »

Gaume vit bien qu’elle se moquait encore, tandis que s’évoquait l’image de l’amant, le petit clerc d’avoué blond, aux yeux bleus de fille, dont elle avait fait sa poupée vicieuse.

«  Tout cela est bien triste et bien cruel, conclut le président, sans préciser. Que résoudre, que faire, lorsque tous se trompent et se dévorent  ?   »

Il s’était levé péniblement, il prit son chapeau et ses gants, pour se rendre chez les Delaveau. Et, dans la rue, Lucile, qu’il adorait malgré tant de souffrance, s’étant emparée de son bras, il eut un moment de délicieux oubli, comme après une querelle d’amoureux.

À l’Abîme, dès midi Delaveau vint rejoindre Fernande dans le petit salon, qui ouvrait sur la salle à manger, au rez-de-chaussée de l’ancien pavillon des Qurignon, où logeait maintenant le directeur de l’usine. C’était un logis assez étroit, il n’y avait en bas qu’une autre pièce, dont Delaveau avait fait son cabinet, et qui communiquait par une galerie de bois avec les bureaux voisins de l’exploitation. En haut, au premier étage et au second, se trouvaient les chambres. Depuis qu’une jeune femme, passionnée de luxe, habitait là, des tapis et des tentures avaient mis aux anciens murs noirs un peu des splendeurs et des jouissances rêvées.

Mais Boisgelin parut le premier, seul.

«  Comment  ! s’écria Fernande d’un air désolé, Suzanne n’est pas venue  ?

— Elle vous prie de l’excuser, répondit correctement Boisgelin. Elle a été prise ce matin d’une telle migraine, qu’elle n’a pu quitter sa chambre.  »

Chaque fois qu’il s’agissait de venir à l’Abîme, c’était ainsi Suzanne trouvait un prétexte pour s’éviter cette aggravation de douleur  ; et il n’y avait plus que Delaveau, dans son aveuglement qui n’eût pas compris.

Tout de suite, d’ailleurs, Boisgelin changea la conversation.

«  Eh bien  ! nous voilà donc à la veille du fameux procès. N’est-ce pas  ? c’est chose faite, la Crêcherie est condamnée d’avarice.  »

Delaveau haussa ses fortes épaules.

«  Qu’on la condamne ou non, que nous importe  ! Sans doute elle nous fait du tort, en avilissant le prix des fers  ; mais nous ne sommes pas en concurrence de fabrication, et ce n’est pas encore bien grave.  »

Frémissante, d’une merveilleuse beauté, ce jour-là, Fernande le regarda de ses yeux de flamme.

«  Oh  ! toi, tu ne sais pas haïr… Voilà un homme qui s’est mis en travers de tous tes projets qui a fondé à ta porte une usine rivale dont le succès serait la ruine de celle que tu diriges, qui ne cesse d’être l’obstacle, la menace, et tu ne souhaites seulement pas sa perte  ! … Ah  ! qu’il soit jeté nu au fossé, moi je serai contente  !   »

Depuis le premier jour, elle avait bien senti que Luc allait être l’ennemi, et elle ne pouvait parler sans haine de cet homme qui menaçait sa jouissance. Là était le grand, l’unique crime, elle exigeait pour sa faim toujours croissante de plaisirs et de luxe des gains sans cesse accrus, une usine prospère, des centaines d’ouvriers pétrissant l’acier, devant la bouche incendiée des fours. C’était elle la mangeuse d’hommes et d’argent, dont l’Abîme, avec ses marteaux-pilons, ses machines géantes, ne suffisait plus à calmer les appétits. Et que deviendrait son espoir de grande vie future, de millions entassés et dévorés, si l’Abîme périclitait, succombait à la concurrence  ? Aussi ne laissait-elle de repos ni à son mari, ni à Boisgelin les poussant, les inquiétant, saisissant toutes les occasions de dire sa colère et ses craintes.

Boisgelin, qui mettait une sorte de supériorité à ne jamais s’occuper des affaires de l’usine, dépensant sans compter les bénéfices, dans sa gloriole de bel homme aimé, cavalier élégant, grand chasseur, avait pourtant un frisson, lorsqu’il entendait Fernande parler de ruine possible. Et il se tournait vers Delaveau en qui sa confiance restait absolue.

«  Tu es sans inquiétude, n’est-ce pas  ? cousin… Tout va bien ici  ?   »

De nouveau, l’ingénieur haussa les épaules.

«  Tout va bien, la maison n’est pas touchée encore… La ville entière se soulève contre cet homme, c’est un fou. On va voir son impopularité, et si je suis content au fond du procès, la raison en est que ça l’achèvera dans l’esprit de Beauclair. Avant trois mois, les quelques ouvriers qu’il nous a enlevés viendront, à mains jointes, me supplier de les reprendre à l’Abîme. Vous verrez, vous verrez  ! Il n’y a que l’autorité, l’affranchissement du travail est une bêtise, le travailleur ne fait plus rien de bon, dès qu’il est son maître.  »

Il y eut un silence, et il ajouta d’une voix ralentie, avec une ombre de souci dans les yeux  :

«  Pourtant, nous devrions être prudents, la Crêcherie n’est pas une concurrence négligeable, et ce qui m’inquiéterait, ce serait de ne pas avoir, dans une nécessité brusque, les fonds nécessaires à la lutte. Nous vivons trop au jour le jour, il devient indispensable de créer une sérieuse caisse de réserve, en y versant par exemple le tiers des gains annuels.  »

Fernande retint un geste d’involontaire protestation. C’était là sa crainte, que le train de son amant ne diminuât, et qu’elle n’eût à en souffrir dans les joies d’orgueil et d’amusement qu’elle en tirait. Elle dut se contenter de regarder Boisgelin, qui, d’ailleurs de lui-même, répondit nettement  :

«  Non, non  ! cousin, pas en ce moment-ci, je ne puis rien laisser, j’ai de trop grosses charges. D’ailleurs, je te remercie encore, car tu fais rendre à mon argent au-delà de ta promesse… Nous verrons plus tard, nous en recauserons.  »

Mais Fernande restait nerveuse, et sa sourde colère tomba sur Nise, que la femme de chambre venait de faire déjeuner seule, et qu’elle amenait, avant de la conduire passer l’après-midi chez une petite amie. Nise, qui allait avoir sept ans, grandissait en gentillesse, rose et blonde, toujours rieuse, avec ses cheveux fous dont la toison la faisait ressembler à un petit mouton frisé.

