Trente ans de Paris/Henri Rochefort

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Marpon et Flammarion (p. 193-220).

HENRI ROCHEFORT

Vers 1859, je fis connaissance d’un bon garçon, petit employé aux bureaux de l’hôtel de ville. Il s’appelait Henri Rochefort, mais ce nom, alors, ne disait rien. Rochefort vivait d’une vie modeste et très rangée, habitant avec ses parents la vieille rue des Deux-Boules, à portée de son travail, dans ce grouillant quartier Saint–Denis, tout envahi par le commerce et l’article Paris, avec ses maisons à boutiques, du haut en bas bariolées d’enseignes, les échantillons étalés, les cadres accrochés au coin des portes : Plumes et fleurs, bijoux en faux, fafiots et paillons, perles soufflées ; des métiers à tous les étages, un bruit continu de travail tombant des fenêtres dans la rue ; des camions qu’on charge, des paquets qu’on ficelle, des commis courant plume sur l’oreille ; une ouvrière en sarrau qui passe, gardant des rognures d’or dans les cheveux ; et, de loin en loin, quelque riche hôtel transformé en magasins de dépôt, dont le blason et les sculptures reportent votre pensée à deux siècles et font rêver de valets enrichis, de financiers cousus d’or, du comte de Horn, du régent, de Law, du Mississipi, du Système, de l’époque enfin où, dans ces rues aujourd’hui commerçantes et bourgeoises, montaient et descendaient d’heure en heure les plus invraisemblables fortunes, au flux de fièvre et d’or sortant avec une impassibilité de marée de cette étroite fente puante, toute voisine, qui s’appelle encore la rue Quincampoix ! Mon ami Rochefort était un peu comme sa rue et faisait bon marché de son passé. On le savait noble, fils d’un comte ; il semblait ignorer cela, se laissant appeler Rochefort tout court ; et cette simplicité américaine ne laissait pas de m’impressionner, moi tout frais débarqué de notre vaniteux Midi légitimiste.

M. de Rochefort le père appartenait à cette génération des hommes jeunes en 1830 dont la révolution de Juillet était venue barrer l’avenir et interrompre la carrière. Génération particulièrement aimable et spirituelle, conservant comme un parfum d’ancien régime dans l’atmosphère du règne de Louis-Philippe, boudant la royauté nouvelle sans bouder la France cependant, attachée à la branche aînée, mais sachant trop bien que toute restauration était impossible avant longtemps pour que son loyalisme sceptique et désintéressé affichât jamais la sombre humeur du fanatique ou du sectaire. Tandis que les uns s’amusaient à bombarder les Tuileries à coups de bouchons de Champagne, ou protestaient contre la platitude des mœurs bourgeoises en descendant à grand fracas, parmi les cris des masques et le vacarme des grelots, le pavé légendaire de la Courtille ; d’autres, moins écervelés ou plus pauvres, essayaient de se créer par le travail des ressources qu’ils ne pouvaient plus espérer de la bonne grâce d’une royauté. Ainsi fit M. de Lauzanne, que nous avons vu passer naguère encore souriant et vert, toujours portant beau malgré son grand âge, toujours gentilhomme malgré son métier de vaudevilliste et le surnom de père Lauzanne que la familiarité affectueuse de ses confrères lui avait donné ; ainsi dut faire le père de Rochefort, très lancé en son temps parmi la bruyante jeunesse royaliste et ami particulier de l’ex-garde du corps Choca. Courant volontiers les coulisses, Rochefort, le père, comme Lauzanne, une fois la mauvaise saison venue, se rappela le chemin du théâtre et y retourna, mais pour en vivre. Tout amateur renferme en soi un auteur, et la pente est facile entre applaudir des pièces et essayer d’en écrire. M. de Rochefort–Luçay écrivit donc des pièces et se fit vaudevilliste.

