Trente ans de Paris/L’île des Moineaux

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 287-296).

L’ILE DES MOINEAUX
Rencontre sur la Seine

À cette époque, je n’avais pas encore de rhumatismes, et, six mois de l’année, je travaillais dans mon bateau. C’était à dix lieues en amont de Paris, sur un joli coin de Seine, une Seine de province, champêtre et neuve, envahie de roseaux, d’iris, de nénufars, charriant de ces paquets d’herbages, de racines où les bergeronnettes fatiguées de voler s’abandonnent au fil de l’eau. Sur les pentes de chaque rive, des blés, des carrés de vigne ; çà et là quelques îles vertes, l’île des Paveurs, l’île des Moineaux, toute petite, vrai bouquet de ronces et de branches folles, dont j’avais fait mon escale de prédilection. Je poussais ma yole entre les roseaux, et lorsque avait cessé le bruissement soyeux des longues cannes, mon mur bien refermé sur moi, un petit port aux eaux claires, arrondi dans l’ombre d’un vieux saule, me servait de cabinet de travail, avec deux avirons en croix pour pupitre. J’aimais cette odeur de rivière, ce frôlement des insectes dans les roseaux, le murmure des longues feuilles qui frissonnent, toute cette agitation mystérieuse, infinie, que le silence de l’homme éveille dans la nature. Ce qu’il fait d’heureux, ce silence ! ce qu’il rassure d’êtres ! Mon île était plus peuplée que Paris. J’entendais des furetages sous l’herbe, des poursuites d’oiseaux, des ébrouements de plumes mouillées. On ne se gênait pas avec moi, on me prenait pour un vieux saule. Les demoiselles noires me filaient sous le nez, les chevesnes m’éclaboussaient de leurs bonds lumineux ; jusque sous l’aviron des hirondelles venaient boire.

Un jour, en pénétrant dans mon île, je trouve ma solitude envahie par une barbe blonde et un chapeau de paille. Je ne vois que cela d’abord, une barbe blonde sous un chapeau de paille. L’intrus ne pêche pas ; il est allongé dans son bateau, ses avirons croisés comme les miens. Il travaille, lui aussi, il travaille chez moi !… À première vue, nous eûmes l’un et l’autre la même grimace. Pourtant on se salua. Il fallait bien : l’ombre du saule était courte et nos deux bateaux se touchaient. Comme il ne paraissait pas disposé à s’en aller, je m’installai sans rien dire ; mais ce chapeau à barbe si près de moi dérangeait mon travail. Je le gênais probablement aussi. L’inaction nous fit parler. Ma yole s’appelait l’Arlésienne et le nom de Georges Bizet nous mit tout de suite en rapport.

— Vous connaissez Bizet !… Par hasard, seriez-vous artiste ?

La barbe sourit et répondit modestement :

— Monsieur, je suis dans la musique.

En général, les gens de lettres ont la musique en horreur. On connaît l’opinion de Gautier sur « le plus désagréable de tous les bruits » ; Leconte de Lisle, Banville, la partagent. Dès qu’on ouvre un piano, Goncourt fronce le nez. Zola se souvient vaguement d’avoir joué de quelque chose dans sa jeunesse ; il ne sait plus bien ce que c’était. Le bon Flaubert, lui, se prétendait grand musicien ; mais c’était pour plaire à Tourguéneff qui, dans le fond, n’a jamais aimé que la musique qu’on faisait chez les Viardot. Moi, je les aime toutes, en toqué, la savante, la naїve, celle de Beethoven, Gluck et Chopin, Massenet et Saint-Saëns, la bamboula, le Faust de Gounod et celui de Berlioz, les chants populaires, les orgues ambulants, le tambourin, même les cloches. Musique qui danse et musique qui rêve, toutes me parlent, me donnent une sensation. La mélopée wagnérienne me prend, me roule, m’hypnotise comme la mer, et les coups d’archet en zigzag des Tziganes m’ont empêché de voir l’Exposition.


Chaque fois que ces damnés violons m’accrochaient au passage, impossible d’aller plus loin. Il fallait rester là jusqu’au soir devant un verre de vin de Hongrie, la gorge serrée, les yeux fous, tout le corps secoué au battement nerveux du tympanon.

Ce musicien tombant dans mon île m’acheva. Il s’appelait Léon Pillaut. De l’esprit, des idées, une jolie cervelle ; nous nous convînmes tout de suite. Revenus à peu près des mêmes choses, nos paradoxes faisaient cause commune. Dès ce jour, mon île fut à lui autant qu’à moi ; et comme son bateau, une norvégienne sans quille, roulait affreusement, il prit l’habitude de venir causer musique sur le mien. Son livre : Instruments et musiciens, qui l’a fait nommer professeur au Conservatoire, lui fredonnait déjà dans la tête, et il me le racontait. Nous l’avons vécu ensemble, ce livre.

