Trente ans de vie française/III(2). – Le Bergsonisme /Livre V – Le Monde Qui Dure (suite)/IV. L’instinct

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Le Bergsonisme
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 9-16).
Livre V

LIVRE  V – (Suite)

LE MONDE QUI DURE

IV

L’INSTINCT

Qu’est-ce que l’individu ? un réservoir d’indétermination, une somme d’énergie potentielle à dépenser, et, surtout, une invitation à choisir, un mécanisme physique monté pour servir à un choix psychologique. Le pari de Pascal exprime la racine obscurcie et profonde de toute vie individuelle, et l’élan vital dans son ensemble n’est peut-être qu’un formidable pari. Le bergsonisme, sorti d’une thèse sur la liberté, nous apparaît jusqu’au bout comme une spéculation sur la liberté. Mais l’indétermination, la liberté, n’en sont pas moins, dans l’univers, des îlots précaires. La nécessité de choisir est une nécessité. La vie ne peut choisir que parce qu’elle doit choisir. Elle doit choisir parce qu’elle ne saurait ni tout être, ni tout faire. Grâce aux individus, aux espèces, aux règnes, à la multiplicité des êtres organisés, elle tourne jusqu’à un certain point cette nécessité. Les individus assument la nécessité d’un choix déterminé, et l’élan vital qui les enveloppe dans son tourbillon peut assumer tous leurs choix contradictoires. La différence des êtres lui permet d’expérimenter, de hasarder sur des tableaux de tout genre. Mais cette différence implique un danger : espèces et individus existent en tant qu’ils essayent d’arrêter l’évolution à eux, de l’empêcher dans les autres espèces et les autres individus, et l’individualité fonctionne dans l’élan vital comme un système de concurrence, de lutte pour la vie, de destruction. Et cette destruction peut aller loin. L’existence des nations, leurs rivalités et leurs conflits ont sans doute aidé au progrès de la civilisation. Mais si elles l’ont aidé parfois, elles l’ont aussi parfois empêché. Et nous devons admettre aujourd’hui la possibilité d’une ruine de la civilisation par des haines nationales, auxquelles les progrès de la civilisation auront fourni tous les moyens de la détruire. L’élan vital ne cesse pas d’impliquer un risque, de comporter des limites.

Il comporte des limites, mais il a le choix entre ces limites. Et il trouve presque un équivalent de l’illimité dans la possibilité de choisir ici une limite et là une autre limite. Et il n’est pas de domaine où ce problème des limites se pose avec autant d’instance que dans le domaine de la connaissance. Le problème de la connaissance, c’est le problème des limites de la connaissance. Mais si la connaissance est commandée par les nécessités de l’action, les limites de la connaissance seront données dans le programme de l’action. Or la vie comporte deux sortes d’action, l’action sur la matière vivante et l’action sur la matière brute. À ces deux sortes d’action correspondront deux ordres de connaissance, l’instinct et l’intelligence.

« Tout se passe comme si la force qui évolue à travers les formes vivantes, étant une force limitée, avait le choix, dans le domaine de la connaissance naturelle ou innée, entre deux espèces de limitation, l’une portant sur l’extension de la connaissance, l’autre sur sa compréhension[1]. » La première est la connaissance par l’intelligence, la seconde la connaissance instinctive. La première coïncidera avec la réalité d’étendue, la matière, la seconde avec la réalité d’intensité, la vie.

En principe la connaissance vraie serait donc, pour M. Bergson, celle de l’instinct ; et ses commentateurs et ses critiques ont insisté sur ce point, peut-être avec quelque lourdeur. Au moment de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, quand le nom de M. Bergson ne circulait que parmi les philosophes (c’était le bon temps), ceux-ci avaient coutume de dire que sa théorie de la liberté s’appliquait beaucoup plus à l’animal qu’à l’homme. M. Hoffding écrit : « Le péché originel a été commis quand l’intelligence a remplacé l’instinct. L’insinct est plus près de la vie que ne l’est l’intelligence[2]. » Certes l’instinct est plus près de la vie, tient davantage à la vie, mais c’est pourquoi il ne voit pas la vie. Si une main est près de vos yeux jusqu’à les toucher, vous ne voyez pas cette main, Il est vrai que si cette main est celle d’une personne très chère, vous faites mieux que de la voir, vous la sentez, vous sympathisez avec elle. Et l’instinct est en effet, dans un sens profond, sympathie.