Ces détails n’étaient pas inutiles, parce qu’ils peuvent servir à nous donner une idée de ce que fut l’enfance de Rochefort. Enfance curieuse, caractéristique, bien parisienne, tout entière écoulée entre le lycée et ce monde des théâtres, plus patriarcal qu’on ne pense, ces cafés d’auteurs et d’acteurs où son père l’amenait le dimanche, et où l’on entend, au lieu des brindisi orgiaques rêvés par les provinciaux, le bruit sec des dés jetés sur la table du jacquet ou des dominos qu’on remue. Rochefort fut donc le collégien, fils d’artiste ou d’homme de lettres, dont nous avons tous connu le type, initié dès l’enfance aux secrets de coulisses, appelant les acteurs célèbres par leur nom, au courant des pièces nouvelles, donnant en cachette des billets de spectacle à son pion et acquérant ainsi le privilège d’élucubrer impunément au fond du pupitre, entre un lézard apprivoisé et une pipe, un tas de chefs d’œuvre dramatiques ou autres qu’on va porter, les jours de sortie, le képi sur l’œil et le cœur battant à faire sauter les boutons de la tunique, dans les boîtes de journaux jamais ouvertes et chez les narquois portiers de théâtre. La destinée de ces collégiens-là est toute réglée : à vingt ans, ils entrent dans une administration quelconque, ministère ou bureaux de la ville, et continuent à faire de la littérature souterraine au fond d’un pupitre, en se cachant de leurs chefs comme ils se cachaient de leurs professeurs. Rochefort n’avait pas échappé au sort commun. Après avoir tâté de la haute littérature et envoyé infructueusement à tous les concours poétiques de France je ne sais combien de sonnets et d’odes, il usait, lorsque je le connus, les plumes et le papier de la municipalité parisienne à écrire de petits comptes-rendus de théâtre pour le Charivari, qui renouvelait sa rédaction et essayait de s’infuser un sang plus jeune.

Bien que je ne pusse deviner ce que serait un jour Rochefort, sa physionomie d’abord m’intéressa. Ce n’était évidemment pas celle de quelqu’un fait pour s’accommoder longtemps de cette existence d’employé, réglée par le va-et-vient des heures de bureau comme au tic-tac exaspérant d’un coucou de la Forêt-Noire. Vous connaissez cette tête étrange, telle alors qu’elle est restée depuis, ces cheveux en flamme de punch sur un front trop vaste, à la fois boite à migraine et réservoir d’enthousiasme, ces yeux noirs et creux luisant dans l’ombre, ce nez sec et droit, cette bouche amère, enfin toute cette face allongée par une barbiche en pointe de toupie et qui fait songer invinciblement à un don Quichotte sceptique ou à un Méphistophélès qui serait doux. Très maigre, il portait un diable d’habit noir trop serré et avait l’habitude de tenir toujours les deux mains fourrées dans les poches de son pantalon. Déplorable habitude qui le faisait paraître plus maigre encore qu’il n’était, accentuant terriblement l’anguleux des coudes et l’étroitesse des épaules. Il était généreux et bon camarade, capable des plus grands dévouements et, sous une apparence de froideur, nerveux et facilement irritable. Il eut un jour, à la suite de je ne sais plus quel article, une affaire avec le directeur du journal le Gaulois. Le Gaulois d’alors (car le titre d’un journal en France a plus d’incarnations que Bouddha et passe dans plus de mains que la fiancée du roi de Garbe), le Gaulois d’alors était une de ces éphémères feuilles de chou comme il en pousse entre les pavés aux alentours des cafés de théâtres et des brasseries littéraires. Son directeur, petit homme court, joyeux, spirituel, rose et rond, s’appelait Delvaille, autant que je me rappelle, et signait Delbrecht trouvant sans doute ce nom plus joli. Delvaille ou Delbrecht, comme il vous plaira, avait provoqué Rochefort. Rochefort aurait souhaité le pistolet, non qu’il fût un tireur bien terrible, seulement il avait quelquefois gagné des macarons dans les foires ; quant à l’épée, ni de près ni de loin il ne se souvenait d’en avoir jamais vu. Delvaille, en sa qualité d’offensé, avait le choix des armes et prit l’épée. — « C’est bon dit Rochefort, je me battrai à l’épée. » On fit la répétition du duel dans la chambre de Pierre Véron. Rochefort consentait bien à être tué, mais il ne voulait pas paraître ridicule. Véron avait donc fait venir un grand diable de sergent-major aux zouaves, coupé en deux depuis à Solferino, et fort expert en fait de saluts, d’attitudes et de belles manières à la mode dans les salles d’armes de casernes : — « Après vous… — Je n’en ferai rien. — Par obéissance. — Faites, monsieur. » Au bout de dix minutes d’escrime, Rochefort en eût remontré, pour la grâce, au plus moustachu la Ramée. Les deux champions se rencontrèrent le lendemain, entre Paris et Versailles, dans ces délicieux bois de Chaville que nous connaissions bien, y allant souvent le dimanche, pour des passe-temps moins guerriers. Il tombait ce jour-là une petite pluie fine et froide qui faisait des bulles sur l’étang et voilait d’un léger brouillard le cirque vert des collines, la pente d’un champ labouré et les rouges éboulements d’une sablonnière. Les combattants mirent chemise bas, malgré la pluie, et, sans la gravité de la circonstance, on eût été tenté de rire en voyant face à face ce petit homme, gras et blanc, sous un gilet de flanelle liséré de bleu à l’entournure des manches, tombant en garde correctement comme sur la planche, et Rochefort, long, sec, jaune, macabre et cuirassé d’os au point de faire douter qu’il y eût sur lui place pour une piqûre d’épée. Malheureusement, il avait dans la nuit oublié toutes les belles leçons du sergent-major, tenait son arme comme un cierge, poussait comme un sourd, se découvrait. Dès la première passe, il reçut un coup droit qui glissa sur le plat des côtes. L’épée avait piqué, mais si peu ! Ce fut sa première affaire.

