Trente ans de vie française/III(1). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure/II. Les individus

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (Tome Ip. 228-241).

est une espèce de conscience, une conscience où tout se compense et se neutralise, une conscience dont toutes les parties éventuelles s’équilibrent les unes les autres par des réactions toujours égales aux actions, s’empêchent réciproquement de faire saillie[1]. » L’esprit éteint garde l’empreinte de son mouvement, le rythme élémentaire de son ancienne durée : dans l’entropie vers laquelle le principe de Carnot conduirait l’univers, l’univers n’existerait encore qu’en tant qu’énergie spirituelle, mais une énergie réduite à se conserver sans changer, une durée nue qui, comme dans une étendue cartésienne sans Dieu, n’aurait plus la force de lier deux de ses moments.

Or l’élan vital, s’il était arrivé à ce terme, à cet équilibre indéfini de vie ralentie, de chaleur égalisée, de conscience neutralisée, ne comporterait pas d’individus. Si au contraire il était illimité il n’en comporterait pas davantage. Le monde d’individus, où nous vivons et dont nous sommes, implique un élan fini : un élan, et c’est pourquoi nous sommes esprit ; fini, et c’est pourquoi nous sommes matière ; élan fini et c’est pourquoi nous sommes individus. « L’élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. Il ne peut pas surmonter tous les obstacles. Le mouvement qu’il imprime est tantôt dévié, tantôt divisé, tantôt contrarié, et l’évolution du monde organisé n’est que le déroulement de cette lutte[2]. » Mais en quoi consistent ces obstacles ? La matière n’est pas ce qui ralentit l’élan vital, puisqu’elle ne se conçoit que comme son ralentissement même et elle n’est que l’élan vital ralenti. Que reste-t-il donc à la matière de positif pour être l’obstacle que tourne ou que pénètre l’élan vital lorsqu’il « se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme d’indétermination et de liberté ? » Nous naissons tous platoniciens et M. Bergson se trouve comme Platon devant le problème de l’Autre. Le bergsonisme est un spinozisme retourné et mobilisé, et M. Bergson se trouve comme Spinoza devant le problème des modes. C’est au même moment des trois systèmes que se pose la difficulté et que s’ouvre le hiatus.

Le dualisme de l’élan vital et de la matière serait donc inexplicable, comme d’ailleurs tout dualisme. C’est ce qu’avait sans doute vu Spinoza lorsque, trouvant devant lui le dualisme des deux attributs de la substance, il noya le problème, et pensa qu’une infinité d’attributs était, du point de vue de l’explication philosophique, plus claire qu’une dualité d’attributs. De même quand M. Bergson nous parle de « la dualité de tendance impliquée dans l’élan originel et la résistance opposée par la matière à cet élan », ne considérons en principe que l’unité réelle de l’élan. Nous rencontrerons peut-être ensuite sur notre chemin cette dualité comme un point de vue dérivé, mais peut-être aussi le dualisme lui-même, comme chez Spinoza, nous apparaîtra-t-il comme provisoire et illusoire en face de l’infinitisme qui se révèlera comme l’expression vivante de l’unité de l’élan. Infinitisme de modes et non d’attributs, c’est-à-dire existence des individus.

Cette utilisation du spinozisme était déjà au fond de la doctrine de Leibnitz. Le monadisme résoud la substance spinoziste en une infinité de substances qui sont les individus, et dans cet infinitisme disparaît le dualisme de l’étendue et de la pensée. Pareillement le dualisme de la matière et de l’élan vital disparaîtra du bergsonisme si, dans l’élan vital, nous mettons l’accent sur la production des individus.

Pouvons-nous concevoir l’élan vital sans individus ? Parfaitement. « À la rigueur, dit M. Bergson, rien n’empêcherait d’imaginer un individu unique en lequel, par suite de transformations réparties sur des milliers de siècles, se serait effectuée l’évolution de la vie. Ou encore, à défaut d’un individu unique, on pourrait supposer une pluralité d’individus se succédant en une série unilinéaire. Dans les deux cas l’évolution n’aurait eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’une seule dimension[3]. » Or la vie ne s’est pas développée ainsi. Un leibnitzien nous dirait que ce monde possible n’est point passé à l’être parce qu’il comportait moins de perfection qu’un monde d’individus. Et, dans un sens, il aurait raison. En comparant ce que serait la vie d’un individu unique et ce qu’est la vie d’un monde où il y a une infinité d’individus, nous verrons pourquoi le second correspondait mieux à la nature et au mouvement de l’élan vital, nous aurons par conséquent une vue sur cette nature et ce mouvement.