«  Tenez  ! mon cher Boisgelin, voici une fille désobéissante qui me rendra malade… Demandez-lui ce qu’elle a fait, l’autre jour, à ce goûter qu’elle a offert à votre fils Paul et à la petite Louise Mazelle.  » Sans se troubler le moins du monde, Nise continuait à sourire de son air gai, en fixant sur les gens ses limpides yeux bleus.

«  Oh  ! continua la mère, elle ne conviendra pas de sa faute… Eh bien  ! malgré ma défense dix fois répétée, elle a encore ouvert l’ancienne porte, là-bas, au fond de notre jardin, et elle a fait entrer toute la marmaille malpropre de la Crêcherie. Il y a là ce petit Nanet, un affreux gamin, qu’elle a pris en affection. Et, d’ailleurs, votre Paul en était, ainsi que Louise Mazelle, fraternisant avec la séquelle d’enfants de ce Bonnaire, qui nous a quittés d’une façon si vilaine. Oui, Paul avec Antoinette, et Louise avec Lucien, que Mlle  Nise avec son Nanet conduisait à la dévastation de nos plates-bandes  ! … Et vous voyez, elle n’en rougit même pas de honte.

— C’est pas juste, répondit simplement Nise de sa voix claire, on n’a rien cassé, on s’est amusé très gentiment ensemble… Il est drôle, Nanet  !   »

Cette réponse acheva de fâcher Fernande.

«  Ah  ! tu le trouves drôle… Écoute, si je te surprends jamais avec lui, je te prive de dessert pendant huit jours. Je n’ai pas envie que tu m’occasionnes quelque mauvaise histoire avec les gens d’à coté. Ils iraient dire partout que nous attirons leurs enfants, pour les rendre malades… Tu entends, cette fois c’est sérieux, tu auras affaire à moi, si tu revois Nanet.

— Oui, maman  », dit Nise de son petit air tranquille et souriant.

Et, quand elle fut partie avec la femme de chambre, après avoir embrassé tout le monde, la mère conclut  :

«  C’est bien simple, je vais faire murer la porte, je serai sûre ensuite que nos enfants ne communiqueront plus. Rien n’est mauvais comme ces jeux de gamins, ils prennent la peste ensemble.  »

Ni Delaveau, ni Boisgelin, n’étaient intervenus, ne voyant là que des enfantillages, mais acquis aux mesures sévères, pour le bon ordre. Et l’avenir germait, Nise têtue emportait dans son petit cœur l’image de Nanet, qui était drôle et qui jouait si gentiment.

Enfin, les convives arrivèrent, les Gourier avec Châtelard, puis le président Gaume avec le jeune ménage Jollivet. Selon son habitude, l’abbé Marle parut le dernier, en retard. On était dix les Marelle, qu’un obstacle retenait, avaient formellement promis de venir prendre le café. Fernande mit à sa droite le sous-préfet, et le président à sa gauche, tandis que Delaveau s’asseyait entre les deux seules dames, Léonore et Lucile. Aux deux bouts se trouvèrent Gourier et Boisgelin, l’abbé Marle et le capitaine Jollivet. On avait voulu être en tout petit comité, pour causer plus à l’aise. D’ailleurs, la salle à manger, dont Fernande avait honte, était si étroite, que le vieux buffet d’acajou gênait le service, dès qu’on était plus d’une douzaine.

Dès le poisson, des truites délicieuses de la Mionne, la conversation tomba nécessairement sur la Crêcherie et sur Luc. Et ce que disaient ces bourgeois instruits, en position de connaître ce qu’ils appelaient l’utopie socialiste, n’était guère plus sage ni plus intelligent que les extraordinaires appréciations des Dacheux et des Laboque. Le seul qui aurait pu comprendre était Châtelard. Mais il plaisantait.

«  Vous savez, les garçons et les filles poussent en commun, dans les mêmes classes, dans les mêmes ateliers, et j’espère dans les mêmes dortoirs, de sorte que voilà une petite ville qui va se peupler rapidement. Tous en famille, tous papas et mamans, avec une ribambelle d’enfants à tout le monde  !

— Oh  ! l’horreur  !   » dit Fernande d’un air de profond dégoût, car elle affectait une grande pruderie.

Léonore, de plus en plus acquise à la morale sévère de la religion, se pencha vers l’abbé Marle, son voisin, en murmurant  :

«  C’est une honte que Dieu saura bien empêcher.  »

Mais l’abbé se contenta de lever les yeux au ciel, car sa situation devenait d’autant plus difficile, qu’il n’avait pas voulu rompre avec Sœurette et qu’il retournait déjeuner régulièrement à la Crêcherie. Il se devait à toutes ses ouailles, surtout à celles qui avaient déserté le bercail et qu’il feignait de croire capables de retour. C’était ce qu’il appelait rester sur la brèche, lutter contre l’envahissement du mauvais esprit. Son effort devenait vain, à sanctifier l’agonie de la vieille société, et il était pris d’une tristesse profonde, lorsqu’il voyait les fidèles de moins en moins nombreux dans son église.

Boisgelin se mit à raconter une histoire.

«  Parfaitement, dans une petite colonie communiste, dont on a tenté l’essai, il n’y avait pas assez de femmes. Et alors, qu’est-ce qu’elles faisaient  ? Elles défilaient, elles passaient une nuit avec chaque homme. On appelait ça le roulement.  »

Un petit rire flûté de Lucile sonna si gaiement, que toute la table la regarda. Mais elle resta très à l’aise, avec son air candide  ; et elle coula seulement son mince regard si clair vers son mari, le capitaine, pour voir s’il trouvait l’histoire drôle.

Delaveau eut un geste de désintéressement. Les femmes en commun, ça ne le préoccupait pas. Ce qui était grave, c’était l’autorité sapée, le rêve criminel de vivre sans maître.

«  Il y a là une conception qui me dépasse, dit-il. Comment se gouvernera leur Cité future  ? Et parlons seulement de l’usine, ils disent qu’ils arriveront par l’association à supprimer le salaire, et qu’un juste partage de la richesse se fera, le jour où il n’y aura plus que des travailleurs, donnant chacun sa part d’effort à la communauté… Je ne sais pas de rêve plus dangereux, car il est irréalisable, n’est-ce pas, monsieur Gourier  ?   »

Le maire, qui mangeait la face dans son assiette, s’essuya longuement la bouche avant de répondre, en voyant le sous-préfet le regarder.

«  Irréalisable, sans doute… Seulement, il ne faut pas condamner à la légère l’association. Il y a en elle une grande force, dont nous pouvons nous-mêmes être appelés à nous servir.  »

Cette prudence indigna le capitaine, qui s’emporta.