Je retrouve l’intimité de nos bavardages entre ses lignes comme je voyais papilloter la Seine entre mes roseaux. Pillaut me disait sur son art des choses absolument neuves. Musicien de talent, élevé à la campagne, son oreille affinée a retenu et noté toutes les sonorités de la nature ; il entend comme un paysagiste voit. Pour lui, chaque bruit d’ailes a son frisson particulier. Les bourdonnements confus d’insectes, le cliquetis des feuilles d’automne, le « rigolage » des ruisseaux sur les cailloux, le vent, la pluie, le lointain des voix, des trains en marche, des roues criant aux ornières, toute cette vie champêtre, vous la trouverez dans son livre. Et bien d’autres choses encore, des critiques ingénieuses, une aimable érudition de fantaisiste, la biographie poétique de l’orchestre et de tous ses instruments, depuis la viole d’amour jusqu’aux trompettes Sax, racontée pour la première fois. Nous causions de cela sous notre saule, ou dans quelque auberge du bord de l’eau, en buvant du vin blanc boueux de l’année, en écrasant un hareng au coin d’une assiette ébréchée, au milieu des carriers et des gens de marine ; nous en causions en tirant l’aviron, en courant la Seine et l’imprévu des petites rivières confluentes.

Oh ! nos promenades sur l’Orge, jolie, moirée, toute noire d’ombre, embroussaillée de lianes odorantes comme un ruisseau d’Océanie ! On allait devant soi, sans savoir. Par moment on passait entre des pelouses mondaines où traînait la queue d’un paon blanc, des robes claires faisant bouquet. Un tableau de Nittis. Au fond, le château, tout pimpant de sa flore de keepsake, plongeait sous les hauts ombrages opulents, brodés de roulades sonores, d’un gazouillis d’oiseaux de riches. Plus loin, nous retrouvions les fleurs sauvages de notre île, les ramures folles, les saules grisonnants et tordus, ou bien quelque vieux moulin, haut comme un château fort, avec sa passerelle verdie, ses grands murs irrégulièrement percés et sur le toit chargé de pigeons, de pintades, un frisson continu d’ailes que la grosse mécanique semblait mettre en mouvement… Et le retour au fil de l’eau, en chantant de vieux airs de nature ! Des cris de paon sonnaient sur les pelouses vides ; au milieu d’un pré, on voyait la petite voiture du berger qui ramassait au loin ses bêtes pour le parcage. Nous dérangions le martin-pêcheur, l’oiseau bleu des petites rivières ; on se courbait à l’entrée de l’Orge, pour passer sous l’arche basse du pont, et tout à coup la Seine, apparue dans les brumes du crépuscule, nous donnait l’impression de la pleine mer.

Parmi tant de charmants vagabondages, un surtout m’est resté, un déjeuner d’automne dans une auberge du bord de l’eau. Je revois ce matin frileux, la Seine lourde, triste, la campagne belle de silence, les fonds rouillés d’un petit brouillard pénétrant qui nous faisait relever le collet de nos paletots. L’auberge était un peu au-dessus de l’écluse du Coudray, un ancien relais de coche où les messieurs de Corbeil viennent faire la fête le dimanche, mais qui, dans la mauvaise saison, n’est fréquentée que par les gens de l’écluse, les équipes des chalands et des remorqueurs. En ce moment, le pot-au-feu fumait pour le passage de la chaîne. Dieu ! la bonne bouffée de chaud, dès en entrant. « Et avec le bœuf, messieurs ?… Ça vous irait-il, une tanche à la casserole ? » Elle était exquise, cette tanche servie sur un gros plat de terre, dans un petit salon dont le papier avait un bon air de goguette bourgeoise. Le repas fini, la pipe allumée, on se mit à parler de Mozart. C’était bien une causerie d’automne. Dehors, sur la terrasse de l’auberge, je voyais, à travers les tonnelles défeuillées, une balançoire peinte en vert, un jeu de tonneau, les disques d’un tir à l’arbalète, tout cela grelottant au vent froid de la Seine, dans la tristesse attendrissante des lieux de plaisir abandonnés. « Tiens !… une épinette ! » dit mon compagnon soulevant la housse poudreuse d’une longue table chargée d’assiettes. Il tâte l’instrument, en tire quelques notes fêlées, chevrotantes, et, jusqu’au jour tombant, nous nous sommes délicieusement grisés avec du Mozart…