Si l’élan vital cosmique diffère en complication de l’élan vital que nous éprouvons en nous, il n’en diffère pas en nature. Or l’élan vital que nous éprouvons en nous est un complexus de tendances tel que l’une de ces tendances ne peut se développer entièrement qu’en en excluant d’autres. « Chacun de nous, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur son histoire, constatera que sa personnalité d’enfant, quoique indivisible, réunissait en elle des personnes diverses qui pouvaient rester fondues ensemble parce qu’elles étaient à l’état naissant ; cette indécision pleine de promesses est même un des plus grands charmes de l’enfance, Mais les personnalités qui s’entrepénètrent deviennent incompatibles en grandissant, et comme chacun de nous ne vit qu’une seule vie, force lui est de faire un choix. Nous choisissons en réalité sans cesse, et sans cesse aussi nous abandonnons beaucoup de choses. La route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. Mais la nature, qui dispose d’un nombre incalculable de vies, n’est point astreinte à de pareils sacrifices. Elle conserve les diverses tendances qui ont bifurqué en grandissant. Elle crée, avec elle, des séries divergentes d’espèces qui évolueront séparément[4]. »

Ce fossé entre notre élan vital et celui de la nature pourrait encore, semble-t-il, se combler quelque peu. Le progrès de notre vie ne consiste pas seulement à choisir une personnalité parmi les personnalités indécises et fondues de notre enfance. Il peut consister aussi à savoir conserver, concilier et même acquérir un certain nombre de personnalités, non indécises, mais prononcées, et non fondues, mais organisées. La coexistence pathologique de plusieurs personnalités, étudiée par les psychologues, n’est qu’un grossissement de la vie normale. Nous sommes tous plus ou moins comme maître Jacques. La société monte en nous plusieurs mécanismes qui ont leur siège social dans notre corps, mais que nous ne confondons pas, et ces mécanismes sociaux sont embranchés sur des mécanismes (ou, si l’on veut, des dynamismes) personnels qui tendent à faire plusieurs personnalités successives. Dès que nous sommes en face de quelqu’un qui a l’habitude de l’un de nos mécanismes, et qui ne nous connaît que par lui, nous jouons spontanément ce mécanisme, et nous aurions le sentiment d’une incongruité si au lieu de celui-là nous en présentions un autre. Plus une vie intérieure est riche, plus elle tend à se résoudre en un jeu, en une société de personnalités. C’est sur cette tendance, sur ce courant que sont branchés les grands génies créateurs du drame et du roman. À la limite on trouverait un état de disponibilité infinie comme celui d’Amiel, qui se prête à toutes les personnalités, et se trouve si mal à l’aise, si gauche dans une seule.

Cette diversité de personnes, qui existe chez l’enfant, chez l’homme cultivé, chez l’artiste, la société la voit de mauvais œil : car l’idéal de la société est un idéal militaire, où chaque personnalité formerait un rouage social exact, fidèle, constant. Et la société est en cela puissamment aidée par la matière. Cette multiplicité de personnes incluses dans notre élan vital, elle demeure presque toujours réfrénée et simplement virtuelle à cause de l’unité de notre corps : toutes les personnes, obligées de se servir du même corps, deviennent à peu près la même personne. Le mélange indécis de personnalités qui coexistent chez l’enfant s’accorde avec une indécision et une instabilité du corps. Et l’homme qui a gardé en lui cette complexité de personnes éprouve plus ou moins l’existence de son corps comme une gêne et une chaîne.

Les personnalités qui s’entrepénètrent dans l’élan vital ont une tendance à se distinguer à mesure que l’élan vital s’explicite. Mais la philosophie cherchera une explication plus profonde que le passage spencérien de l’homogène à l’hétérogène. Comme l’avait montré Ribot, l’unité de notre personne est avant tout l’unité de notre corps, une unité biologique. En conclurons-nous que la matière est, comme le disaient les scolastiques, principe d’individualité ?