«  Eh quoi  ? vous arriveriez à ne pas condamner en bloc les exécrables attentats que cet homme, je parle de ce M. Luc, médite contre tout ce que nous aimons, notre vieille France, telle que l’épée de nos pères l’a faite et nous l’a léguée  !   »

On servait des côtelettes d’agneau aux pointes d’asperge, et il y eut alors un soulèvement général contre Luc. Ce nom exécré suffisait à les rapprocher tous, à les unir étroitement dans la terreur de leurs intérêts menacés, dans un besoin impérieux de défense et de vengeance. On eut la cruauté de demander à Gourier des nouvelles de son fils Achille, le renégat, et le maire dut le maudire une fois de plus. Seul, Châtelard louvoyait toujours, tâchait de rester sur le ton de la plaisanterie. Mais le capitaine continuait à prophétiser les pires désastres, si l’on ne faisait pas tout de suite rentrer le factieux dans l’ordre, à coups de botte. Et il souffla une telle panique, que Boisgelin, pris d’inquiétude, provoqua une déclaration rassurante de Delaveau.

«  Notre homme est déjà touché, dit le directeur de l’Abîme. La prospérité de la Crêcherie n’est qu’apparente, et il suffirait d’un accident pour que tout croulât… Ainsi, tenez  ! ma femme me donnait un détail…

— Oui, continua Fernande, la bouche irritée, heureuse de se soulager un peu, je tiens le fait de ma blanchisseuse… Elle connaît Ragu, un de nos anciens ouvriers, qui nous a quittés pour aller à l’usine nouvelle. Eh bien  ! Ragu crie partout qu’il en a assez, de leur sale boîte, qu’on y meurt d’ennui, et qu’il n’est pas le seul, et qu’un de ces beaux matins ils vont tous revenir ici… Ah  ! qui donc commencera, portera le coup nécessaire, pour que ce Luc en soit renversé et s’écrase  !

— Mais dit Boisgelin venant à son aide, il y a le procès Laboque. J’espère bien que ça va suffire.  »

Un nouveau silence se fit, au moment où paraissait un canard au sang. Ce procès Laboque, qui était la vraie cause de cette réunion amicale, personne n’avait encore osé en parler, devant le silence que gardait le président Gaume. Il mangeait à peine, ses chagrins cachés lui ayant donné une maladie d’estomac, et il se contentait d’écouter les convives, en les regardant de ses yeux gris et froids, où il éteignait volontairement toute pensée. Jamais on ne l’avait trouvé si peu communicatif, cela finissait par devenir gênant, car on aurait voulu savoir sur quel terrain on marchait avec lui. Bien qu’il n’entrât dans la tête de personne qu’il pût donner gain de cause à la Crêcherie, on espérait qu’il aurait le bon goût de prendre un engagement, d’un mot suffisamment clair.

Ce fut encore le capitaine qui donna l’assaut.

«  La loi est formelle, n’est-ce pas, monsieur le président  ? Tout dommage fait à quelqu’un doit être réparé.

— Sans doute  », répondit Gaume.

On attendait davantage. Mais il s’était tu. Et l’affaire du Clouque fut alors bruyamment discutée, pour le forcer à s’engager plus à fond. Le ruisseau infect devint une des parures de Beauclair, on ne volait point ainsi l’eau d’une ville, surtout pour la donner à des paysans après leur avoir détraqué la cervelle, au point de faire de leur village un foyer de furieuse anarchie, dont la contagion menaçait le pays entier. Toute la terreur bourgeoise apparut, car l’antique et sainte propriété était bien malade, si les fils des durs paysans d’autrefois en arrivaient à mettre en commun leurs lopins de terre. Il était grand temps que la justice s’en mêlât, en faisant cesser un pareil scandale.

«  Nous sommes bien tranquilles, finit par dire Boisgelin d’une voix flatteuse, la cause de la société va se trouver en de bonnes mains. Rien n’est au-dessus d’un jugement juste, rendu en toute liberté par une conscience honnête.

— Sans aucun doute  », répéta Gaume simplement.

Et il fallut, cette fois, se contenter de cette parole vague, ou l’on voulut voir la condamnation certaine de Luc. C’était fini, il n’y avait plus, après une salade russe, qu’une glace à la fraise et le dessert. Mais les estomacs s’étaient épanouis, on riait beaucoup, on tenait la victoire. Et, lorsqu’on fut passé au salon pour prendre le café, et que les Mazelle arrivèrent, on les accueillit comme toujours avec une affection un peu moqueuse, tant ces braves rentiers, les délices de la paresse, attendrissaient les cœurs. La maladie de Mme  Mazelle n’allait pas mieux, mais elle en était ravie, elle avait obtenu du docteur Novarre de nouveaux cachets avec lesquels elle pouvait manger impunément de tout. Il n’y avait plus que les abominables histoires de la Crêcherie, les menaces de la suppression de la rente, de l’abolition de l’héritage, qui lui tournassent les sangs. À quoi bon parler de choses désagréables  ? Mazelle, qui veillait béatement sur elle, supplia les personnes présentes, avec des clignements d’yeux, de ne plus aborder ces atroces sujets, qui compromettaient la santé si chancelante de sa femme. Et ce fut charmant, on se hâta de vivre encore la vie heureuse, la vie de richesse et de jouissance, dont on cueillait toutes les fleurs.

Enfin, le jour du fameux procès arriva, au milieu des colères et des haines grandissantes. Jamais Beauclair n’avait été bouleversé par des passions si furieuses. Luc, d’abord, s’était étonné et n’avait fait que rire. L’assignation de Laboque l’avait amusé simplement, d’autant plus que la demande en vingt-cinq mille francs de dommages-intérêts lui paraissait insoutenable. Si le Clouque avait tari, il serait fort difficile de prouver que la cause en était dans le fait des sources captées et utilisées à la Crêcherie. Ces sources d’ailleurs appartenaient au domaine, elles étaient aux Jordan, franches, libres de toutes servitudes  ; et le propriétaire avait le droit absolu d’en disposer à son gré. D’autre part, il aurait fallu que Laboque appuyât sur des preuves le prétendu tort qui lui était cause, ce qu’il tentait à peine de faire, et si maladroitement, qu’aucun tribunal au monde ne pouvait lui donner raison. Comme le disait plaisamment Luc, c’était lui qui aurait dû réclamer une cotisation publique pour le récompenser d’avoir délivré les riverains de l’empoisonnement dont ils s’étaient plaints si longtemps. La ville n’avait qu’à combler le trou et à vendre les terrains pour bâtir, bonne aubaine qui ferait tomber quelques centaines de mille francs dans sa caisse. Il riait donc, il ne s’imaginait pas qu’une telle poursuite pût être sérieuse. Et ce fut plus tard, devant l’acharnement des rancunes, en face des hostilités montant de partout contre lui, qu’il se rendit compte de la gravité de la situation et du péril mortel où allait se trouver son œuvre.