Je n’étonnerai personne en disant que, dès cette époque, Rochefort avait de l’esprit ; mais c’était une sorte d’esprit en dedans, d’essence particulière, consistant surtout en mots coupants longtemps ruminés, en associations d’idées stupéfiantes d’imprévu, en cocasseries monumentales, en plaisanteries froides et féroces, qu’il lâchait, les dents serrées, avec la voix de Cham, dans le rire silencieux de Bas-de-Cuir. Par malheur, cet esprit restait gelé, inutile. C’étaient là choses bonnes à dire, pour rire un peu entre copains ; mais les écrire, les imprimer, se ruer à travers la littérature en aussi furieuses cabrioles, voilà ce qui paraissait impossible, Rochefort s’ignorait ; ce fut un hasard, un accident, comme presque toujours, qui vint le révéler à lui-même. Il avait pour ami, pour inséparable compagnon, un assez singulier fantoche dont le nom évoquera certainement un sourire chez ceux de mon âge qui se rappelleront l’avoir connu. On l’appelait Léon Rossignol. Vrai type du fils de septuagénaire ; on peut dire qu’il était né vieux. Long et pâle comme une salade qui file dans une cave, à dix-huit ans il prisait avec frénésie, toussait, crachait et s’appuyait d’un air digne sur des cannes de bon papa. Pétri d’éléments difficilement conciliables, ou plutôt ayant en lui quelque chose de détraqué, ce brave garçon, chose étonnante ! avait horreur des coups et l’amour des querelles. Insolent et poltron comme Panurge, il était homme à provoquer sans motif un carabinier dans la rue, sauf — si le carabinier prenait mal la plaisanterie — à se précipiter sur les genoux et à demander grâce avec des exagérations d’humilité telles que l’insulté ne savait vraiment plus s’il fallait rire ou se fâcher. Un grand enfant en somme, faible et maladif, que Rochefort aimait pour son bagout canaille, spirituellement faubourien, et qu’il sauva plus d’une fois des conséquences qu’auraient pu avoir pour son dos certaines farces par trop hasardées. Rossignol, comme Rochefort, était employé à l’hôtel de ville. Il y perchait au dernier étage, sous les combles, dans un bureau perdu au bout d’un labyrinthe d’escaliers étroits et de corridors, et là, préposé au matériel, il distribuait gravement, selon les demandes, le papier, les plumes, les crayons, les grattoirs, les coupe-papiers, les presse-papiers, les carrés de gomme, les fioles de sandaraque, les encres bleues, les encres rouges, les sables dorés, les calendriers à images, que sais-je encore, les mille fournitures inutiles dont aiment à s’entourer les plumitifs désœuvrés des grandes administrations, et qui sont comme les fleurs de la bureaucratie. Rossignol, naturellement, avait, lui aussi, des ambitions littéraires. Mettre son nom sur quelque chose d’imprimé était son rêve, et nous nous amusions, Pierre Véron, Rochefort et moi, à lui brocher des bouts d’articles, à lui improviser des quatrains, qu’il portait bien vite, tout glorieux, au Tintamarre. Singuliers effets de l’irresponsabilité : Rochefort, empêtré dans l’imitation et la convention quand il écrivait pour lui-même, devenait original et personnel dès qu’il écrivait sous la signature de Rossignol. Il était libre alors, il ne sentait pas l’œil irrité de l’Institut suivant sur le papier les contorsions peu académiques de sa pensée et de son style.