En partie seulement. L’individualité est à la fois déposée par l’élan vital et donnée virtuellement dans la matière. D’une part « la matière a une tendance à constituer des sujets isolables, qui se puissent traiter géométriquement », mais ce n’est chez elle « qu’une tendance. La matière ne va pas jusqu’au bout[5] ». D’autre part « concluons… que la vie n’en manifeste pas moins une recherche de l’individualité et qu’elle tend à constituer des systèmes naturellement isolés, naturellement clos[6] ». On s’explique assez difficilement que la vie et la matière, qui sont l’inversion l’une de l’autre, manifestent cependant la même tendance. C’est que, pour M. Bergson, l’organisation de l’individu serait l’interférence d’un mouvement qui se fait et d’un mouvement qui se défait. « La vie est un mouvement, la matérialité est un mouvement inverse, et chacun de ces deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisée aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque chose du second : il en résulte entre eux un modus vivendi, qui est précisément l’organisation. Cette organisation prend pour nos sens et pour notre intelligence la forme de parties entièrement extérieures à des parties dans le temps et dans l’espace[7]. » C’est ainsi que pour Spinoza il n’y a modes de la pensée que d’un point de vue qui implique l’étendue, et modes de l’étendue que d’un point de vue qui implique la pensée[8]. Du point de vue de la substance, c’est-à-dire du point de vue de Dieu, il n’y a pas de modes : car les modes sont les affections de la substance, et Dieu ne pâtit pas. Pour M. Bergson la matière et la vie, prises en elles-mêmes, sont des mouvements indivisibles, comme les attributs pris du point de vue de la substance sont essences sans affections. Mais c’est au contact de la matière que la vie s’explicite en individualités, c’est au contact de la vie que la matière se résoud en multiplicité. À vrai dire il y avait déjà, en chacune des deux, multiplicité, mais multiplicité implicite et virtuelle : dans la vie multiplicité de fusion, dans la matière interaction universelle. La matérialité oblige la vie, la vie oblige la matérialité à la multiplicité distincte et réelle. La multiplicité vivante, telle que nous la fait éprouver l’intuition de l’élan vital, ne devient multiplicité de parties extérieures les unes aux autres que dans son contact avec la matière. « La matière divise effectivement ce qui n’était que virtuellement multiple, et, en ce sens, l’individuation est en partie l’œuvre de la matière, en partie l’effet de ce que la vie porte en elle[9]. »

Ainsi c’est en s’insérant dans la matière que la vie passe de la multiplicité virtuelle à l’individualité distincte, et c’est en recevant le courant de la vie que la matière passe de l’état d’interaction universelle à un plan où elle comporte des lignes d’action. Non seulement les besoins de l’action, l’élan de la vie en action, découpent dans la matière les systèmes clos que sont les individus, mais ces individus eux-mêmes continuent cet élan en isolant par la perception, pour les utiliser dans l’action, des parties déterminées de la matière. « Les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait[10]. » Mais notre corps est constitué lui aussi par le pointillé des lignes sur lesquelles passe l’élan de la vie, l’action de ce courant vital qui va de germe à germe au sein d’une même espèce, d’espèce à espèce à l’intérieur de la vie. M. Bergson dit bien que « tandis que la subdivision de la matière en corps isolés est relative à notre perception, tandis que la constitution de systèmes clos de points matériels est relative à notre science, le corps vivant a été isolé et clos par la nature elle-même ». Évidemment. Mais la nature, c’est-à-dire l’élan vital et l’élan de l’espèce humaine, n’agissent pas autrement que nous, puisque cet élan nous en sommes. La mort suffit à nous avertir que l’individualité du corps vivant est relative à l’espèce, qui est elle-même relative à l’élan vital, ainsi que la subdivision de la matière et la constitution de systèmes sont relatifs à notre perception et à notre science.