Il y eut là, pour Luc, un premier choc très douloureux. Sa candeur optimiste d’apôtre n’était point si naïve qu’il ignorât la méchanceté des hommes. Dans la lutte qu’il avait voulue contre le vieux monde, il s’attendait bien à ce que celui-ci ne cédât pas la place sans se fâcher et se débattre. Et il était prêt au calvaire, aux pierres et à la boue dont les foules ingrates accablent d’ordinaire les précurseurs. Mais son cœur vacilla pourtant, il sentit venir amertume des sottises, des cruautés et des trahisons. Il comprenait aisément que, derrière l’attaque intéressée des Laboque et du petit commerce, il y avait toute la bourgeoisie, tous ceux qui possédaient, sans rien vouloir lâcher de leur possession. Son essai d’association, de coopération, mettait en un tel péril la société capitaliste, basée sur le salariat, qu’il devenait pour elle l’ennemi public, dont il s’agissait de se débarrasser à tout prix. Et c’était l’Abîme, et c’était la Guerdache, et c’était la ville, l’autorité sous toutes ses formes, patronale, communale, gouvernementale, qui s’agitait, entrait en campagne, s’efforçait de l’écraser. Dans l’ombre, les égoïsmes menacés se rapprochaient, s’unissaient, agissaient, en une telle complication de fils tendus, de trappes ouvertes, de guet-apens préparés, qu’il se sentait perdu, au moindre faux pas. S’il tombait, la meute se jetterait sur lui, il serait dévoré. Il savait bien leurs noms, il les aurait nommés tous, les fonctionnaires, les commerçants, les simples rentiers, aux faces placides, qui l’auraient mangé vivant, s’ils l’avaient vu s’abattre au coin d’une rue. Et, réprimant le frisson de son cœur, il s’était armé pour la bataille, dans la conviction qu’on ne fondait rien sans se battre, et qu’on scellait toujours de son sang les grandes œuvres humaines.

Ce fut un mardi, jour de marché, que le procès s’ouvrit devant le tribunal civil, présidé par Gaume. Beauclair était en rumeur, l’affluence venue des villages voisins augmentait encore la fièvre, sur la place de la Mairie et dans la rue de Brias. Aussi, prise d’inquiétude, Sœurette avait-elle supplié Luc de se faire accompagner au tribunal par quelques amis solides. Mais il refusa obstinément, il voulut s’y rendre seul, de même qu’il avait voulu se défendre en personne, n’acceptant un avocat que pour la forme. Quand il entra dans la salle des audiences, fort étroite et déjà pleine d’un public bruyant, il se fit un silence brusque, cette âpre curiosité qui accueille la victime isolée et sans armes, s’offrant au sacrifice. Sa bravoure tranquille enragea encore ses ennemis, on lui trouva l’air insolent. Il se tint debout devant le banc de la défense, il regarda tranquillement le monde qui s’écrasait là, reconnut Laboque, Dacheux, Caffiaux, d’autres boutiquiers, mêlés au flot innommé de la foule, des faces ardentes de furieux ennemis qu’il n’avait jamais vues. Et il fut un peu soulagé, en constatant que les infirmes de la Guerdache et de l’Abîme avaient eu au moins le bon goût de ne pas venir le voir livrer aux bêtes.

On s’attendait à des débats fort longs et d’un intérêt passionné. Il n’en fut rien. Laboque avait choisi un de ces avocats de province, à la réputation de méchanceté, qui sont la terreur d’une région. Et le meilleur moment, en effet, pour les ennemis de Luc, fut la plaidoirie de cet homme, qui, sentant la fragilité du terrain légal, où il appuyait la demande en dommages-intérêts, se contenta de ridiculiser les réformes tentées à la Crêcherie. Il fit beaucoup rire avec un tableau comique et empoisonné de la société future. Il souleva la bruyante indignation de tous, quand il montra les enfants des deux sexes se pourrissant ensemble dès le berceau, la sainte institution du mariage abolie, l’amour retombé à la bestialité, les couples se prenant et se quittant au hasard, pour la débauche d’une heure. Pourtant, l’avis général fut qu’il n’avait pas trouvé l’injure ou l’argument suprême, le coup de massue qui gagne une cause, qui écrase un homme. Et l’inquiétude devint telle lorsque Luc prit à son tour la parole, que ses moindres mots furent accueillis par des murmures. Il parla très simplement, ne répondit même pas aux attaques contre son œuvre, se contenta de démontrer, avec une force d’évidence décisive, que Laboque était mal fondé en sa demande. Ne serait-ce pas un service qu’il aurait rendu à Beauclair, s’il avait assaini la ville en desséchant le Clouque empesté, tout en lui faisant le cadeau de bons terrains à bâtir  ? Mais ce n’était pas même un fait prouvé, que les travaux exécutés à la Crêcherie fussent la cause de la disparition du torrent et il attendait qu’on lui en donnât la preuve certaine. En finissant, un peu de l’amertume de son cœur ulcéré apparut, quand il déclara que, s’il ne réclamait les remerciements de personne pour ce qu’il croyait avoir déjà fait d’utile, il serait seulement heureux qu’on le laissât poursuivre son œuvre en paix sans lui chercher de mauvaises querelles. À plusieurs reprises, le président Gaume avait dû imposer silence à l’auditoire, et la réplique de l’avocat de Laboque fut si violente, il souleva de telles acclamations en traitant Luc d’anarchiste, acharné à la destruction de la ville, qu’il dut menacer de faire évacuer la salle, si de pareilles manifestations se renouvelaient. Puis, lorsque le procureur de la République eut parlé d’une façon volontairement confuse, en donnant tort et raison aux deux parties, il renvoya à quinzaine pour le jugement.