La connaissance de l’instinct, la sympathie de l’instinct portent toujours sur la vie. L’instinct fait connaître la vérité de la vie comme l’intelligence fait connaître la vérité de la matière. Mais tandis que l’intelligence peut porter sur une matière quelconque, et va chercher dans la géométrie le dispositif idéal qui permet ce quelconque, l’instinct ne peut pas porter sur une vie quelconque, probablement parce que ce terme : vie quelconque, est contradictoire. Il nous suffit d’aller idéalement à la limite de l’énergie défaite pour que, toute énergie devenue de l’énergie indifférenciée et inutilisable, il n’y ait plus que de l’énergie quelconque et toujours pareille à elle-même. Mais chaque moment de la vie est dans une certaine mesure création de quelque chose de nouveau, d’unique, un particulier qui ne comporte qu’une connaissance particulière. Comment donc alors y ranger l’instinct, puisque l’instinct est toujours connaissance spécifique ? C’est que l’instinct, connaissance de la vie par la vie, ne peut porter que sur le courant vital qui va du germe au germe, non sur l’individu toujours enclin à arrêter à lui ce courant. Il accompagne le courant vital comme la connaissance particulière nécessaire à ce courant, comme le lit dont le courant a besoin pour couler.

Si on voulait s’exprimer (d’ailleurs dangereusement) en langage leibnitzien, on pourrait dire que la monade n’a pas seulement la connaissance claire de son corps, mais la connaissance claire de tout ce qui intéresse son corps, et que cette connaissance claire lui est fournie par l’instinct. Le sphex va aux centres nerveux de la chenille comme le petit mammifère va au lait de sa mère, en suivant le même élan vital qui a organisé la matière de son corps.

Mais comme toute connaissance l’instinct s’explique par une cause privative. Une connaissance s’appliquerait de droit à tout, mais tout lui est fermé sauf ce qui intéresse l’action. Elle n’est opérante que si elle est canalisée. Cette occlusion est infiniment plus rigoureuse pour l’instinct que pour l’intelligence. La vie étant « un tout sympathique à lui-même », l’instinct d’une espèce consiste à intercepter ce tout sympathique, sauf sur un point où il passera comme un rayon lumineux par une fente. L’instinct, qui serait en droit une intuition indivisée de l’élan vital, le restreint en fait à ce qui est utile à l’espèce : l’instinct d’une espèce ne porte que sur ce qu’on pourrait appeler son secteur d’élan vital. « Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales, — de même que l’intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière[3]. »

En principe donc l’instinct porterait sur le secteur restreint de vie qui intéresse une espèce, tandis que l’intelligence porterait sur un secteur de matière qui, chez l’homme, arrive à coïncider idéalement avec le tout de la matière. Mais d’une part il y a des instincts, fort importants, qui concernent l’action sur la matière, comme la nidification, et d’autre part l’intelligence n’exerce-t-elle pas une action sur la vie, dans la domestication des animaux ? C’est que l’instinct et l’intelligence ne sont pas toujours séparés. Il y a autour de l’instinct une certaine zône d’intelligence, et les vertébrés supérieurs nous en présentent des formes indiscutables. Notons d’ailleurs que depuis que les sociétés humaines ont évolué vers une intelligence mieux spécialisée, elles ont perdu le secret de domestiquer de nouvelles espèces animales, secret qui semble aller de la vie à la vie, de l’instinct à l’instinct autant qu’à l’intelligence. Et l’espèce la mieux domestiquée, celle qui est liée le plus intimement à l’homme, le chien, semble avoir pris par endosmose quelques caractères bien marqués d’intelligence, est même devenu une sorte d’animal religieux. Que l’instinct agisse aussi sur la matière, c’est évident, et ce sont même les insectes hyménoptères, c’est-à-dire les types supérieurs de l’instinct, qui l’ont poussé le plus loin dans cette direction. Mais il s’y trouve vite arrêté, il y avance avec pesanteur, il s’y enlise. Toute la vie animale apparaît comme un effort manqué « pour soulever la matière et un écrasement plus ou moins complet de la conscience qui retombe sur elle[4] ». L’instinct s’épuise en une connaissance qui est portée à sa perfection et touche la réalité absolue, mais dans une seule direction. La conscience reste captive des mécanismes qu’elle monte, et qui demeurent incorporés à l’organisme. Quand nous plaignons dame Tortue, obligée de porter sa maison, nous pourrions étendre notre commisération à tout le monde de l’instinct, où les outils sont incorporés à l’ouvrier. L’instinct se définit comme la continuité et la solidarité de l’organisme, de l’instrument qu’il utilise et de la fonction qu’il accomplit. « On pourra dire à volonté que l’instinct organise les instruments dont il va se servir ou que l’organisation se prolonge dans l’instinct qui doit utiliser l’organe. Les plus merveilleux instincts de l’insecte ne font que développer en mouvements sa structure spéciale[5]. » L’instinct est l’organisme en action. Nous appelons la même réalité vitale organisme lorsque nous la considérons comme une coupe dans l’espace, et instinct lorsque nous y voyons une action qui se développe dans la durée. L’instinct est donc une manière d’être de l’organisme. Au contraire l’intelligence est une manière de dépasser infiniment l’organisme par l’action dont l’organisme ne fait plus que le point d’appui. L’organisme naturel n’est alors que le prétexte de l’organe artificiel, et les mécanismes qu’a montés la conscience, au lieu de l’asservir, l’affranchissent.