Cette continuité qui va de l’élan vital à la perception était d’ailleurs mieux marquée dans Matière et Mémoire. « Déjà le pouvoir conféré aux consciences individuelles de se manifester par des actes exige la formation de zones matérielles distinctes qui correspondent respectivement à des corps vivants[11]. » Les zones d’action impliquent un intérêt localisé sur ce qui est utile à cette action. La vie implique le refus chez l’être vivant de considérer autre chose que des moyens d’agir. « Nos besoins sont donc comme autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relations comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de la réalité sensible est justement ce que nous appelons vivre. » Vivre c’est donc, pour l’élan vital comme pour nous, décomposer par une force intérieure l’extérieur en parties, et la vie organise la matière par le même artifice de division qui nous sert à la « mécaniser ». Il en est d’ailleurs de la division de la durée comme de la division de la matière. « La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres[12]. »

Ainsi l’existence individuelle est en puissance dans la nature de la vie et dans la nature de la matière, mais ce qui, pour la vie, la fait passer à l’acte, c’est la matière, et ce qui, pour la matière, la fait passer à l’acte, c’est la vie. Elle n’est donnée qu’idéalement dans l’une et l’autre prise à part, elle est donnée réellement par leur contact.

Quand nous allons par les mathématiques à la limite de la matière, nous voyons que cette limite est l’extériorité absolue. Le monde géométrique se compose de figures extérieures les unes aux autres, et l’étendue géométrique est la possibilité indéfinie de cette extériorité. Si nous voulons prendre une idée réelle de la matière, il nous faut en prendre une vue intérieure, la concevoir comme interaction universelle. Mais interaction n’est pas action, et il suffit du plus léger glissement pour que cette vue réelle de la matière interaction universelle se change en la vue utile de la matière extériorité universelle, disponibilité infinie de parties impénétrables : l’une et l’autre vues sont comme le cercle et le polygone à un nombre infini de côtés. L’impénétrabilité de la matière exprime en termes physiques cette idée d’extériorité. Telle est la direction de la matière que la vie épousera pour réaliser des êtres extérieurs les uns aux autres, c’est-à-dire des individus. Mais la vie seule fait passer cette extériorité virtuelle à une extériorité réelle.

D’autre part la vie dans son principe est liberté, indétermination, choix. Mais tout choix implique risque, toute liberté est une periculosa libertas. L’existence de la matière, l’inversion du courant vital, sont dus peut-être à un échec dans un risque couru : une grande partie a pu être tentée, à la suite de laquelle il a fallu payer. Quoiqu’il en soit, le choix n’a pas seulement une cause efficiente, à savoir la liberté, il a aussi une cause déficiente, à savoir une nécessité, la nécessité de choisir, l’impossibilité de réaliser à la fois des possibles qui s’excluent. La vie est constituée par un ensemble de tendances qui ne peuvent se développer en coexistant, entre lesquelles elle doit choisir, et tout choix implique un sacrifice. Mais précisément l’existence des individus représente, pour la vie, avec le maximum de choix un minimum de risque. Elle permet à l’élan vital de faire tous les choix possibles, même des choix contradictoires, surtout des choix contradictoires, et il se trouve que ces contradictions deviennent le meilleur aliment de la vie, le meilleur bois qu’elle puisse brûler pour empêcher l’énergie de se dégrader et l’esprit de s’éteindre. Ainsi, dans la monadologie, il fallait, pour contribuer à la perfection du tout, qu’une infinité de points de vue fût réalisée, et un monde d’individus comportait seul, pour Leibnitz, la perfection qui appartient au meilleur des mondes possibles. Dans l’évolution créatrice, le monde réel est fait d’une infinité de mondes impossibles, et on pourrait jusqu’à un certain point donner de l’individu cette définition : un monde impossible. Un monde qui n’est reconnu impossible qu’après avoir été tenté, pendant le court moment d’une existence individuelle, après avoir été un instant possible, après avoir formé un pont fragile qui ne s’est écroulé que lorsque quelque chose y a eu passé. L’individualité est, pour l’élan vital limité, un moyen analogue à celui qu’employa Didon pour faire tenir toute la superficie d’une ville dans l’espace d’une peau de bœuf : elle la découpa en lanières minces qui tracèrent l’emplacement d’un rempart. L’individualité est donc donnée dans l’élan vital avec l’existence du choix et la liberté du choix. Mais sans la matière elle restait pure possibilité. Sans la matière elle eût ressemblé à cette multiplicité de fusion que nous trouvons en nous, où demeurent virtuelles toutes sortes de personnalités qui s’entrepénètrent. Pour que ces personnalités deviennent extérieures les unes aux autres, c’est-à-dire réelles, il leur faut une matière. Alors nous nous comportons à peu près comme l’élan vital lui-même. Et cela de deux manières, par le moyen de deux matières, — par la paternité, matérielle et spirituelle, ou par les créations du génie. On est père non par la procréation (l’acte sexuel est bien plutôt une fin de l’individu qui procrée qu’un commencement de l’individu procréé), mais par l’éducation. Or élever des enfants, c’est généralement réaliser en autrui un possible qu’on n’a pas pu réaliser en soi-même, ou tout au moins qu’on ne peut plus réaliser. Emma Bovary, enceinte, souhaite un fils, parce qu’étant homme elle croit qu’il incarnera toute la vie de liberté et de force qu’elle-même n’a pu que douloureusement rêver. Seule la matière d’un autre corps humain, plus ou moins relié au nôtre, nous donne le moyen de réaliser nos possibles intérieurs ou l’illusion de croire que nous les réalisons. Mais Montaigne disait qu’il aimerait mieux engendrer un enfant de l’accointance des Muses que de l’accointance de sa femme. Et les enfants ainsi engendrés, ceux par lesquels un Michel-Ange, un Molière, un Rubens, un Beethoven extériorisent leurs possibles intérieurs, ils ont besoin, eux aussi, de matière, ils ne se forment qu’en se soumettant aux lois de la création organique, à la substance du marbre, aux règles du théâtre, à l’optique de la peinture, à la mathématique de la musique. La multiplicité virtuelle impliquée dans la vie ne devient donc individualité réelle que par la matière. Alors se pose le vieux problème platonicien. L’individu existe-t-il vraiment, et dans quelle mesure existe-t-il ? L’individu, disait Comte, est une abstraction sociale. Ne serait-il pas dans le bergsonisme une abstraction de l’élan vital, une coupe sur l’élan vital ? Il est l’élan vital, puisque l’élan vital s’élance en individus ; mais il n’est pas l’élan vital, puisque l’élan vital ne s’arrête pas à des individus. Nous sommes balancés d’une idée qui affirme l’individu à une idée qui le nie. Ne nous en plaignons pas. Ce balancement nous met en pleine réalité de mouvement, en pleine circulation de ce qui se fait et de ce qui se défait.