Quinze jours plus tard, les passions s’étaient échauffées encore on se battait sur le marché, dans l’attente de ce jugement. La presque unanimité était convaincue d’une condamnation sévère dix à quinze mille francs de dommages-intérêts, sans compter les conséquences, la mise en demeure de rétablir le Clouque en l’état. Pourtant, certains hochaient la tête, n’étaient sûrs de rien car ils n’ avaient pas été satisfaits de l’attitude du président Gaume pendant les plaidoiries. On le traitait d’original, on doutait même qu’il eût toujours sa raison à lui, depuis qu’on le voyait si sombre s’enfermant dans un scrupule maladif de justice. Un autre sujet d’inquiétude était la façon dont il avait fermé sa demeure, le lendemain de l’audience, sous le prétexte d’une indisposition, et l’on disait qu’il se portait parfaitement, qu’il avait simplement voulu se soustraire à toute pression, ne recevoir personne, pour que personne ne s’avisât de peser sur sa conscience de juge. Les portes et les fenêtres closes, que faisait-il au fond de sa maison solitaire où sa fille elle-même n’entrait pas  ? À quelle lutte morale, à quel drame intérieur était-il en proie, au milieu de sa vie foudroyée dans tout ce qu’il avait aimé et dans tout ce qu’il avait cru  ? Le jugement devait être prononcé à midi, au commencement de l’audience. La salle était encore plus emplie, plus bruyante, plus ardente. Des rires montaient, des mots d’espoir et de violence s’échangeaient d’une extrémité à l’autre. Tous les ennemis de Luc étaient venus assister à son écrasement. Et lui, très brave, cette fois encore, n’avait pas voulu qu’on l’accompagnât, préférant se présenter seul, pour bien dire sa mission de paix. Debout à son banc, il souriait, il regardait la salle, sans paraître même soupçonner que toute cette colère grondât contre lui. Enfin, à l’heure exacte, le président Gaume entra, suivi des deux assesseurs et du Procureur de la République. L’huissier n’eut pas besoin de demander le silence, les voix étaient brusquement tombées, les visages brûlant de curiosité anxieuse se tendirent. Le président s’était assis, le texte du jugement à la main  ; et, un instant, il se tint immobile, silencieux, les yeux au loin, au-delà de la foule. Enfin, d’une voix lente sans accent, il commença sa lecture. Ce fut long, car les attendus se succédaient avec une régularité monotone, retournant les questions sous toutes les faces, s’efforçant de résoudre les plus fugitifs scrupules. L’auditoire écoutait sans trop comprendre, sans arriver à prévoir quelle serait la conclusion, tellement le pour et le contre défilaient, l’un après l’autre, en se serrant de près. Il semblait pourtant, à chaque nouveau pas, que la thèse de Luc était adoptée, l’absence de tort réel fait à autrui, le droit que tout propriétaire à d’exécuter des travaux chez lui, lorsque aucune servitude ne l’en empêche. Et le jugement éclata, Luc gagnait son procès.

Il y eut d’abord, dans la salle, un moment de stupeur. Puis lorsqu’on eut compris, ce furent des huées, des cris de violente menace. On retirait à la foule surexcitée, affolée de mensonges depuis des mois, la victime qu’on lui avait promise  ; et elle la voulait, elle la réclamait afin de la déchirer, puisqu’une justice, évidemment vendue, la lui enlevait au dernier moment. Luc n’était-il pas l’ennemi public, l’étranger venu on ne savait d’où pour corrompre Beauclair, pour y ruiner le commerce, y souiller la guerre civile, en ameutant les ouvriers contre les patrons  ? N’avait-il pas, dans un but de méchanceté diabolique, volé l’eau de la ville, tari un ruisseau, dont la disparition était un désastre pour les riverains. Ces accusations, Le Journal de Beauclair les répétait chaque semaine, les faisait entrer dans les crânes les plus épais, avec des commentaires empoisonnés, des besoins d’immédiates vengeances. De même, toutes les autorités tous les messieurs des quartiers bourgeois les colportaient parmi le petit peuple, les développaient, leur donnaient l’appui de leur pouvoir et de leur fortune. Et le petit peuple, mis à ce régime, aveuglé, enragé, convaincu qu’une peste allait sortir de la Crêcherie, voyait rouge, hurlait à la mort. Des poings se tendaient, les cris redoublaient  : «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   » Très pale, la face rigide, le président Gaume était resté assis, au milieu du vacarme. Il voulut parler, faire évacuer la salle  ; mais il dut renoncer à être entendu. Et, simplement, par dignité, il dut se résoudre à suspendre l’audience, en se retirant, suivi des deux assesseurs et du procureur de la République.

Luc, souriant toujours, était très calme à son banc. Le jugement l’avait surpris autant que ses adversaires, car il n’ignorait pas dans quel air vicié vivait le président, il le croyait incapable de justices. Et c’était un réconfort, la rencontre d’un homme juste, parmi tant de déchéances humaines. Mais, lorsque les cris de mort éclatèrent, son sourire s’attrista, il se tourna vers la foule hurlante, le cœur envahi d’amertume. Que leur avait-il donc fait, à ces petits bourgeois, à ces marchands, à ces ouvriers  ? N’avait-il pas voulu le bien de tous, ne travaillait-il pas pour que tous fussent heureux, s’aimant, vivant en frères  ? Les poings le menaçaient, les cris le souffletaient, plus violents  : «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  ! » Ce pauvre petit peuple ainsi égaré, rendu fou de mensonges, lui causait une douleur profonde, dans la tendresse qu’il avait quand même pour lui. Mais il retenait ses larmes, il voulait rester debout, courageux et fier sous l’insulte. Le public, qui se croyait bravé, aurait fini par briser les cloisons de chêne, si des gardes n’avaient enfin réussi à le pousser dehors et à fermer les portes. Le greffier, au nom du président Gaume, vint supplier Luc de ne pas sortir tout de suite, pour éviter un accident possible, et il obtint de lui qu’il s’arrêterait quelques minutes, chez le concierge du Palais, en attendant que la foule se dissipât.

Cependant, Luc éprouvait une sorte de honte, une révolte à être forcé de se cacher ainsi. Il passa, chez ce concierge, le quart d’heure le plus pénible de son existence, trouvant lâche de ne pas aller droit à la foule, n’acceptant pas cette situation de coupable inquiet qui lui était faite. Et, quand les abords du Palais parurent déblayés, il n’écouta rien, il voulut partir, rentrer chez lui, tranquillement à pied, sans que personne l’accompagnât. Il était venu seul, il s’en retournerait seul. À la main, il n’avait qu’une canne légère, qu’il regrettait même d’avoir prise, par crainte qu’on ne le soupçonnât d’une pensée de défense. Lentement, il se mit donc en marche par les rues, ayant à traverser tout Beauclair, et personne ne sembla le remarquer, jusqu’à la place de la Mairie. Le public, qui sortait du tribunal, s’en était allé répandre dans la ville entière la nouvelle de sa victoire, après l’avoir attendu quelques minutes, certain qu’il ne sortirait pas avant des heures. Mais, sur la place de la Mairie, où se tenait le marché, Luc fut reconnu. Des gestes le désignèrent, des paroles coururent, quelques personnes même le suivirent, sans intentions mauvaises encore, uniquement pour voir ce qui se passerait. Il n’y avait guère là que des paysans, des acheteurs, des curieux, qui n’étaient pas engagés dans la querelle. Et la situation ne commença sérieusement à se gâter qu’au moment où il s’engagea dans la rue de Brias, à l’angle de laquelle, devant sa boutique, Laboque déchaîné, furieux de sa défaite, s’emportait au milieu d’un groupe.