Et c’était plaisir de voir s’égayer ce libre esprit, très froid, très nerveux, étonnant d’audace et de familiarité, avec une façon bien à lui de sentir les choses de la vie parisienne et d’en prendre texte pour toute sorte de bouffonneries patiemment et cruellement combinées, au milieu desquelles la phrase garde le sérieux d’un clown entre deux grimaces, se contentant de cligner de l’œil une fois l’alinéa fini.

« Mais c’est charmant, neuf, original, cela vous ressemble, pourquoi n’écririez-vous pas ainsi pour votre compte ? — Vous avez peut-être raison, il faudra que j’essaie. » La manière de Rochefort était trouvée, l’empire n’avait plus qu’à bien se tenir.

On a dit que c’était de l’Arnal écrit et que Rochefort n’avait fait que mettre en alinéas les dialogues de Duvert et Lauzanne. Nous ne nions pas l’influence. Évidemment des manières de voir et des façons de dire, certains procédés — tournés en formule — de dialoguer la phrase et de faire cabrioler la pensée, qui, pendant les interminables parties de dominos du boulevard du Temple, avaient fait impression dans sa cervelle de collégien, ne lui ont pas été inutiles plus tard. Mais ce sont là de ces imitations inconscientes auxquelles personne n’échappe. Il n’est pas défendu, en littérature, de ramasser une arme rouillée ; l’important est de savoir aiguiser la lame et d’en reforger la poignée à la mesure de sa main.

Rochefort débuta dans le Nain jaune, que rédigeait Aurélien Scholl. Qui ne connaît Scholl ? Pour peu que vous ayez, ces derniers trente ans, tâté du boulevard parisien ou visité ses annexes, vous avez certainement remarqué, soit devant le pavillon de Tortoni, soit sous les tilleuls de Bade et les palmiers de Monte-Carlo, cette physionomie éminemment parisienne et boulevardière. Par l’accent toujours gai, le ton net et clair, l’éclat brillant et coupant du style, Scholl — au milieu de Paris envahi par le patois des parlementaires et le niais cailletage des reporters — est demeuré un des derniers, on pourrait presque dire le dernier petit journaliste. Le petit journaliste, dans le sens donné à ce mot, est un journaliste qui se croit obligé d’être en même temps un écrivain ; le grand journaliste s’en dispense. Comme tant d’autres, en ces derniers temps si troublés, Scholl, peu à peu, sans penser à mal, s’est engagé dans la mêlée politique. Il est en pleine bataille maintenant, et c’est plaisir de voir ce petit-fils de Rivarol, devenu républicain, diriger contre les ennemis de la République les flèches d’or frottées d’un peu de curare à la pointe, empruntées à l’arsenal réactionnaire des Actes des apôtres. Mais, à l’époque du Nain jaune, la politique chômait, et Scholl, pas plus que Rochefort d’ailleurs, ne songeait guère à la République. Il se contentait d’être un des sceptiques les plus aimables et des railleurs les plus spirituels de Paris. Très amoureux du paroistre, en sa qualité de Bordelais, il soutenait, — ce qui par ce temps de sainte bohème ne laissait pas que d’avoir un petit fumet de paradoxe. — il soutenait que l’homme de lettres a le devoir de payer son bottier, et qu’on peut être spirituel avec des gants frais et du linge propre. Conséquent avec ses principes, il avait tout des élégants d’alors, même le monocle incrusté dans l’œil, qu’il garde encore ; il déjeunait chez Bignon et donnait aux Parisiens le spectacle vraiment nouveau d’un simple chroniqueur partageant quotidiennement l’œuf à la coque et la côtelette avec le duc de Grammont-Caderousse, le roi de la gomme du moment. Le Nain jaune fut la seule concurrence sérieuse qu’ait jamais rencontrée Villemessant. Admirablement servi par ses relations mondaines, Scholl était arrivé en quelques mois à faire de son journal le moniteur de la haute vie et des clubs, l’arbitre des élégances parisiennes ; mais, au bout d’un an, il se dégoûta, il valait mieux que ce métier ; il était trop écrivain, trop journaliste pour rester longtemps directeur.