La vie est distincte des individus qu’elle traverse. Le mépris de la nature pour les individus nous montre déjà qu’elle n’attache d’importance qu’au courant sur lequel bourgeonne un instant l’individu. Dans leur réalité profonde tous les vivants se tiennent. Devons-nous conclure avec Schopenhauer que l’individualité est une illusion ? Quelles que soient les grandes analogies de direction entre Schopenhauer et M. Bergson, la communauté de plan sur lequel ils pensent, les concordances des deux systèmes, il n’en est pas moins vrai que Schopenhauer trouve le néant là même où pour M. Bergson gît l’intuition unique du réel, à savoir dans la réflexion sur nous-mêmes. Le néant de l’individu paraît prouvé à Schopenhauer par ce fait que nous ne pouvons prendre conscience de notre moi « en lui-même et indépendamment des objets de connaissance et de volonté. Dès que nous nous avisons de pénétrer en nous-mêmes et que, dirigeant l’œil de l’esprit vers le dedans, nous voulons nous contempler, nous ne réussissons qu’à aller nous perdre dans un vide sans fond ; nous nous faisons à nous-mêmes l’effet de cette boule de verre creuse, du vide de laquelle sort une voix, mais une voix qui a son principe ailleurs ; et au moment de nous saisir nous ne touchons, ô horreur ! qu’un fantôme sans substance[13] ». Il ne s’agit pas d’une boule de verre, mais d’un globe obscur dans les entrailles duquel nous devons, comme le géant Phtos de Victor Hugo, fouiller péniblement, fructueusement. Pour Schopenhauer l’individualité est une erreur absolue, pour M. Bergson elle est un moment de la réalité, et, comme toute réalité implique la durée, il n’y a rien, en somme, de plus réel que ce moment.