Tous les marchands, tous les petits détaillants du voisinage, étaient accourus chez les Laboque, dès qu’ils avaient connu la désastreuse nouvelle. Eh quoi  ? c’était donc vrai, la Crêcherie allait achever de les ruiner, avec ses magasins coopératifs, puisque la justice lui donnait raison  ? Caffiaux, l’air atterré, gardait le silence, roulant des pensées qu’il ne disait pas. Mais Dacheux, le boucher était parmi les plus violents, le sang au visage, prêt à défendre la viande des riches, la viande sacrée  ; et il parlait de tuer le monde plutôt que de baisser ses prix d’un centime. Mme  Mitaine n’était pas venue, elle n’avait jamais été pour le procès, elle déclaré bonnement qu’elle vendrait son pain, tant qu’on le lui achèterait  ; puis qu’elle verrait ensuite. Et Laboque, enflammé, racontait pour la dixième fois, à un nouvel arrivant, l’abominable trahison du président Gaume, lorsque, tout d’un coup, il aperçut Luc, qui, très tranquille, passait devant la quincaillerie dont il consommait la ruine. Cette audace acheva de le bouleverser, il fut sur le point de se jeter sur lui, il gronda, à demi étouffé par le flot de sa haine  :

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Quand il fut devant la boutique, Luc, sans s’arrêter, se contenta de tourner la tête, pour poser un instant son regard calme et brave sur le groupe tumultueux, d’où partaient les sourdes invectives de Laboque. Alors, tous se crurent provoqués, une clameur générale s’éleva, qui grandit, s’aggrava en un souffle de tempête  :

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   » Luc, d’ailleurs comme s’il ne s’était pas agi de lui, continuait paisiblement son chemin, en regardant à droite et à gauche, de l’air d’un passant que le spectacle de la rue intéresse. Presque tout le groupe s’était mis à le suivre, redoublant de huées, d’outrages, de menaces. «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Et cela ne cessa plus, cela grossit et déborda, à mesure qu’il montait la rue de Brias, de son pas de promenade. De chaque boutique, de nouveaux marchands sortaient pour se joindre à la manifestation. Des femmes se montraient sur les portes, huant au passage. Quelques-unes même, exaspérées, galopèrent, vinrent crier avec les hommes  : «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur à mort  !   »

Il en vit une jeune, d’une aimable beauté blonde, la femme d’un fruitier, qui l’injuriait à belles dents blanches, en le menaçant de loin de ses ongles roses, comme pour le déchirer. Des enfants couraient, eux aussi, et il y en avait un de cinq ou six ans pas plus grand qu’une botte, qui s’égosillait, qui se jetait presque dans les jambes du monsieur, pour se faire entendre de plus près. «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   » Pauvre gamin, qui donc lui avait appris déjà le cri de haine  ? Et ce fut pis, lorsque, dans le haut de la rue, on passa devant les fabriques. Des ouvrières de la cordonnerie Gourier parurent aux fenêtres battirent des mains, hurlèrent. Puis, il y eut même des ouvriers des usines Chodorge et Mirande, fumant sur le trottoir en attendant le coup de cloche de la rentrée, qui manifestèrent, dans l’hébétement de leur servitude. Un petit maigre, aux cheveux roux, aux gros yeux troubles, fut comme pris de démence, courant, gueulant plus fort que les autres  : «  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Ah  ! cette montée de la rue de Brias, avec cette bande grossissante d’ennemis sur les talons, sous ce flot ignoble d’outrages et de menaces  ! Luc se rappelait le soir de son arrivée à Beauclair, il y avait quatre ans, lorsque le noir piétinement des déshérités, de meurt-de-faim, dans cette même rue, l’avait empli d’une telle pitié active, qu’il s’était juré de donner sa vie au salut des misérables. Qu’avait-il donc fait, depuis quatre ans, pour que tant de haines se fussent amassées contre lui, au point d’être ainsi traqué par la foule ameutée, hurlant à la mort  ? Il s’était fait l’apôtre de demain, d’une société de solidarité et de fraternité, réorganisée par travail ennobli, régulateur de la richesse. Il avait donné un exemple, cette Crêcherie où la Cité future était en germe, où régnait déjà le plus de justice et le plus de bonheur possible. Et cela suffisait, la ville entière le considérait comme un malfaiteur, il la sentait derrière cette bande qui aboyait à ses trousses. Mais quelle amertume, quelle souffrance, dans cette aventure commune du calvaire que tout juste doit gravir, sous les coups de ceux mêmes dont il veut le rachat  ! Ces bourgeois dont il troublait la digestion tranquille, il les excusait de le haïr, dans leur terreur d’avoir à partager leurs jouissances égoïstes. Il les excusait aussi, ces boutiquiers qui se croyaient ruinés par lui, lorsqu’il rêvait simplement un meilleur emploi des forces sociales, pour qu’il n’y eût plus une perte inutile de la fortune publique. Même il les excusait, ces ouvriers qu’il était venu sauver de la misère, pour lesquels il bâtissait si laborieusement sa ville de justice, et qui le huaient, qui l’insultaient, tant on avait obscurci leur cerveau et refroidi leur cœur. C’était la foule ignorante, se révoltant contre celui qui veut son bien, refusant de quitter le lit de servitude où elle agonise s’y enfonçant dans la faim, dans l’ordure séculaires, en fermant les oreilles et les yeux au bonheur qui naît. Seulement s’il les excusait tous, en son humanité douloureuse, combien il saignait de voir, parmi les plus injurieux, ces travailleurs de l’usine et de l’atelier dont il s’efforçait de faire les nobles, les libres, les heureux de demain  !