Au Nain jaune, le succès de Rochefort fut rapide ; au Figaro, qui se hâta de l’enrôler, il fut plus éclatant encore. Les Parisiens, toujours frondeurs et depuis longtemps déshabitués d’indépendance, prenaient goût à ces pamphlets, qui se mettaient à tutoyer tout haut, d’un ton de gouaillerie railleuse, toute sorte de choses officielles et solennelles que jusqu’alors les plus hardis osaient à peine railler tout bas. Rochefort est lancé, il a des duels — plus heureux que celui au bord de l’étang de Chaville ; il joue gros jeu, vit largement, remplit Paris du bruit de son nom, et reste malgré tout, malgré l’enivrement des succès d’un soir ou d’une heure, le Rochefort que j’avais connu à l’hôtel de ville, toujours serviable et bon, toujours modeste, toujours inquiet du prochain article, craignant toujours d’avoir vidé son sac, épuisé la veine et de ne pouvoir continuer.

Villemessant, volontiers despotique avec ses rédacteurs, avait pour celui-ci une sorte d’admiration craintive. Ce masque railleur et froid, ce tempérament volontaire et fantasque l’étonnaient. Le fait est que ce Rochefort avait d’étranges entêtements et de singuliers caprices. J’ai raconté ailleurs l’effet de son article sur le théâtre de M. de Saint-Rémy, et avec quelle familiarité gamine il régla son compte à ce malheureux volume présidentiel et ducal que tous les Dangeau, tous les Jules Lecomte de la chronique enguirlandaient des plus flatteuses périodes. Paris s’égaya de l’audace, Morny fut touché et en appela. Avec une candeur d’auteur vexé, bien faite pour étonner, de la part d’un homme d’esprit, il envoya ses œuvres dramatiques à Jouvin, comptant que Jouvin aurait plus de goût que Rochefort et ferait, dans le Figaro, un article réparatoire.

Jouvin accepta le volume, ne fit pas l’article, et l’infortuné duc dut garder sur le cœur la prose amère que lui avait fait avaler Rochefort. Alors il se passa une chose extravagante, invraisemblable au premier abord, et malgré tout profondément humaine. Morny, ce Morny adulé, tout-puissant, se prit subitement, pour l’homme qui n’avait pas craint de le railler, d’une sorte d’affection craintive et rancunière. Il aurait voulu le voir, le connaître, s’expliquer avec lui, comme deux amis, dans un coin. On s’ingéniait dans l’entourage pour prouver que Rochefort ne possédait ni esprit ni style, et que son jugement n’était d’aucun poids. Des flatteurs (un vice-empereur en a toujours !) allaient sur les quais, collectionnant de petits vaudevilles, péchés de jeunesse de Rochefort, les analysaient, les épluchaient et soutenaient par mille raisons probantes que ceux de M. de Saint-Rémy valaient mieux. On inventait à Rochefort des crimes imaginaires. Un Prudhomme fanatique arriva un jour tout courant, rouge d’indignation, les yeux hors de la tête : « Vous savez, Rochefort, ce fameux Rochefort qui fait tant le rigide, eh bien ! savez-vous ce qu’on a découvert sur lui ? Il a été boursier de l’empire ! » Fallait-il avoir l’âme noire, ayant été à huit ans boursier de l’empire, pour trouver mauvaises, à trente, les pièces de monsieur le duc ! Un peu plus et l’on aurait demandé compte à Rochefort des opinions politiques de sa nourrice ! Vains efforts, révélations inutiles. Morny, pareil à un amoureux qu’on dédaigne, ne s’enfonçait que davantage dans l’idée fixe de se faire aimer de Rochefort. Le caprice tournait en toquade, toquade d’autant plus obsédante que Rochefort, averti de la chose, mettait une sorte de coquetterie comique à ne pas vouloir connaître le duc. Je vois encore, à la première représentation de la Belle Hélène, Morny arrêtant Villemessant dans le couloir. « Cette fois, par exemple, vous allez me présenter Rochefort ! — Monsieur le duc !… Oui, monsieur le duc !… Nous causions précisément il n’y a pas une seconde… » Et Villemessant courait après Rochefort, mais Rochefort avait disparu. Alors l’idée vint d’inventer une combinaison, de machiner une sorte de complot pour mettre le duc et Rochefort en présence. On savait celui-ci grand bibelotier (n’a-t-il pas publié les Petits mystères de l’Hôtel des Ventes ?) et zélé amateur de tableaux. Le duc possédait une curieuse galerie. On amènerait Rochefort visiter la galerie, le duc se trouverait là comme par hasard, et la présentation serait faite. Jour est pris, un ami se charge d’entraîner Rochefort, le duc attend dans sa galerie ; il attend une heure, deux heures, en tête-à-tête avec ses Rembrandt et ses Hobbema, et, cette fois encore, le monstre désiré ne vient pas.