C’est que M. Bergson a creusé avec plus d’application et de profondeur que Schopenhauer, moins de génie vivant et plus de patience lucide. Ce que Schopenhauer dit de l’individualité dans la vie, M. Bergson ne le dit que de la division dans la matière. Pour Schopenhauer le principe d’individuation appliqué à la Volonté ne fait que dessiner les lignes du désir et de la souffrance possibles ; la première étape de la libération par la vérité consiste à effacer par la pitié ces lignes individuelles, et à prendre conscience de la Volonté comme d’une réalité unique et universelle. C’est un peu à cette façon du principe d’individuation que nous découpons, pour M. Bergson, la matière. « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace. C’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses[14] » Schopenhauer dirait que le plan de nos passions est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous déployons les duretés et les piquants de notre personnalité égoïste, et la vie pour nous c’est ce monde de passions. La philosophie lui parait une manière de nous guérir de notre individualité (il voyait dans Spinoza l’Ancien Testament de sa « bonne nouvelle »). Elle est pour M. Bergson un moyen d’aller jusqu’au bout de notre individualité et d’y trouver l’être.

Mais aller jusqu’au bout de l’individualité c’est cesser plus ou moins d’être un individu. La vie ne suit les directions de la matière que pour réagir contre elle. Dans la mesure où l’individuation est imposée par la matière, la vie s’efforce de réagir contre l’individuation, de balancer la tendance à s’extérioriser par une tendance à se réunir. L’amour n’est autre chose que le sentiment de l’unité vitale retrouvée par delà l’individu. Il y a, dit M. Bergson, « dans la genèse de l’individu une hantise de la forme sociale, comme s’il ne pouvait se développer qu’à la condition de scinder sa substance en éléments ayant eux-mêmes une apparence d’individualité, et unis entre eux par une apparence de sociabilité[15] ». De sorte que la forme sociale et la forme individuelle sont, dans une certaine mesure, indiscernables, contenues également dans l’élan vital qui « n’est ni unité pure ni multiplicité pure ; si la matière à laquelle il se communique le met en demeure d’opter pour l’une des deux, son option ne sera jamais définitive : il sautera indéfiniment de l’une à l’autre. L’évolution de la vie dans la double direction de l’individualité et de l’association n’a donc rien d’accidentel. Elle tient à l’essence même de la vie[16]. »

Et si l’individualité nous conduit à la réalité de la vie, elle n’est pas cette réalité. Les moments suprêmes de l’individu, il les éprouve quand il cesse d’être individu pour vibrer dans le courant même de la vie, celui qui va d’un germe à un germe. C’est pourquoi il ne saurait y avoir d’individualité parfaite. « L’individualité loge son ennemi chez elle. Le besoin même qu’elle éprouve de se perpétuer dans le temps la condamne à ne jamais être complète dans l’espace[17]. » Et une individualité parfaite serait une individualité faite, une individualité qui ne durerait plus. Il y a dans l’élan vital une exigence d’individus, l’exigence d’un passage par les individus, l’exigence de briser les individus.

Pas d’individualité sans matière, parce que l’élan vital ne peut se soumettre la matière qu’en lui obéissant d’abord. Mais cette obéissance n’en demeure pas moins une chaîne et un poids. Toute organisation individuelle « est à la merci de la matérialité qu’elle a dû se donner ». Dans cette lutte inégale la matérialité finit toujours par l’emporter. Et ce n’est pas seulement par son poids de matérialité que l’individu fait obstacle à l’élan vital. « Chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser[18]. » Presque tout dans l’espèce nous paraît organisé pour le bien de l’espèce seule, et presque rien pour le bien de l’élan vital dans son ensemble, ni pour le bien de l’individu seul. Mais quand nous passons de l’animal à l’homme, la part de l’individu devient plus visible, et chaque individu tend à se comporter comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à lui. Il s’indigne volontiers qu’il en soit autrement, et les poètes romantiques ont prêté une voix à cette indignation. « La vie en général est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et retardent constamment sur elle[19]. » L’individu, en lequel la vie se manifeste, se développe, progresse, devient donc bien vite un poids mort de la vie, un essai pour peser sur elle, l’encrasser, l’enrayer. « L’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes. Le premier se prolonge dans le second, mais il ne peut s’y prolonger sans se distraire de cette direction, comme il arriverait à un sauteur qui, pour franchir l’obstacle, serait obligé d’en détourner les yeux et de se regarder lui-même[20]. » Ce qui sauve la vie, c’est la mort des individus.