Luc montait toujours la rue de Brias ne finissait pas, et la meute déchaînée avait encore grossi, les cris ne cessaient plus.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Un instant, il s’arrêta, se retourna, regarda ces gens, pour ne pas leur laisser croire qu’il fuyait. Et, justement, comme il y avait là des tas de pierres, devant une maison en construction, un homme se baissa, ramassa un caillou, qu’il lui jeta. Aussitôt, d’autres se baissèrent, les cailloux se mirent à pleuvoir, au milieu d’un redoublement de menaces.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Maintenant, on le lapidait. Il n’eut pas un geste, il reprit sa marche, il acheva de monter son calvaire. Ses mains étaient vides, sans autre arme que la canne légère, qu’il mit sous son bras. Et il restait très calme, avec cette idée que sa mission le rendait invulnérable, s’il devait la remplir. Seul, son cœur endolori souffrait affreusement, meurtri de tant d’erreur et de démence. Des larmes montaient à ses yeux, et il lui fallait faire un grand effort, pour ne pas les laisser couler le long de ses joues.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Un caillou vint le frapper au talon, un autre lui effleura la cuisse. C’était devenu un jeu, des enfants s’en mêlaient. Mais ils étaient peu adroits, les cailloux ricochaient sur le sol. À deux reprises pourtant, il en passa si près de sa tête, qu’on put le croire touché, le crâne fendu. Il ne se retournait plus, il montait toujours la rue de Brias, du même pas de promeneur tranquille, rentrant chez lui. Dans sa douleur d’une si furieuse ingratitude, il semblait ne plus vouloir connaître ce qui se passait derrière lui, le long de cette rue de misère, où il souffrait son martyre. Mais un caillou enfin l’atteignit, lui déchira l’oreille droite, tandis qu’un autre le frappait à la main gauche, dont il coupait la paume, comme d’un coup de couteau. Et le sang coula, tomba en larges gouttes rouges.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Un remous de panique arrêta la foule. Plusieurs s’enfuirent, pris de lâcheté. Des femmes crièrent, emportèrent des enfants dans leurs bras. Et il n’y eut que les furieux qui galopèrent encore. Luc continuant sa route douloureuse, avait simplement regardé sa main. Il tira son mouchoir, s’en essuya l’oreille, l’enroula autour de sa paume saignante. Mais son pas s’était ralenti, et il sentit le galop qui se rapprochait, il fit face une dernière fois, quand il eut sur la nuque le souffle ardent de cette meute qui le poursuivait. Au premier rang, courait d’un élan frénétique l’ouvrier petit et maigre, aux cheveux roux, aux gros yeux troubles. On disait que c’était un forgeron de l’Abîme. Il arriva d’un dernier bond sur l’homme qu’il traquait depuis le bas de la rue  ; et, de toute sa violence, sans qu’on pût savoir d’où venait cette frénésie de haine, il lui cracha au visage.

«  À mort  ! à mort  ! le voleur, l’empoisonneur, à mort  !   »

Luc était enfin en haut de la rue de Brias, et cette fois il chancela sous l’abominable outrage. On le vit blêmir affreusement, tandis que, dans une ruée involontaire de tout son corps, son poing valide se levait, terrible et vengeur. Il aurait d’un coup écrasé le petit homme, tel un nain misérable à côté d’un colosse glorieux. Mais Luc, en sa force, en sa beauté, eut le temps de se reprendre. Il n’abattit pas le poing. Seules, les deux grosses larmes ruisselèrent le long de ses joues, ces larmes d’infini chagrin qu’il avait eu le pouvoir jusque-là de retenir, mais qu’il était impuissant désormais à cacher, dans l’amertume dernière du fiel dont on l’abreuvait. Il pleurait sur tant d’ignorance, sur tant de malentendu, sur ce cher et triste peuple qui ne veut pas être sauvé. Et il y eut des ricanements, on le laissa rentrer chez lui, ensanglanté et solitaire.

Le soir, Luc s’enferma, voulut être seul dans le pavillon qu’il habitait toujours, au bout du petit parc, sur la route des Combettes. Le gain de son procès n’était point un succès qui pût l’illusionner. Ces immondes violences de l’après-midi, cette ruée de la foule contre lui disaient quelle guerre lui serait faite, maintenant que la ville entière se soulevait. C’étaient les convulsions suprêmes de la société mourante, et qui ne voulait pas mourir. Elle résistait furieusement, elle se débattait, avec l’espoir d’arrêter l’humanité en sa marche. Les uns, les autoritaires, mettaient leur salut dans une répression impitoyable  ; les autres, les sentimentaux, faisaient appel au passé, à la poésie du passé, à tout ce que l’homme pleure de quitter à jamais  ; d’autres, pris d’exaspération, se joignaient aux révolutionnaires, comme dans la hâte d’en finir d’un coup. Et Luc avait de la sorte senti sur ses talons tout Beauclair, qui était un monde en raccourci, au milieu du vaste monde. Si, dans son amertume affreuse, il restait brave, résolu à la lutte, il n’en était pas moins mortellement triste, il avait à user, ce soir-là, son grand chagrin, qu’il désirait ne montrer à personne. Pendant ses rares heures de défaillance, il préférait s’enfermer étroitement, il buvait sa souffrance jusqu’à la lie, pour ne reparaître que guéri et vaillant. Et il avait donc verrouillé portes et fenêtres, en donnant l’ordre absolu de ne laisser entrer personne.

Vers onze heures, sur la route, il lui sembla entendre des pas légers. Puis, ce fut comme un appel, à peine un souffle, qui lui donna un frisson. Vivement, il était allé ouvrir la fenêtre, et il regardait entre les lames des persiennes, et il aperçut une ombre fine. Mais une voix très douce monta.

«  Monsieur Luc, c’est moi, il faut que je vous parle tout de suite  » C’était Josine. Il ne réfléchit même pas, il descendit lui ouvrir la petite porte qui donnait sur la route. Et il la fit monter, il l’amena par la main dans sa chambre, si jalousement close, où brûlait une lampe, à la clarté paisible. Puis, là, lorsqu’il l’eut regardée, il fut pris d’une terrible inquiétude, à la voir les vêtements en désordre, le visage meurtri.

«  Mon Dieu  ! Josine, qu’avez-vous donc  ? Que se passe-t-il  ?   »

Elle pleurait, sa chevelure défaite tombait sur son cou, dont le col de sa robe arraché montrait la blancheur délicate.

«  Ah  ! monsieur Luc, j’ai voulu vous dire… Ce n’est pas parce qu’il m’a battue encore, en rentrant, c’est à cause des menaces qu’il a faites… Il faut que vous sachiez, ce soir même.  »

Et elle conta que Ragu, lorsqu’il avait appris ce qui s’était passé dans la rue de Brias, la belle conduite d’ignominie faite au patron, s’en était allé au cabaret de Caffiaux, en débauchant Bourron et d’autres camarades. Il venait seulement de rentrer, ivre, criant qu’il en avait assez, de l’orgeat de la Crêcherie, qu’il ne resterait pas un jour de plus dans une boîte où l’on s’embêtait à crever, ou l’on n’avait pas seulement le droit de boire un coup de trop. Puis, après s’être égayé, avec de sales paroles, il avait voulu la forcer à faire immédiatement leur malle, afin de filer dès le lendemain matin à l’Abîme, qui embauchait tous les ouvriers sortant de la Crêcherie. Et, comme elle voulait attendre, il avait fini par la battre et par la jeter dehors.

