Trente ans de Paris/Henry Monnier

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 221-228).

HENRY MONNIER

Je me vois dans ma mansarde de jeunesse, en hiver, avec du givre aux vitres et une cheminée à la prussienne sans feu. Assis devant une petite table en bois blanc, je travaille, j’aligne des vers, les jambes enveloppées d’une couverture de voyage. Quelqu’un frappe. — « Entrez ! » et dans l’ouverture de la porte se dresse une assez fantasque apparition. Figurez-vous un ventre, un faux-col, une face de bourgeois rougeaud et rasé, et un nez romain chaussé de lunettes. Cérémonieusement, le personnage salue et me dit : « Je suis Henry Monnier. »

Henry Monnier, une gloire alors ! À la fois comédien, écrivain, dessinateur ; on se le montrait passant dans les rues, et M. de Balzac, le grand observateur, l’estimait fort pour ses qualités d’observation. Observation singulière, il faut le dire, et qui ne ressemble pas à l’observation de tout le monde. Bien des écrivains, en effet, se sont acquis rentes et renom à railler les travers ou les infirmités des autres. Monnier, lui, n’est pas allé bien loin chercher son modèle : il s’est planté devant son miroir, s’est écouté penser et parler, et, se trouvant énormément ridicule, il a conçu cette cruelle incarnation, cette prodigieuse satire du bourgeois français qui s’appelle Joseph Prudhomme. Car Monnier, c’est Joseph Prudhomme, et Joseph Prudhomme c’est Monnier. Tout leur est commun, de la guêtre blanche à la cravate à trente-six tours. Même jabot de dindon qui se gonfle, même air de solennité bouffonne, même regard dominateur et rond dans le cercle d’or des lunettes, mêmes invraisemblables apophtegmes prononcés d’une voix de vieux vautour enchifrené. — « Si je pouvais seulement sortir de ma peau une heure ou deux, dit Fantasio à son ami Spark, si je pouvais être ce monsieur qui passe ! » Monnier, qui n’avait que de lointains rapports avec Fantasio, n’a jamais désiré être le monsieur qui passe ; possédant à un plus haut degré que personne la singulière faculté du dédoublement, il sortait de sa peau quelquefois pour s’amuser de lui-même et rire de sa propre tournure ; mais il réintégrait bien vite la chère peau, la précieuse enveloppe, et cet impitoyable ironiste, ce cruel railleur, cet Attila de la sottise bourgeoise, se retrouvait, dans la vie privée, le plus naїvement sot des bourgeois.

Entre autres préoccupations, dignes vraiment de Joseph Prudhomme, Henry Monnier était possédé d’une idée fixe, commune d’ailleurs à tous les magistrats de province qui rimaillent des impromptus, et à tous les anciens colonels qui emploient les loisirs de leur retraite à traduire Horace : il voulait enfourcher Pégase, chausser les brodequins de Thalie, se baisser, au risque de faire craquer ses bretelles, pour recueillir dans le creux de sa main un peu du flot pur d’Hippocrène ;

il rêvait laurier vert, succès académiques, pièce jouée au Théâtre-Français. Déjà — quelqu’un s’en souvient-il encore ? — il avait fait représenter sur la scène de l’Odéon une pièce en trois actes et en vers, s’il vous plaît ! comme disent les affiches Peintres et Bourgeois, avec la collaboration d’un jeune homme, commis voyageur, je crois, et fort expert dans l’art de tourner les rimes. L’Odéon, c’est bien ; mais les Français, la maison de Molière ! Et pendant vingt ans, Henry Monnier rôda autour de l’illustre maison, au café de la Régence, au café Minerve, partout où allaient les sociétaires, toujours digne et bien tenu, rasé de près comme un père noble, avec l’air capable et content de soi d’un raisonneur de comédie.

Le brave homme avait lu mes vers, il comptait sur moi pour l’aider à réaliser son rêve, et c’est pour me proposer de travailler ensemble qu’il venait de gravir, en s’essoufflant un peu, les marches nombreuses et raides de mon logis de la rue de Tournon. Vous pensez si je me trouvai flatté, et si j’acceptai l’offre avec joie !

Dès le lendemain, j’étais chez lui ; il habitait rue Ventadour, dans une vieille maison de bourgeoise apparence, un petit appartement d’aspect très caractéristique qui sentait à la fois l’acteur économe, minutieux et rangé, et le vieux garçon à marier. Tout y luisait, meubles et carreau. Au pied de chaque siège, de petits tapis ronds avec une bordure de drap rouge soigneusement découpée en dents de loup. Quatre crachoirs : un dans chaque coin. Sur la cheminée étaient deux soucoupes contenant chacune quelques pincées de tabac très sec. Monnier y puisait, mais n’en offrait pas.

Cet intérieur, d’abord, me produisit une impression d’avarice. J’ai appris depuis que ces dehors parcimonieux cachaient au fond une vie très dure. Monnier était sans fortune ; de temps en temps seulement, une représentation, un bout d’article, la vente de quelques croquis venaient augmenter, et pas de beaucoup, ses minces revenus. Aussi avait-il peu à peu pris l’habitude de dîner tous les jours en ville. On l’invitait volontiers. Lui payait son écot en racontant, en jouant plutôt — car sa charge n’avait rien d’improvisé — des histoires salées au dessert. C’était quelque dialogue bien scandaleux, avec imitation des deux voix ; ou bien son héros favori, Monsieur Prudhomme promenant son ventre et son imperturbable solennité au travers des aventures les plus scabreuses. Tout cela sans rire, le bourgeois qu’avait en lui Henry Monnier se révoltait secrètement contre ce rôle de bouffon. Et puis, des exigences despotiques : un somme d’un quart d’heure, par exemple, après le repas, en si haut lieu que ce fût ; et des jalousies, des bouderies, des colères de vieux perroquet à qui l’on vole son os de côtelette, si par hasard il arrivait que quelqu’un autre que lui prît la parole à table et risquât de l’éclipser. On voulut à un moment lui faire obtenir une pension : c’eût été pour lui la fortune ; mais en cette circonstance ses joyeusetés d’après-dîner portèrent malheur au pauvre homme. Malassis en avait publié le recueil en Belgique, un exemplaire passa la frontière, la pudeur ministérielle s’en déclara offensée, et du coup la pension promise s’envola. Ne pas confondre avec les Bas-fonds de Paris, qui pourraient sembler par comparaison des récits faits pour les jeunes filles, bien que, cependant, la publication n’en ait été autorisée que par tolérance spéciale, à un nombre d’exemplaires assez restreint et à un prix assez élevé pour que le volume ne puisse en aucun cas exercer ses ravages au delà des frontières excommuniées du monde des bibliophiles.

Tel est l’homme double — homo duplex — qui me faisait l’honneur de vouloir associer sa littérature à la mienne. Fantaisiste comme je l’étais à vingt ans, avec le bouffon j’aurais encore pu m’entendre ; mais, par malheur, c’était le bourgeois Prudhomme, et le bourgeois Prudhomme seul, qui prétendait collaborer avec moi. Après quelques séances, je ne revins plus. Henry Monnier sans doute ne me regretta guère, et de mon premier rêve de gloire il ne me reste que le souvenir de ce comique vieillard, au milieu de son intérieur propret et pauvre, fumant à petits coups de petites pipes, assis dans le fauteuil de cuir où on l’a trouvé mort un matin, il y a quinze ans !