Tant que vécut le duc (par un simple effet du hasard, sans doute, car je ne pense pas que cette amitié à distance et si peu payée de retour soit allée jusqu’à protéger l’ingrat pamphlétaire contre les foudres de la justice), tant que vécut le duc, Rochefort ne fut que relativement traqué. Mais, Morny disparu, les persécutions commencèrent. Aiguillonné, Rochefort redoubla d’insolence et d’audace. Les amendes tombèrent dru comme grêle, la prison succéda aux amendes. Bientôt la censure s’en mêla. La censure, avec son palais de dégustateur à principes, trouva que tout ce qu’écrivait Rochefort avait un arrière-goût politique. Le Figaro fut menacé dans son existence, et Rochefort dut quitter le journal. Là-dessus, il fonde la Lanterne, démasque ses sabords et hisse hardiment le pavillon de corsaire. Ce fut encore Villemessant, Villemessant le conservateur, le Villemessant des gourdins réunis, qui nolisa ce brûlot. La censure et Villemessant rendirent en cette circonstance un singulier service à la conservation et à l’empire. On sait l’histoire de la Lanterne, son succès foudroyant, le petit papier couleur de feu dans toutes les mains, les trottoirs, les fiacres, les wagons tout brillants d’étincelles rouges, le gouvernement affolé, l’esclandre, le procès, la suppression et — résultat prévu et inévitable — Rochefort député de Paris.

Rochefort, là encore, resta le même ; il porta sur les bancs de la Chambre, à la tribune, la familiarité insultante de ses pamphlets, et jusqu’au bout il se refusa à traiter l’empire en adversaire sérieux. Vous rappelez-vous le scandale ? Un orateur du gouvernement, parlant de haut, avec le dédain qu’un parlementaire formaliste et gourmé peut avoir pour un simple journaliste, avait à son occasion prononcé le mot de ridicule. Pâle, les dents serrées, Rochefort se lève de son banc et, cinglant au visage le souverain par-dessus la tête de ses ministres : « J’ai pu être ridicule quelquefois, mais on ne m’a jamais rencontré en costume d’arracheur de dents, avec un aigle sur l’épaule et un morceau de lard dans mon chapeau ! » M. Schneider présidait ce jour-là. Je me rappelle l’effarement de sa bonne et grosse figure. Et me figurant à sa place la fine tête à moustaches, ironique et froide, du duc de Morny, je me disais : « Quel dommage qu’il ne soit point là, il aurait enfin réalisé son caprice et fait la connaissance de Rochefort. »


Depuis, je n’ai plus entrevu Rochefort que deux fois : la première, à l’enterrement de Victor Noir, porté dans un fiacre, évanoui, épuisé par une lutte de deux heures soutenue à côté de Delescluze contre une foule affolée, deux cent mille hommes désarmés qui, avec des enfants, des femmes, voulaient à toute force ramener le cadavre à Paris où le canon les attendait, marcher à une tuerie certaine. Puis, une autre fois encore, pendant la guerre, dans le tohu-bohu de la bataille de Buzenval, dans le piétinement des bataillons, les coups sourds du canon des forts, le roulement des voitures d’ambulance, au milieu de la fièvre, de la fumée, des évêques paradant à cheval dans un costume de mascarade, de braves bourgeois qui allaient se faire tuer, pleins de confiance au plan Trochu, au milieu de l’héroїque, au milieu du grotesque, au milieu de ce drame inoubliable, pétri, comme ceux de Shakespeare, de sublime et de comique, qui s’appelle le siège de Paris. C’était sur la route du mont Valérien : du froid, de la boue, les arbres dépouillés frissonnant tristement sur le ciel brumeux. Mon ami passait en voiture, toujours pâle et vert derrière la vitre, toujours, comme au temps lointain de l’hôtel de ville, boutonné dans un étroit habit noir. Je lui criai à travers l’orage : « Bonjour, Rochefort ! » Je ne l’ai plus revu depuis[1].

  1. Ce portrait de Rochefort a paru en Russie dans le Nouveau-Temps, en 1879