«  Moi, monsieur Luc, ça ne compte pas. Mais c’est vous, grand Dieu  ! c’est vous que l’on insulte, et à qui l’on veut faire tant de mal  ! … Ragu partira demain matin, rien ne le retiendra, et il emmènera certainement Bourron, ainsi que cinq ou six autres camarades, qu’il ne m’a pas nommés… Moi, que voulez-vous, faudra bien que je le suive, et tout ça me cause une si grosse peine, que j’ai eu le besoin de vous le dire tout de suite, dans la crainte de ne jamais vous revoir.  »

Il continuait à la regarder, un nouveau flot d’amertume noyait son cœur. Le désastre était-il donc plus grand qu’il ne croyait. Voilà, maintenant, ses ouvriers qui le quittaient, qui retournaient à leur dure et sale misère d’autrefois, dans la nostalgie de l’enfer d’où il s’efforçait si laborieusement de les tirer  ! En quatre années, il n’avait rien conquis de leur intelligence ni de leur affection. Et le pis était que Josine n’était pas plus heureuse, qu’elle lui revenait, comme au premier jour, outragée, frappée, jetée à la rue. Rien n’était donc fait encore, tout restait à faire, car Josine n’était-elle pas le peuple souffrant  ? Il n’avait obéi au besoin d’agir que le soir où il l’avait rencontrée si douloureuse, si abandonnée, victime du travail maudit, imposé comme un esclavage. Elle était la plus humble, la plus basse, si près du ruisseau, et elle était la plus belle la plus douce, la plus sainte. Tant que la femme souffrirait, le monde ne serait pas sauvé.

«  Oh  ! Josine, Josine, que vous me faites de peine et que je vous plains  !   » murmura-t-il d’une voix d’infinie tendresse, tandis que lui aussi pleurait, gagné par ses larmes.

Mais, à le voir ainsi pleurer, elle souffrit davantage. Lui, pleurer si amèrement, avoir un si gros chagrin  ! lui qui était son dieu, qu’elle adorait comme une puissance supérieure, pour le secours qu’il lui avait apporté, la joie dont il avait désormais empli sa vie. La pensée des outrages qu’il venait de subir, de ce calvaire atroce de la rue de Brias, redoublait son adoration, la rapprochait de lui dans un désir de panser les blessures reçues, de se donner tout entière, si ce don pouvait l’apaiser un instant. Comment faire pour qu’il se torturât moins  ? Que trouver pour effacer l’insulte de son visage et pour qu’il se sentît respecté, admiré, adorée  ? Elle se penchait les mains ouvertes, la face exaltée d’amour.

«  Oh  ! monsieur Luc, j’ai tant de tristesse à vous voir malheureux, j’aurais tant de bonheur à tâcher d’adoucir un peu vos tourments  !   »

Ils étaient si près l’un de l’autre, que la tiédeur de leur haleine passait sur leur face. Et leur apitoiement mutuel les embrasait d’une tendresse qui ne savait de quelle façon agir. Comme elle souffrait  ! comme il souffrait  ! et il ne songeait qu’à elle, de même qu’elle ne songeait qu’à lui, avec une pitié immense, un immense besoin de charité et de félicité.

«  Moi, je ne suis pas à plaindre, il n’y a que vous, Josine, dont la souffrance est un crime, et que je veux sauver.

— Non, non, monsieur Luc, moi, je ne compte pas, c’est vous qui ne devez pas souffrir, parce que vous êtes notre bon Dieu à tous.  »

Alors, comme elle se laissait tomber dans ses bras, il la prit lui-même d’une étreinte passionnée. C’était la nécessité inéluctable, deux flammes qui se rejoignaient, qui se confondaient, pour n’être plus qu’un foyer unique de bonté et de force. Et la destinée s’accomplit, ils se donnèrent l’un à l’autre, en un même besoin de faire de la vie et du bonheur. Tout les avait menés à cela, ils avaient la brusque vision de l’amour né un soir, puis lentement grandi, amassé au fond de leur cœur. Et il n’y avait plus que deux êtres se rencontrant dans le baiser si longtemps attendu, arrivant à leur oraison. Aucun remords n’était possible, ils s’aimaient comme ils existaient, afin d’être sains, d’être forts et d’être féconds.

Ensuite, dans cette chambre si calme, si douce, lorsque Luc, longuement, garda Josine en ses bras, il sentit bien qu’un grand secours lui était venu. Seul, l’amour ferait l’harmonie de la Cité. C’était sa communion intime avec le peuple des déshérités, cette Josine délicieuse, qu’il avait faite définitivement sienne. L’union était scellée, l’apôtre en lui ne pouvait rester infécond, il avait besoin d’une femme pour racheter l’humanité. Et quel réconfort elle lui apportait, la petite ouvrière salie et battue, qu’il avait rencontrée mourant de faim, qui était à cette heure, sur sa poitrine, une reine de charme et de volupté  ! Elle avait la pire déchéance, elle l’aiderait à créer un monde nouveau de splendeur et de joie. C’était d’elle, d’elle seule qu’il avait besoin, pour achever sa mission, car le jour où il aurait sauvé la femme, le monde serait sauvé.

Doucement, il lui dit  :

«  Donne-moi ta main, Josine, ta pauvre main blessée.  »

Et elle lui donna sa main, celle où l’index manquait, coupé, emporté par l’engrenage d’une machine.

«  Elle est bien laide, murmura-t-elle.

— Laide  ! Josine, oh  ! non, elle m’est si chère, que, de toute ta personne adorée, c’est elle que je baise avec le plus de dévotion.  »

Il avait collé ses lèvres sur la cicatrice, il couvrait de caresses la petite main frêle et mutilée.

«  Oh  ! Luc, que vous m’aimez, et que je vous aime  !   »

Ce fût le cri charmant, le cri de bonheur et d’espoir, qui les réunit dans une nouvelle étreinte. Au-dehors, sur Beauclair pesamment endormi, passaient les bruits de marteaux, les retentissements d’acier de la Crêcherie et de l’Abîme, luttant de travail nocturne. Et sans doute la guerre n’était point finie, la terrible bataille allait s’aggraver entre hier et demain. Mais, au milieu des pires tourments, une halte de félicité s’était faite  ; et, quelles que fussent les souffrances encore, l’immortelle semence d’amour était jetée pour les moissons futures.