Pour nous rendre compte de la nature de l’instinct, nous n’avons d’ailleurs pas besoin de nous transporter par un effort d’imagination dans l’être de l’animal. Des milliers de siècles de vie animale et instinctive ont précédé les premières manifestations de l’intelligence, c’est-à-dire les premiers outils. C’est dans l’instinct qu’a été formée notre nature organique ; c’est l’instinct qui pénètre encore toutes ses profondeurs ; c’est d’instinct qu’est chargé l’élan vital de notre espèce, et c’est l’instinct — l’instinct sexuel — qui assure la transmission de la vie. Si l’instinct seul, à condition de se connaître et de se dépasser, peut coïncider avec la vérité de l’élan vital, il n’est rien en nous qui nous permettrait d’aller si loin dans l’être que l’amour. La Métaphysique de l’Amour, dont Schopenhauer était si fier, fait une pièce essentielle de sa doctrine, et il a raison de se plaindre et de se scandaliser qu’après Platon les philosophes n’aient plus touché à ce point. Ignorance ou revanche malicieuse du cant sur les esprits les plus libres ? Il est certain que dans aucune philosophie plus que dans celle de M. Bergson on n’attendrait un développement, et même un livre, sur ce sujet. S’il a préféré que le rôle exotérique fût tenu ici par le Rire (qu’on pourrait appeler, comme Schopenhauer appelait sa propre Métaphysique de l’Amour, une perle) ce n’est pas sa faute, c’est la nôtre. Racine a dû rendre Hippolyte amoureux pour que les petits maîtres n’en fissent pas un Créqui. Au moment où Freud renouvelait par la psychanalyse les problèmes sexuels, M. Bergson était peut-être arrêté sur ce chemin par un : Qu’en diront les journalistes ? Et le Monde où l’on s’ennuie… Il a envisagé avec mansuétude ceux que Michelet appelait la pire race des sots, les sots spirituels. Et sur le seuil que le rire de la Comédie-Française lui interdisait, il s’est tiré d’affaire en homme d’esprit, sans oublier qu’il était philosophe : il a écrit le Rire.

« Cet amour, dit-il cependant, où quelques-uns ont vu le grand mystère de la vie, nous en livrerait peut-être le secret. Il nous montre chaque génération penchée sur celle qui la suivra. Il nous laisse entrevoir que l’être vivant est surtout un lieu de passage, et que l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet[6]. » Oui, mais c’est de l’amour maternel que parle ici M. Bergson. Il tient à l’amour tout court, puise en celui-ci son élan vital, et c’est ce principe de l’élan vital que la philosophie veut encore ignorer. On conçoit une grande et profonde philosophie de l’amour par le Josué dont M. Bergson n’aura été que le Moïse.

Une philosophie de l’amour qui ne serait peut-être pas très différente de celle de Platon. L’instinct a pour lieu ce tout sympathique à lui-même qu’est la vie. Il est un fait de sympathie au sens profond et entier du mot, sympathie de la vie avec la vie, de l’espèce avec l’espèce, de l’homme avec l’homme. De ce point de vue il y a analogie entre l’instinct du Sphex quand il pique la chenille de la manière qui assurera l’existence de sa progéniture, et l’acte sexuel lui-même. L’instinct fait rentrer l’individu dans le courant de l’élan vital, ou plutôt dans le courant d’un élan vital plus pur que celui de l’individu, celui de l’espèce. Le mythe du Banquet est vrai à condition d’être élargi. Ce n’est pas sa moitié que le corps individuel cherche dans l’acte sexuel, c’est le tout dont il a été séparé par l’individuation. L’instinct sexuel, l’instinct en général, reconstituent sur un point et à un moment l’intégrité de l’élan vital, ou, au moins, de l’élan vital spécifique, dont la perception, l’intelligence, le corps, l’individualité en un mot, assurent quasi-totalement l’occlusion nécessaire au profit de l’action. Quand deux individus annulent momentanément leur séparation organique, ce qui a été dissocié retourne à son état plus profond et plus réel, à cette multiplicité de fusion hors de laquelle la vie individuelle s’est détaillée et précisée.