Nous parlions plus haut des affinités héraclitéennes du bergsonisme. Nous disions comment une philosophie de la mobilité implique une philosophie des contraires. C’est ainsi que l’élan vital porte de plusieurs façons, avec lui, des contraires qui en sont inséparables : nous ne voyons pas son mouvement propre indépendamment du mouvement inverse du sien, celui de la matière ; ces formes de la vie que sont les individus et les espèces, elles sont en même temps des arrêts de la vie ; l’intelligence figure sur la terre la plus haute des réussites de l’élan vital, et en même temps elle nous fait tourner le dos à cet élan, elle nous empêche de coïncider intérieurement avec lui. Et ces contraires se résolvent en réalité, en réalité mobile, par des compromis, des inventions originales, des modus vivendi analogues à celui qui se traduit par l’organisation. Ou plutôt ces contraires, ces compromis sont les termes par lesquels l’intelligence interprète en son langage analytique un acte par lui-même éminemment simple.

L’individu, et surtout l’individu intelligent, c’est l’élan vital dans son contact le plus complet avec la matière, c’est la marque du pied que cet élan pose un moment pour s’élancer plus avant. La vie individuelle, c’est la vie rivée à un organisme, c’est-à-dire à la matière. Le mythe platonicien qui fait du corps la prison de l’âme peut assez bien se traduire en termes bergsoniens. Appelons-le la prison de la vie. Mais il faudrait un terme comme celui d’ergastolo qui associe l’idée de prison à celui de travail mécanique. Toutes les forces positives, vie, conscience, mémoire, sont en droit, du point de vue de l’élan vital, des totalités ; la vie, en l’être vivant, serait en droit totalité de l’élan vital, et notre égoïsme naturel forme le débris impuissant de cette totalité ; la perception est en droit perception du tout ; la mémoire est en droit conscience de tout notre passé, de tout le passé de la vie. Le fait qui les limite, les spécialise, est de l’ordre privatif. Et il les limite pour un effort, il les spécialise pour un travail. « Ce n’est pas dans l’objet, disait Leibnitz, mais dans la modification de la connaissance de l’objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l’infini, au tout ; mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes[21]. » Disons les nécessités d’actions distinctes, la division du travail vital représentée par les individus.

La vie individuelle, étant physique, est limitée par la matière, et, pour l’intelligence, est limitée dans la matière. Mais il est, sur ses bords, des points par où nous éprouvons et voyons le saut de l’élan vital hors de la matière, c’est-à-dire hors de l’individu. D’abord l’amour. Ce qui sauve dans l’individu humain l’élan vital, c’est la génération sexuée. M. Bergson remarque qu’elle n’est qu’un luxe presque superflu dans le monde végétal, où sa présence nous révèle peut-être un caractère original et profond de l’élan vital, antérieur à la séparation des règnes. C’est dans l’amour, dans la reproduction, dans la maternité, que l’individu cesse presque d’exister statiquement pour devenir le lieu de passage de la vie. Mais mieux encore que ces moments privilégiés de l’individu, la vie sociale nous montre un état de l’élan vital différent de l’état individuel, puisqu’une société est un être dynamique sans substrat physique, sans corps, quoique pourvu de mémoire et de quasi-conscience, ou même de supra-conscience. La sociologie est en voie de progrès assez rapides pour nous permettre bientôt de mettre sous ces termes autant de riche contenu qu’en présentent chez M. Bergson les termes psychologiques correspondants. L’étude intérieure des sociétés humaines nous fera saisir bien des caractères aujourd’hui inattendus de l’élan vital, sur lequel M. Bergson n’a pratiqué, jusqu’ici du moins, que des coupes psychologiques et cosmologiques.

  1. Matière et Mémoire, p. 263.
  2. Évolution Créatrice, p. 276.
  3. Évolution Créatrice, p. 58.
  4. Évolution Créatrice, p. 109.
  5. Évolution Créatrice, p. 11.
  6. Id., p. 16.
  7. Évolution Créatrice, p. 271.
  8. Éthique, I, scolie 2 du théor. 8.
  9. Id., p. 280.
  10. Évolution Créatrice, p. 13.
  11. Matière et Mémoire, p. 220.
  12. Id., p. 225.
  13. Le Monde comme Volonté, I, 290.
  14. Évolution Créatrice, p. 12.
  15. Id., p. 282.
  16. Évolution Créatrice, p. 283.
  17. Id., p. 14.
  18. Id., p. 276.
  19. Id., p. 139.
  20. Évolution Créatrice, p. 140.
  21. Monadologie, par. 60.