Mais bien que l’existence de l’espèce humaine soit assurée par des forces instinctives, la marque propre de l’homme est l’intelligence, et il lui est impossible d’isoler chez lui le pur instinct, d’être absorbé par l’instinct. La sympathie, au sens profond et vital du mot, n’est chez lui jamais complète, et deux êtres ont beau s’aimer éperdûment, ils restent malgré tout murés l’un et l’autre dans leur corps. L’intelligence est d’ailleurs extrêmement habile à trouver des équivalents de l’instinct, à suppléer par ses propres moyens ce qu’elle enlève à l’instinct, et ce complexe d’intelligence et d’instinct qu’est, sous ses formes les plus complètes, l’amour humain, garde une richesse, une séduction qui lui sont propres, et qu’un homme ne voudrait changer ni contre le pur instinct ni contre la pure intelligence.

Du problème de la vie M. Bergson pense que si l’intelligence est seule capable de le poser, l’instinct seul pourrait le résoudre. Étant faits d’instinct et d’intelligence, nous sommes aussi incapables de le poser totalement que de le résoudre entièrement. Mais en allant de l’intelligence à l’instinct et de l’instinct à l’intelligence, en les contrôlant, en les éclairant, en les vivifiant l’un par l’autre, nous pourrons sans doute toucher de plus près le problème qui nous occupe, et qui aurait cessé également de nous intéresser si, l’ayant entièrement résolu, nous n’avions plus à le poser, et si, ne pouvant que le poser, nous devions renoncer à le résoudre. Or l’instinct sexuel est pour nous la réalité même de l’instinct, la clef de l’instinct. Lui d’abord, lui seul nous fait connaître l’instinct dans sa vérité, sa simplicité. Schopenhauer, parlant de l’acte de la génération, écrit : « Cet organisme, dont l’infinie complication et la perfection exigent, pour être appréciées, la connaissance de l’anatomie, on ne peut le comprendre, on ne peut l’imaginer, du point de vue de la représentation, que comme un système conçu au moyen des combinaisons les plus ingénieuses, exécuté avec un art et une précision extrêmes, comme l’œuvre la plus pénible, issue des méditations les plus profondes ; et cependant, du point de vue de la volonté, notre conscience intime nous montre dans la création de cet organisme le résultat d’un acte qui est justement l’opposé de toute réflexion, l’effet d’une impulsion aveugle et impétueuse, d’une sensation d’infinie volupté[7]. » Quand nous voyons qu’on se répand en lieux communs sur les merveilles de l’instinct animal, nous n’avons qu’à évoquer cette page où tout l’essentiel de la théorie bergsonienne est déjà contenu. Complication et simplicité ne sont pas dans l’objet, mais dans le sujet. La complication c’est le point de vue de l’intelligence, la simplicité le point de vue de l’instinct. L’instinct demeure cependant plus près de la réalité, mais cette réalité resterait inopérante, asservie, ne passerait pas à l’action libre, sans l’intelligence. L’homme est sans doute le plus près de la vérité quand, dans l’acte sexuel, il s’éprouve comme l’élan du germe au germe, c’est-à-dire comme l’élan vital lui-même, crée un organisme par le seul fait de cet élan. Mais quand il imagine cet organisme comme un appareil compliqué, ordonné, une œuvre pénible et bien exécutée, il s’éloigne, en un certain sens, de la vérité. Et il faut qu’il s’en éloigne ainsi. S’il conçoit l’organisme comme une machine, c’est qu’il est destiné à créer un jour des machines, et qu’il projette, sur l’organisme humain, l’exigence de mécanisme qui le fera triompher de la matière. De notre belvédère philosophique à une croisée de routes, nous pénétrerons dans le monde de l’instinct en méditant sur l’homme créateur d’hommes, et nous nous expliquerons le monde de l’intelligence en réfléchissant sur l’homme fabricant de machines.

  1. Essai, p. 162.
  2. La Philosophie de Bergson, p. 42.
  3. l’Évolution Créatice, p. 191.
  4. l’Évolution Créatrice, p. 286.
  5. Id., p. 152.
  6. l’Évolution Créatrice, p. 139.
  7. Le Monde comme Volonté, III. 308.